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Auparavant, il était difficile de s’imaginer que les anglophones du Québec puissent constituer une minorité. De fait, pendant des siècles, ils ont fait partie de la majorité linguistique du Canada et de l’Amérique du Nord. À partir de 1759, ils ont été à la tête de la plupart des entreprises privées qui dominaient l’économie de la province. Les anglophones, toutefois, ne formaient pas un groupe très homogène. Il y avait énormément de différences entre les dirigeants d’entreprises, la classe moyenne relativement importante et les travailleurs manuels, entre les protestants, les catholiques et les Juifs, de même qu’entre les résidants établis depuis longtemps au Québec, les résidants de passage en provenance d’autres provinces canadiennes et les nouveaux immigrants en provenance d’autres pays, qui semblaient souvent plus portés à apprendre l’anglais que le français. Ce n’est qu’à partir des années 1970, surtout à l’époque de l’élection du premier gouvernement du Parti québécois en 1976, que l’on a commencé à considérer les anglophones comme une minorité au Québec (Arnopoulos et Clift, 1979 ; Caldwell et Waddell, 1982).

Cet article a été écrit avant les élections qui ont porté au pouvoir le parti libéral de Jean Charest et avant les référendums de 2004 permettant aux municipalités de se retirer des nouvelles villes fusionnées. Rien dans le processus de démembrement ne vient mettre en cause l’analyse que l’article développe. Cependant, la décision du maire Peter Trent de ne pas accepter le rapport Bernard en octobre 2000 apparaît aujourd’hui sous un tout autre éclairage. Ce choix fut décisif pour la suite des choses, mais pour une raison différente de celle que proposée plus bas. La décision fut déterminante parce que, si Trent avait entériné le rapport Bernard et si le processus de fusion avait été conduit selon les termes définis par Bernard avec l’accord de Trent, il est fort probable que le mouvement de démembrement ne se serait pas produit, du moins sur l’Île de Montréal. En juin 2004, le démembrement a été approuvé dans les onze municipalités comprenant une majorité anglophone, énumérées dans le tableau 1, ainsi qu’à Mont-Royal, Sainte-Anne-de-Bellevue et Montréal-Est.

Compte tenu des controverses récentes au sujet de la fusion à Montréal, on aurait pu s’attendre à ce que soit menée une analyse approfondie du lien qui unit les anglophones du Québec et les municipalités où ils sont majoritaires. Or, ce n’est pas le cas (Fischler et Wolfe, 2000 et Quesnel, 2000). Il semble que j’aie été le seul universitaire à me pencher sur la question. Dans mon livre Governing the Island of Montreal. Language differences and Metropolitan Politics, paru en 1985, j’ai fait les observations suivantes relativement aux municipalités de banlieue anglophones de l’île de Montréal :

Comme la plupart étaient relativement fortunées, elles avaient les moyens de s’offrir des services municipaux de haut niveau, particulièrement dans les domaines de la police, des bibliothèques, des parcs et des loisirs. L’existence de municipalités anglophones indépendantes dans l’Ouest de l’île de Montréal constituait, sans aucun doute, l’un des bastions institutionnels les plus importants pour la collectivité anglophone de Montréal […].

Le maire Jean Drapeau n’a jamais semblé comprendre que bon nombre d’habitants de la banlieue, tant francophones qu’anglophones, ne se sentaient pas concernés par la question du prestige municipal et que les anglophones résidant dans de petites municipalités avaient de fortes motivations d’ordre linguistique pour s’accrocher à leurs institutions en apparence insignifiantes et repliées sur elles-mêmes [traduction].

Sancton, 1985, p. 40-41, 96

Dans mon analyse de la raison pour laquelle une forte « alliance suburbaine » engloba toutes les municipalités de banlieue de l’île de Montréal, j’ai affirmé que les résidants des municipalités anglophones « [craignaient] d’être engloutis par la Ville francophone de Montréal et de perdre par le fait même leur position de majorité linguistique ainsi que la structure de gouvernement local responsable, efficace et axé sur les services, qui leur est chère » [traduction] (Sancton, 1985, p. 148).

