Abstracts
Résumé
La « re-découverte de l’Amérique » dans le roman de voyage et de traversée des frontières, si elle possède des échos du côté de l’actualité et de l’intégration continentale, rejoint des interrogations à l’égard de l’expérience américaine dans son ensemble, tout autant que des interrogations à l’égard de notre capacité d’en rendre compte sur le plan analytique. La « méthode » mise en oeuvre dans ce contexte est essentiellement un moyen d’explorer les diverses facettes de la signification de l’expérience de la subjectivité, une possibilité d’y trouver un sens lié au dialogue historique quant à l’évolution présente des choses. Aussi cette méthode se doit de franchir certaines frontières disciplinaires pour rendre justice à la signification de son objet. Ce faisant, elle ne « découvre » rien d’autre que les débats constitutifs des disciplines en cause.
Abstract
The re-discovery of America in travel and across-borders novels, themes which are today relevant in the context of continental integration, leads to questions about the whole American experience and how it can best be analytically understood. The ‘method’ we used is meant to explore the varied dimensions of this subjective experience and to establish a historical dialogue about how things have recently evolved. In order to fully grasp this subjective experience, some disciplinary boundaries must be crossed. In doing so the method only reveals debates inherent in the disciplines themselves.
Article body
Notre étude se dira philosophique principalement pour des raisons négatives. En effet elle ne traite ni de linguistique, ni de philologie, ni de littérature, et ne relève d’aucune spécialisation. Quant aux raisons positives, les voici : notre étude se situe dans les sphères limitrophes, aux frontières de toutes les disciplines mentionnées, à leur jointure, à leur croisement.
Mikhaïl Bakhtine, 1984, p. 311
They thought I was a Mexican, of course ; and in a way I am. We were already almost out of America and yet definitely in it and in the middle of where it’s maddest.
Jack Kerouac, 1976, p. 98 et 271
Les circonstances qui ont conduit à l’éclatement des disciplines en sciences humaines, bien qu’elles tiennent en apparence à la recherche d’une plus grande spécialisation et d’une plus grande précision dans la capacité analytique des « domaines » de recherche, tracent le relevé d’une histoire très contemporaine liée à l’unité d’un mouvement qui trouve en réalité son ancrage au XIXe siècle. De fait, au moment même où naît la sociologie, s’épuise la capacité de saisie synthétique de la connaissance au sein d’une unité d’ensemble – système philosophique ou Encyclopédie – alors que commencent à proliférer les possibilités d’ouvrir des champs multiples à des connaissances arrimées à leurs objets spécifiques. De ce double mouvement paradoxal, d’épuisement d’un côté et de prolifération de l’autre, sortira surtout la consolidation des sciences de la nature, dont la méthode dans sa généralité, et pas tellement les objets dans leur spécificité, servira finalement de repère pour la constitution d’un corps unifié de connaissances. Les sciences de la culture, dès lors qu’elles seront en manque de repère fixe permettant la reconnaissance de la spécificité de leur propre projet de connaissance, puiseront plus souvent qu’autrement à la méthode des sciences de la nature (la plupart du temps par le biais de pures analogies objectales) pour s’assurer de la validité de leur démarche – et cela en dehors d’une considération élémentaire à l’égard de la réflexivité pouvant les faire se référer au sujet de la connaissance comme fondement de leurs propres développements[1]. Après plus d’un siècle et demi d’avancées disciplinaires portées à établir des frontières étanches entre les objets, toujours plus précis, découpés dans le sujet à l’étude, au point où l’idée même de « discipline » tend à céder le pas à un surcroît de spécialisation, la question de la pertinence de ces frontières est aujourd’hui remise en cause, notamment du point de vue de la « fertilisation » que les croisements, les débordements et les dépassements de frontières peuvent produire. De ces mélanges sortent de nouvelles perspectives pour la réflexion : métissage et hybridation deviennent les mots à l’ordre du jour, sans toutefois que les horizons respectifs des sciences de la nature et des sciences de la culture en soient toujours clairement dégagés[2]. Ce phénomène traduirait de nouveau l’ambivalence d’un sujet trouvant difficilement la voie de son orientation dans le monde de la connaissance, ainsi que dans le monde historique dans lequel celle-ci prend place.
Je voudrais poser ici le problème de l’analyse d’un type spécifique de littérature romanesque à l’arrière-plan de cette ambivalence présumée d’un sujet. Pour ce faire, je vais examiner certaines recherches menées dans ce domaine propres à l’aune des préoccupations plus générales propres aux frontières disciplinaires. J’entends donner à cet examen une tournure réflexive, en ce sens qu’il engage l’interrogation subjective individuelle dans un dialogue avec des oeuvres, d’abord, avec un contexte social et idéologique ensuite, et plus largement avec un horizon sociohistorique dont il s’agit en fait de prendre la mesure au travers des « objets » étudiés. L’objectif poursuivi est de montrer que la réponse aux interrogations de départ engage la formulation d’une position sociologique disciplinaire qui ne peut se contenter d’être « neutre » et « objective », mais qui est au contraire « informée » subjectivement par chacun des niveaux de questionnements, domaines et disciplines qu’elle doit mobiliser pour mener son entreprise à terme. L’enjeu est tout simplement la mise en forme d’une expression qui sache reconnaître les diverses dimensions du dialogue qu’elle entretient avec son époque, si tant est que cela fait aussi partie de l’entreprise des sciences de la culture au moment où elles s’interrogent sur la subjectivité humaine dans la perspective d’une interprétation sociohistorique sachant reconnaître son caractère évolutif et créatif. En bref, l’enjeu est de revenir, au terme de l’analyse, à la possibilité de synthèse sur laquelle devrait déboucher toute interrogation profonde en sciences humaines, lorsqu’elle saisit le caractère véritablement dialogique de la culture et le caractère réellement dialectique de son fondement symbolique.
1. La littérature de la traversée des frontières, d’hier à aujourd’hui : allers-retours...
J’ai entrepris il y a quelques années un projet de recherche sur la littérature de voyage, plus précisément sur la traversée des frontières que de tels récits mettent souvent en oeuvre, en recensant et en analysant plusieurs dizaines de romans publiés au Québec depuis les années 1960, puis au Canada, aux États-Unis et au Mexique surtout surtout depuis les années 1980. L’idée de départ était – et elle est toujours – d’interroger la question du rapport aux représentations de l’identité culturelle que contiennent ces romans, en supposant que les récits de voyage, de traversée des frontières surtout, mettent nécessairement en cause la rencontre de l’altérité, et permettent peut-être aussi d’envisager la formulation d’une transformation de l’identité culturelle au sein des représentations romanesques. Dans le contexte de la transformation des identités nationales – celui de la mondialisation bien sûr, mais plus spécifiquement celui de l’intégration continentale des Amériques – on pouvait supposer que la littérature abordait ces questions avec une expressivité particulière, ne relevant pas directement des idéologies mises en cause à ce moment (en pouvant toutefois y participer, positivement ou négativement), mais que, puisant dans le répertoire plus vaste des dimensions imaginaires et mémorielles de la culture, la littérature parvenait à formuler des expressions inédites de cette problématique de l’identité.
