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Projeter les catégories contemporaines sur les représentations du passé empêche souvent, sinon toutes les fois, de voir ce que celui-ci peut avoir à nous dire. Les historiens, qui connaissent bien ce danger, n’arrivent pourtant pas toujours à l’éviter. Dans les années 1950, par exemple, quand de vieilles idées d’Henri Bourassa sont devenues populaires auprès de Canadiens anglais soudain épris de fédéralisme, l’historiographie portant sur Lionel Groulx a insisté sur les divergences entre les deux chefs nationalistes, allant jusqu’à peindre le second en précurseur, voire en adepte, du séparatisme québécois. De même, l’étiquette d’apolitisme épinglée à la pensée de Groulx peut-elle être imputée à une inintelligence de la catégorie politique de l’entre-deux-guerres, laquelle diffère, par son contenu, de celle d’époques subséquentes.
Après être respectivement passé sous la loupe des Boily, Luneau, et Bouchard, la pensée de Lionel Groulx fait l’objet d’une nouvelle étude récente, qui scrute cette fois les relations entre le Québec et les minorités franco-catholiques en Acadie, en Nouvelle-Angleterre et dans les autres provinces canadiennes. Michel Bock mobilise pour ce faire tous les écrits de Groulx (ses ouvrages, brochures, articles, conférences, son abondante correspondance, ses mémoires, ses romans) parus sous son nom propre ou sous ses noms d’emprunt les plus connus. L’ensemble est traité uniformément sans grands égards au genre littéraire, et l’analyse se concentre sur les années postérieures à 1910.
La thèse est simple, mais forte et convaincante : loin d’être provincialiste, séparatiste, Groulx ne démord pas tout au long de sa carrière et de sa vie, d’une conception élargie du Canada français. À l’instar des canons de la pensée catholique au XIXe siècle, il voit l’oeuvre de Dieu dans l’existence des nations. Son dessein global reste insondable, mais à chaque nation, il a assigné une mission qui justifie à elle seule les différences culturelles les démarquant les unes des autres. Au Canada français, il est revenu d’introduire et de préserver sur le continent nord-américain la civilisation catholique et française. Cet acte de naissance remonte à l’époque de la Nouvelle-France, et de ce droit naturel, les communautés franco-catholiques ont acquis un droit d’aînesse sur tout le sous-continent. Dans ce nationalisme romantique, la nation est une totalité organique qui ne peut se réduire à l’une quelconque de ses parties, fût-ce la tête, fût-ce le coeur. Impossible donc de rétrécir la nation canadienne-française pour la faire tenir à l’intérieur des frontières du Québec.
Cet aspect intégrateur de la mission providentielle éclaire nombre de points autrement obscurs de la pensée de Groulx. De là dérive d’abord l’idée des deux peuples fondateurs, laquelle est supérieure, en valeur, à l’autonomie des provinces. Le sceau divin apposé sur le national commande la subordination du politique, qui ne résulte après tout que de l’action humaine. Ainsi, la Confédération sanctionne seulement l’existence de la nation canadienne-française, ajoutant à son droit naturel un droit politique. L’État n’est qu’un outil au service de la nation, mais cet instrument a son efficacité et sa légitimité ; il est donc erroné de cataloguer comme apolitique une telle position.
C’est abusivement aussi qu’on voit dans la crise scolaire en Ontario la sage-femme de l’identité franco-ontarienne, car le tristement célèbre Règlement XVII est un outrage à toute la nation canadienne-française ; il est ni plus ni moins qu’une atteinte au droit naturel. L’État fédéral, ayant à charge la protection des droits des minorités françaises, doit le répudier ; son manquement à le faire déclenche la croisade à la tête de laquelle on retrouve Groulx. Pour ce dernier, la défection des élites politiques traduit un abâtardissement national, une anémie culturelle, que ses admonestations sont censées régénérer. La conception organique affleure ici encore car ce qui touche une partie affecte directement le tout.
