Abstracts
Résumé
Les informations fournies par le panel de répondants des trois premiers cycles de l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (ELNEJ) permettent d’examiner les liens entre famille, travail et trajectoire économique durant la transition vers la monoparentalité. Au moyen d’analyses descriptives et multivariées réalisées sur l’échantillon des familles touchées par la séparation des parents entre deux cycles de l’enquête, nous vérifions si l’activité de la mère chef de famille monoparentale est influencée en regard de ses caractéristiques antérieures à la rupture : présence sur le marché du travail, revenu, niveau d’instruction, nombre et âge des enfants, notamment. On constate que le travail et la trajectoire économique antérieurs de la mère sont étroitement liés à la situation économique future de la famille monoparentale.
Abstract
The information provided by the cohort of respondents in the first three cycles of the National Longitudinal Survey of Children and Youth (NLSCY) provides for an examination of ties between family, work and economic trajectory during the transition toward single-parenthood. By means of descriptive and multivariate analyses applied to a sample group of families affected by parental separation between two cycles of the survey, the authors verify whether the labour force participation of a single mother is influenced by her characteristics prior to the breakup, particularly: presence in the labour market, income, level of education, and the number and ages of children. It is observed that the prior employment situation and previous economic trajectory of the mother are closely linked with the future economic situation of the single-parent family.
Article body
La présence accrue des mères sur le marché du travail a beaucoup aidé les familles canadiennes à conserver leur niveau de vie durant les trois dernières décennies. Au milieu des années 1990, dans les trois quarts des couples avec enfants de moins de 12 ans, les parents occupaient un emploi rémunéré, et les familles à double revenu étaient devenues la norme (Phipps, 1999). Le niveau de vie d’une famille est étroitement lié au nombre d’adultes qui contribuent à son revenu, nombre généralement égal à celui des parents présents dans le ménage. La rupture du couple entraîne l’attribution à deux ménages des ressources qui étaient consacrées à un seul et, si équitable que soit le partage, chacun des membres de la famille voit forcément diminuer son revenu. La pauvreté qui frappe tant de familles monoparentales prises en charge par la mère et le fardeau économique qu’elles « imposent » à la collectivité ont suscité une multitude de recherches sur les facteurs qui influencent le revenu et l’activité des mères chefs de famille monoparentale. Bon nombre de ces travaux ont visé à évaluer les politiques destinées à résoudre le problème, en facilitant la (ré)insertion professionnelle des mères ou en veillant avec plus de rigueur au versement des pensions alimentaires destinées aux enfants (voir par exemple McLanahan et al., 1994).
Depuis la proclamation de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, en 1989, l’enfant, considéré comme une personne à part entière, a remplacé la famille en tant qu’objet de recherche et d’intervention (Dandurand, Hurtubise et Le Bourdais, 1996) et les travaux abordant la famille monoparentale sous l’angle de ses répercussions sur l’enfant ont proliféré. Les programmes sociaux tentent de combattre la pauvreté en ciblant les enfants (Willms, 2002 ; Leblanc, Lefebvre et Merrigan, 1996). Au Canada, des enquêtes de type panel, notamment l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (ELNEJ) et l’Étude longitudinale du développement des enfants du Québec (ÉLDEQ), ont amélioré les sources de données, alimentant des travaux qui ont éclairé de nombreux aspects de la vie des enfants et des familles (voir par exemple Développement des ressources humaines Canada et Statistique Canada, 1996 ; Institut de la statistique du Québec, 2000).
La plupart des chercheurs ont commencé par traiter les enfants vivant avec leur mère en foyer monoparental comme un bloc homogène, plus sujet aux problèmes de comportement, de développement cognitif et de rendement scolaire que les enfants de familles intactes. Les recherches ont cependant dévoilé l’extrême diversité des répercussions de la monoparentalité sur les enfants, et on n’a pas tardé à étudier celles-ci de plus près, en élargissant le point de vue pour déborder le cadre de la seule famille monoparentale. Constatant que la prise en compte de certains facteurs antérieurs à la séparation, comme la mésentente entre les parents, aplanissait les différences, certains chercheurs ont mis en doute la relation entre famille monoparentale et répercussions négatives sur les enfants : ceux dont les parents en venaient à la rupture étaient en mauvaise posture bien avant de se retrouver en foyer monoparental (Amato, 1993 ; Fergusson, Horwood et Lynskey, 1994). Presque tous les chercheurs sont néanmoins d’avis que la rupture a un impact sur les enfants, mais que certains sont plus touchés que d’autres ; on a aussi constaté que la résilience inégale des enfants de famille monoparentale était étroitement liée à d’autres facteurs antérieurs à la rupture, tels le contexte familial et l’environnement dans lesquels ils ont grandi. Au Canada, les politiques familiales sont largement fondées sur la conviction que, s’ils partent perdants, les enfants verront fatalement s’accumuler les embûches au fil des changements et transitions familiales (Willms, 2002).
L’approche des parcours de vie est d’ailleurs de plus en plus intégrée à l’étude des répercussions de la monoparentalité sur les enfants. Or, sauf exception (Le Bourdais, Desrosiers et Laplante, 1995), elle est étonnamment absente des travaux concernant les mères. La plupart du temps, on fait comme si elles n’avaient pas de passé et avaient toujours été à la tête d’une famille monoparentale. Ce n’est évidemment pas le cas. Quelques-unes sont entrées dans cet état très jeunes, durant leurs études, par une grossesse hors union ; mais la plupart ont vécu avec le père de leurs enfants et partagé avec lui la responsabilité de pourvoir aux besoins physiques et affectifs de leurs enfants. Autant il est essentiel de savoir par où sont passés les enfants de famille monoparentale pour comprendre où ils en sont, autant il importe de connaître le parcours des mères et d’en saisir l’influence sur leur situation actuelle pour concevoir des politiques adaptées à leurs besoins et à ceux de leurs enfants.