À ce titre, il est clair que la littérature romanesque possède un double avantage sur d’autres formes d’expressions : d’abord elle permet une très grande liberté dans ce qu’elle met en scène comme contenu imaginaire (personnages, situations, jeux des significations, métaphores, métonymie, etc.), et ensuite elle table tout aussi bien sur une très grande « concrétude » dans ses déterminations, c’est-à-dire que tous les éléments imaginaires qu’elle mobilise sont malgré tout, au travers même du travail de la forme dont ils sont l’objet, très nettement situés sur les plans sociohistorique et symbolique[3]. C’est pour cela, entre autres, que l’on peut considérer le roman, d’un point de vue sociologique, comme une expression en général beaucoup plus profondément « significative » que la simple parole, beaucoup mieux élaborée que cette dernière également[4]. En tant que forme expressive, le roman permet non seulement de comprendre un contexte social et idéologique donné, mais à cause même de la forme qu’il développe, il devient un médium qui transcende nécessairement ce contexte, pour rejoindre des interrogations dépassant très largement, vers le passé et l’avenir, son propre présent. La forme romanesque fait ainsi toujours appel à une tradition littéraire qui est mobilisée, consciemment ou non, par et dans l’écriture. Cela situe donc l’expression romanesque dans un espace de dialogue qui n’est pas seulement « social », mais qui est également « historique ». Bien sûr le roman est issu d’un contexte de production donné et participe tout aussi bien d’un contexte de réception, ce qui le fait de part en part participer à un « dialogue social » où un ensemble de déterminations (individuelles, sociales, idéologiques, formelles, institutionnelles, etc.) se condensent, sur un plan quasiment synchronique ; mais le roman rejoint également un contexte historique qui est celui des traditions littéraires et culturelles, où jouent alors de nouvelles déterminations (stylistiques, poétiques, culturelles, historiques, etc.) qui rattachent cette fois son expression particulière à un ensemble beaucoup plus vaste, à caractère diachronique, où ses frontières initiales sont franchies et où il trouve son espace de résonance plus « universel » (Bakhtine, 1978, p. 85-233). À la limite, le roman contribue ici, comme d’autres expressions complexes, artistiques et scientifiques, à « former » son époque, c’est-à-dire à la distinguer d’autres époques, dans la détermination spécifique des significations qu’il met justement en forme. Mais qu’est-ce que nous apprenons ainsi de l’expression romanesque ? Je vais donner ici quelques exemples du corpus de romans de la traversée des frontières sur lequel j’ai travaillé afin d’avoir une idée plus précise de ce qu’il met en oeuvre[5].
Le choix initial, relativement arbitraire, d’étudier le roman de la traversée des frontières à partir des années 1960, s’explique d’abord par l’idée, assez largement reçue, d’une transformation importante de l’expression culturelle à ce moment, au Québec comme ailleurs en Occident ; la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le contexte de décolonisation des années 1950, qui allait déboucher sur les remises en question de la contre-culture dans les années 1960, fournissent des repères sociétaux et culturels importants pour comprendre des phénomènes qui, à partir de là, viendront nourrir l’expression des transformations effectives largement à l’oeuvre par la suite, dans les années 1980 et 2000. Que ce soit du côté de la critique de la rationalité bureaucratique étatique, s’ouvrant directement sur l’expression de la « contre-culture », ou de celui des revendications à l’égard de l’expression culturelle située en dehors de ses limites strictement nationales, ou encore d’une ouverture à l’égard de préoccupations écologistes, féministes, ou autres, tous ces domaines de l’expressivité sociale trouveront une résonance plus ou moins profonde sur le plan romanesque.
Un des romans phares qui donnent le ton à ce mouvement est justement le On the Road de Jack Kerouac, publié en 1957. Ce qui fait la spécificité de ce roman, en dehors des déterminations « contre-culturelles » qu’il rassemble, c’est d’apparaître véritablement comme un roman de la « re-découverte » de l’Amérique. En effet, toute la description de la société étatsunienne qui est donnée par Kerouac dans On the Road situe les frontières de la vie sociale que la marginalité d’une existence vagabonde peut faire apparaître. Ces frontières sont celles-là mêmes que l’aventure de la route permet de traverser. C’est finalement comme on le sait en sortant littéralement des frontières étatsuniennes, dans un ultime périple qui mène ses protagonistes au Mexique, et plus précisément dans la ville de Mexico, que s’accomplit la « reconnaissance » qui est au fond l’objet de cette quête romanesque[6]. Ici, le roman de voyage apparaît donc comme la possibilité de « re-découvrir l’Amérique », à la fois en deçà et au-delà de l’image qu’en avait fournie une certaine donne idéologique des États-Unis du XXe siècle, dans sa version unifiée, standardisée, aseptisée et hautement idéologisée d’American Way of Life. Sans aller beaucoup plus loin dans l’analyse de ce roman, ce que l’on relève toutefois immédiatement, c’est que l’aventure et le voyage, de même que les frontières auxquelles il s’agit de s’attaquer, et qui doivent être franchies, sont les frontières du monde connu – ou du monde que l’on croyait connu. C’est-à-dire que la découverte de ce qu’il y a « au-delà » des frontières, dans ce cas-ci, c’est la découverte de soi-même, de son identité, mais en tant que cette identité apparaissait problématique parce que recouverte par des limitations symboliques inhérentes aux définitions de l’existence présente. Cette thématique de la découverte de l’identité par le roman de voyage n’est pas nouvelle : en fait, elle est même constitutive du genre ou du chronotope que constitue le roman de voyage depuis ses origines[7]. Ce qui est nouveau en elle cependant, telle qu’elle apparaît au sein de nouvelles déterminations, c’est que cette découverte se fait en quelque sorte à l’intérieur de territoires qui semblaient connus, mais qui se révèlent en fait dès lors, par le biais d’une nouvelle exploration, inconnus.
La tradition littéraire et romanesque qui a établi le chronotope du voyage et de la traversée des frontières dans son lien avec l’identité des protagonistes est riche en enseignements sur les implications de telles expériences ; en fait, on peut situer déjà dans l’Ancien Testament, dans l’épisode de l’Exode, certains des enjeux liés à l’expérience du « voyage », tels que ces enjeux sont traduits par une « quête », par une « aventure » vers l’inconnu susceptible d’entraîner des péripéties qui vont des découvertes fabuleuses à des rencontres périlleuses, ou encore de générer des expériences initiatiques capables de révéler l’essentiel de la signification d’une existence dans le monde[8]. On peut penser de même à l’Odyssée d’Homère comme étant un exemple paradigmatique qui situe d’autres déterminations du chronotope que constitue le récit de voyage. L’évolution du chronotope en question, dans ses différents contextes, antique ou médiéval, par exemple où apparaît le roman de chevalerie, témoigne constamment de la vivacité de la tradition littéraire en question, telle qu’elle se nourrit à chaque fois de nouvelles déterminations qui font se transformer le roman. Le contexte moderne, avec ses modèles que deviennent le Don Quichotte de Cervantes, puis le Robinson Crusoé de Defoe ou Les Voyage de Gulliver de Swift, attestent également d’une évolution où se manifestent des contenus inédits, en liens avec l’époque autant qu’avec la tradition établie du chronotope[9]. Le XIXe siècle connaîtra lui aussi ses romans de voyage, qui deviennent ainsi, dans les Amériques notamment, des lieux d’exploration de contrées « nouvelles » ouvertes à l’exploration des cultures nationales alors en constitution – puisqu’on sait que les récits de voyage dans les Amériques avaient été jusque-là davantage signés d’une autorité européenne[10]. La deuxième moitié du XXe siècle, qui verra la réapparition du roman de voyage au moment même où toute idée de l’« exotisme » qui lui était jusque-là forcément lié tend, sinon à disparaître, à tout le moins à changer radicalement de contenu et de forme[11], verra donc de nouveaux enjeux se placer dans l’exploration dont le voyage et la traversée des frontières peuvent faire l’objet. Ici, la transformation du chronotope dont il a été question plus haut avec l’exemple de Kerouac prend tout son relief, puisque, comme je l’ai proposé, c’est de la traversée des « frontières intérieures » – autant que des frontières nationales, qui meublent donc ainsi cette intériorité subjective individuelle – dont il sera avant tout question. Le roman de voyage, dans ce sens, prend une connotation singulièrement renversante, si l’on peut dire, du fait que l’exploration se tourne désormais vers des contrées connues (ou du moins, supposées telles) pour en saisir la part d’inconnu – et non pas l’inverse, ce qui était la marque usuelle des romans de voyage ; le parcours de ces territoires nationaux bien délimités, bien répertoriés, qui n’étaient plus censés contenir de « surprises » ou de « mystères » pour l’expérience depuis leur exploration au XIXe siècle et la constitution subséquente et graduelle des cultures nationales, redeviennent pourtant ainsi de nouveaux lieux intensifs de découvertes. C’est dans ce contexte que l’intérêt pour le roman de voyage publié au Québec depuis les années 1960 se précise, puisqu’il permettra une nouvelle exploration de l’identité nationale et culturelle, telle que cette dernière sera amenée à se (re)définir, le plus souvent en se confrontant directement à une altérité (sous la forme d’une autre identité nationale), dans une perspective que l’on pourrait appeler, provisoirement, « trans-nationale », ou encore, « post-nationale »[12], mais que j’entends plutôt dans son sens continental. Se jouent ici en effet la rencontre et la reconnaissance de destins continentaux communs, issus justement de l’histoire des Amériques, malgré les ancrages nationaux différents des auteurs et protagonistes mis en scène, et c’est là que se déploie cette dynamique de découverte de l’inconnu au sein du connu. Sans le savoir toujours, le roman de voyage dans toutes les Amériques participe donc à un dialogue sur la redécouverte de son territoire continental, et cela depuis au moins quatre décennies, et le plus intéressant est qu’il met en oeuvre à cette occasion une même problématique, en faisant travailler la forme de l’expression romanesque dans la direction, et sous la thématique, de la traversée des frontières nationales.
