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Riches de vingt-cinq contributions réparties en neuf sections différentes, les actes rassemblés par Martin Doré et Doris Jakubec livrent un aperçu des principales tendances qui orientent la recherche actuelle sur les francophonies littéraires suisse et québécoise. Plutôt que d’examiner séparément chacun des articles, nous tenterons ici de rendre compte de ces tendances, en y relevant essentiellement les problèmes posés et les éléments novateurs.
Le titre de l’ouvrage situe d’emblée le propos dans une double perspective : d’une part celle des études littéraires francophones, d’autre part celle du comparatisme. Répondant aux récentes tentatives de mise au point épistémologique de Michel Beniamino (La Francophonie littéraire. Essai pour une théorie, 1999) et de Lieven D’Hulst et Jean-Marc Moura (Les Études littéraires francophones : état des lieux, 2003), les auteurs ont choisi de découper dans le corpus littéraire francophone les deux sous-ensembles romand et québécois. S’il convient d’attirer l’attention sur l’originalité et la pertinence d’un tel rapprochement, on soulignera également qu’il aurait mérité de plus amples justifications que celles fournies incidemment dans l’une ou l’autre contribution. Pourquoi, par exemple, ne pas avoir intégré la Belgique francophone à ce dialogue littéraire ?
Bien sûr, la réponse à une telle question devrait pouvoir être fournie par le second ancrage critique de l’ouvrage, à savoir sa dimension comparatiste. Annoncée dans le texte de présentation comme ligne directrice des recherches rassemblées, la démarche comparatiste ne se trouve cependant effectivement réalisée que dans une faible proportion des contributions. En effet, nombreux sont les auteurs dont l’objet se limite à l’un des deux ensembles littéraires, rendant ainsi le geste comparatiste secondaire par rapport à d’autres types d’approche du littéraire.
Parmi ceux-ci, on relèvera une attention privilégiée aux poétiques développées par les écrivains romands et québécois. Peu de renouvellements sont à signaler dans les études consacrées à la langue d’écriture (Lise Gauvin), ou au genre poétique (Richard Gingras, Lucie Bourassa), qui choisissent d’approcher des monuments consacrés par les traditions historiographiques respectives (Ramuz, Miron, Roud, Garneau, Jaccottet).
Le souffle de la nouveauté critique souffle davantage sur les contributions des sections II (« Oeuvres vues d’ici et d’ailleurs ») et III (« Écrivaines et auteures »), qui misent sur des problématiques aussi contemporaines que l’« écriture migrante » ou l’« écriture féminine ». Dictés essentiellement par des préoccupations extra-littéraires, de tels découpages ne sont pas sans conséquences sur la cohérence de la parole critique. Quelle grille de lecture, par exemple, adopter pour le commentaire de l’oeuvre d’une Agota Kristof, que Monique Moser-Verrey envisage dans le cadre des « Écrivaines et auteures », mais qui est tout autant « migrante » que Marco Micone, écrivain québécois d’origine italienne, labellisé « écrivain migrant » par Clément Moisan ?
Outre qu’elle entraîne ce genre de superposition, la mobilisation de clés interprétatives « féminines » ou « migrantes » laisse apparaître encore deux séries de problèmes méthodologiques. Premièrement, l’exploration de la thématique féminine est nettement plus représentée dans les études sur la littérature québécoise. Il semble ainsi s’agir d’un trait lié aux circonstances particulières du développement de la tradition critique au Québec. Refuser de le voir comme tel, c’est s’exposer à entretenir une ambiguïté entre la méthode et l’objet, en érigeant la thématique (voire la stylistique) et le personnel littéraire féminins en spécificité de la littérature francophone québécoise. Deuxièmement, de telles perspectives critiques sont immanquablement aux prises avec le matériau littéraire le plus contemporain, dont on peut parfois se demander si elles ne visent pas à escorter l’émergence ou accélérer la reconnaissance. On retrouve ici l’un des problèmes pointés dans les bilans de M. Beniamino, L. D’Hulst et J.-M. Moura, à savoir la propension du francophoniste à troquer la parole du critique contre celle du promoteur de son propre objet d’étude. Il est ainsi symptomatique de constater, dans ces études dédiées aux « écritures de la marge », la récurrence d’une rhétorique articulant enrichissement et mise en crise du système littéraire dominant.
