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Compte tenu des nombreux ouvrages et articles dont il est l’auteur, seul ou avec d’autres, Godbout est à juste titre reconnu comme le grand penseur du don moderne et l’on pouvait craindre, avec cet énième livre sur le même thème, des redites ou, pire, un essoufflement de sa pensée. Or, il n’en est rien : chaque chapitre confirme l’originalité de la réflexion et l’intérêt du lecteur va croissant jusqu’à la fin.
Partant du constat que la société moderne, tout en privilégiant d’un côté l’échange marchand et de l’autre la redistribution étatique, n’évacue jamais complètement le don, l’auteur propose audacieusement d’aborder la réalité mouvante et multiforme du « tiers secteur » à cette aune en apparence résiduelle. Le plan focal est ainsi anecdotique, voire anodin, mais à partir de lui seront extraits des principes permettant de jeter un nouvel éclairage sur d’autres phénomènes, débusquant chaque fois la pensée convenue. Une première partie expose les principales formes du don dans la parenté et dans les cercles d’amis, car c’est dans ce champ des liens primaires que le don s’exprime prioritairement et qu’il prédomine aussi sur toutes les autres formes d’échange. L’auteur décortique ensuite, dans la deuxième partie, le secteur dit communautaire à la lumière du modèle qu’il vient de dégager.
Dans la parenté, le don emprunte trois avenues : l’échange de cadeaux, d’hospitalité et de services. Dans ces circuits, les règles du marché sont jugées irrecevables, et la notion de justice – prédominante dans la sphère étatique – est admise, mais restreinte à l’équité entre plusieurs donateurs à l’égard d’un même donataire (par exemple, les enfants qui prennent soin d’un parent malade), ou entre plusieurs donataires vis-à-vis du même donateur (par exemple, les cadeaux aux petits-enfants offerts par l’un de leurs grands-parents). Une différence sépare la circulation intergénérationnelle, véritable pivot de la parenté, où le don est plus volontiers unilatéral, allant des grands-parents aux enfants aux petits-enfants, de la circulation au sein d’une même génération (les germains et leurs alliés, y compris les amis) où la tendance est plutôt à la réciprocité, sans exclure les possibles dérives agonistiques. Dans tous les cas, le don sert à personnaliser le lien qui unit les proches entre eux.
Le sens du geste posé tel que le livrent les personnes concernées fournit les principes du don. La liberté du donateur est le véritable critère pour juger de la valeur d’un don. Chez le donataire, la distinction entre devoir et dette s’impose, car le premier trahit le sentiment d’obligation à rendre (et contredit de ce fait la valeur don), tandis que le seconde exprime la reconnaissance d’avoir reçu. Enfin, la notion de « dette mutuelle positive » désigne l’état idéal qui aiguille toute relation marquée par le don – le vrai –, et signifie la conscience de ne jamais pouvoir rendre autant qu’on a reçu, tout en cherchant à donner le plus possible.
Pour introduire le « tiers secteur », qui n’est officiellement visible qu’en période de crise, Godbout expose une série d’anecdotes survenues en 1998, lors de la crise du verglas dans la région montréalaise. L’exercice illustre les faiblesses du marché et de l’État face à la société proprement dite : la sanction populaire a empêché des commerçants d’augmenter le prix de certains articles dont l’usage était devenu indispensable ; les autorités publiques, débordées, ont dû s’en remettre aux associations volontaires et aux bénévoles pour faire face à la demande d’aide. Ces cas révèlent ainsi la force et la prégnance du don, les liens souterrains qui le rattachent à la société élargie. Dans ce monde communautaire (ou tiers secteur), le don se fait à l’égard d’étrangers plutôt qu’entre proches comme dans la sphère des liens primaires. Ce qui y circule, ce sont des services et beaucoup plus souvent qu’au sein de la parenté, de l’argent. De plus, celui qui donne aux étrangers le fait anonymement ; n’engageant pas sa personne, il ne nourrit pas non plus de liens sociaux concrets. Ce type de don implique en fait l’intervention d’une série d’intermédiaires qui sont totalement absents dans la parenté. Enfin, la réciprocité en est totalement exclue et l’échange unilatéral y règne en maître incontesté.
Pour intégrer en un seul modèle théorique les trois sphères de l’échange, Godbout propose ensuite un continuum où l’un des pôles ne distingue pas le donataire du donateur tandis que l’autre stipule au contraire une nette distinction entre producteur et consommateur (usager ou client). Les groupes d’entraide se situent au plus près du premier pôle, alors que les logiques marchande et étatique se tiennent à l’autre bout. Entre ces deux balises opposées, nous trouvons toute la gamme des associations communautaires, fondées principalement, mais pas uniquement, sur le bénévolat et l’entraide. L’aspect continu du modèle indique un trait majeur du tiers secteur : aucun principe net ne s’impose au détriment des autres et les logiques propres à chaque institution (intérêt marchand, justice distributive, don) s’y entremêlent au contraire. L’auteur définit les relations qui prévalent au sein du secteur communautaire comme un rapport entre étrangers (semblable en cela au marché et à l’État), fondé sur le don (ce qui le rapproche de la parenté), mais doté d’un degré de liberté plus important qu’au sein des liens primaires. Cet entremêlement peut évidemment avoir des effets pervers (l’approche marketing dans l’aide humanitaire en est un exemple), mais il peut aussi guider la nécessaire évaluation étatique du secteur associatif (la position de l’organisme sur le continuum déterminera le type d’évaluation requis - a posteriori, avec garantie marchande ou démocratique).
Bien que le don soit au coeur de toute vie sociale, il existe, nous dit Godbout, d’excellentes raisons de ne pas donner. Le don d’organes devient alors l’allégorie pour comprendre de telles situations, tandis que la réflexion se tourne vers l’identité. Car recevoir un organe, en plus de poser le problème de la dette incommensurable interdisant toute forme de réciprocité, représente une menace pour le receveur. Menace à son « identité physiologique », figurée par le risque du rejet, et contournée médicalement par la neutralisation de son système immunitaire. Mais menace aussi à son identité proprement dite, du fait de l’incorporation d’un organe étranger. Le jeu du don consistera alors à neutraliser en quelque sorte l’échange, à le dépersonnaliser. À l’attention du receveur, les intermédiaires réduisent en effet l’organe à un objet mécanique (le coeur n’est qu’une pompe, le foie qu’un filtre, etc.), alors que le receveur réduit au maximum les contacts avec la famille du donneur, préférant s’imaginer un lien purement symbolique (non concret, ni réel) avec le disparu. À ces conditions, le sentiment de la dette positive, qui ouvre à une identité non individualiste, pourra être atteint.
Pour finir, Godbout en appelle à un modèle plus général que celui de l’intérêt rationnel et celui de l’intériorisation de normes pour expliquer toute action humaine. « L’appât du don » essentiellement fondé sur la liberté individuelle sera ce nouveau paradigme universel. Le lecteur n’a cependant pas à endosser ces conclusions théoriques pour saisir que l’ouvrage innove véritablement et rafraîchit notre manière d’aborder les divers phénomènes regroupés dans la nouvelle économie sociale.
Une remarque critique s’impose néanmoins car une lacune du travail d’édition, perceptible surtout dans les derniers chapitres, fait que certains auteurs cités n’ont pas d’entrée en bibliographie, comme Sylvia (1997), Saint-Arnaud (1996), Waissman (1996), LeGoff et Garrigues (1994), ce qui complique le repérage de ces sources.