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Introduction

L’école en nature englobe toutes sortes de situations où les enfants réalisent, en milieu extérieur, des activités scolaires associées aux apprentissages. Le type de milieu naturel (p. ex. forêts, grands espaces verts, parc) et le degré d’exposition à la nature (p. ex. sorties hebdomadaires ou quotidiennes) peuvent varier, mais « l’école en forêt » à l’origine de ce mouvement propose un contact constant avec la nature procurant une expérience immersive à l’enfant (Sella et al., 2023). Le mouvement des écoles en nature date de plusieurs décennies et il est présent dans plusieurs pays, notamment dans les pays scandinaves depuis les années 1950 (Harris, 2017), en Angleterre (Harris, 2017), mais aussi au Canada (Andrachuk et al., 2014; Boileau et Dabaja, 2020; Harwood et al., 2020) et au Québec (AQCPE, 2020; Alarie, 2019; Ayotte-Beaudet et al., 2023; Bernier, 2020; Cardinal, 2020; Paré, 2021), où les enfants apprennent en plein air que ce soit dans les garderies, dans les centres de la petite enfance, à l’éducation préscolaire ou au primaire.

Les bénéfices de l’école en nature sont parfois difficiles à estimer en raison justement des expériences très diverses qui sont réunies sous ce vocable. Les revues systématiques des études comparant ces bénéfices avec ceux de l’école traditionnelle montrent que l’école en nature favorise le développement de la coordination motrice, de l’équilibre et de la motricité fine (Mac Dermott et Larivée, 2023; Sella et al., 2023). Les bénéfices sur le plan cognitif et émotionnel sont moins fondés empiriquement[1] (Mac Dermott et Larivée, 2023; Roberts et al., 2020; Sella et al., 2023), mais on estime néanmoins que l’école en nature pourrait soutenir certaines fonctions cognitives comme l’attention, la mémoire de travail et la créativité (Mason et al., 2022; Sella et al., 2023; Vella-Brodick et Gilowska, 2022) et certaines habiletés sociales comme la coopération et les comportements prosociaux (Sella et al., 2023).

Si la documentation scientifique actuelle rend compte de l’engouement pour l’éducation par la nature[2] (Ayotte-Beaudet et al., 2023), de ses bénéfices pour l’enfant à l’éducation préscolaire (Sella et al., 2023) et des principes qui la caractérisent (Bouchard et al., 2022), peu d’écrits semblent avoir documenté de manière détaillée des situations où l’on consigne ce que l’enfant fait en nature afin de rendre compte de son développement et formalisé certains des fondements théoriques qui pourraient éclairer les échanges que l’enfant entretient avec la nature. En ce sens, des questions émergent. Comment l’enfant de quatre et cinq ans lit-il la nature qui l’entoure et interagit-il avec cette dernière ? Comment l’adulte peut-il lire le potentiel de développement que chaque enfant lui donne à voir dans la nature ? Comment peut-on former les futurs enseignants et enseignantes à l’éducation préscolaire à consigner les progrès des enfants en contexte de nature tout en leur permettant de s’exercer à faire des liens pratique-théorie ?

Le présent article, de type documentation de pratiques, a pour but de répondre à ces questions en présentant un projet pédagogique visant à former des étudiants et des étudiantes universitaires à l’observation d’enfants en contextes de nature et à la consignation de leur progrès développementaux. En première partie, une mise en contexte propose des repères conceptuels qui permettent d’analyser en quoi la nature offre un potentiel particulier de développement aux enfants de quatre et cinq ans, considérant leurs habiletés à lire et à décoder (réception) ce qui les entoure de manière multimodale, mais aussi d’interagir avec ces alentours (production). Le rôle de la personne enseignante auprès des enfants à l’éducation préscolaire y est décrit. La deuxième partie présente le projet réalisé et détaille le contexte qui a mené à sa création, le portrait des personnes et des ressources sollicitées, le processus de cocréation impliquant le milieu de la petite enfance et le milieu universitaire, les étapes de réalisation du projet et les documents utilisés par les personnes étudiantes pour rendre compte du dialogue entre les enfants et la nature et du développement de ces derniers et, enfin, les productions découlant du projet et réalisées par les personnes étudiantes. La troisième partie présente une analyse interprétative de cette expérience et précise la nature du rôle de la personne enseignante dans la communication entre l’enfant et la nature.

1. Mise en contexte et repères conceptuels

Le projet décrit s’articule autour de trois ancrages conceptuels qui en constituent les assises. Le premier réfère à la nature autodirigée des apprentissages de l’enfant. Le deuxième s’appuie sur la lecture multimodale qu’il fait de la nature. Le troisième s’intéresse au rôle de la personne enseignante dans la triade enfant, nature, enseignant.