Aux côtés de ces contributions où la démarche comparatiste est, soit totalement absente, soit minorisée au profit d’un autre type de commentaire, plusieurs travaux choisissent beaucoup plus explicitement la voie du comparatisme. Ils se répartissent en deux grandes orientations. Les uns procèdent à une forme de poétique comparée, confrontant les options formelles ou thématiques de deux auteurs issus des deux littératures envisagées par l’ouvrage. On fera ainsi dialoguer les oeuvres d’Hubert Aquin et d’Étienne Barilier (Sylvie Jeanneret), de Catherine Safonoff et de Jacques Poulin (Yasuko Shoda-Fujizane), d’Anne Hébert et de Jacques Chessex (Gérald Froidevaux), d’Anne Hébert et de Corinna Bille (Isabelle Boisclair), de Charles-Ferdinand Ramuz et de Gaston Miron (Lise Gauvin), d’Hector de Saint-Denys Garneau et de Philippe Jaccottet (Richard Gingras). Les justifications méthodologiques de tels rapprochements semblent parfois quelque peu arbitraires et ne sont, en tous cas, jamais aussi convaincantes que lorsqu’elles se fondent sur un examen des trajectoires institutionnelles des écrivains étudiés. C’est à ce prix que les exposés de G. Froidevaux et d’I. Boisclair dépassent le niveau de l’anecdote biographique ou du parallélisme textuel pour mettre en lumière des intersections entre les conditions sociohistoriques du développement des littératures suisse et québécoise.
On touche donc ici à la seconde grande orientation comparatiste, centrée sur des configurations institutionnelles plutôt que sur des caractéristiques textuelles. Ces démarches trouvent leur pertinence en ce qu’elles s’appuient directement sur des travaux d’envergure récents ayant exploré, de façon approfondie et globalisante, chacun des deux ensembles considérés. On songe ici aux analyses du champ éditorial par Jacques Michon – pour le Québec – et François Vallotton – pour la Suisse –, qui trouvent ici l’occasion de croiser leurs résultats respectifs et font apparaître plusieurs synergies possibles dans l’étude de l’édition francophone. On songe également à la contribution de Maurice Lemire, qui confronte plusieurs aspects de La Vie littéraire au Québec (qu’il codirige avec Denis Saint-Jacques) avec la somme dirigée par Roger Francillon (Histoire de la littérature en Suisse romande). Ainsi, même s’il a l’air de charrier de vieilles questions, M. Lemire les replace dans la perspective d’une étude comparée des possibilités de « carrière littéraire au xixe siècle ». On le voit, en se construisant à partir de savoirs disponibles, ce genre de travaux enrichit le champ des études francophones de nouveaux résultats. On pointera notamment le consensus qui semble s’établir pour situer au milieu du xxe siècle le moment d’une affirmation de l’indépendance institutionnelle des deux littératures considérées. On retiendra aussi, parmi les pistes à explorer, l’examen des « politiques littéraires » : aussi bien dans la façon dont le personnel lui-même les énonce que dans les conditions de possibilités de leur mise en pratique effective (notamment en fonction de la stratification sociale ou d’autres données relatives au contexte historique).
De manière plus générale, on peut dire que les démarches de M. Lemire, F. Vallotton, ou D. Saint-Jacques invitent le comparatiste des littératures francophones à se pencher sur les structures qui ont encadré l’émergence institutionnelle de ces littératures. La contribution de D. Saint-Jacques est, à cet égard, sans doute la plus stimulante et la plus aboutie méthodologiquement. Après avoir évoqué les conditions historiques imposant, à la Suisse comme au Canada français, la mise en avant d’une « vitrine littéraire » nationale, l’auteur s’interroge sur les étiquettes opérant la « nationalisation » littéraire de tel ou tel écrivain (Garneau, Crémazie, etc.). Reconstruisant les modalités de leur apparition, il met en évidence leur force performative, mais aussi leur caractère contingent. Réalisant l’alliance entre un examen du donné sociohistorique et une analyse des constructions discursives des représentations sur le littéraire, le comparatisme de D. Saint-Jacques laisse entrevoir bien d’autres possibilités d’investigations.