De même, la province du Québec doit mettre sa belle organisation institutionnelle au service des minorités des autres provinces. Son état de foyer national, de citadelle éclairant les « soldats de la tranchée » lui confère une responsabilité d’entraide, plus encore, un devoir de protection. Qu’on l’attrape par un bout ou un autre, on n’en sort pas : Groulx pense le Québec en relation étroite au Canada français, et réciproquement, le Canada français sans le Québec lui est inconcevable. Il faut donc chercher ailleurs que dans un séparatisme embryonnaire, le sens de l’enquête de L’Action française en 1922 sur l’État français. Du fait de la grogne carabinée contre Ottawa dans les prairies de l’Ouest, la revue anticipe alors une dissolution prochaine de la Confédération, et en prévision de cet éclatement, se demande comment opérer le remembrement de la nation dont les organes sont éparpillés sur tout le sous-continent nord-américain. On a vu à tort dans cet exercice un préambule au largage des minorités hors Québec. C’est que l’intention de Groulx est fort mal comprise de ses contemporains, y inclus des élites des avant-postes. Au point qu’une polémique s’engage, qui poursuit notre chanoine longtemps après l’enquête. Celui-ci redouble alors d’ardeur dans son effort pour garder vivants les liens qui unissent le Québec et les communautés françaises au-delà de ses frontières. L’enjeu lui paraît crucial, il en va de la vitalité du tout. Les minorités combattantes donnent en fait des leçons au Québec parce que, contrairement à lui, qui est devenu apathique, leur idéal missionnaire est resté aussi flamboyant qu’aux temps héroïques de la Nouvelle-France.
Enfin, devant l’oeuvre de la Révolution tranquille, Groulx maintient toujours le cap en conformité avec sa vision organique du Québec au coeur du Canada français. Il condamne les changements sociaux et culturels qui évacuent l’horizon catholique de l’héritage français, tandis qu’il loue les efforts de structuration politique et économique parce qu’ils renforcent l’État québécois. Car la valeur de la tradition repose sur sa propre continuité, et ce qui consolide une partie fortifie nécessairement le tout. Groulx a néanmoins des relations difficiles avec le mouvement néo-nationaliste dont il n’apprécie guère le recours à l’histoire positiviste et structurelle, laquelle non seulement est incapable de rendre intelligible la majesté de l’expérience historique canadienne-française, mais la réduit en plus à une série de revers successifs.
Loin de machinalement télescoper la vision contemporaine sur les faits du passé, Bock rend admirablement bien la profondeur de la pensée de Groulx. Et l’exercice a sans doute été plus difficile qu’il n’y paraît à première vue tant ce dernier donnait une épaisseur aux choses qu’on ne voit plus aujourd’hui, pour le meilleur ou pour le pire, qu’aplaties : la noblesse de la mission nationale, l’héroïsme de la survivance, l’étroite interdépendance des groupes dont se compose toute société. Sur un ton vivant et dans une langue savoureuse, Bock décortique pour mieux la recomposer dans ses nuances la pensée de Groulx, levant ainsi les ambiguïtés indûment relevées ailleurs.
On aurait cependant aimé en savoir plus sur les relations entre le politique et le national, notamment sur l’intégration des minorités franco-américaines à l’ensemble canadien-français. Car si l’on conçoit bien le devoir moral du Québec à l’égard de ces communautés, on voit moins comment il pourrait se doubler d’une obligation politique. Un traitement plus élaboré de l’épisode des « Sentinellistes » de Providence (Rhodes Island) aurait apporté un début de réponse, tout en cernant mieux ce qui sépare Groulx d’un Bourassa. Enfin, un élément que manque de relever Bock me frappe et m’intrigue chaque fois que je lis (sur) Groulx : il y a dans sa pensée un volontarisme puissant qui détonne avec son nationalisme traditionnel et qui infléchit sa vision religieuse. Loin de découvrir l’ordre au fondement du monde tel qu’il existe, Groulx déploie au contraire toute son énergie et sa force à tenter de faire naître un passé révolu qu’il idéalise. À croire que notre petit abbé se pense investi de la toute-puissance de Dieu tant il se démène pour faire advenir l’impossible – une intervention divine pour renverser le Règlement XVII ! - ou pour empêcher l’inévitable – l’assimilation des minorités canadiennes-françaises. Or, ce trait trahit chez le prêtre historien un côté réactionnaire qui le tire à la droite du purement traditionnel.