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Depuis toujours, l’Université Laval joue un rôle important pour les francophones d’Amérique. Sous la direction de deux universitaires chevronnés, Simon Langlois et Jocelyn Létourneau, cet ouvrage s’insère dans cette tradition de leadership. Au départ, l’initiative avait été d’organiser un séminaire à l’automne de 2001 chapeauté par la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord. Le résultat est cet ouvrage qui vient à point nommé au moment où la francophonie vit une période vraiment charnière.
Les dix-sept contributions de ce recueil sont regroupées en trois sections : la « nouvelle francophonie canadienne » est constituée de six textes (Yves Frenette, Patrick Clarke, Julie Lavergne, Sylvie Lebel, Vim Remysen, Simon Laflamme) qui présentent des éléments descriptifs de la réalité sociologique définissant la « nouvelle francophonie ». La deuxième section, « mutations de l’imaginaire commun » (Marcel Martel, Herménégilde Chiasson, Jacques Beauchemin, Daniel Poliquin), rassemble des textes qui interpellent la francophonie sur les plans théorique et identitaire. Enfin, la troisième section, intitulée « vitalité et visibilité des communautés francophones » (Robert Stebbins, Charles Castonguay, Greg Allain, François Boileau, Carol Léonard, Patricia-Anne De Vriendt, Marc-André Schmachtel) explore les dynamiques contradictoires des minorités francophones. À noter que pour chacune de ces sections, on retrouve un équilibre entre les textes de chercheurs ou d’auteurs plus avancés dans la carrière et des textes de plus jeunes chercheurs. La qualité n’en est pas moins constante dans chacune des sections.
Pour ce compte rendu, nous avons regroupé les textes différemment en quatre catégories : d’abord les textes plus généraux et théoriques, ensuite les textes sur l’Acadie suivis des textes sur d’autres régions spécifiques, enfin, les textes abordant le politique. Dans cette quatrième catégorie, les textes de Boileau, De Vriendt et Schmachtel rappellent les principaux aspects de l’évolution politique et juridique des communautés francophones et de leurs organisations depuis les années 1960. Ces trois textes font ressortir comment les nouvelles élites francophones ont mené parallèlement la lutte pour le dossier jugé prioritaire de l’éducation et la lutte pour la construction d’une nouvelle identité, créant ainsi certaines tensions, toujours non résolues, avec le Québec. Ce faisant, ces textes rejoignent les analyses de l’historien Michael Behiels, lequel, dans une autre parution récente sur les minorités francophones (Canada’s Francophone Minority Communities. Constitutional Renewal and the Winning of School Governance, Montreal / Kingston, McGill / Queen’s Press, 2004, 480 p.), a cherché à montrer comment les leaders des minorités francophones ont voulu développer une nouvelle direction politique menant à de nouvelles stratégies provinciales et nationales.
Convaincues de l’importance de l’école pour le renouvellement et la croissance des communautés, les organisations francophones des années 1970 et 1980 auraient donc constamment fait pression pour l’enchâssement des droits linguistiques dans la constitution de même que les droits scolaires y compris la gouvernance des écoles. Ces objectifs étant atteints, en quelque sorte, en 1969 et 1982, elles ont dû néanmoins continuer la lutte juridique pour la reconnaissance de ces droits. La décision de la Cour suprême du Canada dans l’Arrêt Mahé, une cause débattue en Alberta par l’Association Bugnet, couronna de longues années de luttes et servit depuis de référence quasi universelle. Les causes et événements plus récents, comme la décision de la Cour suprême dans l’Affaire Arsenault-Cameron, en 2000, l’arrêt Beaulac (1999) ou l’arrêt Montfort (1999), ont participé de ce même mouvement de contestation juridique des francophones hors Québec et de l’affirmation de leur présence.
Ces temps forts des relations entre les communautés francophones et les différents leviers de gouvernement sont particulièrement éclairants lorsque mis en relation avec les principales propositions qui ressortent des textes plus analytiques et théoriques de ce livre. Ainsi, des textes de Beauchemin, Frenette, Laflamme et Martel, on peut dégager quatre propositions générales, élaborées par ces auteurs eux-mêmes, ou tirées d’auteurs qu’ils citent, notamment, Roger Bernard, Gaétan Gervais, Claude Bariteau, Jean-Paul Hautecoeur , Joseph-Yvon Thériault et Claude Denis. Ces propositions sont les suivantes : 1) le Canada français n’existe plus depuis la fragmentation des années 1960 ; 2) le Canada français n’a en fait jamais existé puisque déjà très fragmenté depuis le XIXe siècle ; 3) le Canada français, au sens pancanadien, est une invention récente de la Révolution tranquille qui sert de repoussoir au projet de modernisation du Québec, notamment la réalisation d’une société libérale sans récit spécifique associé à un groupe en particulier ; 4) enfin, l’Acadie, de même que le Québec francophone et les minorités francophones canadiennes, font face à la contradiction d’une identité traditionnelle confrontée à l’individualisme moderne et à cette autre contradiction d’une mise en place d’appareils institutionnels modernes mais sans contenu discursif collectif.
Selon Jacques Beauchemin, utilisant au demeurant une définition de la nation très conventionnelle, une communauté nationale repose sur un territoire, un État, une communauté d’histoire. Ces trois dimensions permettent une communauté de destin. Avec la rupture des années 1960, le Canada français hors Québec s’est réfugié dans une identité sans État, sans territoire et de plus en plus sans mémoire commune avec le Québec, en somme dans une identité « dénationalisée ». S’inspirant de Fernand Dumont, dans Raisons communes, et, à travers cette influence, de Gadamer et Ricoeur, Beauchemin suggère un retour dans l’enracinement culturel, donc national, pour le Québec francophone qui implique un compromis avec les minorités francophones, voire un dialogue qui puisse reconduire partiellement le lien avec le passé canadien-français et ainsi freiner au Québec même le mouvement de « dénationalisation » axée sur la constitution d’une citoyenneté sans histoire.