Plusieurs cas de figures peuvent évidemment se présenter ici, mais je ne retiendrai que quelques-uns de ceux-ci comme exemples de ce que le roman de voyage a produit dans ce contexte[13]. Je souligne que, conformément aux propositions présentées précédemment, c’est dans la mesure où le roman de voyage permet non seulement la reconnaissance de choses inconnues au sein d’univers connus que les récits à l’étude m’intéressent. Plus précisément, la rencontre de l’identité de départ avec une altérité donnée apparaîtra alors comme reconnaissance de la transformation de cette identité de départ – ou plus exactement, comme (re)découverte de ce que cette identité était, sans l’avoir auparavant véritablement reconnu. Ce qui se joue ainsi, c’est une possibilité de reconnaissance de soi dans l’autre (cet « autre » qui fait alors lui aussi l’objet d’une transformation d’identité, et qui permet également que le soi apparaisse finalement dans une identité située non pas en elle-même, mais bien par rapport à l’autre, et fasse apparaître l’autre par rapport à soi), dans la constitution symbolique d’un « Autre » qui surplombe leur relation. En d’autres mots, identité et altérité se forment ici au terme d’une relation de reconnaissance mutuelle, au travers de laquelle les deux termes seront en quelque sorte (re)définis tels qu’ils sont en réalité, mais tels qu’ils ne pouvaient pas non plus le reconnaître avant leur rencontre mutuelle. Pour le dire encore différemment, ce qui agit ici, c’est bien la dialectique de la reconnaissance des consciences dans sa formulation hégélienne, mais dans les termes où cette reconnaissance va se jouer sur le plan symbolique de la traversée des frontières et de l’exploration d’un territoire inédit, par le récit de voyage. Les identités nationales ne seront plus identifiées par rapport à elles-mêmes seulement, mais bien par rapport à la problématique continentale qui les rejoint toutes, et les dépasse. Le récit de voyage continental devient alors comparable à un ordre symbolique par lequel s’opère la (trans)formation de l’identité, et dans la mesure où c’est bien le territoire continental qui est mis en jeu dans la traversée des frontières nationales, c’est celui-ci qui devient en quelque sorte l’opérateur symbolique à partir duquel les différents trajets personnels des personnages seront (re)définis[14].
Ce n’est en effet que si l’on prend en compte ce procès fondamental de la (trans)formation de l’identité que le récit de voyage de la traversée des frontières prend son sens ; ainsi dans le roman Comme une enfant de la terre, de Jovette Marchessault (1975), le périple du voyage de retour effectué du Mexique jusque dans les Laurentides, au Québec, permet la reconnaissance d’une identité « amérindienne » fondamentale pour la protagoniste, dont l’identification personnelle se fait par le biais d’un croisement entre les mythologies fondatrices de certaines cultures autochtones, présentes sur tout le continent, avec les aléas d’une quête amoureuse individuelle très contemporaine qui parvient à ses fins au travers de ce parcours finalement révélateur. Un trajet relativement similaire, bien que différent dans ses aboutissements, est effectué par le protagoniste de Volkswagen Blues, roman de Jacques Poulin (1984), qui reprend littéralement l’itinéraire de l’exploration continentale « française », sur une piste qui le mènera cependant de la Gaspésie à la Californie, de la croix de Gaspé aux rives du Pacifique, par le biais de l’Oregon Trail. Chez Poulin, ce parcours du territoire continental devient le moyen par lequel l’identification du personnage principal s’affirme dans sa continentalité, en mettant à jour les indices francophones initiaux de lieux étatsuniens, sans qu’elle ne puisse toutefois se faire dans une fusion avec ces lieux qui demeurent également « étrangers » (en témoigne le personnage du frère de Jack Waterman devenu lui-même, par amnésie, un Américain, ce qui bloque leur reconnaissance mutuelle), mais qui deviennent néanmoins l’objet d’une espèce de « ré-appropriation », ne serait-ce que l’espace et le temps de leur croisement ou de la traversée continentale elle-même. Un autre exemple, quasi inverse dans sa donne primordiale, est fourni par L’Élan d’Amérique, d’André Langevin (1972), où le protagoniste verra la reconnaissance de son identité continentale se faire le repoussoir de l’identité étatsunienne pour embrasser, de manière très littérale, une fusion avec la latino-américanité, dans un parcours croisé qui va de Montréal au Grand Nord québécois, milieu colonisé par les propriétaires étatsuniens d’une firme transnationale[15]. Chez Louis Hamelin, enfin, et dans un roman qui se situe cette fois très explicitement dans le contexte du libre-échange continental, la question de l’identité du principal protagoniste est travaillée profondément par la problématique continentale du moment, où la rébellion du Chiapas se mêle aux expériences de voyage, d’amitiés, d’amours et d’espionnage qui s’échelonnent de Montréal à la côte nord du Québec, des États-Unis aux limites de la jungle de la Lacandonie (Hamelin, 1995)[16]. Ainsi, même dans ce tour d’horizon extrêmement bref et rapide, on peut constater comment le roman de voyage et de traversée des frontières a, au Québec, marqué l’imaginaire des dernières décennies, en mettant directement en cause l’identification culturelle dans ses définitions transfrontalières. Une « re-découverte » de l’Amérique a donc coïncidé avec la problématique de la (trans)formation de l’identité québécoise, en croisant certainement au passage diverses interrogations relatives à la thématique de l’« américanité » dans sa dimension idéologique – sans que cette dernière question ne soit entièrement scellée, il va sans dire, par la création romanesque, puisque la question appartient également à d’autres horizons discursifs[17].
L’intérêt de cette recherche est encore relevé à mon sens du fait des comparaisons que l’on peut établir avec des récits d’autres provenances. Car pendant la même période, la question de la réexploration continentale des Amériques par le biais du roman de voyage et de traversée des frontières s’est également posée ailleurs qu’au Québec, et de façon tout aussi prenante, sinon surprenante. Que l’on pense par exemple à la manière par laquelle la trilogie de la frontière de Cormack McCarthy (comprenant les romans All the Pretty Horses, Blood Meridian et City of the Plains) qui présente les échos troubles de la tradition du western étatsunien mêlés aux préoccupations des échanges culturels issus de cette ligne de partage du sud-ouest des États-Unis et du nord-ouest du Mexique, en intégrant au passage des éléments de la culture mexicaine ; ou encore à la trilogie de David Plante (comprenant les romans, The Family, The Country, The Woods), ce Franco-Américain cherchant les traces des traditions familiales, langagières, catholiques, et enfin amérindiennes de son héritage identitaire personnel au sein d’un périple dans le nord-est des États-Unis ; ou tout aussi bien, à l’épreuve traumatique que représente la confrontation avec la traversée des frontières du Mexique vers les États-Unis chez Luis Spota ou Jose Agustin ; de même, et dans un registre pour ainsi dire complémentaire mais pourtant inverse, la réappropriation de l’espace symbolique de la culture chicana est au centre des récits de Rolando Hinojosa Smith, dont les romans, et particulièrement The Klail City Death Trip, parviennent à tracer les lignes de force et les déterminations expressives essentielles ; que l’on songe également aux rapprochements des différences, jusqu’à leur épuisement, que l’on trouve au sein des récits de David Arnason dans les zones limitrophes canado-étatsuniennes des prairies. Dans un autre sens, on peut saisir aussi toute l’ambiguïté des rapports de domination des États-Unis continentaux à l’égard des Antilles, au sein du roman Swimming in the Volcano, de Bob Sacochis[18]. Tous ces exemples montrent une recrudescence du récit de voyage comme expression typique de la mouvance culturelle qui agite le contexte nord-américain depuis quelques décennies. En outre, ils illustrent de manière très riche les diverses modalités d’un récit de voyage qui met en cause, qui travaille, la représentation de l’identité culturelle dans une perspective transnationale sur le continent américain. La perspective comparative introduite au sein de ce corpus en provenance de divers horizons nationaux permet également de voir au fond comment se réfléchit une même problématique à l’intérieur d’un ensemble contemporain rassemblant des expressions qu’on avait l’habitude de considérer comme étant tout simplement indépendantes les unes des autres, en fonction surtout de leur appartenance à des traditions culturelles et littéraires nationales, mais que l’on retrouve ici animées d’une communauté d’intérêts dont on peut reconnaître finalement la portée d’un point de vue historique et culturel continental[19]. Le dialogue du roman de la traversée des frontières met en scène une véritable « dialectique des Amériques », pour employer l’expression de José David Saldivar (1991).