Pendant plus de quinze ans, ces propos n’ont été ni contestés, ni approuvés. On n’en a tout simplement pas tenu compte, tant dans les études portant sur la politique du Grand Montréal (Bélangeret al., 1998) que dans celles portant sur la minorité anglophone (Scowen, 1991 ; Stevenson, 1999). Au cours des dix dernières années, trois différents rapports parrainés par le gouvernement du Québec ont analysé le fonctionnement de l’administration municipale du Grand Montréal (Groupe de travail sur Montréal et sa région, 1993 ; Groupe de travail sur Montréal et sa région, 2000a ; Groupe de travail sur Montréal et sa région, 2000b). Aucun de ces rapports ne mentionnait l’existence de majorités anglophones dans certaines municipalités. Lorsque l’Assemblée nationale a tenu des audiences au sujet du projet de loi 170 (la loi sur les fusions) vers la fin de l’année 2000, nul groupe participant ne représentait les anglophones. De fait, Alliance Québec, le groupe de pression principal pour la défense des intérêts des anglophones du Québec, n’a pas été autorisé à faire de présentation orale (Alliance Québec, 2000).

Pendant les débats qui ont eu lieu autour du projet de loi 170 (novembre et décembre 2000), les municipalités francophones et anglophones sont demeurées très unies, perpétuant ainsi l’« alliance suburbaine » que j’ai décrite dans Governing the Island of Montreal. Cette alliance a bien fonctionné car les maires de banlieue anglophones et francophones ont mis de côté les différences linguistiques, leur cause commune reposant sur la nécessité de conserver l’autonomie municipale. Après l’adoption de la loi 170, l’alliance s’est brisée, mais pas uniquement pour des raisons d’ordre linguistique. Cette rupture s’explique par le fait que certains maires de banlieue tentaient de se placer en position favorable pour obtenir un poste dans l’administration de la nouvelle Ville de Montréal, tandis que d’autres incitaient à une opposition politique accrue. Par ailleurs, la contestation judiciaire a également contribué à la division. L’avocat de Baie-d’Urfé, Guy Bertrand, a estimé à juste titre que le meilleur moyen de contester la fusion, du point de vue juridique, était de déclarer que les droits linguistiques du groupe minoritaire des anglophones, qui sont garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, avaient été violés.

Pour préparer son argumentation, Bertrand a recruté différents universitaires, dont je faisais partie, à titre de témoins experts. MM. Jacques Henripin, Raymond Breton et Jean-Claude Marsan – des universitaires particulièrement reconnus dans leur domaine de compétence, respectivement la démographie, la sociologie et l’urbanisme – ont établi pour Me Bertrand des affidavits étonnants, vu leur portée considérable. Voici un extrait de celui de M. Henripin :

Avec les écoles et les universités, l’instrument le plus efficace et le plus sûr pour assurer aux anglophones leur droit de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle, c’est un ensemble de municipalités où, de concert avec les francophones et d’autres minorités, ils peuvent avoir une influence décisive.

cité dans Bertrand, 2001, p. 59

M. Breton, pour sa part, est parvenu à la conclusion suivante :

Je suis convaincu que l’abolition du gouvernement local de Baie-d’Urfé comme des autres gouvernements locaux des villes majoritairement anglophones du Québec mettra en péril le patrimoine culturel de la collectivité anglo-québécoise, ce qui pourrait entraîner des conséquences néfastes pour la génération présente et les générations à venir […].

cité dans Bertrand, 2001, p. 64

M. Marsan a fait l’observation suivante :

La présence dans l’île de Montréal de municipalités majoritairement anglophones fait partie de l’héritage anglophone du Québec et constitue un trait distinctif de ce territoire montréalais, contribuant à sa diversité et à sa richesse naturelle.

La très grande majorité de ces municipalités […] se caractérisent par une qualité d’aménagement urbain et architectural propre à elle et distinct de la plupart des villes à majorité francophone.

cité dans Bertrand, 2001, p. 55

L’objectif du présent article est de situer ces observations dans une perspective plus large et de tenter de voir dans quelle mesure elles sont justifiées.

Les municipalités anglophones

En 1996, Québec comptait 61 municipalités dont la majorité de la population utilisait l’anglais comme langue principale à la maison. Onze étaient situées sur le territoire de la Communauté urbaine de Montréal (CUM), question qui fera d’ailleurs l’objet d’une attention particulière un peu plus loin. Dix-sept se trouvaient dans la municipalité régionale de comté (MRC) de Pontiac, dont la municipalité la plus populeuse était celle de Shawville (1 600 habitants) ; six se trouvaient dans la MRC de Memphrémagog (qui comprend entre autres les municipalités de Stanstead, Ayer’s Cliff et Hatley) et quatre étaient situées dans la MRC de Brome-Missisquoi, dont la municipalité la plus populeuse était celle de Lac-Brome (5 000 habitants). À l’extérieur de la CUM, les seules autres municipalités de cette envergure étaient celles de Hudson, dont la population était d’un peu moins de 5 000 habitants, et celle de Lennoxville, avec une population d’un peu plus de 4 000 habitants. Il y avait également de petites municipalités à majorité anglophone dans les MRC d’Argenteuil, de Bonaventure (entre autres la municipalité de New Carlisle), de la Vallée-de-la-Gatineau, du Haut-Richelieu, du Haut-St-Laurent et des Îles-de-la-Madeleine. Enfin, mentionnons les trois municipalités à forte majorité anglophone sur la rive nord du golfe du Saint-Laurent, soit Blanc-Sablon, Bonne-Espérance et Côte-Nord-du-Golfe. Leur population totale n’était cependant que de 4 900 habitants (Canada, 1999).