Le manque de données a justifié en partie l’absence de l’approche des parcours de vie dans les recherches sur la famille. Des enquêtes prospectives menées au Québec et au Canada ayant comblé le vide, cette approche a été exploitée dans un certain nombre d’études récentes sur la pauvreté, plus spécifiquement chez les familles monoparentales dirigées par une femme[1]. À l’aide des données des trois premiers cycles de l’Étude longitudinale du développement des enfants du Québec, Desrosiers et al. (2002) établissent un lien étroit entre les transitions familiales des parents et la pauvreté des enfants en bas âge au Québec. De la même façon, Picot et al. (1999) utilisent les données longitudinales de l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR) pour mesurer l’effet des transitions familiales et des transitions professionnelles des parents sur la pauvreté chez les enfants, plus particulièrement sur leurs mouvements d’entrée en période de pauvreté et de sortie de pauvreté. Leur conclusion : les transformations de la structure familiale ont un impact plus prononcé mais se produisent moins fréquemment que les modifications d’activité, de sorte que, dans l’ensemble, les deux types de transitions exercent une influence à peu près égale.
L’étude de Dooley et Finnie (2001), sur les différences d’activité, de gains et de recours aux prestations d’aide sociale chez les mères monoparentales au Canada, est l’une des premières à avoir adopté une approche longitudinale pour analyser le revenu et le travail de ces femmes. Basée sur un important échantillon de fichiers de renseignements fiscaux interreliés, elle ne soulève pas seulement des questions intéressantes sur la transition vers la monoparentalité chez les femmes, mais confirme le rôle de leur travail et de leur revenu antérieurs dans cette dynamique ; les données ne permettent cependant pas d’approfondir l’analyse.
L’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (ELNEJ) permet d’aborder la question, en étudiant les femmes passant de la famille biparentale à la famille monoparentale. La séparation modifie le statut conjugal, met fin à la vie de couple et signifie, pour bien des femmes, l’entrée dans la monoparentalité. Cette rupture matrimoniale s’accompagne-t-elle nécessairement d’une coupure économique et professionnelle ? L’importance de la coupure est-elle liée au parcours professionnel antérieur de la mère ? Après la séparation, qu’est-ce qui incite une mère à quitter le marché du travail, ou à prendre un emploi à plein temps alors qu’elle était inactive ? Quels aléas économiques la nouvelle famille monoparentale prise en charge par la mère traverse-t-elle ? Notre principal objectif est d’éclairer les liens entre famille, travail et trajectoire économique durant la transition à la monoparentalité. Pour cela, nous allons mettre les mères séparées ou divorcées « en contexte », en reliant leur nouvelle situation à leur réalité antérieure.
Données et méthode
L’ELNEJ est une enquête prospective qui permet de suivre les enfants canadiens au long de leur croissance. Entreprise en 1994-1995 et relancée tous les deux ans, elle recueille auprès de parents, d’enfants et d’enseignants une multitude de renseignements sur des sujets comme le développement de l’enfant, sa réussite scolaire et l’histoire et la dynamique familiales. Environ 15 000 enfants, âgés de 0 à 11 ans lors de la première entrevue, ont participé aux trois premiers cycles de l’enquête, réalisés durant les hivers 1994-1995, 1996-1997 et 1998-1999. Au cours du cycle 1, on a interviewé jusqu’à quatre enfants par famille ; le maximum a été ramené à deux enfants à partir du cycle 2, pour des raisons d’économie.
Pour créer notre échantillon, nous avons retenu 752 enfants dont les parents s’étaient séparés entre les deux premiers (cycles 1 et 2) ou les deux derniers (cycles 2 et 3) cycles et qui, après la séparation, avaient vécu avec leur mère tout le temps ou la plupart du temps. Étant donné nos objectifs, nous avons converti cet échantillon d’enfants en un échantillon de 517 familles, et ajusté la pondération en conséquence[2]. Nous avons exclu les mères séparées depuis peu (moins de trois mois à la date de l’enquête), conservant un échantillon final de 450 mères. Les données sur les caractéristiques antérieures à la séparation, tels le travail et le revenu de la mère, proviennent de l’entrevue précédant immédiatement la séparation, et l’information sur les caractéristiques de la famille monoparentale dirigée par la mère, de l’entrevue subséquente. Les caractéristiques antérieures à la séparation utilisées pour prédire l’activité et le revenu de la mère monoparentale sont donc celles qui existaient 21 mois au plus avant la rupture. Notre recherche concerne seulement les mères qui sont entrées dans la monoparentalité par la désunion, après la rupture d’un mariage ou la fin d’une cohabitation. Par définition, une enquête centrée sur les enfants comme l’ELNEJ ne recueille des données que sur les femmes qui sont déjà mères lors de son déroulement ; il n’existe donc pas de données disponibles sur les caractéristiques des femmes seules avant qu’elles ne deviennent mères monoparentales.
L’enquête a recueilli une manne d’informations socioéconomiques et de renseignements sur les familles. Entre autres données démographiques, elle nous fournit l’âge des mères ainsi que l’âge et le nombre de leurs enfants. Par les données sur les histoires familiales, nous connaissons les types de famille (intacte ou recomposée) et les types d’union avant la séparation ; les données socioéconomiques couvrent le niveau et la source du revenu annuel de la mère et de la famille, ainsi que le niveau d’instruction des parents. En outre, à chaque moment de l’enquête, on a recueilli des informations détaillées sur le travail des parents présents dans le ménage : le père et la mère avant la séparation, la mère ensuite. Nous sommes donc renseignés sur leur situation actuelle et sur leur situation durant les douze mois précédant l’enquête, eu égard au nombre de semaines et d’heures d’activité et aux types d’horaires de travail.