Cela dit, je voudrais maintenant présenter quels enjeux analytiques apparaissent ici, et comment cet objet particulier du roman de la traversée des frontières se place tout aussi bien dans le contexte d’une interrogation à l’égard des « frontières disciplinaires ». Comment en effet la littérature des frontières présentée dans le roman de voyage apparaît-elle mener également aux frontières de la littérature, et au-delà, vers des questionnements disciplinaires, ainsi que vers des interrogations concernant l’épistémologie des sciences humaines qui en rejoignent les fondements ?
2. Les frontières de la littérature
Dans le développement analytique, plusieurs ressources sont mobilisées afin de parvenir à saisir la signification des formes d’expressions que constituent les romans. Les brèves et rapides descriptions énoncées plus haut en donnent d’ailleurs un aperçu, que l’on peut détailler si l’on s’intéresse aux démarches et à la méthode de l’analyse à proprement parler, dans la perspective d’une compréhension plus étroitement épistémologique de ce qui est impliqué par l’étude du roman. Le roman de voyage ou de traversée des frontières est peut-être particulièrement intéressant de ce point de vue, du fait des déterminations spécifiques qui font que l’on peut parler, à son égard, des remises en question qui toucheraient la dimension de la transformation de l’identité culturelle. Il s’agit là en fait d’une question gigantesque, et en somme, d’une hypothèse de travail qui requiert la mise en oeuvre de moyens permettant de savoir en quoi et comment l’identité culturelle pourrait faire l’objet de transformations. Dire cela, c’est avancer également l’hypothèse que l’expression romanesque s’engage elle aussi dans cette direction, consciemment ou non, selon diverses modalités qui convergent vers une synthèse, plus ou moins bien menée, plus ou moins bien réussie, selon aussi les virtuosités de la création, mais qu’il importe de ressaisir en fonction des résonances plus larges qu’elle contient, pointant de la sorte à l’extérieur de la littérature, puisque ces résonances contiennent les grandes interrogations qu’une société et une culture entretiennent à leur propre égard[20].
La littérature, romanesque ou autre, ne peut certainement pas être comprise « en extériorité » aux rapports sociaux en général dans lesquels elle s’insère, mais elle implique néanmoins, par sa forme même, une certaine « abstraction » à l’égard de ceux-ci, dans ce qu’elle est constituée justement vis-à-vis d’eux selon des rapports différents et différés. La manière par laquelle ces rapports sont en retour réfléchis en elle se trouve toujours synthétisée sur le plan sémiotique, dans la mesure justement où les tensions de l’ordre symbolique comprises au sein des rapports sociaux atteignent ici une forme littéraire qui fait appel à des signes typiques d’expression[21]. Le repérage sémiotique que fait la lecture constitue ainsi un premier niveau d’« analyse », c’est-à-dire de séparation des différents aspects signifiants de la forme, qui fait bien sûr déjà partie d’une compréhension de ce qui constitue la spécificité de tels éléments signifiants rassemblés dans une forme romanesque, et qui requiert déjà un élargissement par rapport à la forme littéraire elle-même, à strictement parler. Suivre la littérature dans son expression propre, ici, signifie donc également suivre la provenance et la destination de ces éléments signifiants, qui apparaissent se manifester selon une logique qui est à la fois littéraire et sociale. Le fait de retrouver ainsi des idiomes ou des niveaux de langue différents au sein de la texture romanesque signale, par exemple, un espace de « mélange des voix » qui se positionne à travers une certaine problématique sociale. À ce titre, on peut évidemment entrevoir la possibilité de considérer la signification de l’expression littéraire en rapport par exemple à ses origines autoriales et à ses destinataires dans le registre du « champ » ou de l’« institution » littéraire, et clore de cette façon la signification d’une expression romanesque (Bourdieu, 1992). On peut cependant poursuivre également l’analyse de cette expression, à la fois sur les plans littéraire et social, par la voie de la critique littéraire, en s’interrogeant notamment sur la forme littéraire elle-même et sur sa signification idéologique plus élargie ; dans ce sens, la présence d’un chronotope particulier au sein d’un contexte idéologique donné fait apparaître un degré de signification spécifique, à ne pas confondre simplement avec les degrés déjà identifiés, puisque ce qui est en jeu alors est bel et bien, un « dialogue d’époques »[22]. Car dans la mesure où l’expression romanesque rassemble en elle des déterminations qui sont propres à son contexte social d’émergence, elle prend tout aussi bien position dans un horizon idéologique diversifié qui n’est pas nécessairement réductible à la forme « dominante » de cet horizon, puisque la particularité autoriale peut s’en démarquer. Cette position n’est pas réductible non plus à la synchronicité des rapports entre roman et idéologie, du fait que l’on peut toujours lire et comprendre la forme dans l’autonomie relative que lui confère son caractère d’expression artistique en filiation de continuité ou de rupture avec une tradition esthétique. Ici, on fait donc intervenir dans l’analyse des considérations à l’égard des constitutions idéologiques propres à une société, en reconnaissant la mouvance dont elles sont l’objet, ainsi que les transformations possibles qui s’opèrent par rapport à elles dans l’expression romanesque particulière[23]. Si la sociologie peut être d’un précieux secours dans ce contexte, on peut compter également sur la réflexion en sciences politiques pour parvenir à éclairer la signification de ce qui se donne à comprendre et à interpréter dans l’expression. L’horizon idéologique étant lui aussi changeant, on peut s’attendre à envisager que l’expression romanesque puisse être « décalée » par rapport à son contexte d’émergence – soit qu’elle se réfère à des formations idéologiques passées, soit à des formations idéologiques à venir –, et qu’elle puisse mettre en cause à leurs égards des déformations, des transformations ou des nouvelles formations. Ici, la compréhension plus profonde de ces mouvances implique donc de parvenir à voir en quoi elles se rapportent à des contextes autres, diachroniques. De ce fait, l’histoire devient enfin une référence invoquée dans la compréhension analytique. C’est d’ailleurs finalement sur ce plan de l’interprétation historique, c’est-à-dire des liens que l’expression romanesque entretient non seulement avec un contexte sociohistorique particulier, mais bien avec la dynamique de l’évolution historique elle-même, que peut nous parvenir un éclairage spécifique sur la signification des transformations de l’identité culturelle, puisque l’histoire apparaît comme le niveau de synthèse le plus élevé auquel parvient l’appréhension de la réalité sociale dans la perspective la plus universelle possible.