Contrairement aux municipalités situées dans d’autres provinces ou pays occidentaux, les municipalités du Québec n’ont que très peu de pouvoirs dans les domaines qui ont trait au « mode de vie », pour reprendre l’expression utilisée par Oliver Williams (1971, p. 59). En effet, l’éducation, les services sociaux et la santé ne relèvent pas des municipalités. Au Québec, les parents peuvent donc participer à la vie scolaire de leurs enfants, profiter des services de garderies subventionnées et obtenir une consultation au CLSC pour eux sans que le gouvernement municipal local ne soit sollicité d’aucune façon. Les municipalités du Québec sont donc limitées en grande partie à ce que Williams désigne sous le nom de « services d’entretien » – routes, circulation, approvisionnement en eau, égouts, collecte et élimination des ordures – services qui ne requièrent qu’une communication relativement faible entre les autorités municipales et les citoyens. Il existe cependant deux services municipaux au Québec où la langue semble jouer un rôle plus important : les activités culturelles (y compris les bibliothèques) et les loisirs. Dans le domaine des loisirs, on pourrait s’attendre à ce que les anglophones des municipalités anglophones souhaitent conserver la gestion de leurs programmes récréatifs pour pouvoir veiller à ce que l’anglais continue d’être utilisé pour l’administration et pour l’instruction. Mais il n’y a certainement pas lieu de croire que les municipalités anglophones investissent une somme inférieure ou supérieure dans les loisirs, comparativement aux municipalités francophones ; on peut cependant formuler l’hypothèse selon laquelle, toutes choses étant égales, les municipalités anglophones investissent une somme plus élevée, afin de renforcer la position de la culture anglophone minoritaire. Mais un tel argument peut tout aussi bien être réfuté, puisque les anglophones du Québec ont facilement accès à la culture anglophone dominante de l’Amérique du Nord et n’ont pas besoin du concours des municipalités pour ce faire.

Dans le tableau 1 figurent toutes les municipalités de la CUM en fonction du nombre d’habitants ayant indiqué l’anglais comme langue la plus utilisée à la maison en 1996, ainsi que les dépenses par habitant pour chaque municipalité dans les domaines des activités récréatives et culturelles en 1998. Les dépenses pour les activités culturelles varient beaucoup d’une municipalité anglophone à l’autre. Par exemple, en 1998, Pointe-Claire y a investi 122 $ par habitant, tandis que Dorval et Hampstead n’ont alloué que 6 $. (À l’extérieur de la CUM, Lennoxville a investi 28 $ [Québec, 2000a].) Le chiffre correspondant était de 31 $ pour la Ville francophone d’Outremont. À la lumière de ces chiffres, il est peu probable que les habitudes de dépenses varient de façon importante entre les municipalités anglophones et francophones. Même si c’était le cas, il serait difficile d’isoler le facteur de la richesse des autres facteurs ayant un effet sur la somme allouée aux dépenses : en 1996, toutes les municipalités anglophones de la CUM avaient un revenu familial médian supérieur à celui de l’ensemble de la CUM (Canada, 1999). Finalement, le degré de variation observé laisse croire que les différentes municipalités n’ont probablement pas tout à fait la même définition des activités culturelles, ce qui discrédite une bonne partie des données que l’on possède sur les dépenses municipales. Pour mieux saisir l’importance que revêt le gouvernement municipal pour les anglophones du Québec, nous aborderons maintenant les débats récents à propos des regroupements municipaux, particulièrement à Montréal.