Cette perspective s’appuie sur l’idée d’une fragmentation issue des années 1960. Pour d’autres auteurs cependant, il est possible d’observer une fragmentation bien antérieure aux années 1960. Les travaux d’Yves Frenette et de Marcel Martel, notamment, montrent la formation d’identités spécifiques dès la première moitié du XXe siècle chez les Franco-Américains ou de mythes fondateurs (entre autres à travers les luttes scolaires) chez les Franco-Ontariens et les francophones des Prairies, sans compter, bien sûr, la réalité acadienne (voir le texte de Patrick D. Clarke) qui depuis l’époque même du Régime français et la première conquête a sa propre dynamique. Marcel Martel, dans son texte, bien qu’il ne partage pas ce point de vue, résume bien cependant les angoisses du regretté Roger Bernard quant à l’utopie jamais réalisée du Canada français. La variable franco-américaine est aussi importante, comme le souligne Yves Frenette, en tant qu’exemple d’une possible évolution identitaire sans territoire, sans langue et sans État, et cantonnée dans le folklore. Ainsi, la « dénationalisation » peut s’opérer malgré le maintien d’une histoire commune mais exprimée dans une autre langue.
Cet aspect rejoint une conclusion de Simon Laflamme à partir de travaux sur l’Ontario français qui révèlent la difficile situation contemporaine et postmoderne des minorités confrontées à l’absence de contrôle de leur propre discours qui est en fait souvent véhiculé par l’entremise des médias de l’Autre société. Pour sa part, Herménégilde Chiasson fait ressortir un phénomène comparable lorsqu’il souligne l’absence de contrôle de la légitimation de l’expression qui se trouve, aussi bien pour le Québec que pour l’Acadie ou les minorités francophones, à l’extérieur de leur sphère spécifique : par exemple, le Québec cherchant souvent une légitimation en France alors que les minorités acadiennes et francophones cherchent à leur tour une certaine reconnaissance au Québec. Chiasson, fasciné par un commentaire du théoricien de la littérature François Paré à propos du poids écrasant du passé acadien, plaide d’ailleurs pour une rupture avec la survivance et la mythologie passée qui ont souvent impliqué cet aspect de légitimation externe.
En fait, dans les textes portant plus spécifiquement sur l’Acadie ou l’Acadie en comparaison avec d’autres situations (Chiasson, Clarke, Remysen, Allain et Castonguay) et les textes sur d’autres réalités spécifiques (Stebbins sur les communautés en général, Poliquin sur l’Ontario français littéraire, Lavigne sur l’identité franco-ténoise, Lebel sur les Métis, Remysen sur l’Ontario et le Nouveau-Brunswick, Léonard sur la Saskatchewan), on retrouve, sauf dans le texte du démographe Charles Castonguay, des éléments d’un cinquième scénario alternatif aux quatre premiers. Les descriptions de phénomènes de résistance, voire de vitalité, suggèrent d’une certaine façon l’idée d’une autre Révolution tranquille dans les années 1960, celle des communautés acadienne et francophones elles-mêmes, très amères par rapport au Québec (dans le cas des Prairies, on peut déceler cette amertume dès l’époque de monseigneur Grandin et du père Lacombe) et enclines au cours de cette période à se servir de l’État fédéral comme d’un levier pour leurs revendications. En d’autres mots, la rupture des années 1960 n’aurait pas été le seul fait d’un abandon du Québec, mais plutôt la reconnaissance symbolique d’une absence d’unité que les francophones hors Québec et les Acadiens ressentaient depuis fort longtemps. Si tel est le cas, que penser de cette notion de « dénationalisation » fondée sur l’idée d’une perte ou d’une absence d’un État ? À tort ou à raison, les communautés francophones et les Acadiens croient, de toute évidence, qu’ils ont leur État, même leurs États : c’est l’État fédéral canadien et, dans le cas des Acadiens, l’État provincial du Nouveau-Brunwick. Ces communautés, depuis leur Révolution tranquille des années 1960, ont constamment utilisé les ressources de l’État fédéral et, dans le cas des Acadiens depuis Louis Robichaud, de l’État provincial au Nouveau-Brunswick, pour se doter d’institutions qui leur permettent de perpétuer une dynamique de résistance qui n’a jamais été à la seule remorque du Québec. D’où cette perception, sans doute, d’accès à ces leviers étatiques qui les protègent contre les abus, réels ou anticipés, de la majorité anglophone. De passage, justement, en 1988, à Edmonton, dans le contexte de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’Affaire Mercure touchant aux droits provinciaux des francophones en Alberta et en Saskatchewan et de la réaction perçue comme ambiguë du Québec dans ce dossier, l’ancien Premier ministre du Nouveau-Brunswick, Louis Robichaud, montrant ainsi la solidarité des Acadiens pour les minorités francophones des Prairies, avait alors interpellé le Québec en enjoignant les Québécois de cesser de saboter les luttes des francophones hors Québec. Presque vingt ans plus tard, si un dialogue est recréé, il faudra sans doute que ce soit, du point de vue des minorités francophones, par la reconnaissance de la part du Québec de l’autonomie des dynamiques de résistance et de rapports à l’État (surtout fédéral) de ces communautés.