Ce type de comparatisme rejoint d’ailleurs une autre des voies prioritaires tracées par les éditeurs dans leur présentation (mais finalement faiblement représentée dans les contributions), à savoir « l’étude des processus de construction du littéraire » (p. 11). Comment les contenus auxquels renvoient les termes littérature, ou littérature nationale, sont-ils construits, balisés, transmis ; dans quelle mesure ces processus divergent ou convergent d’une société à l’autre : telles semblent être les interrogations les plus novatrices formulées par les éditeurs et par certains de leurs contributeurs.
Dans cette perspective, la principale référence convoquée est l’ouvrage de D. Maggetti, L’Invention de la littérature romande 1830–1910 (1995). Outre, bien sûr, l’auteur lui-même dans sa propre contribution, M. Lemire, J. Meizoz, D.L. Parris et D. Saint-Jacques se réclament de la démarche constructiviste entreprise par le critique suisse pour mettre au jour les ficelles cachées du grand récit sur la littérature – ou de l’un de ses chapitres. Plusieurs s’accordent ainsi pour reconnaître le caractère performatif de la parole institutionnelle. Dans des conditions énonciatives particulières, celle-ci est en effet à même d’agir sur nos représentations – fussent-elles parcellaires – du littéraire. Refusant de manipuler simplement les objets d’un canon bien labile, ces auteurs entreprennent ainsi une remise en question du processus de canonisation, notamment à travers le démontage de ses catégories fondamentales, comme celles de littérature ou d’écrivain nationaux.
En parallèle à ces contributions directement inspirées du travail de D. Maggetti, Claire Jacquier propose une forme de méta-critique assez semblable, mais davantage centrée sur la période contemporaine, dont elle interroge les modes de lecture et les schémas interprétatifs. Elle s’emploie notamment à montrer l’empreinte de la pensée postmoderne et invite à relativiser l’emploi de catégories critiques telles que le « métissage linguistique » ou le mythe de la « justesse expressive ».
On voit ainsi se dessiner en filigrane une certaine perspective d’investigation commune à plusieurs critiques de la francophonie-nord. On notera ici l’absence, pour la littérature québécoise, d’un travail d’envergure semblable à celui entrepris par D. Maggetti sur la littérature romande. Nul doute que ce genre d’étude parallèle (tout à fait envisageable également pour la littérature belge) constituerait le pas décisif vers un comparatisme rigoureux et fécond, servi par un appareil terminologique adapté aux opérations critiques qu’il s’agirait d’objectiver et de comparer.
On regrettera que l’unité et l’originalité de ces différentes démarches n’apparaissent pas plus clairement dans l’ordonnance de l’ouvrage. Certes, regrouper un ensemble de contributions résolument méta-critiques aurait accentué le fossé qui les sépare des articles plus traditionnels, dont les conceptions du littéraire sont parfois aux antipodes de celles à peine évoquées. Il n’empêche qu’une section comme celle « Du grand écrivain » aurait tout à fait pu être intégrée à celle consacrée à la « nation littéraire », elle-même trouvant sa place dans la problématique du traitement historiographique. De tels regroupements auraient sans doute évité une certaine atomisation des axes de recherche, qui ne peut qu’affaiblir la portée comparatiste de l’ouvrage.
En dépit de cette table des matières trop fragmentée, le paratexte proposé reste de très grande qualité. Outre les quelques pages de présentation de début de volume, les articles sont introduits par un paragraphe de synthèse et tous pourvus d’une bibliographie. Chaque référence est par ailleurs reprise en fin de volume, avec renvoi aux auteurs qui l’ont utilisée. On soulignera encore l’utilité d’une annexe dressant un « portrait statistique » des ensembles littéraires étudiés, fournissant ainsi un support idéal à la lecture de plusieurs des contributions.
Ces détails ne sont pas les seuls éléments qui rendent particulièrement stimulante la lecture de ces actes. Dans un champ des études francophones en plein questionnement méthodologique, les contributions rassemblées par M. Doré et D. Jakubec proposent plusieurs possibilités de renouvellement, tout en laissant apparaître les obstacles que rencontrent encore les tentatives de comparatisme des francophonies littéraires.