Tableau 1

Municipalités de la Communauté urbaine de Montréal en fonction du nombre de résidants ayant indiqué l’anglais comme langue parlée à la maison en 1996 et des dépenses par habitant pour les activités récréatives et les activités culturelles en 1998

Municipalités de la Communauté urbaine de Montréal en fonction du nombre de résidants ayant indiqué l’anglais comme langue parlée à la maison en 1996 et des dépenses par habitant pour les activités récréatives et les activités culturelles en 1998
Sources : Les données démographiques (pour 1996) sont tirées de Canada (1999) ; les données relatives aux dépenses (pour 1998) sont tirées de Québec (2000a).

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La place de la question linguistique dans le débat sur les fusions

Pour analyser la portée de la question linguistique dans le débat sur les fusions, il faut prendre en considération deux domaines différents, soit les domaines politique et juridique. Il serait faux de croire que les questions de droit n’ont été soulevées que dans le cadre de l’action en justice intentée après l’adoption de la loi 170 par l’Assemblée nationale. En réalité, les bases de l’éventuelle action avaient été jetées, particulièrement dans le cas de Baie-d’Urfé, des mois avant que la loi ne soit adoptée. Toutefois, dans l’analyse qui suit, nous tenterons de traiter d’abord de la question politique, et ensuite de l’aspect juridique.

En 1999, le maire de Montréal, Pierre Bourque, multipliait déjà les efforts pour atteindre son but, qui était de regrouper toutes les municipalités de l’île de Montréal en une nouvelle Ville de Montréal. Les banlieues – tant francophones qu’anglophones – s’y opposaient. La dynamique politique était presque identique à celle du temps de M. Drapeau, alors maire de Montréal, lorsqu’il avait tenté une expérience semblable dans les années 1960. La différence principale était qu’il y avait, au sein du gouvernement du Québec et des municipalités anglophones, une conscience accrue des questions linguistiques. Le gouvernement du Québec craignait que la nouvelle Ville fusionnée de Montréal ne comporte qu’une majorité extrêmement faible de francophones et que cette dernière soit dominée sur le plan politique par des non-souverainistes déclarés, ou même par des partitionnistes qui pourraient menacer de vouloir séparer Montréal d’un Québec nouvellement indépendant (Gagnon, 1999). La banlieue anglophone, pour sa part, craignait qu’en vertu de la Charte de la langue française du Québec, ses territoires ne perdent leur statut bilingue s’ils venaient à être engloutis par une ville à majorité francophone. Dans le milieu des années 1960, la souveraineté, la partition et les lois linguistiques n’étaient pas des enjeux politiques sérieux ; à la fin des années 1990, elles l’étaient devenues.

Cependant, ces questions ne pouvaient pas être soulevées par des politiciens issus des partis traditionnels, qu’ils soient francophones ou anglophones, ou des paliers provincial ou local. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’en est pas fait mention dans les rapports officiels, y compris dans le rapport Bédard sur la fiscalité municipale (Groupe de travail sur Montréal et sa région, 1999), qui recommandait une réduction considérable du nombre des municipalités sur l’île de Montréal, mais pas une fusion complète. Ce type de proposition comportait au moins un problème d’ordre linguistique, bien qu’inexprimé, qui résidait dans la nécessité d’avoir à fusionner quelques municipalités à majorité francophone de l’Ouest de l’île pour former une nouvelle municipalité populeuse à majorité anglophone. Concrètement, du point de vue politique, c’était tout simplement impensable.

La question, évidemment, était que la fusion complète semblait tout aussi impossible. Ce fait a été confirmé en juin 1999, lorsque le premier ministre, Lucien Bouchard, et la ministre des Affaires municipales, Louise Harel, ont tous deux rejeté catégoriquement le plan qu’appuyait le maire Bourque. Le premier ministre Bouchard aurait d’ailleurs dit : « Une île, une ville, ce n’est pas dans le portrait pour nous. Mais on sait cependant qu’on ne peut laisser la situation telle qu’elle est là » (Lévesque, 1999). Une restructuration modeste, qui aurait par exemple regroupé les municipalités de Westmount et d’Outremont avec la Ville de Montréal, aurait pu convenir à ceux qui souhaitaient renforcer la ville-centre sur les plans social et économique, mais elle aurait également été perçue par beaucoup comme une mesure arbitraire et provisoire qui ne pourrait se réaliser qu’à un coût politique très élevé.

En septembre 1999, l’option de la fusion complète était revenue sur le tapis. À l’instar du premier ministre Harris en Ontario, qui avait promis d’agir concernant l’organisation territoriale municipale dans la région de Toronto (Sancton, 2000, p. 134), le premier ministre Bouchard a de nouveau envisagé l’option de la fusion après avoir constaté l’opposition de ses propres députés des banlieues périphériques à l’idée d’un gouvernement fort élu directement pour toute la région de Montréal (Thompson, 1999). En avril 2000, dans le cadre de son livre blanc sur la réforme municipale, le gouvernement a nommé des présidents de comités consultatifs sur les structures municipales de Montréal, de Québec et de l’Outaouais. C’est Louis Bernard qui était président du comité portant sur Montréal.