L’idée, ici, est que non seulement l’analyse de l’expression romanesque est « informée » par ces connaissances extérieures à la littérature proprement dite, mais aussi que l’expression romanesque « informe » elle-même la connaissance dans ces différents domaines, jusqu’à renouveler éventuellement chacun d’eux, tant il est vrai que la synthèse, présente dans l’expression, précède l’analyse que l’on peut en faire, même s’il appartient à cette dernière de révéler dans un registre autre la portée synthétique de l’expression. L’exemple de l’histoire est celui qui est sans doute le plus probant à cet égard. Non seulement y trouve-t-on, depuis quelques décennies également, la « découverte » de nouveaux objets, qui se fait alors en parallèle avec les remises en question sur le plan de l’identité nationale et culturelle mise en cause par les romans de voyage, mais on a vu également poindre dans ce contexte des interrogations portant, entre autres, sur les limites de l’historiographie, ainsi que sur la « mise en récit » de l’histoire elle-même, de même qu’un renouvellement ou une réouverture à l’égard des questions encore plus générales, à portée philosophique, interrogeant la « signification » ou le « sens » de l’histoire[24]. Et c’est à ce point précis que l’on renoue avec les questions formulées au XIXe siècle et les débats qu’elles ont suscités, tels qu’ils ont été évoqués plus haut. Cela n’est pas très étonnant si l’on considère justement que le XIXe siècle avait vu se consolider, progressivement et définitivement, l’existence des cultures nationales dans la reconnaissance de leurs définitions « modernes » ; cet achèvement a lui-même permis que s’ouvrent de nouveaux questionnements, à mesure que les développements de certains phénomènes excédaient précisément leurs définitions « modernes ». Mais ce qui est alors mis en évidence par ces mêmes développements, c’est la capacité d’appréhender la signification des phénomènes qui ont excédé ces mêmes définitions modernes, en déployant alors des formes d’expressions inédites et impossibles à réduire à celles-ci, et qui ont par conséquent atteint un seuil de définition que l’on a appelé souvent, faute de mieux peut-être, « postmoderne ». C’est dans ce contexte, que l’on peut donc faire remonter bien au-delà de son acception usuelle, tant sur le plan sociohistorique que sur le plan épistémique, que s’est constituée la problématique typique de la postmodernité. Celle-ci a engendré un certain degré d’indétermination dans la signification à accorder à bon nombre de phénomènes – dont ceux de l’identité personnelle, culturelle, historique, ne sont pas les moindres –, et elle a du même coup permis que l’on s’attarde à la possibilité d’objectivation de ces phénomènes selon diverses logiques de fractionnement des objets, d’interrogation de leur signification particulière, etc. Ce qui pointe cependant alors à l’horizon de ces fractionnements, de la prolifération de ces interrogations, selon des lignes particulières et closes hermétiquement sur l’indétermination objectale, c’est une nouvelle possibilité de synthèse qui s’appuie sur les apports de ces recherches particulières, mais dans la perspective de leur rattachement à une subjectivité synthétique, susceptible d’apparaître comme le lieu de convergence des déterminations mises en oeuvre dans les expressions autant sociales que poétiques, autant culturelles que scientifiques. Si l’on voulait reprendre le tout dans une formule, commode parce qu’elle illustre la problématique propre à la postmodernité dans une de ses expressions typiques, on pourrait dire que ce qui s’ouvre ici, c’est la possibilité de percevoir que dans les « micro-récits » se trame toujours, et cela en dépit des apparences et de leur réception positive ou positiviste, un rapport à un « méta-récit »[25]. Or ce « méta-récit », en ce qui nous concerne ici dans le cas des romans de voyage ou de traversée des frontières, c’est bien celui des Amériques, c’est-à-dire de la signification des Amériques telle qu’elle se définit dans une histoire dont la compréhension et l’interprétation se prêtent à des réouvertures, des réinterrogations, des renouvellements, qui laissent paraître autant les conditions initiales de « découverte » que les conditions contemporaines de « re-découverte »[26].
Les interrogations qui se profilent ici sur un plan romanesque ont trouvé depuis quelques années des échos beaucoup plus larges dans les sciences humaines, à la faveur entre autres des transformations géopolitiques qui ont touché les Amériques, par le biais notamment du phénomène de la mondialisation. Il est clair sur ce plan que le contexte d’interrogation vis-à-vis des transformations culturelles, en particulier les transformations affectant les cultures nationales, en remettant en cause des définitions devenues conventionnelles de l’expression culturelle, ont rouvert la porte à des interrogations théoriques et épistémologiques qui étaient à la mesure de la nouveauté des phénomènes analysés. Nestor Garcia Canclini a considéré que ces interrogations, en se concentrant sur l’idée de l’hybridité culturelle résultant de ce phénomène, requérait une compréhension à caractère soit « multi- » ou « pluridisciplinaire ». Selon Canclini, la possibilité de compréhension et d’interprétation de l’expérience de transformation culturelle contemporaine doit faire appel, à cause même des caractéristiques qui la déterminent, à un registre analytique le plus étendu possible, qui va de la théorie de la communication à l’anthropologie, de la sociologie à l’histoire, de l’histoire de l’art à la science politique, dans la mesure où elle implique justement des considérations à l’égard de l’expression culturelle dans ses transformations progressives. Celles-ci s’inscrivent dans des traditions devenues modernes, puis postmodernes, au sein de sociétés nationales travaillées par les courants d’une société civile transnationale au travers de laquelle les formes d’expressions médiatiques apparaissent situer autant de zones de positivité que de résistance, autant de pratiques sociales et culturelles engagées positivement et négativement dans leurs (re)définitions quotidiennes (Canclini, 1995 et 1999). De manière relativement similaire, mais en mettant plutôt l’accent sur l’éclairage jeté sur le passé, Serge Gruzinski, dans les travaux évoqués plus haut, est allé un peu plus loin encore sur le plan des remises en question disciplinaires impliquées par ce contexte. Il étudie comment la transformation des traditions culturelles nationales, à la lumière du phénomène de la mondialisation, entraînent des reconsidérations vis-à-vis de l’interprétation de la situation initiale des Amériques. Pour lui, ce qui permet la compréhension de la dynamique du métissage et de l’hybridation, c’est une considération à l’égard de la situation « fondationnelle » des Amériques, au Mexique plus particulièrement, où se sont affrontées les cultures européennes et autochtones dans une histoire dont la relecture nous apprend qu’elle s’est finalement faite au sein d’une rencontre asymétrique, difficile, voire chaotique, et dont l’issue a été la production de formes culturelles originales (Gruzinski, 1999). La relecture de l’histoire qui s’opère de cette façon dans le contexte contemporain nous invite donc à comprendre l’évolution historique en fonction de ses « retournements »[27] : si l’on peut en effet aujourd’hui envisager une compréhension et une interprétation des cultures américaines dans la perspective de leur métissage et de leur hybridité, c’est que ce retour sur l’histoire produit également un sens nouveau à lui attribuer, lequel correspond à l’évolution historique conduisant aux développements contemporains[28].
Sur le plan plus général d’une conception de l’histoire et d’une compréhension de l’évolution historique qui s’accorde avec cela, Mikhaïl Bakhtine entrevoyait l’idée que si l’histoire universelle ne possède pas une signification univoque, elle ne témoigne pas pour autant, au-delà de ses remises en question épisodiques, d’une « absence de signification », et qu’en elle le sens ne « disparaît » pas parce qu’il fait l’objet de transformations. C’est même plutôt au contraire, parce qu’il fait l’objet de transformations, que le sens historique se constitue, par le biais de ruptures qui font apparaître ce qu’est une « histoire », et qu’apparaît donc simultanément la nécessité d’une interprétation. Ainsi, la signification historique est à interpréter comme un mouvement d’allers-retours, de productions contingentes d’expressions qui se trouvent, simultanément, à apparaître comme des réponses à des questions passées, laissées ouvertes justement par le développement historique, par la réorientation de l’évolution historique, questions qui restent en quelque sorte latentes, comme à l’arrière-plan de ce développement, mais que des événements ou des phénomènes parviennent à faire resurgir de cet « inconscient » culturel pour qu’elles soient remises en scène – un peu comme le fil d’une conversation qui, par moments, se perd, est coupé par une réorientation dans l’échange, mais qui se renoue aussi éventuellement, pour se poursuivre pendant par la suite, dans un moment et un lieu différents, un temps et un espace autres[29]. L’évolution historique, ici, ne peut donc pas être considérée dans son développement strictement linéaire ; elle est plutôt cette conversation que la tradition culturelle entretient avec elle-même au fil des époques, ces dernières la modulant nécessairement au gré des inflexions liées aux contingences de toute situation historique. Cela signifie que le sens latent des expressions culturelles est aussi toujours présent en arrière-plan de celles-ci, qu’il peut se manifester au travers même des transformations dont il fait l’objet dans son actualisation, et que la tâche de l’interprétation de la signification, lorsqu’elle atteint cette dimension, consiste précisément à voir comment ces deux niveaux de signification peuvent se rencontrer dans un espace qui n’appartient ni entièrement à l’un, ni entièrement à l’autre, mais qui représente plutôt un espace tiers, espace de médiation nouveau qui est précisément celui de l’interprétation[30]. Ce dont il s’agit, en définitive, s’apparente à l’évaluation d’une philosophie de l’histoire dont on cause de la possibilité de comprendre l’évolution historique comme cette suite dialectique de retournements, de progressions et de régressions dans l’univers du sens et de la signification. L’histoire prend un sens – qui, chez Hegel, correspond à l’achèvement de l’histoire moderne parce que cette histoire s’achève bel et bien par les réalisations de son temps –, au premier tiers du XIXe siècle, dans l’avènement et la consolidation des États-nationaux correspondant à l’institutionnalisation des principes du droit moderne bourgeois dans sa définition de la liberté et de l’autonomie[31]. Il apparaît ainsi que, à l’apparente vacuité de signification que l’on prête par moments aux transformations culturelles contemporaines appelées à être analysées par un ensemble de démarches, de méthodes, de disciplines, les objets en question retrouvent plutôt ici, et bien au contraire, leur aspect pleinement signifiant, synthétique, précisément parce qu’ils représentent des expressions liées à une dynamique historique n’ayant rien de statique, de linéaire non plus que de « nécessaire » dans son évolution, mais trouvant malgré tout son enracinement au sein de la possibilité même des transformations qui la font être ce qu’elle est, dans la suite de l’histoire moderne. S’il y a encore une leçon à tirer aujourd’hui de la philosophie hégélienne et de l’Encyclopédie qui la mettait en forme, c’est bien justement que cette réflexion qu’elle avait dévoilée, au faîte de la modernité, se poursuit dans des formes que l’on peut reconnaître aujourd’hui dans une certaine parenté avec celle-ci, mais dans le contexte d’une postérité qui définit en somme justement la problématique propre à la « post-modernité ». La dialectique historique qui apparaît sur ce plan se joue très exactement dans la transformation des significations que mettent en scène les formes symboliques contemporaines, dès lors qu’elles sont comprises et interprétées sur ce plan.