1.1. Les apprentissages initiés par l’enfant : un point commun entre l’éducation préscolaire et l’éducation par la nature

L’approche sur laquelle l’école en nature se fonde en fait un contexte propice au développement global des enfants et cohérent avec les fondements de l’éducation préscolaire au Québec (MEQ, 2023). L’école en nature s’appuie en effet sur une pédagogie centrée sur l’enfant où les apprentissages sont initiés et contrôlés par ce dernier (child-directed) plutôt que par l’adulte, et sont considérés sous l’angle de leur apport au développement global (Bouchard et al, 2022; Sella et al., 2023). À l’éducation préscolaire, l’initiative des apprentissages est aussi laissée à l’enfant et l’adulte observe, écoute et soutient ces apprentissages (entre autres par le langage, un questionnement judicieux et une attitude positive), dont les visées sont essentiellement développementales (Marinova et Drainville, 2019; Marinova et al., 2020; Paquette et al., 2021). Le résultat de cette collaboration-communication entre l’adulte et l’enfant au service du développement prend donc la forme d’un « curriculum improvisé » (ou pédagogie émergente), dont la finalité n’est pas préétablie (Biermeier, 2015). La pédagogie émergente, qui s’appuie sur l’agentivité de l’enfant, est intrinsèquement liée aux autres fondements de l’éducation préscolaire, tels que la reconnaissance du potentiel et de l’expertise de l’enfant pour apprendre et se développer comme être unique, la nature globale et intégrée de son développement, l’importance du jeu libre, mais aussi des relations et des interactions avec les autres comme soutien au développement (Dahlberg et al., 2012; Paquette et al., 2021). Nous reviendrons sur le rôle de la personne enseignante lors de la présentation du projet pédagogique qui visait justement à former des adultes à ce rôle dans un contexte de nature. Pour l’instant, rappelons qu’en nature, l’enfant est appelé à jouer librement, à explorer la nature d’une manière autodirigée (Sobel, 2014) et à faire diverses découvertes, ce qui, avec l’attention conjointe de l’adulte et son soutien émergent, lui permettrait d’apprendre et de développer des compétences diverses dans les cinq domaines que sont le développement physique et moteur, le développement affectif, le développement social, le développement langagier et le développement cognitif.

1.2. Comment l’enfant lit-il l’environnement et interagit-il avec lui ? Quelques repères conceptuels sur la multimodalité en nature

L’expérience décrite dans cet article s’intéresse de près aux enjeux de la communication qui peut être définie comme un processus dialectique impliquant de décoder ou de lire (réception) et d’exprimer ou d’interagir (production). Comment s’exprime cette communication entre l’enfant et la nature ? Pour répondre à cette question essentielle au regard de l’expérience menée, attardons-nous à quelques assises conceptuelles.

Être dans la nature implique une expérience multimodale puisque divers modes de communication et d’appropriation de l’environnement sont présents et sollicités (Lacelle et al., 2015), qu’ils soient visuels (la souche, les arbres, les fourmis, la pente que je vois), auditifs (le craquement de la branche, le bruissement des feuilles mortes, le chuchotement du vent et le piaillement des oiseaux) ou kinesthésiques (la douceur de la mousse, les aspérités de l’écorce, le froid du champignon, l’odeur de la terre). Ces modes sémiotiques permettent à l’enfant non seulement de prendre contact avec la nature, mais aussi de soutenir la lecture qu’il en fait (réception). La lecture implique de trouver du sens, de déchiffrer (que ce soient des lettres, un texte ou un environnement naturel), de trouver une signification. Selon Kress (2010), la communication demeure intrinsèquement un travail sémiotique, donc une recherche de sens, ici entre l’enfant et la nature.

Décoder l’environnement et lui trouver une signification se fait à différents niveaux. Un premier niveau de signification concerne la capacité à détecter le potentiel de mouvement que la nature offre. La théorie des affordances de Gibson (1979), selon laquelle l’environnement physique dans lequel nous évoluons et les objets qui nous entourent ont une capacité à évoquer leur utilisation, explique bien ce premier niveau. Les affordances concernent ce que l’on perçoit en fonction de ce sur quoi on peut agir. Ainsi, l’enfant perçoit qu’on peut s’asseoir sur le tronc couché de l’arbre mort, qu’on peut y grimper et s`y tenir en équilibre, qu’on peut y descendre en sautant ou encore regarder à l’intérieur. En ville, les enfants voient spontanément la poutre dans la bande de béton séparant la rue des terrains privés. Les affordances sont déterminées conjointement par les caractères physiques des objets et par les capacités sensorielles, motrices et mentales de l’enfant. Elles sont donc uniques à chaque personne qui y voit un potentiel de mouvement différent en fonction de sa force, de sa stature, de sa grandeur, de ses habiletés, de son courage, de ses peurs (Sandseter, 2009), distinguant ainsi les affordances potentielles de l’environnement, des affordances actualisées par l’enfant (Kyttä, 2004). La nature offrirait donc un contexte où chaque enfant peut évoluer à son rythme, dans sa propre zone proximale de développement, selon son niveau de maturité, ses besoins de sécurisation et d’autonomie comme prévu dans le programme-cycle de l’éducation préscolaire (MEQ, 2023).

Les enfants de quatre et cinq ans ne perçoivent pas que le potentiel de mouvement de l’environnement naturel. Sur le plan cognitif, ils détiennent des capacités représentatives qui rendent chaque activité, espace ou objet porteur de divers mondes, témoignant ainsi d’un deuxième niveau de signification, celui-là symbolique. Les capacités de symbolisation incarnent l’essence même de la perspective intellectuelle avec laquelle l’enfant d’âge préscolaire aborde son environnement (Duval et Bouchard, 2019; Kamii et Devries, 1981; Piaget et Garcia, 1987) et le jeu symbolique, son principal moteur de développement (Bodrova et Leong, 2012; Landry et Mélançon, 2020).