Notre analyse se divise en trois parties. Une analyse de régression logistique incorporant des données transversales fera d’abord ressortir, en toile de fond, l’importance du travail des mères pour le bien-être économique de leur famille. Une analyse descriptive mettra ensuite en évidence les modifications de leur niveau d’activité durant la transition vers la monoparentalité. Finalement, nous mesurerons l’influence de leur trajectoire professionnelle antérieure sur leur lien avec le marché du travail après la séparation, en menant deux analyses de régression logistique pour cerner les facteurs qui déterminent a) la probabilité qu’elles soient pleinement intégrées à la population active et b) la probabilité qu’elles en soient absentes.
1. Vivre ou non sous le seuil de la pauvreté : mesure transversale du travail des mères
Notre première analyse, qui servira d’entrée en matière, porte sur le revenu des familles monoparentales dirigées par la mère. Nous nous intéressons en particulier à la minorité non négligeable des femmes qui ne sombrent pas dans la pauvreté lorsqu’elles se séparent de leur conjoint. Les variables dépendantes dichotomiques utilisées pour l’analyse de régression logistique opposent les femmes relativement à l’aise – celles dont le revenu est égal ou supérieur au seuil de faible revenu – à celles qui vivent sous le seuil de la pauvreté. Ne sont incluses dans le modèle que les variables créées avec les données issues de l’entrevue subséquente à la séparation : caractéristiques de la mère monoparentale et de ses enfants, et aspects du processus de séparation. Cette analyse transversale ne fera pas seulement ressortir le rôle central de la présence des mères sur le marché du travail : elle fournira une toile de fond qui donnera tout leur relief aux résultats obtenus à partir des données longitudinales.
Postulant que les mères actives ont un revenu plus élevé que celles qui restent au foyer, nous avons choisi la situation professionnelle comme variable de contrôle principale. Les quatre catégories de la variable permettent de distinguer entre les mères qui ne travaillaient pas au moment de l’enquête (le tiers du groupe) et celles qui travaillaient moins de 30 heures par semaine (19 %), de 30 à 39 heures par semaine (26 %) ou 40 heures ou plus par semaine (un cinquième). Les autres variables de contrôle, sur lesquelles nous reviendrons plus longuement à la section 3 en présentant les modèles principaux, sont : l’âge de la mère et son niveau d’instruction ; le nombre de ses enfants et l’âge, à la séparation, du plus jeune de ses enfants ayant pris part à l’enquête ; la région du Canada où vit la famille ; le type d’union et sa durée ; le fait que la mère ait eu ou non des enfants au sein d’une autre union ; le type de garde (accordée à la mère, partagée) ; le fait que la mère ait reçu ou non une pension alimentaire pour elle ou pour les enfants ; et le fait qu’il y ait ou non un autre adulte dans le ménage. Deux dernières variables sont incluses dans le modèle mais n’apparaissent pas au tableau 1 (leur impact n’est pas significatif) : la période au cours de laquelle la séparation a eu lieu (entre les cycles 1 et 2 ou les cycles 2 et 3) et la durée écoulée entre la séparation et la date de l’enquête.
Les rapports de cotes calculés par le modèle, présentés au tableau 1, expriment l’influence de chaque variable sur la probabilité que le revenu de la mère soit égal ou supérieur au seuil de faible revenu (la variable accroît la probabilité si le coefficient est supérieur à 1, la réduit dans le cas contraire). De façon prévisible, le travail rémunéré de la mère apparaît comme le facteur le plus décisif de protection contre la pauvreté, et ce d’autant plus que le nombre d’heures hebdomadaires de travail est plus élevé. Le travail à plein temps (30 heures ou plus), en particulier, aide les mères à procurer à leur famille un revenu convenable. En outre, les mères qui étaient plus âgées au moment de la séparation et celles qui avaient un diplôme d’études postsecondaires sont beaucoup plus susceptibles de jouir de bons revenus que les mères plus jeunes et que celles détenant un simple diplôme d’études secondaires. On comprend moins bien que les mères monoparentales qui n’ont pas achevé leurs études secondaires soient également moins susceptibles de vivre sous le seuil de faible revenu. Pour chaque enfant de plus, la probabilité de grandir dans un foyer où le revenu est suffisant diminue, et de même pour la présence d’enfants de pères différents au sein du foyer monoparental dirigé par la mère. La pension alimentaire contribue à élever le revenu familial au-dessus du seuil de faible revenu (mais le niveau de signification est très faible). Finalement, la probabilité que la famille vive au-dessus du seuil de la pauvreté s’accroît nettement de l’est à l’ouest du pays, mais la différence entre les régions n’est pas significative.
Cette analyse fait ressortir à quel point l’aisance financière des familles monoparentales dirigées par la mère dépend des caractéristiques mêmes de cette dernière, et tout particulièrement de sa présence sur le marché du travail ainsi que du nombre d’heures qu’elle y passe. Les mères monoparentales actives sont considérées comme « riches », en termes relatifs. Ce constat n’a rien de neuf, loin de là : bien des efforts ont été consacrés à la mise en place de politiques destinées à faciliter l’insertion professionnelle de ces femmes. Il convient pourtant de le nuancer. Il existe certes un lien entre travail et revenu, mais les analyses qui suivent donnent à penser qu’il n’est peut-être pas aussi direct qu’on pourrait le croire à première vue.
2. Activité des mères et transition vers la monoparentalité
Dans les analyses qui suivent, les régimes d’emploi sont définis de façon plus large à partir de l’information recueillie sur le nombre de semaines et d’heures que les mères seules ont travaillé au cours des douze mois précédant l’enquête ; cette approche fournit une meilleure image de l’attachement au marché du travail que celle brossée à partir de l’emploi au moment de l’enquête. Elle permet, entre autres, d’isoler deux groupes : les mères pleinement actives (qui ont travaillé au moins 48 semaines, incluant les vacances payées, les congés de maternité, etc., et au moins 30 heures par semaine) et celles qui n’ont aucun attachement à l’emploi.
