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C’est avec plaisir que j’ai parcouru le livre de Sylvie Lacombe traitant de la rencontre – ou fallait-il plutôt dire la non-rencontre ? – de deux peuples élus, les Canadiens anglais et les Canadiens français au début du XXe siècle.
Le titre de l’ouvrage pourrait surprendre certains qui ne se rendent pas compte à quel point il y avait des visions de supériorité – pas tant morale que politique et sociale – chez les élites canadienne-anglaise et canadienne-française de l’époque. C’était après tout l’époque d’un certain darwinisme social où on croyait impérativement à l’Occident, à la supériorité inhérente de la race blanche et de la civilisation chrétienne. On trouvait des échos de ces croyances dans les petites sociétés canadienne et québécoise de l’époque, même si leurs expressions ne furent pas identiques, loin de là, des deux côtés de la frontière linguistique et culturelle qui caractérise le Canada.
Sylvie Lacombe se penche surtout sur les intellectuels dans son étude. Cela pose plus de problèmes du côté francophone qu’anglophone, car son choix d’un intellectuel canadien-français – incontournable dans les circonstances – tombe sur Henri Bourassa. C’était sans doute la figure la plus marquante de sa génération, mais fut-il le seul ? N’y en avait-il pas d’autres dans les rangs de la Ligue canadienne, par exemple, ou ailleurs, qui auraient mérité qu’elle s’y attarde ?
Du côté du Canada anglais, l’auteure avait un choix plus vaste, et elle a bien fait de se pencher sur quelques-uns des plus connus, par exemple, George Munro Grant, recteur de l’Université Queen’s, et Stephen Leacock, économiste et écrivain de McGill, sans oublier des noms moins connus aujourd’hui, comme Andrew Macphail, rédacteur de la revue University Magazine. Tous faisaient partie d’une génération pour qui l’identité canadienne était directement liée à l’épanouissement de l’empire britannique. Tous, sans s’en rendre compte, ont vu leur rêve en bonne partie s’éteindre dans les tranchées de la Première Guerre mondiale.
Je trouve très fine et très juste l’analyse que Sylvie Lacombe fait de ces deux sociétés globales. Elle souligne l’importance que Henri Bourassa accordait à l’ordre social catholique et à un rapport équilibré entre les valeurs de l’autorité et celles de la liberté. Bourassa était aussi un fidèle adepte de l’égalité des « deux races » qui composent le Canada. Tout en prônant un nationalisme canadien autonome par rapport à l’empire britannique, au moment de la guerre sud-africaine, durant la crise navale des années 1900 et au cours de la Première Guerre mondiale, il ne refusait nullement sa loyauté à la Grande-Bretagne, d’autant plus qu’il se sentait aliéné par l’excès de matérialisme – le culte du veau d’or – qu’il voyait aux États-Unis.
Dans la pensée politique canadienne-anglaise, les priorités ne furent pas les mêmes. Ce qui dominait, c’était l’empire britannique et les valeurs de loyauté envers lui et de ce qu’on peut appeler responsabilité d’être libre – c’est-à-dire une liberté responsable plutôt que sauvage. Il y a aussi un élément moral qui entre dans cette vision dominante, où la défense de la « race » anglo-saxonne s’accompagne de la croyance en sa mission civilisatrice – « a moral empire united for the maintenance of international law, liberty, human well-being » (p. 188). Dans cette conception canadienne-anglaise de l’univers britannique, il y a place pour d’autres peuples, les Canadiens français par exemple, mais sur la base du partage des mêmes droits et libertés que les autres Canadiens et, aucunement, pour reprendre la formule de Andrew Macphail, « comme une communauté à l’intérieur d’une communauté » (p. 220).
Il y a des rapprochements possibles entre les deux idéologies : i) un certain conservatisme face à l’évolution du monde contemporain marque chaque camp ; ii) une foi inébranlable dans sa propre mission sur la terre ; iii) un mélange d’attirance et de répulsion dans les rapports à entretenir avec les États-Unis.
Pour le reste, cependant, la rencontre des deux peuples élus se transforme rapidement en dialogue de sourds. Le point de départ de Henri Bourassa, de Grant ou de Macphail est bien différent, comme leur point d’arrivée, d’ailleurs – la papauté chez le premier, une fédération impériale britannique chez les deux autres.
On peut noter aussi certaines faiblesses dans la logique de chaque camp. En rejetant le matérialisme pour les Canadiens français comme quelque chose d’anglo-saxon, Henri Bourassa épouse une version de l’éthique protestante que Max Weber a élaborée à peu près au même moment. C’était laisser le champ économique largement aux anglophones, avec toutes les conséquences négatives pour l’essor du Québec qu’un Pierre Trudeau a bien montrées dans son essai éclairant sur le Québec lors de la grève de l’amiante.
Se coller à l’empire britannique, comme l’ont souhaité les parte-parole du nationalisme canadien au début du XXe siècle, n’était pas une stratégie forcément gagnante. La Grande-Bretagne vivait déjà une forte concurrence économique et politique des puissances montantes, comme l’Allemagne, le Japon, et, surtout, les États-Unis. Le Canada allait se retrouver de plus en plus, à partir des années 1920 et 1930, dans le giron américain. Quelle place le Canada occupera-t-il dans une fédération impériale britannique ?
Sylvie Lacombe a fait un travail exemplaire en analysant les valeurs dominantes de ce début du XXe siècle. Elle rend justice aux auteurs qu’elle a choisis (tout en les critiquant quand il le faut), et a construit une grille d’analyse qui aide à la comparaison. En se situant au plan des idéologies globales, ou holistes, elle a pu réunir toute une série d’éléments et montrer les interactions mutuelles. Elle a aussi su mettre en évidence les meilleurs écrits historiques sur cette période, notamment le livre de Carl Berger, The Sense of Power.
Peut-on continuer de parler de deux peuples élus aujourd’hui ? Bien sûr que non, du moins pas dans un Canada marqué par la diversité et le multiculturalisme et ouvert sur le monde. Néanmoins, il y a certaines choses qui nous rappellent la pérennité de certaines préoccupations. Quand je lis sous la plume de Sylvie Lacombe que les partisans de l’Empire « ne manquaient aucune occasion de souligner la supériorité morale de leur pays sur les États-Unis, parfois aussi sur la mère-patrie elle-même » (p. 227), je sens une certaine continuité historique. Quand on se rappelle les tentatives de Henri Bourassa de réconcilier une forte autonomie québécoise avec un patriotisme canadien basé sur une égalité de fait entre anglophones et francophones, ne voit-on pas toute une philosophie qui a revu le jour dans le sillage de la Révolution tranquille ?
Sylvie Lacombe laisse ouvertes plusieurs pistes de réflexions sur la réalité canadienne binationale. Elle montre le bien-fondé d’une sociologie politique qui prend comme objectif principal l’étude des idéologies globales comparées.