Dans ce deuxième niveau de lecture, l’enfant exploite toujours les différentes modalités perceptives, envisage le potentiel cinétique et moteur des objets, mais il les contextualise à un monde symbolique. Le sens ne se résume plus à l’usage physique ou au potentiel d’action. Il réfère aussi au potentiel d’action intériorisée et représentative. L’espace entre le fourré et le gros chêne devient un château, la souche, une table dans la cuisine du château, les feuilles des biscuits, les branches mortes des épées qu’on manie pour faire peur à l’ennemi et les enfants (chevaliers, princes et princesses) organisent un scénario où il faut protéger le château. Ce n’est pas tant l’environnement lui-même qui fournit (ou la personne enseignante qui transmet) les connaissances, mais les enfants qui se les approprient d’une manière qui leur est propre, qui construisent leurs connaissances (Lehalle et Mellier, 2021). Les connaissances dont il est question ici sont des connaissances culturelles, historiques et socio-relationnelles qui composent l’univers social (Qu’est-ce qu’un château ? Qu’y fait-on ? Comment se comportent un chevalier, une reine ou des parents et leurs enfants ?).

La nature offre un potentiel élevé pour la symbolisation (Point, 2020) et certaines études ont montré que le jeu symbolique y est plus présent que dans la classe traditionnelle (Shim et al., 2001) et que certains environnements extérieurs lui sont plus propices (Robertson et al., 2020). Les raisons de la supériorité de l’environnement extérieur ne sont pas encore claires, mais son potentiel à susciter des jeux symboliques matures plutôt que primitifs pourrait être en cause. Les enfants qui s’adonnent au jeu symbolique en nature utilisent des objets substituts et polyvalents (la branche) (Simonnet, 1997), qui s’éloignent de l’objet manufacturé disponible en classe (l’épée en plastique), ce qui sollicite davantage leurs capacités de représentation et de symbolisation. Ils doivent aussi échanger davantage les uns avec les autres pour monter le scénario, puisque l’espace près du chêne n’est pas d’emblée vu comme un château, alors que la tourelle de plastique en classe n’offre aucun défi de représentation et n’a besoin d’aucune explicitation verbale ou échanges. Ces éléments (plus grande présence du langage, invention d’accessoires et utilisation d’objets substituts) caractérisent le jeu symbolique mature (Landry et Mélançon, 2020). Rappelons que le jeu constitue une des orientations du programme-cycle de l’éducation préscolaire (MEQ, 2023) et que le jeu symbolique est considéré comme l’activité maîtresse pour favoriser des gains développementaux chez les enfants de trois à cinq ans (Bodrova et Leong, 2012).

Enfin, outre son potentiel de mouvement et son potentiel symbolique, l’environnement naturel comporte un troisième niveau de signification auquel les enfants sont sensibles (réception) : son potentiel de mystères à connaître, à expliquer, à comprendre, en somme, son potentiel de connaissances à découvrir. L’enfant est curieux et l’école en nature lui permet de s’intéresser aux phénomènes naturels qui l’entourent (que ce soit les changements saisonniers, la météo et ses indicateurs, la vie des fourmis, les parties d’un champignon, l’intérêt ou le danger qu’il comporte), mais aussi de réfléchir et d’exercer son raisonnement (Pourquoi cet arbre est-il allongé par terre ? Est-ce le vent ? La vieillesse ? Une scie mécanique ? Comment en décider ?), et donc de développer ses capacités à émettre des hypothèses, à tirer des conclusions et à expliquer, qui sont autant de compétences à développer dans le programme-cycle de l’éducation préscolaire (MEQ, 2023). Dans ce troisième niveau de lecture, l’enfant exploite toujours les différentes modalités perceptives, mais il les met au service de son raisonnement. La souche si plane visuellement et au toucher indique-t-elle que l’arbre est mort de vieillesse ou du passage de la scie mécanique ? La couleur des champignons est-elle un indice de leur dangerosité ? Grâce au processus itératif entre les sorties en nature et le retour en classe, les enfants peuvent se documenter pour répondre à ces questions, poursuivre leurs réflexions, vérifier leurs hypothèses et en apprendre davantage sur ce qu’ils ont découvert. Ainsi, ce troisième niveau de lecture que fait l’enfant de la nature l’éveille non seulement aux connaissances en sciences et technologie[3] (p. ex. les connaissances de l’univers du vivant et les écosystèmes), mais contribue au développement de ses habiletés à raisonner, à chercher de l’information, à faire des liens et à acquérir de nouvelles connaissances[4].

Les trois niveaux de signification proposés ici ne sont pas nécessairement exhaustifs. Néanmoins, on peut dire que la nature permet à l’enfant de constituer le domaine du sens dans son amplitude maximale (Kress, 2010). La nature multiplie en effet les possibilités offertes à l’enfant pour fabriquer du sens et interagir. Le sens s’étire, se module, se décline de diverses façons. Or, les significations que l’enfant accorde à l’environnement et la contribution des différents modes impliqués dans cette mise en forme du sens (l’image, l’odeur, les sons, les gestes, le langage verbal) ne constituent une littératie[5] multimodale que si elles sont partagées avec d’autres (Van Leeuwen, 2005), notamment avec la personne enseignante. C’est dès lors non seulement la lecture multimodale que l’enfant fait de la nature dans laquelle il évolue qui est intéressante à réfléchir, mais aussi la lecture que peut fait la personne enseignante de la réception et des interactions de l’enfant avec la nature.

