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L’économie sociale fait maintenant partie du modèle québécois au même titre que Québec inc. qui est issu d’une alliance entre la bureaucratie de l’État québécois et le monde francophone des affaires. Comme ce fut le cas pour l’économie marchande, c’est aussi la technocratie étatique québécoise qui a contribué à mettre sur pied – et surtout à développer dans les années 1990 – tout un réseau parallèle de prise en charge par le tiers secteur d’un certain nombre d’activités et de services en matière de santé et de bien-être principalement. La croissance de l’économie sociale a marqué le Québec dans la décennie des années mille neuf cent quatre-vingt-dix presque autant que l’extension de Québec inc. dans la décennie précédente.
L’ouvrage édité sous la direction de Yves Vaillancourt et Louise Tremblay propose de faire le point sur cette nouvelle réalité au Québec en adoptant une approche comparative avec trois autres provinces canadiennes : l’Ontario, point de comparaison souvent privilégié pour le Québec, la Saskatchewan, qui a été le berceau de l’État providence canadien, et le Nouveau-Brunswick. Ce choix d’une analyse comparée est judicieux. Durkheim en faisait déjà un point de méthode pour faire ressortir certains traits originaux des sociétés et surtout, pour faciliter la compréhension et l’explication sociologiques. L’ouvrage de Vaillancourt et Tremblay en montre encore une fois le caractère fructueux. Les provinces canadiennes constituent par ailleurs un laboratoire privilégié pour la comparaison car un grand nombre de facteurs (ou de variables) susceptibles d’intervenir dans l’explication des phénomènes à l’étude sont ainsi maintenus constants à cause de l’appartenance au même univers sociopolitique qui permet de standardiser bien des mesures.
Que faut-il entendre par économie sociale ? Aussi appelée tiers secteur ou économie solidaire – en anglais, non profit sector, voluntary sector, non-governmental organization, ou encore community organizations –, elle a d’abord été définie par la négative en désignant un secteur d’activité autre que celui de l’économie marchande et que le secteur public, mais autre aussi que le secteur informel formé par la famille ou le réseau social personnel. Pour Yves Vaillancourt (qui a beaucoup écrit sur cet objet d’étude), Louise Tremblay et leurs collaborateurs, l’économie sociale se caractérise, positivement cette fois, comme un secteur marqué par une culture qui lui est propre, par la solidarité entre les acteurs, l’organisation démocratique du travail et la participation des usagers. L’ouvrage ne dit cependant pas si ces traits spécifiques positifs se concrétisent dans la réalité quotidienne des entreprises du tiers secteur ni si, à la longue, ces dernières ne finissent pas par ressembler aux autres organisations marquées par des relations de pouvoir, l’autoritarisme et bien d’autres maux organisationnels connus des sociologues. La recherche sur le terrain là-dessus reste à faire, mais les travaux de Jacques T. Godbout donnent à penser que le portrait de ce secteur est sans doute moins idyllique que celui qui est dressé dans bien des discours idéologiques sur la question (ce qui n’est pas le cas dans cet ouvrage, notons-le au passage, qui garde une perspective critique malgré le capital de sympathie évident pour l’objet d’analyse).
L’économie sociale recourt de façon significative au travail rémunéré – contrairement à la production domestique ou les soins prodigués par les aidants naturels par exemple – et elle est en lien avec des mouvements sociaux, qui se qualifient eux-mêmes de progressistes, qui en font la promotion. L’économie sociale se distingue donc du bénévolat anglo-saxon et elle apparaît pour les auteurs de l’ouvrage comme un élément de solution à la crise de l’État providence. Bref, l’économie sociale occupe un espace entre l’étatisation et la privatisation des services, les auteurs parlant de régulation solidaire par opposition à la régulation néo-libérale et à la régulation sociale-étatique.
Deux textes retiennent l’attention dans ce recueil par leur qualité analytique : celui de Vaillancourt, Aubry, Jetté et Tremblay sur le Québec et celui de Paul LeducBrowne et David Welch sur l’Ontario, car ils permettent de faire ressortir l’originalité du modèle québécois, tant les différences avec l’Ontario des années 1990 sont importantes. Il appartient cependant au lecteur de faire sa propre analyse comparée, car il manque dans cet ouvrage un fort et substantiel chapitre qui aurait dégagé les différences entre les types de systèmes sociaux étudiés. Dommage, car un tel chapitre aurait donné une autre envergure à l’ouvrage.
Le Québec a choisi de soutenir et de développer le secteur de l’économie sociale durant les années 1990, un secteur qui a connu une très forte croissance. S’y retrouvent par exemple les garderies à cinq dollars, qui n’ont pas été intégrées dans l’appareil gouvernemental. L’État québécois accorde ainsi des subventions à une pléthore d’organismes dits populaires qui peuvent alors engager du personnel pour dispenser des services qui autrement seraient bureaucratisés. Par contraste, l’Ontario a choisi de privatiser une partie de l’offre de services, soit en donnant de l’argent aux usagers qui doivent alors se tourner vers le marché, soit en leur refilant les coûts (en contrepartie de baisses d’impôts), soit encore en les dispensant lui-même mais comme le ferait une entreprise privée. L’Ontario a créé des Centres d’accès aux soins communautaires (CASC), organismes à but non lucratif indépendants entièrement financés par l’État, qui achètent sur le marché des services comme les soins de longue durée en établissements ou des services domestiques. Ce sont en quelque sorte des organismes publics non étatiques. Le chapitre de Browne et Welch donne une description fort détaillée du système ontarien tout en présentant de manière claire une longue analyse conceptuelle des diverses formes d’économie sociale, d’organisations communautaires et de bénévolat. Sans doute est-ce là le meilleur chapitre du livre.
Il est difficile de retenir quelques observations sur le cas du Nouveau-Brunswick à cause de la pauvreté du texte (écrit par quatre auteurs) qui n’est pas à la hauteur, s’apparentant plutôt à un essai scolaire bien moyen. Les faits rapportés sont minces et de peu d’utilité, et le texte est truffé de banalités et de généralités non appuyées, ou encore de raccourcis dans l’analyse. Pour ne retenir qu’un exemple, on passe de la Loi des pauvres de 1786 adoptée sous Elizabeth 1ère (le N.-B. était à l’époque colonie britannique) à l’ère Robichaud dans les années 1960 en deux paragraphes (p. 69). La thèse de la continuité dans la prise en charge communautaire méritait un examen plus approfondi.
Globalement, l’ouvrage avance l’hypothèse (présentée en fait comme une thèse) que l’économie sociale favoriserait la cohésion sociale. Son développement compenserait donc – si elle se vérifiait – la crise du lien social qui résulterait de la baisse du capital social, une diminution observée empiriquement aux États-Unis par Robert Putmann dans son ouvrage Bowling Alone qui a soulevé tant de débats chez les Américains et ailleurs, mais une hypothèse que contestent cependant les travaux menés en France sur le capital social par Michel Forsé.
Le modèle québécois d’économie sociale commence à être mieux compris, il reste à étudier ses effets sur la cohésion sociale, pour aller au-delà des idées reçues sur la question.