Le rapport de M. Bernard a été rendu public le 11 octobre 2000. Malgré le fait qu’il recommandait la création d’une seule Ville de Montréal sur tout le territoire de l’île, le rapport stipulait qu’il était important « de préserver le lien entre les citoyens et leur environnement politique immédiat, de renforcer le sentiment d’appartenance à un milieu de vie et de favoriser le développement des diversités sociales et culturelles » (Québec, 2000b, p. 6). La nécessité de « préserver les racines culturelles et historiques des diverses communautés » (p. 7) y était également mentionnée. Le rapport ne faisait toutefois aucune allusion explicite à la question linguistique.

Le rapport Bernard a entraîné des répercussions politiques décisives sur les grandes municipalités de banlieue de Montréal, surtout sur les municipalités anglophones, car il dépassait largement les prévisions pour ce qui était de satisfaire aux revendications des banlieues. M. Bernard proposait la création de 27 arrondissements, dotés de conseil ayant le pouvoir de gérer une vaste gamme de services de proximité et de percevoir l’impôt foncier sur le territoire de l’arrondissement pour financer ces mêmes services. Les arrondissements qui étaient autrefois des banlieues autonomes pouvaient même conserver le pouvoir de négocier les conventions collectives avec leurs syndicats, disposition qui a provoqué du mécontentement chez les syndicats de Montréal. C’était la première fois dans l’histoire municipale canadienne qu’une proposition sérieuse de fusion impliquait une aussi grande décentralisation politique et financière. En fait, la critique la plus justifiée du plan Bernard, c’était qu’il supposait en réalité la création d’un système à trois paliers de gouvernement local pour l’île de Montréal : la Communauté métropolitaine de Montréal nouvellement créée sur le territoire de la région métropolitaine, la nouvelle Ville de Montréal sur l’île et les 27 arrondissements.

Le rapport Bernard a provoqué une division au sein des municipalités de banlieue de Montréal. Contrairement à de nombreux autres maires de banlieues à majorité francophone, le maire de Westmount, Peter Trent, a fait savoir qu’il s’opposait catégoriquement au plan Bernard, principalement parce qu’il craignait que les municipalités de banlieue ne perdent leur personnalité juridique distincte[1]. Selon lui, quel que soit le degré d’autonomie d’abord conféré aux arrondissements envisagés, il diminuerait inévitablement avec la création de la Ville fusionnée de Montréal. Cette décision du maire Trent était probablement la décision la plus importante jamais prise par le maire d’une municipalité anglophone au Québec. Elle excluait pour ainsi dire la possibilité pour les majorités territoriales anglophones de l’île de Montréal de conserver leur pouvoir de taxation pour être en mesure de fournir les services publics de proximité. Cependant, il est important de faire remarquer que le maire Trent, même à ce stade du débat politique, n’a jamais laissé entendre que la fusion était liée de quelque façon que ce soit aux droits des anglophones. Il a plutôt continué de dénoncer la menace que représentait la fusion pour un gouvernement local efficace, démocratique et axé sur la collectivité.

Le 15 novembre 2000, le gouvernement a dévoilé le contenu du projet de loi 170, qui prévoyait que les arrondissements n’auraient aucun pouvoir de taxation ni droit de signer des conventions collectives. Il semble que le premier ministre Bouchard ait décidé qu’il lui était impossible de s’occuper simultanément de l’opposition exprimée par les syndicats et par la banlieue (Milner et Joncas, 2002). Lorsque des municipalités de banlieue comme Westmount se sont opposées au rapport Bernard aussi vigoureusement que les syndicats de Montréal, il n’est pas surprenant que le premier ministre Bouchard ait décidé d’aller chercher à tout le moins un soutien politique considérable en donnant satisfaction aux syndicats et en limitant l’autonomie des arrondissements. Malgré tout, même sans pouvoir de taxation ni autorité sur les conventions collectives, les arrondissements se sont vu conférer un droit de regard sur les services de proximité plus important que celui de corps administratifs similaires créés à la suite des regroupements à Winnipeg, à Halifax et à Toronto. À Ottawa et à Hamilton, il n’y a pas eu la moindre décentralisation politique.