1.3. Le rôle de la personne enseignante dans la triade enfant, nature, enseignant

Pourquoi lire ce que l’enfant voit ? Pourquoi amener l’enfant à lire l’environnement naturel de manière multimodale ? Comment la production des enfants en nature, c’est-à-dire leurs jeux, leurs activités, est compréhensible à la personne enseignante ou d’intérêt du point de vue de son rôle ? De quelles grilles de lecture dispose cette dernière dans cet environnement polysémique qu’est l’environnement naturel ?

Pour préciser le rôle de la personne enseignante auprès de l’enfant, rappelons que si ce dernier donne différentes significations à la nature, c’est d’abord parce qu’il baigne dans un milieu culturel où il est exposé à des significations socialement élaborées qu’il a intériorisées (Vygotski, 2019/1934). Ainsi, la vie de château, l’utilité d’une scie mécanique, la connaissance des fourmis, le sens des termes équilibre ou grimper (et le sentiment d’avoir le droit de les expérimenter) sont tous issus de l’environnement culturel de l’enfant pour lequel la personne enseignante est une médiatrice de premier plan (MEQ, 2020). Ce rôle de médiateur s’appuie entre autres sur des interactions d’étayage que l’adulte est appelé à faire auprès des enfants (Bruner, 1983; Cloutier, 2012; Mélançon et al., 2022) pour soutenir leur développement vers une plus grande autonomie. L’étayage correspond à toutes les interactions de tutelle que l’adulte fait au moment opportun lorsque l’enfant s’adonne à une activité (Bodrova et Leong, 2012). Ainsi, lors de ses activités autodirigées en nature (Sobel, 2014), l’enfant s’approprie l’environnement en fonction de ses capacités cognitives, intérêts, connaissances ou besoins, mais il peut encore mieux le faire avec l’aide d’un enseignant ou d’une enseignante qui le connaît bien et le soutient, et qui détient aussi une culture développementale et une connaissance du programme d’éducation préscolaire, d’où son rôle de médiateur.

L’éducation préscolaire a pour mandat de favoriser le développement global de tous les enfants (c’est-à-dire de soutenir leur développement moteur, affectif, social, langagier et cognitif) et de mettre en oeuvre des interventions préventives (MEQ, 2023). Pour y arriver, la personne enseignante doit amener l’enfant dans sa zone proximale de développement [ZPD] (MEQ, 2023), c’est-à-dire dans sa zone de défis (ou de progrès à venir[6]), là où le soutien et l’étayage favorisent le développement de compétences ou d’habiletés à naitre et qui constitue dès lors une zone d’intervention privilégiée (MEQ, 2023; Mélançon et al., 2022). La production des enfants en nature, c’est-à-dire les activités auxquelles ils s’adonnent, leurs jeux, leurs questionnements, leurs interactions sont donc autant de contextes susceptibles d’informer l’adulte du développement en cours chez l’enfant et de ses ZPD.

Les diverses significations que l’enfant donne à la nature sont perçues et accessibles à l’enseignant grâce à l’observation qui constitue son principal moyen pour documenter et soutenir le développement (Berthiaume, 2016; Boudreau et al., 2021; Provencher et Bouchard, 2019) et l’une des orientations du programme de l’éducation préscolaire (MEQ, 2023). L’observation attentive des enfants, de ce qu’ils font en nature et ce qui suscite leur intérêt, permet à la personne enseignante de les aider à donner une signification à l’environnement qui concorde avec leur « lecture » du moment. Ainsi, l’attention conjointe de la personne enseignante, dirigée vers l’enfant et ce qu’il regarde, fait, écoute ou envisage, le soutient dans son interprétation du potentiel de l’environnement qu’il soit question d’une activité motrice, d’un jeu symbolique ou d’un questionnement sur les objets (p. ex. insectes) ou les lieux. Les trois niveaux de significations offrent donc une première grille que l’adulte peut utiliser auprès de l’enfant pour dialoguer avec lui et l’ouvrir à une lecture multimodale de la nature.

La personne enseignante dispose aussi d’une deuxième grille de lecture des situations qu’elle observe en nature qui est celle des cinq domaines de développement dans lesquels l’enfant évolue. La capacité à lire le potentiel de développement des enfants dans ces cinq domaines nécessite de la pratique et les personnes se destinant à l’éducation préscolaire doivent y être initiées lors de leur formation initiale. Quel dispositif pédagogique peut leur permettre de s’exercer à l’observation d’enfants en nature, à la consignation de leurs gestes, interactions ou paroles qui sont pertinents au regard des cinq domaines de développement et à la réflexion quant à l’étayage à apporter ? C’est cette question qui a guidé la création du projet pédagogique présenté dans la section qui suit.

