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Denyse Baillargeon vient de publier un ouvrage important sur une page plutôt sombre de l’histoire du Québec. Les hauts niveaux de mortalité enregistrés au début du XXe siècle, particulièrement chez les enfants et leurs mères, y sont examinés sous l’angle de la médicalisation de la maternité et des soins donnés aux enfants. Certes, ces fléaux sont endigués à la fin de la période couverte par l’ouvrage (1970), mais l’analyse de l’auteure met au jour des aspects plus complexes et moins louables de cette réussite, telles la lutte de pouvoirs à laquelle elle a donné lieu et la soumission progressive des mères et des nourrissons au contrôle de l’appareil médical.
L’argumentation de l’auteure suit une logique claire et les chapitres s’imbriquent bien. Le premier chapitre contient, comme il se doit, un survol de la situation en matière de mortalité infantile et maternelle (moins bien connue) durant la période étudiée. Sans receler de grandes surprises, ce chapitre trace un état des lieux utile. On retiendra que c’est dans le cas de la mortalité des enfants que le Québec se distinguait par de tristes records, la même chose n’étant pas vraie pour la mortalité des mères, élevée certes, mais guère plus qu’ailleurs au Canada. Il importe aussi de souligner les écarts spectaculaires de mortalité enregistrés entre enfants de différents groupes ethniques, au détriment des francophones.
S’appuyant sur l’état des lieux réalisé dans ce premier chapitre, l’auteure poursuit en examinant la façon dont cette situation fut perçue par les acteurs de l’époque. Son analyse d’une variété de discours sur la mortalité infantile et la taille des familles fait une large place aux idées nationalistes, omniprésentes dans les discussions entourant les deux guerres mondiales. Le chapitre 3 examine la rhétorique médicale utilisée pour convaincre les autorités compétentes que la solution à cette hécatombe d’enfants passe forcément par l’éducation des mères. L’auteure insiste sur le fait que cette rhétorique va bien au-delà de l’objectivité scientifique et relève aussi de l’ordre des préjugés des médecins face aux femmes, jugées individuellement responsables en raison de leur ignorance. Certains propos ou images ne manqueront pas de choquer ou de faire sourire, par exemple cette métaphore utilisée par un médecin qui compare la femme enceinte à une personne marchant au bord d’un précipice (p. 107) ou encore cette image d’un bébé armé de gants de boxe symbolisant les avantages des vaccins contre les agressions microbiennes (p. 145).
Le chapitre 4 fait la nomenclature des services mis en place à différents niveaux pour réaliser l’objectif d’éduquer les mères, en prenant soin de distinguer les stratégies parfois différentes mises en oeuvre en divers endroits (Montréal, Québec, Sherbrooke, etc.).
Les deux derniers chapitres font ressortir toute la finesse de l’analyse de Baillargeon. On en apprend davantage sur les motivations des acteurs en présence ainsi que les alliances et les luttes de pouvoir ayant jalonné l’évolution de la prise en charge de la maternité et des soins donnés aux enfants (chapitre 5). Les acteurs sont nombreux et les relations qu’ils entretiennent témoignent d’une hiérarchie dominée par les médecins, qui doivent néanmoins composer avec les autres groupes. Fidèle à son approche, l’auteure analyse ces rapports à la lumière du contexte économique, politique et social, en profonde mutation durant la période étudiée. Le dernier chapitre donne la parole aux femmes interviewées par l’auteure, qui témoignent de leur expérience de ces transformations (chapitre 6). Loin d’être identiques, ces témoignages font apparaître de « nombreuses figures de médecins » (p. 277) et mettent au jour les efforts déployés par les femmes pour consulter un médecin qui leur convienne. On y rencontre ainsi des femmes soumises, démunies ou culpabilisées, mais aussi des femmes fières, déterminées et soucieuses de la santé de leurs enfants, plus souvent d’ailleurs que de la leur.
C’est dans ces deux chapitres que ressort le mieux la principale qualité de cet ouvrage : l’analyse nuancée, où les acteurs évoluent de façon dynamique en fonction d’intérêts différents et en constante évolution. Au-delà d’une vision critique de la médicalisation de l’accouchement et de la soumission des femmes à laquelle elle a conduit, l’analyse donne aux femmes un rôle actif où celles-ci poursuivent aussi leurs intérêts individuels ou de groupes. Cet ouvrage s’inspire donc d’un courant qui s’est développé depuis quelques années tant en histoire des femmes que dans le domaine de l’histoire d’autres groupes opprimés : il s’agit de voir les membres de ces groupes non pas seulement comme des « victimes » mais aussi comme des sujets actifs qui, bien qu’évoluant dans un univers de contraintes, effectuent néanmoins des choix par rapport à leur destinée. Cet objectif est probablement atteint d’autant plus aisément que l’ouvrage met à profit différentes sources et approches méthodologiques : discours variés, documents d’archives, entrevues et séries statistiques concourent chacun à leur façon à éclairer un pan de la question à l’étude.