Un niveau qui évolue
Le tableau 2 présente la distribution des mères monoparentales eu égard à leur niveau d’activité avant et après la séparation. Globalement, ce niveau augmente après l’événement : la proportion des femmes inactives passe d’un peu plus du tiers (34,5 %) à un peu moins du quart (24,8 %), et la proportion de femmes travaillant à plein temps augmente autant (de 33,9 % à 40,5 %). Ces chiffres ne reflètent pas la tendance généralement observée au Canada, l’un des rares pays où les mères monoparentales sont moins susceptibles de travailler que les mères mariées ou vivant en union libre (Dooley et Finney, 2001 ; Phipps, 1999). Ce résultat tient sans doute au fait que notre échantillon exclut les mères entrées en monoparentalité par le biais d’une naissance hors union, lesquelles sont moins enclines à avoir un emploi. Il se peut également que les études basées sur les revenus salariaux sous-estiment l’activité des mères monoparentales, dans la mesure où les femmes qui gagnent peu sont susceptibles de ne pas déclarer leur revenu pour éviter de perdre une partie de leurs prestations d’aide sociale.
Si les distributions sur l’ensemble ne font pas apparaître de changements très considérables dans le niveau d’activité des mères durant la transition vers la monoparentalité, l’intérieur du tableau 2 livre un portrait plus contrasté. Plus du quart des mères qui travaillaient à plein temps avant la séparation ont, soit réduit leurs heures (20,4 %), soit complètement quitté le marché du travail (6,6 %). Par contre, environ la moitié des femmes qui n’étaient pas actives avant la séparation le sont devenues après la rupture ; toutefois, seulement une sur dix a travaillé à plein temps durant toute l’année précédant l’enquête. Parmi les mères n’ayant travaillé qu’à temps partiel avant la séparation, près des deux cinquièmes (39,4 %) sont passées au travail à plein temps, et un cinquième sont devenues inactives.
Les femmes peuvent agir sur leur charge de travail en allongeant ou en écourtant l’année ou la semaine de travail. Globalement, environ la moitié des mères de l’échantillon ont modifié leur nombre d’heures de travail hebdomadaire, et une proportion similaire leur nombre annuel de semaines ; les unes ont ainsi ralenti le rythme (environ 20 % dans les deux cas), les autres l’ont intensifié (30 %). Les changements apportés par les femmes à leur nombre de semaines[3] et d’heures[4] de travail durant la période de transition vers la monoparentalité sont représentés à la figure 1. Presque les deux tiers des mères ont modifié leur niveau d’activité. Près du quart ont travaillé à la fois plus de semaines et plus d’heures ; d’autres, moins nombreuses (14 %), ont travaillé plus de semaines ou plus d’heures. À peine plus d’un cinquième des mères ont réduit leur niveau d’activité, en consacrant à la fois moins de semaines et moins d’heures au travail rémunéré (12 %) ou moins de semaines ou d’heures (9 %). Signalons que les mères vivant en couple ont apporté presque autant de changements à leur régime de travail au cours de la période étudiée ; cependant, elles étaient moins susceptibles de le faire dans le sens d’une hausse de leur niveau d’activité (26 %) que les femmes de l’échantillon (38 %).
Transitions professionnelles et revenu
Ayant observé un accroissement des gains des mères après la séparation, Dooley et Finnie (2001) expliquent qu’il peut s’agir d’une hausse réelle attribuable à une augmentation des heures de travail, mais n’excluent pas la possibilité d’un effet de sélection (les femmes qui gagnaient moins auparavant étant plus susceptibles de quitter le marché du travail après la rupture, les gains moyens des femmes encore présentes dans l’échantillon augmentent automatiquement). Les revenus totaux médians présentés au tableau 3 éclairent un peu la question, tout en étayant les deux hypothèses ; signalons cependant que nos données ne nous permettent pas d’isoler les gains des mères de leurs autres revenus[5].
Le tableau 3 met en parallèle le revenu médian des mères avant et après la séparation, en fonction de leur niveau d’activité. Les chiffres de la dernière ligne donnent à penser que les femmes qui travaillaient à plein temps sont d’autant plus susceptibles de délaisser le marché du travail après la rupture qu’elles gagnaient peu auparavant ; celles qui ont cessé de travailler ou réduit leurs heures de travail gagnaient beaucoup moins (11 000 et 18 000 dollars respectivement) que celles qui sont restées pleinement actives (28 000 dollars). Les données vont aussi dans le sens de la deuxième hypothèse : les mères actives voient augmenter leur revenu après la séparation. Le revenu médian de celles qui ont continué de travailler à plein temps durant la transition vers la monoparentalité est passé de 28 000 à 35 000 dollars en deux ans.
Pour ce qui est des femmes qui travaillaient à temps partiel ou ne travaillaient pas auparavant, la forte augmentation de leur revenu médian après la séparation est attribuable à l’apport de sources nouvelles : aide sociale et pensions alimentaires notamment. Néanmoins, quel qu’ait été leur lien avec le marché du travail avant la séparation, le revenu annuel médian des mères est faible si elles sont inactives : environ 13 000 dollars. À vrai dire, leur situation est à peine meilleure si elles travaillent à temps partiel, puisqu’elles ne gagnent guère que 2 000 dollars de plus. Le travail à plein temps procure aux mères un revenu nettement supérieur. Pourtant, l’ampleur de cet avantage semble être fonction de leur insertion professionnelle préalable si l’on en juge par la dernière colonne du tableau 3, qui présente le revenu médian des mères monoparentales travaillant à plein temps selon qu’elles étaient actives ou non avant la séparation. Les mères qui étaient au foyer gagnent beaucoup moins (22 200 dollars) que celles qui travaillaient déjà à plein temps (35 000 dollars).
Ces analyses préliminaires montrent que le revenu des mères chefs de famille monoparentale dépend non seulement de leur présence sur le marché du travail, mais aussi du temps qu’elles y passent et du revenu auquel elles peuvent prétendre. Les analyses qui suivent permettront de préciser ces relations.