2. Le projet Lire le potentiel de développement en nature

Le projet pédagogique Lire le potentiel de développement en nature visait précisément à former des personnes étudiant en enseignement à utiliser l’observation pour documenter le développement global d’enfants, par le biais ici d’une expérience multimodale en nature. Cette section décrit le processus de cocréation qui a mené à ce projet. Pour ce faire, la méthode des 4P (portrait, processus, projet et productions) préconisée pour les articles de type documentation de pratiques à la revue Multimodalité(s) (Lacelle et al., 2019; Martel, 2022) est mobilisée.

2.1. Le portrait du milieu et des acteurs et actrices

Le projet a eu lieu dans un cours universitaire sur le développement de l’enfant de la naissance à six ans, cours offert en première année dans le cadre d’une formation initiale en éducation préscolaire et en enseignement primaire à l’Université du Québec à Rimouski [UQAR], à Rimouski, au Québec.

La professeure qui donne ce cours est une spécialiste du développement de l’enfant et, au moment du projet, en 2020, elle enseigne ce cours depuis 16 ans. Pour réaliser ce projet, elle s’est adjoint une étudiante de 2e année qui avait déjà réussi le cours et qui travaillait comme éducatrice au Centre de la petite enfance [CPE] des Butineurs depuis quelques années. La mise en commun de leur expertise respective au service du processus créatif a facilité la collaboration entre l’université et le CPE (Rill et Hämäläinen, 2018). Nous référerons à cette éducatrice comme étant l’éducatrice 1.

Le CPE des Butineurs, situé à Gaspé, en Gaspésie et donc en milieu rural, est entouré de nature. On trouve un terrain municipal (grand espace vert) devant le CPE et un accès à la forêt à l’arrière. L’espace vert est vaste et permet d’organiser des jeux de ballon (sans risque de le perdre) et comprend une butte naturelle. Un sentier annexé à la cour arrière du CPE permet de se rendre à la forêt tout près. Cette dernière composée de feuillus, de conifères, de roches, de mousse et de souches est praticable à pied et le terrain n’y est pas plane. Limitrophe au CPE, cette forêt est très vaste et s’étend sur tout le territoire de la Gaspésie. C’est l’entrée du massif montagneux des monts Chic-Chocs[7]. Nous l’appellerons donc la forêt, comme dans le titre de cet article, même si les enfants disent plutôt « aller dans le bois ».

Le groupe d’enfants qui a participé au projet est composé de neuf enfants âgés de quatre et cinq ans (six filles et trois garçons). Les enfants fréquentent le CPE depuis trois ans et demi en moyenne. Ils sortent quotidiennement[8] et connaissent les lieux naturels qui entourent le CPE. Ils sont sous la supervision de deux éducatrices qui ont accepté de participer au projet pédagogique. L’une d’elles, l’éducatrice 1 présentée plus haut, les a côtoyés l’été précédent et l’autre les connait depuis plusieurs années.

La première partie du projet consistait à filmer des séquences vidéo des enfants évoluant et jouant dans la forêt, dont le contenu pourrait être utilisé ensuite dans la formation universitaire. La caméra vidéo prévue pour filmer lors des sorties en nature avec le groupe d’enfants n’a pas fonctionné et les séquences ont donc été filmées au moyen d’un cellulaire.

2.2. Le processus de cocréation du projet : enjeux et solutions

L’expérience a été initiée en raison de la pandémie de COVID-19 qui empêchait les personnes étudiantes de l’automne 2020 d’observer les enfants dans les milieux scolaires. Il fallait donc trouver un moyen de pallier l’indisponibilité de ces milieux et offrir une expérience de formation qui permette 1) d’observer des enfants de quatre et cinq ans[9] dans des contextes de groupe, 2) de consigner ce qui est observé au regard des différents domaines de développement prévus à l’éducation préscolaire et 3) de faire des liens entre ces éléments consignés et les connaissances en développement de l’enfant et le programme-cycle de l’éducation préscolaire (MEQ, 2023). Ces trois enjeux pédagogiques devaient se faire sans que les personnes étudiantes entrent en contact avec les enfants, d’où l’idée de recourir à des séquences filmées qui permettent d’observer les enfants en action, ici dans la forêt. Comme l’éducatrice 1 était déjà en contact avec les enfants dans le cadre de son travail, le projet n’imposait pas de nouvelles personnes auprès des enfants en ces temps de pandémie. Bien au-delà de cet aspect sanitaire, cette éducatrice a constitué le pivot du projet par sa connaissance des deux milieux (universitaire et de la petite enfance), mais aussi par sa posture centrale dans le projet : c’est elle qui filmait et elle intervenait auprès des enfants (avec l’éducatrice 2) pendant les séquences. Ces interventions étaient en cohérence avec les repères conceptuels du cours universitaire (pédagogie émergente, attitude positive, étayage dans la ZPD des enfants). Avec la professeure, elle a aussi travaillé à découper les séquences filmées pour retenir des séquences de 10 à 20 minutes, a scénarisé certains passages (en ajoutant des écrits dans la vidéo pour faciliter la compréhension ou de la musique pour rendre certains passages moins longs), produit une liste décrivant les enfants présents dans la vidéo (leur prénom et leur habillement) pour que les personnes étudiantes puissent les reconnaître et elle a participé à analyser le contenu des vidéos sur le plan du potentiel de développement de l’enfant, analyse préalable à l’utilisation du matériel par les personnes étudiantes du cours universitaire.

