La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle sont, pour les villes, des moments privilégiés d’implantation et de diffusion de nouvelles technologies. L’électricité a été découverte en laboratoire, mais elle a été expérimentée, sur le terrain, dans de grandes villes à des fins sociales et économiques, là où il y avait une marché considérable pour tester les nouveaux équipements, amortir les investissements et répartir les risques. L’électricité comme le système d’approvisionnement en eau ont été des technologies du confort et de la santé qui ont beaucoup amélioré les conditions de vie des citadins. Le téléphone aussi s’est implanté en ville et a modifié les moyens d’échange et de communication des urbains et, plus tard, des ruraux. Comme l’ont montré plusieurs historiens (Dupuis, Tarr), le développement de réseaux techniques urbains accompagne la forte urbanisation qui démarre à la fin du XIXe siècle. Sans eux, la ville n’aurait probablement pas été aussi accueillante et, sans elle, ces technologies auraient mis plus de temps à percer. Le livre de Claire Poitras tombe on ne peut mieux. Il existe encore trop peu d’ouvrage fouillés et complets sur les nouvelles technologies urbaines en contexte canadien. Elle a choisi de faire l’histoire de l’implantation du téléphone à Montréal durant sa période d’expérimentation et de consolidation, soit de 1879 à 1930. Issu d’une thèse de doctorat, l’ouvrage en contient les mérites, sans en conserver les inconvénients. Non seulement il raconte une histoire complexe se déployant en plusieurs dimensions, mais il est présenté selon un point de vue bien particulier, qui échappe souvent aux historiens des techniques : le téléphone en lien étroit avec l’aménagement urbain. Plus fondamentalement, le livre s’inscrit dans une perspective théorique appelée socio-constructiviste, selon laquelle les choix technologiques sont des choix sociaux et que, dans la production des technologies, les décisions ne sont pas uniquement techniques, mais tout autant sociales, culturelles, politiques et économiques. L’intérêt de cette approche est de faire apparaître que l’évolution technologique n’est pas automatique et unidirectionnelle. À plusieurs moments de cette évolution, il existe des options, des voies, ouvertes aux ingénieurs, aux entrepreneurs, aux constructeurs de grands systèmes technologiques, pour reprendre une expression heureuse de Thomas Hughes. Le choix d’une voie répond à des négociations sociales entre acteurs hétérogènes qui participent à l’élaboration et à la diffusion d’un système technique nouveau. Ce sur quoi la thèse constructiviste insiste le plus, c’est qu’une évolution technique n’est pas décidée par les seuls techniciens et ingénieurs, mais par une pluralité d’acteurs. La raison pour laquelle des acteurs aussi hétérogènes qu’entrepreneurs, ingénieurs, scientifiques, législateurs et usagers peuvent exercer une grande influence sur les choix et la direction des techniques est due à ce que la technologie se présente comme un univers de possibles ; elle est caractérisée, dans les termes socio-constructivistes, par une certaine, parfois grande, flexibilité interprétative. C’est sur ce fond constructiviste que l’ouvrage démarre. L’auteure se rattache à l’idée que les technologies comme le téléphone en ville sont des constructions sociales. Mais elle n’adopte pas, à mon sens, un socio-constructiviste fort, tel que celui défendu par Pinch, Bijker, Callon et quelques autres. Ses références intellectuelles puisent plutôt aux historiens des réseaux techniques urbains qui, sans adopter les positions les plus fortes, font la preuve dans leurs études de cas qu’on ne peut isoler l’évolution technologique de son contexte social. L’ouvrage est structuré de manière intelligente et pédagogique. D’abord, après la mise en contexte théorique, une mise en contexte historique : Montréal connaît durant cette période une urbanisation rapide, qui génère plusieurs problèmes, qui formeront la pierre d’assise de l’urbanisme moderne naissant. Elle offre aussi des possibilités …
Claire Poitras, La cité au bout du fil. Le téléphone à Montréal de 1879 à 1930, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2000, 323 p.[Record]
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Louis Guay
Département de sociologie,
Université Laval.