C’est de ce point de vue que l’on peut considérer, par exemple, la « renaissance des Amériques » telle qu’elle s’inscrit comme produit du roman de voyage et de la traversée des frontières au fil de ses redécouvertes. Cette « renaissance » ne se confond pas tout simplement avec la Renaissance des débuts de la modernité, même si le destin initial des Amériques a justement coïncidé avec elle sur le plan historique, ce qui l’a sans doute marqué définitivement, sans cependant clore pour autant son évolution. Mais la capacité que nous avons aujourd’hui de voir et de concevoir une signification différente à ce trajet historique montre justement une historicité de l’interprétation qui nous oblige à objectiver les « personnalités historiques » impliquées dans ce dialogue des époques, dans la volonté que l’on a de saisir leur signification spécifique et actualisée. En entrevoyant ainsi l’interlocuteur (ou les interlocuteurs) que nous interpellons dans notre interrogation de toute signification historique, par la mise en forme de leurs expressions autant que par celle dont ils font l’objet au travers de l’interprétation produite par l’analyse, nous parvenons à inscrire la réflexion dans la perspective d’un dialogue où peut se reconnaître le sujet humain dans ses dimensions personnelles, sociales, idéologiques, culturelles et historiques. Je conclurai maintenant très brièvement sur quelques incidences de cette question.
Que la littérature des frontières soit située sur le même plan que des interrogations sociales, idéologiques, culturelles et historiques du monde actuel ne témoigne de rien d’autre que de sa participation active à la mouvance qui habite la société contemporaine. Qu’elle fasse apparaître, dans l’interprétation qu’on peut en faire, une exigence de relecture de l’histoire qui situe tout aussi bien, à cause de l’interrogation à l’égard du sens de l’évolution historique impliquée, des exigences de recomposition synthétique du sujet allant puiser à des domaines multiples, et en remettant par le fait même en question des frontières disciplinaires, c’est je crois ce que l’on peut tirer d’une réflexion sur la « méthode » mise en oeuvre dans ce contexte. Cela signifie donc en fait que la « méthode » dont il est question ici est essentiellement un moyen d’explorer les diverses facettes de la signification de l’expérience de la subjectivité, une possibilité d’y trouver un sens lié au dialogue historique quant à l’évolution présente des choses. Et cela signifie tout aussi bien que cette méthode se doit, pour ce faire, de franchir certaines frontières disciplinaires lui permettant de rendre justice à la signification de son objet. Ce faisant, elle ne « découvre » rien d’autre que les débats constitutifs des disciplines en cause, et « re-découvre » ainsi les fondements de ses propres possibilités analytiques dans l’ordre d’une reconnaissance des filiations et des ruptures avec les disciplines dont elle s’inspire, et cela jusqu’à la reconsidération du sujet synthétique global dont elle parvient à former l’expression.
Ainsi, la « re-découverte de l’Amérique » tout à fait contemporaine dont il est question dans le roman de voyage et de traversée des frontières, si elle possède des échos en apparence assez immédiats du côté de l’actualité idéologique qui traverse les Amériques dans la perspective présente de leur intégration continentale, possède également une signification élargie par rapport à cette actualité, puisqu’elle rejoint tout autant des interrogations à l’égard de l’expérience américaine dans son ensemble, c’est-à-dire à l’égard de l’expérience sédimentée de toute l’histoire des Amériques, que des interrogations à l’égard de notre capacité d’en rendre compte sur le plan analytique. À l’image d’une certaine Renaissance qui cherchait les moyens de son expression dans la recomposition d’une subjectivité prise par la confrontation à une altérité (antique) qu’elle faisait sienne, en même temps qu’elle faisait basculer son propre horizon social dans un renversement des ordres sociaux qui allait éventuellement mener aux révolutions modernes, c’est l’histoire même des Amériques qui se réfléchit maintenant dans l’altérité que sa propre histoire est devenue pour elle-même, par l’actualisation de la recherche de son sens et de sa signification, de même que de son identité actuelle[32]. Au-delà de l’apparente unilatéralité des développements sociaux et sociétaux qui se profileraient dans le contexte de l’intégration économique continentale, par exemple, ce qui est mis en cause sur le plan des représentations littéraires et culturelles apparaît plutôt comme un dialogue sur ce que signifie, au fond, la subjectivité américaine qui s’est déployée dans la trame de cette histoire, et qui continue encore aujourd’hui de le faire dans des formes expressives qui lui sont propres[33]. À cause du fait, notamment, que sont partagées les interrogations et les représentations des transformations de l’identité culturelle au travers des Amériques, on voit également que toutes les sociétés et toutes les cultures impliquées se rejoignent, au-delà de leurs particularités respectives, dans cette mise en forme d’un imaginaire symbolique qui leur est propre, et qu’on peut entendre justement dans la signification à accorder au phénomène de « civilisation américaine », entendue comme formation sociohistorique d’une entité hybride issue fondamentalement de la rencontre des cultures autochtones, européennes, africaines, et immigrantes diverses qui ont peuplé par leurs présences la culture des Amériques.
La société québécoise a été touchée, comme les autres sociétés des Amériques, par ce contexte historique fondateur, et le roman de voyage et de traversée des frontières qui s’est développé plus récemment a remis en scène certaines des questions liées à ce contexte, de même qu’au trajet historique parcouru depuis, témoignant par là de la recherche de signification qui guide l’évolution historique récente des Amériques. L’analyse sociologique – comme d’autres formes d’analyses en sciences humaines telle l’analyse littéraire – peut prendre la mesure des transformations en cours sur ce plan en mettant en relief les dimensions de leurs manifestations qui en témoignent[34]. Mais cela tient essentiellement à l’idée que l’évolution historique s’interprète à partir de la possibilité même de transformations des représentations historiques animées par un mouvement dialectique prenant appui sur son caractère symbolique, dans l’optique d’une formation, d’une mise en forme, qui s’éprouve dans sa pérennité[35]. Cela s’applique autant au sujet dans sa définition personnelle, sociale, culturelle et historique qu’au sujet de la connaissance qui veut en rendre compte.
Appendices
Note biographique
Jean-François Côté
Jean-François Côté est professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, où il enseigne la sociologie de la culture. Il vient de publier un ouvrage, Le triangle d’Hermès. Poe, Stein, Warhol, figures de la modernité esthétique (Bruxelles, La Lettre Volée, 2003) et a également publié des articles sur la sociologie de la littérature et sur la problématique de l’intégration continentale dans les Amériques.