C’est aussi à ce moment que la question linguistique a commencé à être débattue sur la place publique. Le gouvernement a annoncé que les arrondissements qui avaient jusque-là fait partie d’une municipalité anglophone conserveraient leur statut bilingue en vertu de la Charte de la langue française. Pour ce faire, les territoires des municipalités francophones de l’Ouest de l’île devaient être regroupés en un seul arrondissement, même s’ils n’étaient pas attenants. Par ailleurs, l’article du projet de loi 170 portant sur Montréal commençait par la déclaration « Montréal est une ville de langue française ». Ensemble, ces différentes dispositions témoignaient du soin que le gouvernement avait mis à tenter de concilier les nombreux impératifs d’ordre linguistique auxquels il était confronté, qui provenaient aussi bien de l’intérieur du Parti québécois que de la minorité anglophone.

Tandis que le gouvernement se préparait à rendre ses décisions publiques, la Ville de Baie-d’Urfé annonçait la stratégie juridique dont elle userait pour contester celui-ci. Cette stratégie, mise au point par l’avocat de la Ville, Guy Bertrand, renvoyait très clairement à la notion de langue et même à celle de « communauté distincte ». Le 14 novembre 2000, le conseil municipal de Baie-d’Urfé votait à l’unanimité en faveur de la tenue d’un référendum où les citoyens auraient à répondre aux deux questions suivantes :

  1. Êtes-vous d’accord que les citoyens de Baie-d’Urfé forment une communauté distincte sur le plan historique, social et culturel ?

  2. Si oui, le gouvernement du Québec peut-il, unilatéralement, dénier à cette communauté le droit inaliénable de déterminer son statut politique, sous la forme d’une communauté locale, et d’assurer librement son développement économique, social et culturel ?

Bertrand, 2001, p. 47

Peu de temps après, 97 pour 100 des électeurs ont répondu « oui » à la première question et « non » à la deuxième. Il s’agissait du coup d’envoi d’une stratégie visant à faire évoluer la question des fusions : autrefois relative à l’organisation municipale (toujours reconnue pour être de compétence provinciale), elle devait désormais porter sur les droits linguistiques des minorités (sujet traité de façon très claire dans la Charte canadienne des droits et libertés, et donc d’un intérêt capital pour les tribunaux).

Environ au même moment, Jean-Robert Sansfaçon, dans un article du Devoir, analysait ainsi l’opposition des anglophones à la politique de regroupement du gouvernement :

Si […] la communauté anglophone rejette la fusion aussi massivement, ce n’est pas tant à cause du risque de hausse du fardeau fiscal, risque largement exagéré, mais surtout parce qu’elle en est venue, avec le temps, à considérer ses gouvernements municipaux comme des lieux de défense de ses intérêts linguistiques, voire de sa conception politique du Canada. On se souviendra de ces résolutions adoptées par les élus de plusieurs municipalités anglophones, prônant la partition de leur ville si le Québec devenait indépendant […]

Mais voilà, ni la Constitution ni les lois de ce pays ne prévoient un tel rôle pour les municipalités. De plus, le projet de loi sur les fusions, comme bien d’autres lois du Québec, protège adéquatement les droits fondamentaux de la communauté anglophone.

Sansfaçon, 2000

Un article de Don Macpherson paru deux jours plus tard dans The Gazette exprimait une opinion différente :

La loi sur les fusions n’est pas une attaque incisive contre la collectivité anglophone. La plupart des anglophones du Québec ne vivent pas dans les banlieues officiellement bilingues, et la majorité des habitants de la banlieue qui deviendront résidants des cinq futures mégavilles de la province [Montréal, Québec, Longueuil, Gatineau et Sherbrooke] sont francophones.

Mais contrairement aux affirmations du gouvernement et de quelques chroniqueurs francophones, selon lesquelles les fusions ne causeront aucun préjudice à la collectivité anglophone, cette loi réduira immédiatement la présence et l’influence politique des anglophones au Québec.

Les municipalités qui sont dirigées par une majorité non francophone à l’heure actuelle seront assimilées dans une ville administrée par des francophones […] Il n’y aura plus de maires de banlieue anglophones sur l’île, et il y aura beaucoup moins de conseillers municipaux anglophones [traduction].

