Voilà une dizaine d’années, Maurice Lemire s’interrogeait sur « la formation de l’imaginaire littéraire au Québec » en analysant un corpus constitué principalement des classiques du XIXe siècle. Il montrait comment l’imagination populaire, plus prompte que la savante à se canadianiser, nourrissait cette dernière et lui permettait de se définir. Cette tension entre les deux imaginaires, Lemire la retrouve aujourd’hui à propos du mythe américain (pris au sens continental du Nouveau Monde, comme au sens plus étroit des États-Unis). Se demandant comment les Canadiens se sont approprié le continent, il fait porter sa recherche sur une longue durée, allant des écrits de Champlain à l’aube du XXe siècle. À propos des mythes et de l’imaginaire, Lemire s’appuie principalement, comme dans l’ouvrage précédemment cité, sur les travaux de Gilbert Durand et de Northrop Frye. Sont également convoqués les incontournables Gaston Bachelard et Carl Gustav Jung. Dans une introduction sur les rapports entre archétype, imaginaire et réalité dans l’oeuvre littéraire, Lemire explore l’idée d’un imaginaire particulier à une culture et recherche la façon dont « l’imaginaire populaire » serait parvenu jusqu’à la littérature. En relisant les Voyages de Samuel de Champlain, de 1603 à 1607, l’auteur observe une attitude nouvelle chez l’Européen aux prises avec le nouveau continent. Contrairement aux voyageurs-écrivains de son époque, il décrit ce qu’il voit plus qu’il ne le commente à la lumière d’autres récits, d’autres visions ; moins « littéraire » que ses prédécesseurs, Champlain rend compte de ses découvertes en vue de faciliter l’exploitation du territoire. Faisant rarement preuve d’imagination, il cartographie un pays à coloniser. L’altérité du sauvage ne le touche guère et les préjugés abondent. « C’est la vision du monde d’un marin sans trop d’imagination », conclut Lemire qui saute ensuite à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe pour examiner comment les Canadiens se réinventèrent un imaginaire. On regrette un peu cette ellipse dans le parcours et l’impasse ainsi faite à la canadianisation progressive des esprits tout au long de la Nouvelle-France. Après les « générations d’analphabètes qui suivirent la Conquête », opine Lemire, une forme de sevrage s’opère, qui autonomise leur imaginaire. C’est alors qu’apparaîtrait le clivage entre la culture populaire et la culture savante que dispenseront les collèges classiques. Entre la « réalité première » que vit « le peuple » et la « réalité seconde » élaborée par les élites, un fossé se creuse. Le développement de l’imprimé conduit l’appareil clérical à contrôler les productions en mettant en garde le public contre l’imaginaire de l’ancienne métropole. C’est, commente Lemire dans un style qu’il affectionne, « Jonas menaçant Ninive des foudres célestes […] ». Cette appréciation de l’écart entre les deux cultures reste assez convenue et ne tient nullement compte des analyses plus nuancées que proposent depuis quelques années des historiens de la culture comme Gérard Bouchard et Yvan Lamonde. Sur Aubert de Gaspé fils ou Patrice Lacombe, Lemire s’en tient volontiers aux déclarations de principe émises dans le paratexte par les auteurs ou les éditeurs, sans toujours noter l’écart entre ces prises de position et la complexité des visions charriées par les premiers romans canadiens. L’importance donnée au programme littéraire de Casgrain conduit Lemire à sous-estimer, selon moi, des contre-courants comme l’Institut canadien de Montréal et certaines dissonances narratives. Il me semble qu’entre le code socioculturel dominant et les stratégies d’écriture imaginées par les auteurs, une tension s’opère alors, qui procure aux oeuvres une densité et un intérêt bien réels. Tout se passe (p. 85) comme si l’auteur n’accordait pas aux écrivains canadiens la capacité de jouer avec la censure pour combler les …
Maurice Lemire, Le mythe de l’Amérique dans l’imaginaire canadien, Québec, Nota bene, 2003, 238 p.[Record]
…more information
Bernard Andrès
Département d’études littéraires,
Université du Québec à Montréal.