L’auteure manie ces divers outils avec beaucoup de maîtrise. Tout au plus me permettrai-je d’attirer l’attention sur une certaine confusion entourant une question au demeurant fort complexe, soit le rôle de la pauvreté pour expliquer les hauts niveaux de mortalité infantile enregistrés au Québec jusqu’au milieu du XXe siècle. Certes, la pauvreté doit être prise en compte et Baillargeon souligne à juste titre que trop de médecins n’en font pas de cas, préférant centrer leur action sur l’ignorance des mères. Mais l’ouvrage semble osciller entre une position où ce phénomène occupe la première place au rang des facteurs explicatifs (p. 21 et p. 42), ne constitue qu’un facteur parmi d’autres (p. 42, plus haut), ou même occupe une place secondaire pour expliquer l’évolution à la baisse de la mortalité infantile face à la médicalisation et la contraception (épilogue, p. 285). Comme le rapporte l’auteure, les travaux de Olson et Thornton ont montré que les taux de mortalité infantile présentaient un fort niveau de différenciation culturelle à Montréal durant la seconde moitié du XIXe siècle. La même chose vaut encore pour le XXe siècle, mais une démonstration plus fouillée reste à faire pour comprendre la part respective de différents facteurs – socioculturels et socioéconomiques – dans cette situation et lors de son évolution ultérieure. Les séries présentées ici ne permettent pas de répondre à cette question tandis que les autres types de données jettent plutôt un éclairage sur la perception qu’en avaient les témoins de l’époque.
Ce travail livre au détour des résultats importants pour d’autres aspects de l’historiographie québécoise, dont plusieurs font encore l’objet de débats importants. L’histoire de la médecine en est un, bien sûr, en particulier en ce qui a trait aux rapports souvent conflictuels entretenus face à une approche plus douce et naturelle de la santé ; or les questions reliées à la reproduction constituent un terrain particulièrement propice à l’émergence de tels conflits. Le livre représente évidemment aussi une contribution importante à l’histoire des femmes au Québec. Le pouvoir grandissant exercé par les médecins est non seulement un pouvoir fondé sur la science, il est également un pouvoir masculin exercé le plus souvent face à des femmes : des femmes prises individuellement, en tant que mères, mais aussi des femmes actives dans des associations caritatives ou membres de regroupements professionnels (infirmières). Liant ce point au précédent, on peut prolonger la réflexion et s’interroger sur les effets de la tendance récente à la féminisation de la profession médicale : quel impact cette évolution aura-t-elle sur la pratique médicale en général ou celle liée au domaine de la reproduction ? Plusieurs scénarios sont possibles, incluant une certaine dévalorisation de la profession médicale, comme ce fut le cas dans d’autres pays, une diversification bénéfique des choix d’approches et de traitements pour les patients, ou même une absence de changements si la logique corporative et technologique continue de primer… De façon plus générale, ce livre jette aussi un éclairage utile sur le débat entourant la thèse du retard du Québec : l’auteure met ici de l’avant une position nuancée faisant place à la coexistence de formes anciennes et modernes dans les efforts déployés pour le contrôle de la mortalité des enfants (début du chapitre 4), une position dont on peut dire que l’ouvrage fournit plusieurs exemples.
En cherchant à comprendre la médicalisation de la maternité et des soins donnés aux enfants à partir du début du XXe siècle, Denyse Baillargeon livre une analyse historique essentielle dans le contexte de critique de la déshumanisation de la grossesse et des efforts extraordinaires déployés pour sauver des bébés de plus en plus prématurés. À sa lumière, on comprend mieux la lente évolution des projets de maisons des naissances, l’accréditation ardue des sages-femmes, ou encore les critiques exprimées dans un film récent par des parents d’enfants nés très prématurément et sauvés au prix de sérieux handicaps. Ces phénomènes apparaissent alors comme le prolongement d’une évolution amorcée au début du siècle dernier et faisant toujours l’objet d’enjeux importants.