Notes
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[1]
J’utilise ici l’opposition « sciences de la nature » et « sciences de la culture » afin de marquer une séparation catégorique qui n’apparaît pas toujours clairement dans les sciences humaines, lorsque celles-ci tiennent à se parer de la validité d’une démarche scientifique en calquant celle des sciences « exactes ». Pour une mise en perspective de ce débat, dès ses origines au XIXe siècle, mais qui demeure toujours d’actualité, les oeuvres de Wilhelm Dilthey et de Heinrich Rickert sont très éclairantes Bien qu’elles apparaissent jeter les bases d’une reconnaissance ferme de l’opposition entre « sciences de la nature » et « sciences de la culture », elles laissent néanmoins ces dernières avec la définition d’une « subjectivité » (individuelle et culturelle) dont seul l’horizon épistémologique de la « compréhension » paraît capable de saisir la portée. Voir notamment Rickert (1997, p. 115-193 et 1986) et Dilthey (1992). Tout ce qui reste en suspens ici est la question, immense dans sa réouverture, de l’« interprétation » dans le contexte de la philosophie de l’histoire – ce qui est tout de même stimulant, lorsque l’on considère a contrario la fermeture sur le mimétisme des sciences de la nature qui continue toujours d’opérer pour les sciences humaines au travers du systémisme contemporain, comme chez Niklas Luhmann, qui se révèle dès lors incapable d’affronter la question du « sujet » autrement que dans sa dissolution.
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[2]
Je me réfère ici à l’ouvrage de Serge Gruzinski (1999). L’auteur, après avoir mis en parallèle le caractère justement « mélangé » de la culture contemporaine, à la faveur surtout du phénomène de la globalisation, avec les hésitations épistémologiques des sciences humaines, semble vouloir trouver ses garanties du côté des modèles « probabilistes » des sciences de la nature. Il écrit à ce sujet : « Mais une discipline peut-elle à elle seule venir à bout de la question des métissages ? Il faudrait pour cela des sciences “nomades”, prêtes à circuler du folklore à l’anthropologie, de la communication à l’histoire de l’art. La démographie historique, la généalogie et l’histoire de la famille, l’histoire sociale sont tout autant concernées par la question que l’histoire des religions ou la linguistique. Ces croisements de disciplines sont encore à venir et beaucoup encore reste à faire, mais les apports de l’anthropologie culturelle et de l’anthropologie religieuse sont loin d’être négligeables. (...] Complexité, imprévu et aléatoire paraissent donc inhérents aux mélanges et aux métissages. On fera l’hypothèse qu’ils possèdent comme bien d’autres phénomènes sociaux ou naturels une dimension chaotique. C’est pourquoi nos outils intellectuels, hérités de la science aristotélicienne et mis au point au XIXe siècle, ne nous préparent guère à les affronter. La question des métissages n’est donc pas seulement une question d’objet : les mélanges existent-ils ? L’étude des métissages pose également et avant tout un problème d’outillage intellectuel : comment penser le mélange ? » (Gruzinski, 1999, p. 38-39, 56.)
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[3]
Pour ne rien dire ici de la question de l’« autorité », c’est-à-dire de la question de l’auteur, qui synthétise un ensemble de déterminations personnelles et sociales (de même que culturelles et historiques), en apparaissant comme repère important pour comprendre les transformations qui affectent la vie sociale. Toute expression singulière est engagée dans la (trans)formation de la signification et des pratiques, comme le souligne Ernst Cassirer (1991a, p. 209-211), mais à cause de la volatilité de ces manifestations, son repérage demeure difficile en dehors de l’objectivation que lui confère l’auteur. Ce qui est ici gagné, par l’accès du discours social à sa mise en forme autoriale, constitue néanmoins également une perte, soit celle du ton, de l’intonation, bref de la « vie des voix », dont toute expression immédiate de la vie sociale se déleste dans sa représentation romanesque ; mais le travail d’interprétation consiste alors aussi à savoir « recréer » une écoute de ces éléments perdus. Voir à ce sujet M. Bakhtine (1984, p. 386-387).
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[4]
Mikhaïl Bakhtine parle à cet égard de formations discursives de « second degré », qui en sachant se nourrir du contexte immédiat du discours social d’où elles proviennent, parviennent également à intégrer d’autres horizons de sens et de significations plus complexes. Voir M. Bakhtine (1984, p. 267).
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[5]
Ces recherches, financées par le Fonds FCAR et le CRSH, ont été menées en compagnie principalement des assistants suivants, que je remercie à nouveau : Claudine Cyr, Serge Villandré, Sophie Bélanger et Isabelle Menier.
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[6]
Jack Kerouac (1976). Sur l’incidence de ce roman dans la littérature québécoise, voir notamment Chassay (1995, p. 65-91).
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[7]
Mikhaïl Bakhtine (1978, p. 249). Bakhtine n’élabore pas longuement sur le chronotope du voyage, ou « de la route », comme il l’appelle, sinon pour souligner son lien très étroit avec le roman d’aventures en général.
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[8]
Voir entre autres à ce sujet Roppen et Sommer (1964). Les auteurs situent deux tendances qui parcourent la littérature de voyage, de Homère au XIXe siècle ; l’une est centrée sur « an impulse toward renewal, restauration, rejuvenation » ; l’autre davantage sur « an impulse after unity of knowledge, or understanding [...] the product of man’s desire to make sense out of this world, to make the disparate elements of spirit and experience cohere [...] [and] an impulse toward social, rather than intellectual, order. » (Roppen et Sommer, 1964, p. 18-19.)
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[9]
Voir entre autres à ce sujet Nerlich (1987).
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[10]
Sur la spécificité chronotopique du roman de voyage du XIXe siècle, voir notamment Rajotte, Carle et Coutu (1997).
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[11]
Voir entre autres à ce sujet Laliberté (1996). Ce que l’on peut dire à cet égard de l’« exotisme », c’est qu’il devient en quelque sorte le contenu d’une expérience réflexive recherchée au travers de sa mise en forme ; l’« exotisme », dans son acception traditionnelle d’expérience d’une rencontre avec une altérité complètement extérieure au sujet comme tel, est donc désormais compris comme expérience issue de l’altérité que le sujet reconnaît sienne, c’est-à-dire qui est en somme le produit de sa propre expérience, à laquelle il consent donc une part fondamentale d’aliénation.
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[12]
Je mentionne ici au passage l’étude de Davey (1993).
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[13]
Schématiquement et formellement, on peut avancer que la rencontre de l’identité (x) et de l’altérité (y) peut être comprise en fonction de quatre principales modalités, qui sont les suivantes : i) x > y ; ii) x < y ; iii) x = y ; iv) x # y. Nous avons, dans le cadre du projet de recherche mentionné précédemment, effectué une catégorisation des romans qui allaient dans ce sens. Cependant, le cas qui nous avons retenu comme étant le plus intéressant aux fins de notre recherche apparaît comme une autre modalité, où x = x`, cas de figure où le x` témoigne d’une égalité entre x et y, sur la base d’une reconnaissance de la communauté de leur identité respective (continentale), en dehors de leurs différences (nationales).
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[14]
Pour cette raison, je ne fais pas de différence catégorique sur cette base entre la littérature issue d’auteurs immigrants, dans la mesure où la forme romanesque adoptée est bien celle de la traversée des frontières, tout en concevant bien sûr la spécificité qui détermine, ou même surdétermine, la « littérature immigrante » dans ce contexte. Voir à ce sujet, entre autres, Gauthier (1997). La démarche que je poursuis peut dans une certaine mesure se rapprocher de celle de Bibeau (1996).
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[15]
J’ai analysé ce roman dans la perspective décrite ici dans Côté (1998).
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[16]
Pour une analyse de ce roman, voir Côté et Bélanger (2000).
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[17]
Le débat autour de la question de l’« américanité » au sein de la réflexion sur la culture au Québec a pris depuis quelques années une certaine ampleur. On peut se référer, pour une idée de ce débat et une position critique à l’égard de certaines des contributions qui y participent, à l’ouvrage polémique de Joseph-Yvon Thériault (2000). Je reviendrai en conclusion sur cette question.
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[18]
Je m’appuie ici sur les textes composant un recueil en préparation portant sur le roman de la traversée des frontières. Ces textes sont ceux de Claudine Cyr, « La franco-américanité de David Plante : un catholique et le reste du monde » ; Serge Villandré, « Odyssée aux confins des identités égarées : le thème de la frontière dans la Border Trilogy de Cormac McCarthy » ; Isabelle Menier, « Caraïbes et Amérique du Nord : identité et altérité dans l’oeuvre de Bob Sacochis » ; Emmanuelle Tremblay, « De l’impossible pénétration au fantasme de la reconquête. Les métaphores de l’altérité nord-sud dans la fiction mexicaine » ; Jean-François Chassay, « Espace du laboratoire, espace politique : science et société dans l’Enfant du cinquième nord de Pierre Billon », Simon Harel ; « Les lieux-dits de la trahison », Joubert Satyre, « Passages d’Émile Ollivier : le voyage du Même au Même » et Jean-François Côté, « Le Klail City de Rolando Hinojosa Smith : les Chicanos en Amérique du Nord ».