3. Analyses multivariées
Nous avons effectué deux séries d’analyses multivariées pour mieux éclairer la relation entre emploi, revenu et transition vers la monoparentalité, en mesurant l’impact d’un certain nombre de variables sur l’activité professionnelle des mères monoparentales. Deux groupes particulièrement sont contrastés : les mères pleinement actives et les mères inactives. Les deux modèles opposent chacun de ces groupes aux autres mères, pour faire ressortir les facteurs associés à un lien fort avec le marché du travail, ou inversement à un lien inexistant, durant la transition[6].
Nos principales variables de contrôle ont trait à l’activité des mères avant la séparation. Étant donné les résultats déjà exposés, nous nous attendons à ce qu’elle ait un impact sur leur activité ultérieure. On peut également penser que les horaires atypiques (travail de soir, de nuit, de week-end, par postes) sont peu propices au travail des mères détenant la garde de leurs enfants après la séparation, le père n’étant plus là pour veiller sur les enfants en leur absence. Près de la moitié des femmes actives avant la rupture avaient des horaires de travail de ce genre. Pour rendre compte de ces deux aspects du travail antérieur des mères, nous avons défini une variable à cinq catégories qui permet de classer les femmes à la fois selon leur niveau d’activité et selon leur horaire de travail. Le tiers des mères de l’échantillon ne travaillaient pas avant la séparation (voir l’annexe A). Les autres se distribuent assez également entre les quatre autres catégories : travail à plein temps, le jour, en semaine (catégorie de référence) ; travail à plein temps, autre horaire ; travail à temps partiel, le jour, en semaine ; et travail à temps partiel, autre horaire. Le revenu des mères et celui des pères avant la séparation ont été inclus dans le modèle (les quatre tranches ne sont pas identiques, le revenu des pères étant plus élevé)[7]. Le rôle du revenu des mères ne fait pas de doute. L’impact de celui des pères est plus difficile à prédire, mais les revenus médians présentés à l’annexe A laissent croire à une relation positive entre les gains des pères et l’activité des mères monoparentales.
L’inclusion du niveau d’instruction permet de vérifier si nous avons raison de présumer que les mères avec un niveau d’instruction élevé, en particulier un diplôme d’études collégiales ou un diplôme universitaire, sont plus susceptibles d’avoir entamé une « carrière » qu’elles souhaiteront poursuivre durant la transition vers la monoparentalité. On distingue quatre catégories : études secondaires inachevées (16 %), diplôme d’études secondaires (18 %), études postsecondaires inachevées (34 %) et diplôme d’études collégiales ou diplôme universitaire (32 %). Nous retenons également d’autres variables sociodémographiques pouvant influencer le lien de la mère avec le marché du travail, notamment son âge (variable continue ; moyenne : 32,9 ans) ainsi que le nombre et l’âge de ses enfants lors de la séparation. Le plus jeune enfant ayant pris part à l’enquête peut appartenir à trois groupes d’âge : 0-4 ans (51 %), 5-9 ans (37 %) et 10-14 ans (12 %). Eu égard au nombre d’enfants, d’après les données fournies par l’entrevue immédiatement antérieure à la rupture et en incluant les enfants non interviewés, nous avons classé les familles en trois catégories : un (36 %), deux (41 %) et trois enfants ou plus (23 %).
Parmi les autres variables, nous retenons le type et la durée de l’union ; le fait que la mère soit pour la première fois en situation de monoparentalité ; qu’elle partage la garde des enfants avec le père ; et qu’elle ait reçu une pension alimentaire pour elle-même ou pour ses enfants. La plupart des mères de l’échantillon (70 %) étaient mariées lors de la séparation, et leur union durait depuis près de dix ans en moyenne. Environ une mère sur huit avait des enfants issus de plus d’une union, et n’en était donc vraisemblablement pas à sa première expérience de la monoparentalité. La plupart des mères avaient seules la garde de leur enfants, 12 % la partageaient avec le père. Dans 12 % des cas encore, un autre adulte vivait avec la famille ; l’aide de cette personne, susceptible de veiller sur les enfants ou de contribuer au revenu du ménage, pourrait influencer la présence de la mère sur le marché du travail.
Beaucoup de mères trouvent évidemment une importante source de revenu dans la pension alimentaire qu’elles reçoivent pour leurs enfants ou pour elles-mêmes. Deux questions de l’ELNEJ visaient à établir si les mères séparées avaient touché une pension alimentaire pour leurs enfants et si cette pension comptait parmi leurs sources de revenus ; nous avons combiné ces informations pour créer une variable dichotomique qui rend compte du fait que la mère ait reçu ou non une pension pour ses enfants ou pour elle-même au cours de l’année. Près des deux tiers des mères ont bénéficié d’une pension. Mais c’est là une donnée de qualité discutable. Le questionnaire était conçu de telle façon que les mères qui n’avaient pas d’entente relative à une pension alimentaire pour leurs enfants ne se sont pas fait demander si elles en avaient reçu une. Mais certaines ont néanmoins déclaré cette pension comme source de revenu. D’autres ont dit recevoir régulièrement une pension, mais sans la déclarer comme source de revenus (peut-être parce qu’il ne s’agit pas d’un revenu imposable). En outre, l’information sur le montant de la pension reçue fait défaut pour la plupart des femmes de l’échantillon.
Nous avons subdivisé le Canada en cinq régions, pour tenir compte non seulement des comportements particuliers au Québec eu égard à un certain nombre de questions, comme l’union libre, mais aussi des différences entre les provinces sur le plan du revenu, de l’emploi et des politiques sociales. L’Ontario, en particulier, a resserré les critères d’admissibilité aux prestations d’aide sociale et imposé des exigences en matière de travail ou de formation aux prestataires au milieu des années 1990. Afin d’isoler les effets de l’évolution de l’emploi et du vieillissement de l’échantillon d’une période à l’autre, nous avons défini une dernière variable représentant le moment de la séparation : entre les cycles 1 et 2 (1995-1996 : 56 %) ou entre les cycles 2 et 3 (1996-1997).