Le projet comportait aussi des enjeux éthiques puisque nous voulions filmer des personnes, dont certaines étaient mineures, et utiliser ensuite ces séquences filmées pour la formation universitaire. Les deux éducatrices et les parents des enfants ont signé un formulaire d’information et de consentement pour cette expérience dont l’objectif était pédagogique. Ils ont donné leur accord pour que des séquences soient filmées et qu’elles soient utilisées en classe pour la formation universitaire, et ce, de manière récurrente. Les enfants ont aussi donné leur accord verbalement.

Plusieurs sorties ont été prévues et filmées. Les éducatrices avaient parfois planifié des activités (p. ex. : jeu de soccer et autres jeux fonctionnels ou moteurs). Toutefois, les périodes de jeu libre en forêt se sont avérées les plus porteuses pour soutenir la lecture multimodale des enfants et pour observer les trois niveaux de significations qu’ils donnent à la nature (potentiel de mouvement, potentiel symbolique et potentiel de connaissances à découvrir) abordés dans la partie 1 du présent article.

2.3. La description du projet pédagogique

Le tournage des séquences vidéo, la scénarisation (découpage et choix des séquences), ainsi que l’analyse développementale de quelques séquences filmées[10] ont été faits à l’automne 2020. Cette première analyse a permis de préparer le corrigé du travail qui serait demandé aux personnes étudiantes en lien avec l’observation et d’alimenter notre réflexion à l’égard du potentiel de la nature pour soutenir le développement.

Un outil de consignation permettant aux personnes étudiantes de consigner leurs observations relatives aux enfants sur la vidéo et leur analyse du potentiel de développement (situer les progrès et défis des enfants au regard des cinq domaines de développement) a aussi été conçu pour les besoins du projet d’observation en nature (voir tableau 1). Contrairement à l’outil utilisé lors des années précédentes où les personnes étudiantes observaient un seul enfant dans une classe, cet outil permet d’observer plusieurs enfants du groupe et de consigner ce qu’on juge pertinent au regard des différents domaines de développement. Les personnes étudiantes sont donc libres de retenir les paroles, les comportements, les interactions ou les jeux qu’elles trouvent les plus signifiants dans la vidéo (quel que soit l’enfant concerné – à condition de l’identifier), ce qui permet d’évaluer leur capacité à décoder des épisodes pertinents sur le plan développemental (lien pratique-théorie).

Cet outil de consignation, sous forme de tableau, découle d’un processus itératif s’appuyant sur des expériences d’observation dans les classes depuis 2017. Il peut être utilisé autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la classe. Il ne prétend pas être original, puisqu’il s’inspire de plusieurs outils existants (Berthiaume, 2016; Provencher et Bouchard, 2019) dont nous avons pris connaissance au fil des ans. L’ordre de présentation des domaines de développement dans l’outil (voir tableau 1) respecte l’ordre de leur présentation dans le cours universitaire sur le développement de l’enfant pour lequel ce projet a été élaboré.

Tableau 1

Outil de consignation utilisé en formation initiale[11]

Outil de consignation utilisé en formation initiale11

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Dans la section « observation » (colonne de gauche de l’outil), les personnes étudiantes consignent des éléments observables : ce que fait ou dit l’enfant ou ne fait pas (l’idée est de rendre compte de ce qu’il est en train de développer et sous quel aspect il a besoin de soutien) et les éléments de contexte jugés utiles (voir tableau 2 pour des exemples). Les extraits peuvent être courts. L’important est de regrouper les consignations par domaine de développement plutôt que de rapporter chronologiquement ce qui s’est passé. Ainsi, un même événement peut servir à plusieurs domaines de développement. Ce travail de déconstruction du réel observé permet de traduire les observations en potentiel de développement.

Dans la section « analyse et étayage » (colonne de droite), la personne étudiante analyse les observations de la colonne de gauche en explicitant les liens à faire avec les connaissances sur le développement de l’enfant. Cette colonne permet donc de rendre compte des habiletés, des connaissances, des stratégies ou des compétences acquises par l’enfant (de traduire ce que l’enfant fait ou dit consigné dans la colonne de gauche, en langage développemental dans la colonne de droite) et des compétences émergentes[12] (ce qu’il ne semble pas en mesure de faire sans aide, la ZPD). Outre pour cette analyse développementale, les personnes étudiantes peuvent aussi utiliser la colonne de droite pour y inscrire, le cas échéant, l’étayage qu’a fait une des éducatrices auprès de l’enfant (étayage réalisé) ou un étayage/intervention/activité qu’elles proposeraient pour actualiser le potentiel de développement de l’enfant et ainsi l’aider à repousser sa ZPD (étayage prévu).