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[19]
Dire qu’il y a ici partage d’une problématique ne signifie pas, bien entendu, que toutes les « solutions romanesques » à celle-ci sont équivalentes ou semblables ; cela signifie seulement que certaines préoccupations à l’endroit de cette thématique de la traversée des frontières dans le roman de voyage dont il est question font en fait « communiquer » des traditions littéraires et culturelles entre elles. Cela, encore une fois, ne signifie pas que cette « communication » se fait uniquement dans ce type de romans, puisque plusieurs autres chronotopes s’offrent à ces possibilités. Sur ce plan, l’ouvrage qui fait certainement oeuvre de pionnier en parvenant à rassembler des comparaisons inter ou transaméricaines est celui de Fitz (1991). Voir également, dans une perspective toutefois relativement différente mais complémentaire, l’ouvrage de Chanady (1999).
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[20]
On suit ici en quelque sorte, et jusqu’à un certain point, le « modèle » de la compréhension établi par Wilhelm Dilthey, qui envisageait la reconstruction de la signification de la subjectivité individuelle par le rapport aux « aires de signification » (sociale, juridique, religieuse, etc.) dans lesquelles elle était formée, impliquant par le fait même le recours aux disciplines permettant la compréhension de chacune de ces aires, et de là jusqu’à la réalisation de la signification d’une « personnalité historique », qui englobe donc son inscription dans l’histoire universelle. Voir Dilthey (1988, p. 85-136) et Bakhtine (1984).
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[21]
C’est ici, au niveau de la représentation, que se constitue donc le chronotope, et sa relation aux « rapports spatio-temporels » qui le constituent s’établit dans cette distance de la médiation. Voir également Bakhtine (1977).
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[22]
Il s’agit dans ce cas de la question de l’autonomie de la forme par rapport à l’institution, que Bakhtine a par exemple étudié au travers de la création des chronotopes spécifiques chez Dostoïevski ou chez Rabelais ; cette autonomie se concrétise, bien sûr, dans ses rapports plus larges avec les formes de société dans lesquelles elle évolue.
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[23]
Ainsi, tout le débat sur la prétendue fermeture idéologique de la société et de la littérature québécoises sur son « obsession nationale », telle qu’on la retrouve évoquée par exemple chez Régine Robin (1996), me paraît mal posé dans ce contexte, précisément pour les raisons qui précèdent, et qui montrent peut-être au fond davantage les limites de l’analyse que celles de la création.
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[24]
Des nombreux exemples que l’on peut donner dans ce contexte, je me réfère en particulier à Dussel (1994), Adelman et Aron (1999), Frederickson (1998) et Bouchard (2000).
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[25]
On reconnaît bien sûr ici la thématique principale développée par Lyotard (1979). Ce qui est particulièrement frappant, aujourd’hui, est le fait que Lyotard, dans son ouvrage, s’appuie autant sur le caractère problématique des questionnements de la philosophie continentale que sur les développements de la cybernétique pour dégager son diagnostic. Ce à quoi se heurte ce diagnostic, c’est donc au fond à l’impossibilité apparente de penser la question de la philosophie de l’histoire en dehors de ses références classiques au XIXe siècle (pour ne pas dire tout simplement à la déconfiture du marxisme, théorique et pratique).
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[26]
J’ai examiné ailleurs cette question dans sa dimension de mise en récit plus historique, voir Côté (2001).
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[27]
On voit, soit dit en passant, comment cette histoire pourrait être qualifiée de « révisionniste », dans la perspective typiquement moderne qui avait par exemple plutôt présenté le fondement de l’expérience des Amériques comme l’avancée strictement positive de la civilisation (européenne). C’est donc la perspective contemporaine, comportant sa part de remises en question, qui permet une représentation historique autre.
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[28]
Ce qui ne signifie pas, par ailleurs, que la question soit pour autant résolue définitivement ; Nestor Garcia Canclini avance ainsi que l’opposition entre les manières de voir et de concevoir les questions d’intégration (multi)culturelle « anglo-saxonnes » (essentiellement chez les étatsuniennes) et « latino-américaines » fait apparaître un clivage qui situe aujourd’hui l’enjeu du développement culturel continental. Voir Canclini (2000). Le Québec présente, sur ce plan, un beau cas d’une situation culturelle à cheval pratiquement sur ces deux positions.
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[29]
Comme l’écrit Bakhtine : « Il n’y a pas de mot qui soit le premier ou le dernier, et il n’y a pas de limites au contexte dialogique (celui-ci se perd dans un passé illimité et dans un futur illimité). Les sens passés eux-mêmes, ceux qui sont nés du dialogue avec les siècles passés, ne sont jamais stabilisés (clos, achevés une fois pour toutes). Ils se modifieront toujours (en se renouvelant) dans le déroulement du dialogue subséquent, futur. En chacun des points du dialogue qui se déroule, on trouve une multitude innombrable, illimitée de sens oubliés, mais, en un point donné, dans le déroulement du dialogue, au gré de son évolution, des sens seront remémorés de nouveau et ils renaîtront sous une forme renouvelée (dans un contexte nouveau). Il n’est rien qui soit mort de façon absolue. Tout sens fêtera un jour sa renaissance. » (Bakhtine, 1984, p. 393.)
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[30]
Voir à ce sujet Gadamer (1996, p. 328 et 395).
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[31]
J’ai examiné plus en détails les rapports entre Bakhtine et Hegel sur le plan d’un renouvellement de la philosophie de l’histoire moderne dans Côté (1997, 2000).
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[32]
La référence au contexte de la Renaissance renvoie ici bien sûr, entre autres, à l’interprétation qu’en donne Mikhaïl Bakhtine dans son étude sur Rabelais. Dans l’ouvrage d’André Belleau (1990), on trouve des liens intéressants entre ce contexte et certains fondements de la culture québécoise qui se retrouvent dans les formes expressives du carnavalesque, du mélange. Ernst Cassirer écrit à cet égard : « Une renaissance qui mérite son nom n’est jamais pure réception. Elle n’est pas la simple continuation ou la reprise de motifs qui appartiennent à une culture passée. [...] [L]es véritables grandes renaissances de l’histoire du monde ont toujours été le triomphe de la spontanéité et pas uniquement celui de la réceptivité. Suivre la manière dont ces deux moments interfèrent et se conditionnent réciproquement constitue l’un des problèmes les plus intéressants de l’histoire de l’esprit. » (Cassirer, 1991b, p. 204 et 205).
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[33]
Je considère donc que tout le débat sur l’« américanité » qui a cours au Québec depuis une quarantaine d’années tient lieu d’interrogation ouverte sur la question de l’identité des Amériques, au lieu d’être simplement le reflet de l’« américanisation » de la société québécoise, comme le laisse entendre l’ouvrage de Joseph-Yvon Thériault (2000).
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[34]
On n’a qu’à comprendre la distance historique des études sur la question du roman québécois, en particulier sur la question du roman de voyage ou sur la thématique de l’étranger, produites par Jean-Charles Falardeau (1967) et par Simon Harel (1989), en dépit de la vingtaine d’années à peine qui séparent leur publication respective.
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[35]
En tablant sur le processus de contribution individuelle à l’édification culturelle, Ernst Cassirer écrit : « ... ce qu’il exprime de lui-même dans son oeuvre, que ce soit par le langage, l’image ou la sculpture, est «incorporé» au langage ou à l’art et se perpétue avec eux. C’est ce processus qui distingue la simple « transformation » qui se produit au sein du devenir organique de la « formation » de l’humanité. La première est passive, la deuxième active. Il s’ensuit que l’une ne conduit qu’à des changements, tandis que l’autre conduit à des objets durables. L’oeuvre n’est au fond rien d’autre qu’une action humaine qui a acquis l’épaisseur de l’être, mais qui dans cette solidification ne renie rien de son origine. La volonté créatrice et la force créatrice dont elle est le fruit continuent de vivre et d’agir en elle et de conduire à des créations toujours nouvelles. » (Cassirer, 1991b, p. 223).
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