Les mères actives à plein temps
Deux régressions logistiques ont permis de mettre en évidence les facteurs qui influencent le travail des mères durant la transition vers la monoparentalité. La première (tableau 4) porte sur les mères qui ont travaillé à plein temps, c’est-à-dire pendant au moins 48 semaines d’au moins 30 heures, durant la transition ou peu après, et les oppose aux mères qui ont travaillé à temps partiel ou sont demeurées inactives. Les rapports de cotes présentés au tableau 4 expriment l’impact des diverses variables sur la probabilité que les mères aient travaillé à plein temps au cours de la période suivant la séparation.
Le premier modèle n’incorpore que les caractéristiques des mères et de leurs enfants, ainsi que des aspects du processus de séparation, afin de mesurer l’impact de la situation actuelle sur le travail de la mère. Or ces variables jouent un bien faible rôle. Ni la taille de la famille ni l’âge des enfants n’ont d’effet significatif sur le fait que la mère travaille à plein temps ; mais, comme on pouvait s’y attendre, cette éventualité décroît en raison inverse du nombre d’enfants. Seulement deux variables ont un impact significatif. Premièrement, plus l’âge de la mère est élevé lors de la séparation, plus elle est susceptible de travailler à plein temps. Deuxièmement, des différences existent quant au lieu de résidence : à la fin des années 1990, la probabilité que les mères monoparentales soient pleinement actives était plus grande (et en général beaucoup plus) dans les provinces des prairies que dans toutes les autres régions du Canada. Le même constat a déjà été fait ailleurs : les mères monoparentales sont plus souvent actives en Alberta qu’en Ontario ou au Québec (Meilleur, 2001).
Le modèle 2, qui incorpore les caractéristiques antérieures à la séparation, a une puissance explicative beaucoup plus grande (R2 de Cox et Snell quatre fois supérieur). Le fait le plus frappant est que les indicateurs relatifs au travail et au revenu antérieurs à la séparation (ajoutés au modèle) sont à peu près les seuls facteurs à exercer un impact significatif sur le fait que la mère travaille ou non à plein temps au cours de la période suivant la séparation. Les mères déjà actives à plein temps sont particulièrement susceptibles de le demeurer après la séparation, mais on s’aperçoit aussi que, comparées aux mères inactives avant la séparation, les mères qui travaillaient à temps partiel sont beaucoup plus susceptibles de travailler à plein temps après l’événement. Comme nous nous y attendions, le type d’horaire de travail est également lié à au niveau d’activité des mères : si la probabilité de travailler à plein temps après la rupture est beaucoup plus élevée pour toutes les femmes qui travaillaient déjà de quelque façon que pour les inactives, elle est beaucoup plus faible pour les actives soumises à des horaires atypiques que pour celles qui travaillaient le jour en semaine. Pour toutes les actives, eu égard aux autres types d’horaire, le fait d’avoir travaillé le jour avant la séparation fait presque doubler la probabilité d’avoir un emploi à plein temps par la suite. Le revenu des mères avant la séparation influence également leur propension à exercer un emploi à plein temps après la séparation. Plus il est élevé, plus elles sont susceptibles de travailler à plein temps après la séparation.
Quant au revenu du père avant la séparation, il n’a pas d’impact significatif sur le fait que la mère monoparentale travaille à plein temps. Autrement dit, il ne semble pas que les mères sans grand espoir de soutien de la part du père compensent par leur propre travail. Les coefficients, même s’ils ne sont pas significatifs, tendent en tout cas à montrer que moins le salaire du père était élevé, moins les mères monoparentales sont sujettes à travailler à plein temps. Si l’on excepte ces caractéristiques antérieures à la séparation, il ne ressort de relation significative que pour la variable région du Canada : la probabilité que les mères monoparentales travaillent à plein temps est plus forte dans les provinces des Prairies que dans toutes les autres régions, et cette différence est significative, sauf dans le cas du Québec.
Les mères au foyer
La deuxième analyse porte sur les mères demeurées inactives durant la transition, qui sont opposées aux mères ayant travaillé à plein temps ou à temps partiel[8]. Un coup d’oeil sur le modèle 1 du tableau 5 permet de constater que les caractéristiques de la mère, de ses enfants et du processus de séparation influencent davantage la décision de la mère d’être inactive que sa décision de travailler à plein temps. La prise en compte des variables représentant le travail et le revenu antérieurs à la séparation laisse subsister la plupart des effets, et même les renforce ; c’est pourquoi les commentaires qui suivent se rapportent surtout au modèle 2.
Encore une fois, la forte continuité des trajectoires professionnelles est mise en évidence. Les mères qui restaient au foyer avant la séparation sont beaucoup plus susceptibles d’en faire autant par la suite que les mères qui travaillaient. Par ailleurs, les horaires de travail n’ont pas exactement l’effet attendu : la probabilité que les mères aient quitté le marché du travail est même plus faible si elles avaient des horaires atypiques que si elles travaillaient le jour en semaine. Peut-être faut-il attribuer ce résultat au fait que les horaires atypiques, plus flexibles, permettraient aux mères de travailler moins d’heures sans abandonner leur emploi. Une étude plus fouillée serait nécessaire pour vérifier le bien-fondé de cette explication.
Le revenu des mères et celui des pères avant la séparation exercent tous deux un effet négatif sur la probabilité que les mères soient inactives par la suite. Ainsi, les mères sont moins susceptibles de ne pas être en emploi si leur revenu annuel atteignait 20 000 dollars que s’il était inférieur à 10 000 dollars. De même, plus le revenu du père était faible, plus la mère est encline à ne pas travailler après la séparation. Nous avons voulu nous assurer que ce résultat n’était pas essentiellement dû au « cercle vicieux de l’aide sociale » (les mères soutenues par l’aide sociale quand elles vivaient en famille biparentale étant présumées plus sujettes à continuer d’en recevoir après la séparation). Le fait de remplacer le revenu du père dans le modèle par une variable indiquant le recours à l’aide sociale suggère que cette association rend compte en partie de la relation observée mais ne peut l’expliquer entièrement. On peut penser également qu’en vertu d’une tendance à la formation de couples assortis, les femmes inaptes à bien gagner leur vie s’associent à un mari ou partenaire qui leur ressemble sur ce point.