Les personnes étudiantes ont reçu des consignes détaillées pour la réalisation du travail d’observation en nature et l’outil de consignation en septembre 2020. Ce travail d’intégration dans le cadre du cours sur le développement était à remettre en décembre et il est suivi, dans la formation, par le stage I dont l’objectif est justement l’observation[13]. Afin de préparer les personnes étudiantes à l’utilisation de l’outil de consignation et de leur permettre de s’exercer à l’utiliser, un atelier a été réalisé en octobre où elles avaient à observer une séquence vidéo montrant les mêmes enfants dans un autre contexte (p. ex. atelier d’éveil à la lecture en classe). Elles ont alors utilisé l’outil pour consigner ce qu’elles avaient observé dans cette vidéo de pratique et pour tenter, une première fois, d’analyser et de trouver des étayages pertinents. Un retour collectif a ensuite été fait en classe au cours duquel un tableau de consignation modèle, rempli par la professeure, a été présenté et où les défis rencontrés ou les façons de consigner ont fait l’objet de discussion. Cet atelier de modélisation/cocréation a permis aux personnes étudiantes de s’approprier l’outil de consignation qui était partie intégrante du travail à remettre et de s’exercer à lire le potentiel de développement chez les enfants.

2.4. Les productions

Tout au long du trimestre universitaire, les différents domaines de développement sont abordés dans le cours. Les personnes étudiantes ont donc le loisir de visionner la vidéo en adoptant chaque fois une centration d’observation qui correspond au domaine qui vient d’être abordé : le développement physique et moteur, le développement cognitif, etc. À la fin du trimestre, le tableau de consignation comprend conséquemment les cinq domaines et le travail est remis.

Le tableau 2 présente un recueil d’exemples issus de différentes productions étudiantes. Les exemples choisis sont représentatifs et assez courts afin de respecter les contraintes d’espace de cet article. Le projet a été répété en 2021 et en 2022 et nous avons alors demandé aux personnes étudiantes d’intégrer des éléments du programme-cycle de l’éducation préscolaire publié en 2021 (MEQ, 2023) dans leur analyse de la colonne de droite. Les exemples fournis ici intègrent donc de tels éléments (en gras dans le tableau 2).

Tableau 2

Exemple de l’outil de consignation rempli[14][15][16]

Exemple de l’outil de consignation rempli141516

Tableau 2 (continuation)

Exemple de l’outil de consignation rempli141516

Tableau 2 (continuation)

Exemple de l’outil de consignation rempli141516

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Il aurait été possible de rapporter d’autres extraits comme celui où Samuel compte les framboises dans la main de Laure (Quatre ! Deux et deux ça donne quatre !) ou celui où Laure et Emma touchent la mousse et remarquent qu’elle est plus douce que les feuilles. En somme, les enfants manifestent de la curiosité, s’initient à de nouvelles connaissances de toutes sortes (mathématiques ou phénomènes naturels) et la sortie en forêt leur permet de collaborer entre eux et de démontrer une ouverture particulière aux autres qui s’exprime par le fait d’aller vers les autres pour jouer, de s’arrêter pour écouter leurs demandes, comme si cet environnement plus vaste que la classe, polysémique, moins connu et sans limites, les poussait à faire corps ensemble, à partager et à s’entraider.

3. Analyse interprétative

La présente section vise à analyser les retombées pédagogiques et didactiques du projet d’observation en nature et à nourrir la réflexion au regard de la multimodalité au service du développement global de l’enfant.

3.1. Se former comme personne enseignante à soutenir le développement de l’enfant

Le projet a fourni aux personnes étudiantes une occasion de développer diverses habiletés qui sont au coeur du rôle de la personne enseignante à l’éducation préscolaire. Que ce soit l’observation des enfants, la consignation de leurs gestes, leurs interactions ou leurs paroles, la traduction de ces observations en domaines de développement et l’identification de ZPD et d’étayages à faire, l’outil de consignation utilisé a permis aux personnes étudiantes de s’exercer à tous ces aspects. Le fait de pouvoir rejouer en boucle la séquence vidéo a facilité l’automatisation graduelle des habiletés à observer et à traduire ces observations en compétences qui se développent chez l’enfant, ainsi qu’à changer de centration d’observation selon que l’on s’intéresse à l’un ou à l’autre des domaines de développement. L’étayage à apporter aux enfants est le seul aspect auquel les personnes étudiantes n’ont pu directement s’exercer, puisqu’elles n’étaient pas en présence des enfants. À cet égard, il a été primordial dans ce projet que l’éducatrice 1 soit habile à soutenir spontanément le développement dans le cadre des actions initiées par les enfants lors des sorties extérieures et qu’elle puisse servir de modèle aux personnes étudiantes, autant dans ses interactions avec les enfants que dans ses interventions d’étayage. Les interactions pertinentes ont donc pu être repérées par les personnes étudiantes et ces dernières pouvaient aussi suggérer d’autres étayages ou bonifier ceux réalisés par l’éducatrice.

3.2. La multimodalité mobilisée au service du développement de l’enfant

L’analyse de l’outil de consignation rempli (tableau 2) permet de constater que la multimodalité a été mobilisée à divers égards dans ce projet.

D’abord, on retrouve la multimodalité dans la communication entre les enfants et la nature. En effet, plusieurs modes sont sollicités (le relief, l’image, le goût, les textures, l’odeur, les gestes, le langage verbal) et cette multimodalité se décline autant dans le volet réceptif de la communication (la souche est plane : réception d’un indice qui amène les enfants à conclure que l’arbre a été coupé), que dans le volet expressif (les branches allongées et maniables sont utilisées comme armes dans le jeu du château). Les affordances actualisées par les enfants (que ce soit quant au potentiel de mouvement, au potentiel symbolique ou au potentiel de connaissances) impliquent donc à la fois une lecture et une utilisation multimodales de l’environnement, ce qui en fait une véritable communication entre l’enfant et la nature.