Macpherson, 2000

Malgré le fait que la question linguistique avait alors clairement fait son entrée dans les débats, il n’en était aucunement fait mention pendant les audiences au sujet du projet de loi tenues à l’Assemblée nationale ni pendant les débats de l’Assemblée même. Le groupe Alliance Québec a néanmoins publié un mémoire dans lequel il attire l’attention sur certaines difficultés d’ordre linguistique que cette loi pourrait engendrer. Par exemple, il serait peu probable que les services non décentralisés vers les arrondissements (dont la cour municipale, qui est responsable des contraventions et autres sanctions similaires) soient offerts en anglais et en français, car les arrondissements ne seront pas les employeurs et ne pourront donc pas exiger des nouveaux employés qu’ils soient bilingues (Alliance Québec, 2000).

Sur le plan du droit, les contestations judiciaires amorcées dès l’adoption de la loi ont été vaines. À la Cour supérieure du Québec, le juge Lagacé a fait la déclaration suivante :

[…] dans le présent dossier les municipalités demeurent des « institutions neutres » dont la fonction essentielle ne vise pas la protection d’un groupe particulier […]

En résumé, la Cour ne peut se rallier à la proposition voulant que la Loi 170 soit contraire au principe structurel de protection des minorités. La preuve ne démontre pas l’existence d’une menace réelle ou présumée de ne pas recevoir des services municipaux dans la future Ville de Montréal.

Lagacé, 2001, p. 32-33

Le juge a aussi souligné que cinquante et un pour cent des anglophones de l’île de Montréal vivaient à l’extérieur des vingt municipalités qui contestaient la loi, et que la population anglophone de Montréal était onze fois supérieure à celle de Westmount et cinquante et une fois à celle de Baie-d’Urfé, les deux banlieues anglophones aux premières lignes de cette bataille juridique (Lagacé, 2001, p. 36). Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel du Québec, et la Cour suprême du Canada a quant à elle refusé d’instruire cette affaire, tout comme elle avait refusé de le faire pour la contestation judiciaire de la loi sur les fusions municipales de la Communauté urbaine de Toronto.

Qu’ont perdu les anglophones ?

Selon une première analyse des résultats obtenus lors du recensement du Canada de 2001 (Canada, 2002), il semble qu’au Québec, la municipalité à majorité anglophone la plus populeuse soit celle de Lac-Brome (population de 5 444 habitants). Il est donc raisonnable de conclure qu’en réalité, il n’existe plus aucune administration municipale en secteur urbain dans la province qui soit dirigée par des anglophones sur le plan politique. Dans la nouvelle Ville de Sherbrooke, l’arrondissement de Lennoxville (4 963 habitants en 2001) compte une majorité d’anglophones. Dans la nouvelle Ville de Montréal, cette majorité se retrouve dans les arrondissements suivants : Beaconsfield / Baie-d’Urfé (23 123 habitants en 2001), Côte-Saint-Luc / Hampstead / Montréal-Ouest (42 390), Dollar-des-Ormeaux / Roxboro (53 848), Dorval / L’Île-Dorval (17 706), Kirkland (20 434), Pointe-Claire (29 286) et Westmount (19 727). Deux des présidents de ces arrondissements, Robert Libman (Côte-Saint-Luc / Hampstead / Montréal-Ouest) et Peter Yeomans (Dorval / L’Île-Dorval), font partie des douze membres du comité exécutif de la Ville.

Pour les anglophones vivant dans ces régions, il est primordial de déterminer ce qu’ils ont perdu à la suite de la disparition des municipalités qu’ils dirigeaient au profit d’arrondissements dans la nouvelle Ville de Montréal, et ce qu’ils ont gagné en ayant la possibilité d’avoir une influence plus directe dans la Ville fusionnée. La réponse brève est qu’il est probablement trop tôt pour le savoir. Cependant, l’élément crucial est que les arrondissements n’ont aucun pouvoir de taxation. Par conséquent, ils dépendent entièrement des décisions prises lors de l’adoption du budget de la Ville de Montréal pour leur mode de financement (sauf pour les frais d’utilisation). En faisant abstraction de l’influence que pourraient avoir les anglophones à ce sujet, il est impossible d’imaginer qu’à long terme, cet état des choses puisse se solder autrement que par une dotation égale par personne pour tous les services d’arrondissement.