D’autres résultats évoquent la spirale descendante où sont aspirées les mères dont la famille éprouvait déjà des difficultés financières avant la séparation. Les mères monoparentales sans diplôme d’études secondaires, de même que celles qui vivaient en union libre (coefficient faiblement significatif), risquent davantage d’être absentes du marché du travail que les mères mariées et plus instruites. Il en va de même pour les mères dont le ménage compte un autre adulte ; il faudrait donc associer cette présence à un manque de moyens peu propice à l’autonomie, plutôt qu’à une stratégie destinée à faciliter le travail à l’extérieur.
Plus les enfants sont nombreux, plus les mères ont tendance à rester au foyer. Fait moins attendu, puisque les couples qui travaillent optent plus communément pour la garde partagée (Juby et al., 2005), l’inactivité est plus probable dans le cas des mères qui partagent la garde de leurs enfants avec le père que dans celui des mères qui en ont la garde exclusive. Enfin, on constate à nouveau que la variable région du Canada est liée à l’activité des mères monoparentales : elle a même un effet plus net sur la probabilité qu’elles s’abstiennent de travailler que sur la probabilité qu’elles travaillent à plein temps. Encore une fois, les provinces des Prairies sortent du lot : c’est la région où l’on trouve le moins souvent des mères monoparentales inactives. L’écart avec les provinces voisines, la Colombie-Britannique et l’Ontario, est particulièrement tranché. Les politiques sociales et les conditions d’emploi des unes et des autres sont probablement à l’origine de ces différences.
⁂
Pour les femmes, trajectoire familiale et trajectoire professionnelle sont intimement liées, et les transitions familiales occasionnent souvent des transitions professionnelles (Drolet, 2002). Par exemple, la maternité en incite bon nombre à réduire leur activité ou à se retirer plus ou moins provisoirement du marché du travail. La poursuite ou l’interruption de leur carrière dépend alors jusqu’à un certain point de leur situation économique et celle-ci, même si elle est liée à leur trajectoire professionnelle, n’en est pas entièrement tributaire. Bien des femmes, par exemple, travaillent à plein temps sans gagner beaucoup, certaines parce qu’elles amorcent une carrière pleine de promesses, d’autres parce qu’elles n’obtiendront jamais qu’un salaire assurant tout juste le nécessaire. En d’autres termes, bien avant d’aborder la transition vers la monoparentalité, les mères sont insérées dans des trajectoires professionnelles et économiques diversifiées.
La séparation accroît le plus souvent leurs responsabilités envers leurs enfants, financières et autres. La manière dont elles s’en acquittent dépend étroitement du rôle qu’elles jouaient auparavant. Les mères qui cumulaient déjà responsabilités familiales et travail à plein temps sont plus susceptibles de continuer au même rythme. Les femmes dont la trajectoire professionnelle n’a pas été interrompue par les transitions familiales sont en meilleure posture que les autres durant la transition vers la monoparentalité, et cet avantage profitera à leurs enfants, qui seront moins sujets aux répercussions négatives souvent imputées aux familles monoparentales (Lipman et al., 2002a). Du reste, le niveau de vie des familles monoparentales dirigées par ces femmes est proche de celui de la plupart des familles monoparentales dirigées par le père, pour une bonne raison : il est rare que les pères interrompent leur trajectoire professionnelle durant les transitions familiales, et ces mères ne l’ont pas fait non plus.
Ainsi, ce facteur – le fait que les mères travaillent au lieu de rester à la maison avec leurs enfants – si souvent pointé du doigt comme cause de l’instabilité familiale est aussi le facteur qui protège le mieux les enfants contre les aléas économiques de la séparation et du divorce (Oppenheimer, 1997). Au chapitre des politiques sociales, la conséquence est évidente : les mesures qui aident le plus efficacement les mères à rester au travail durant la transition vers la maternité (prestations de maternité, congé parental) sont de celles qui les aideront à y rester durant la transition vers la monoparentalité. En d’autres termes, les politiques qui aident les parents à remplir en tant que couple les exigences du travail et de la famille les rendent plus capables, une fois séparés, de faire vivre convenablement leurs enfants.
Ces politiques sont importantes, à titre préventif, pour les mères pleinement actives. Mais peut-on s’arrêter là : que dire des mères qui veulent se consacrer entièrement à leurs enfants ? Tant qu’elles vivent en couple, on respecte leur décision de faire passer le travail rémunéré en second, on voit là un choix auquel elles ont droit. Mais du moment qu’elles sont séparées, on trouve que leur décision engendre un fardeau pour la société. Le droit des mères séparées de consacrer tout leur temps à leurs enfants a fait l’objet de nombreux débats (Dandurand et McAll, 1996). L’approche des parcours de vie permet de dégager des éléments pour éclairer la discussion.
Si, pour les mères, un travail mal payé ou à temps partiel peut avoir son utilité comme complément de revenu lorsqu’elles vivent en couple, la monoparentalité change la donne : il s’agit dès lors de gagner assez pour faire vivre une famille. Si le salaire d’avant n’y suffit pas, il faut décider de la meilleure manière de faire face aux nouvelles exigences. Notre analyse montre que, même si la maternité a pu les inciter à ralentir, certaines mères qui gagnent un bon salaire travaillent davantage après la séparation, pour faire vivre leur famille. Il est également apparu que les mères ayant peu de chances de bien gagner leur vie – celles dont le couple éprouvait des difficultés financières, celles qui n’avaient pas terminé leurs études secondaires – tendent à se retirer tout simplement de la population active. Vraisemblablement, comme il est à peu près exclu que le travail leur procure un revenu suffisant, plutôt que d’échouer sur les deux tableaux, elles renoncent au rôle de pourvoyeuse et s’efforcent de bien remplir celui de mère.
Dans le même sens, des auteurs comme Baker (1999) se demandent s’il est sage de vouloir à tout prix ramener les mères sur le marché du travail. Les études où la pauvreté des familles monoparentales est mesurée à l’aide de données transversales livrent un portrait déformé de la réalité : si le travail rémunéré y revêt une telle importance pour les mères monoparentales, c’est que les mères actives sont justement celles qui gagnent le mieux leur vie. Si toutes les mères travaillaient, la relation serait probablement beaucoup plus faible, car bon nombre gagneraient à peine ce qu’elles recevaient de l’État. Le travail est certes une source de satisfaction personnelle, mais ce luxe est loin d’être à la portée de toutes les mères monoparentales. Il se peut que le choix le plus logique, sinon le seul viable pour les femmes vouées aux bas salaires en l’absence de solides politiques en matière d’intégration et de soutien à l’emploi, soit de rester au foyer pour s’occuper de leurs enfants (beaucoup vont d’ailleurs en subir les conséquences économiques pour le reste de leur vie). Soustraire les mères à l’aide sociale pour les mettre au travail sans les soutenir financièrement et en regard de la conciliation travail / famille ne peut qu’alourdir leurs responsabilités et saper leur capacité de répondre aux besoins de leurs enfants.
On ne peut créer des politiques adaptées aux besoins si différents des mères monoparentales sans admettre que leur « passé » détermine ce que sera pour elles l’expérience de la monoparentalité. Il est non moins essentiel d’avoir à l’esprit que cette expérience va influencer leur trajectoire professionnelle et économique longtemps après le départ de leurs enfants. Les politiques de réinsertion professionnelle peuvent, après la séparation, donner un coup de main aux mères qui sont déjà capables de gagner leur vie mais ont mis leur carrière en veilleuse pour donner du temps à leurs enfants. À d’autres mères, il faut offrir la possibilité d’étudier ou de se former pour améliorer leurs chances d’entrer sur le marché du travail avec profit.
Appendices
Annexe
Notes biographiques
Heather Juby
Heather Juby est détentrice d’un doctorat en démographie de l’Université de Montréal et membre du Centre interuniversitaire d’études démographiques (cied). Spécialiste de la démographie de la famille, ses recherches portent principalement sur les questions liées à l’instabilité conjugale, tels les arrangements de garde et les contacts pères/enfants en cas de séparation, ainsi que la formation des familles recomposées.
Céline Le Bourdais
Céline Le Bourdais est professeure au Département de sociologie de l’Université McGill, où elle occupe la Chaire de recherche du Canada en Statistiques sociales et changement familial, et directrice du Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (ciqss). Prenant appui sur les méthodes statistiques d’analyse longitudinale, ses travaux examinent les effets des changements démographiques récents sur les dynamiques familiales et sur les trajectoires de vie des hommes, des femmes et des enfants, ainsi que les répercussions de ces changements pour les politiques familiales.
Nicole Marcil-Gratton
Nicole Marcil-Gratton est chercheure au Département de démographie de l’Université de Montréal. Les activités de recherche qu’elle a menées sont d’abord centrées sur l’évolution de la contraception au Québec. Par la suite, elle a développé une nouvelle perspective pour l’analyse des transformations de la vie familiale, en adoptant le point de vue des enfants dont la vie est touchée par l’instabilité des trajectoires conjugales de leurs parents.
Louis-Paul Rivest
Louis-Paul Rivest est professeur au Département de mathématiques et statistique de l’Université Laval. Statisticien de réputation internationale, il poursuit des recherches dans les domaines de l’échantillonnage et de la statistique théorique et appliquée.
Notes
-
[1]
Aux États-Unis, le Panel Study of Income Dynamics recueille les données nécessaires à ce type de recherche depuis la fin des années 1960 (Duncan, 1984).
-
[2]
Pour déterminer le poids d’une famille, nous avons fait la somme des poids de ses enfants interviewés (poids longitudinaux du cycle 2) et divisé cette somme par le nombre de ses enfants âgés de 0-11 ans lors du cycle 1.
-
[3]
Pour établir le nombre de semaines de travail, nous n’avons retenu que les augmentations ou réductions de plus de deux semaines.
-
[4]
Pour le nombre d’heures de travail, nous avons défini des catégories (1-10, 11-20, etc.) et considéré qu’il y avait changement du nombre d’heures lorsqu’il y avait changement de catégorie.
-
[5]
La plupart du temps, avant la séparation, le revenu total de la mère équivaut à ses gains de travail ; après la séparation, il comprend des revenus d’autres sources, comme l’aide sociale. Si l’on désire comparer les revenus d’emploi avant et après la séparation, il est donc indispensable de connaître l’ensemble des montants reçus à ce chapitre. Or, au cycle 1, on n’a recueilli que les gains associés à l’emploi principal alors qu’on dispose des revenus de plus d’un emploi dans les cycles subséquents. Comme bon nombre de femmes cumulent plusieurs emplois à temps partiel, on ne peut comparer les revenus d’emploi entre cycles.
-
[6]
Nous avons opté pour deux régressions logistiques séparées plutôt qu’une régression logistique ordonnée, étant donné que nous supposons que les dynamiques à l’oeuvre diffèrent entre les deux groupes considérés ; dans ce cas, il vaut mieux recourir à la première approche.
-
[7]
Les données ne permettaient pas de tenir compte seulement du revenu de travail, mais le revenu de la mère avant la séparation en est très proche ; quant au revenu du père, il comprend ses gains et ses revenus d’autres sources. Le revenu du ménage est égal à la somme des revenus du père et de la mère.
-
[8]
Dans cette analyse qui concerne les mères inactives, on distingue seulement trois tranches de revenus.
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