Ainsi, en considérant la nouvelle Ville de Montréal dans son ensemble, les arrondissements à majorité anglophone seront probablement les plus désavantagés par ce système de péréquation. Cette situation ne sera pas attribuable au fait qu’ils sont dirigés par des anglophones, mais bien au fait que les anciennes municipalités qui forment ces arrondissements avaient en général une capacité fiscale plus importante que la capacité fiscale moyenne de toutes les municipalités fusionnées. Mais, comme il a été noté précédemment, il existait d’énormes différences entre les habitudes de dépenses des anciennes municipalités anglophones, même chez les plus fortunées. Certaines, comme Westmount, consacraient des sommes élevées aux services de proximité, contrairement à d’autres, comme Hampstead. À long terme, les résidants de Westmount verront à coup sûr une diminution de la qualité de leurs services, tandis que ceux de Hampstead constateront une augmentation, et ce indépendamment de leurs préférences respectives. On ne peut donc pas citer en exemple un service municipal en particulier et affirmer que l’ensemble de la collectivité anglophone a subi un préjudice en raison de la fusion. D’ailleurs, comme il a déjà été mentionné, les anglophones vivant dans l’ancienne Ville de Montréal étaient plus nombreux que dans les anciennes municipalités de banlieue de l’île. Or même dans ces dernières, les anglophones n’ont pas perdu la capacité de prendre des décisions communes au nom de leur collectivité, mais plutôt la capacité de prendre des décisions différentes au nom de divers groupes d’anglophones, selon leur lieu de résidence.

Le même argument s’applique d’ailleurs aux francophones vivant dans les anciennes banlieues à majorité francophone de l’île. Ils ont eux aussi perdu la liberté de décider du montant des taxes et du niveau des services offerts dans leur région. Par contre, le fait que le milieu linguistique entourant la politique et les services municipaux des francophones ait peu changé constitue une différence importante même si, en théorie, les choses sont aussi restées relativement les mêmes dans les banlieues anglophones. Cependant, un coup d’oeil au site Internet de Montréal s’avère instructif. Un an après la création de la nouvelle Ville, un résidant anglophone de Beaconsfield, par exemple, s’apercevra que la version anglaise de ce site (http://www2.ville.montreal.qc.ca) est encore en grande partie en construction. Il est possible d’obtenir beaucoup de renseignements en anglais à propos des services municipaux offerts par l’arrondissement de Beaconsfield / Baie-d’Urfé, mais seulement si l’utilisateur a une connaissance suffisante du français pour pouvoir explorer le site en profondeur. Pour ce qui est des services offerts par la Ville de Montréal, l’information n’existe tout simplement pas en anglais. Étant donné que l’ancienne Ville de Beaconsfield offrait tous les renseignements concernant les services municipaux aussi bien en anglais qu’en français, les résidants anglophones de Beaconsfield qui préfèrent recevoir l’information en anglais se voient aujourd’hui lésés.

Bien entendu, il serait facile de régler ces préoccupations d’ordre linguistique en faisant du nouveau Montréal une ville totalement bilingue aux yeux du monde. Par contre, une telle initiative nécessiterait vraisemblablement des modifications à la Charte de la langue française, ce qui est très improbable, quel que soit le parti politique au pouvoir à Québec.

Outre la question linguistique, le fait est que les fusions forcées ont enlevé aux collectivités régionales de la province de Québec le pouvoir de faire des choix collectifs en ce qui a trait au montant des taxes et au niveau des services de proximité. Il est vrai que de nouvelles collectivités politiques plus grandes ont vu le jour, et que des possibilités nouvelles et différentes leur sont maintenant offertes, qui n’auraient pu l’être autrement. Cependant, dans la mesure où les anglophones du Québec forment un type de collectivité ayant des intérêts politiques distincts, on peut difficilement considérer que collectivement, ils n’ont subi aucun préjudice en raison des fusions.

Les municipalités anglophones n’ont jamais été d’une importance capitale pour la protection et la promotion de la vie sociale et culturelle des anglophones du Québec. Mais elles avaient un certain poids politique car elles permettaient à des groupes d’anglophones de faire des choix communs en matière de politique pour l’ensemble de leur collectivité. La disparition de cette réalité dans les régions urbaines, en particulier à Montréal, a fait en sorte que les anglophones de la province ont subi un préjudice politique considérable ; aujourd’hui, les seules institutions publiques dont ils élisent les représentants – du moins pour les anglophones en milieu urbain – sont les commissions scolaires de langue anglaise. Pour une minorité, le fait d’avoir un droit de regard sur les écoles locales revêt sans aucun doute une plus grande importance sur les plans social et culturel que la possibilité de gérer les services offerts par les municipalités du Québec. Mais peu de gens ont un sentiment d’appartenance envers une collectivité politique locale dont le territoire est délimité par une commission scolaire. Les citoyens définissent leur identité politique, du moins en partie, par la municipalité où ils habitent. La disparition des municipalités urbaines dirigées par des anglophones rend donc la tâche plus ardue pour un anglophone qui souhaite participer à la vie politique au Québec.