La multimodalité est aussi nécessaire à la personne enseignante et à son rôle de soutien au développement. L’observation et l’étayage de l’adulte constituent respectivement sa réception et sa production dans la communication qu’il ou elle entretient avec les enfants. Sur le plan réceptif, la personne enseignante est appelée à lire le niveau de signification que l’enfant a donné à la nature et à reconnaître les différents modes perceptifs susceptibles de le soutenir dans l’activité qu’il a entrepris. Dans cet exercice de colecture, elle doit respecter le niveau de signification que l’enfant a donné à la nature à ce moment précis (p. ex. un niveau symbolique où les branches sont des armes pour protéger le château) et soutenir l’activité de l’enfant afin qu’elle se poursuive. Sur le plan expressif, la personne enseignante peut aussi suggérer des pistes et participer elle-même par un questionnement judicieux, comme dans le passage sur l’arbre coupé. Dans ces deux volets, la personne enseignante ne peut interagir et jouer son rôle de médiateur au service du développement global, sans s’appuyer elle aussi sur la multimodalité, voire la littératie multimodale qui implique la capacité partagée à utiliser le langage, les images ou d’autres modes pour voir, parler, comprendre, communiquer et penser, et ce, de la façon la plus appropriée pour atteindre un but (comme comprendre un phénomène, poursuivre un jeu symbolique ou tirer profit d’un lieu pour s’amuser avec le mouvement) (Moreau et al., 2010).

Enfin, les séquences observées dans le cadre du projet confirment que les trois niveaux de signification identifiés sont bel et bien attribués à la nature par les enfants de quatre et de cinq ans. Ces trois niveaux de signification fournissent donc une grille de lecture utile aux personnes enseignant à l’éducation préscolaire. Ils sont aussi porteurs de gains dans différents domaines de développement, domaines qui composent une deuxième grille de lecture.

3.3. La double lecture de la personne enseignante

La traduction de ce que l’enfant fait en nature (ce qui est inscrit dans la colonne de gauche de l’outil de consignation) en compétences dans les différents domaines de développement (ce qui est inscrit dans la colonne de droite) est toujours une opération étonnante à réaliser comme enseignant et enseignante à l’éducation préscolaire. L’enfant n’est-il pas un être unique dont l’essence dépasse la somme des différents domaines de développement identifiés dans le programme-cycle de l’éducation préscolaire ? La traduction des observations en indices de développement invite à une coordination des deux grilles de lecture dont dispose la personne enseignante : les trois niveaux de significations que l’enfant donne à la nature d’une part et les cinq domaines de développement d’autre part. Comment ces deux grilles de lecture sont-elles coordonnées et que nous montrent les résultats du projet Lire le potentiel de développement en nature ?

On remarquera d’abord que chaque niveau de signification n’est pas associé qu’à un seul domaine de développement. Rappelons que les trois niveaux identifiés ne sont pas hiérarchisés. L’un de ces niveaux consiste pour l’enfant à voir le potentiel de mouvement de l’environnement, un potentiel d’activités et de jeux fonctionnels. Les modes perceptifs sollicités (p. ex. visuels, auditifs ou kinesthésiques) transportent alors intuitivement les significations cinétiques et motrices que les objets portent pour l’enfant (réception) et lui permettent de s’exprimer par la locomotion, la stabilisation ou la manipulation (production de mouvement). Ce niveau réfère à une littératie des usages fonctionnels des objets, littératie multimodale porteuse sur le plan du développement physique et moteur. Dans le tableau 2, c’est exactement ce qu’on constate lorsqu’Adèle exerce sa motricité globale de différentes façons dans la forêt. En contrepartie, on remarque que c’est dans le cadre d’un jeu symbolique (un autre niveau de signification, celui-là symbolique) que Samuel développe son organisation spatiale rattachée aussi au développement physique et moteur dans le programme. Ces exemples et plusieurs autres dans l’outil de consignation corroborent l’idée selon laquelle les niveaux de signification donnés par l’enfant à la nature peuvent soutenir différents domaines de développement. En guise d’exemple, pour rendre compte du développement cognitif, les personnes étudiantes ont retenu autant des épisodes où les enfants avaient investi le potentiel symbolique de la nature que d’épisodes reliés à son potentiel de connaissances à découvrir. L’ensemble des productions réalisées dans le cadre du projet montrent en fait que les trois niveaux de signification donnent à voir des ZPD (et des progrès) dans les cinq domaines de développement. On constate, par ailleurs, qu’un même extrait (p. ex. l’événement des framboises partagées dans le développement social) peut être analysé sous divers angles développementaux (voir la note XVI qui fait ressortir toute la richesse de cet extrait sur le plan langagier). Cette complète indépendance entre les significations données par l’enfant et les domaines développementaux touchés indique à quel point il est pertinent pour la personne enseignante, autant dans la formation initiale que dans la pratique effective, de procéder par étapes : l’étape de soutenir l’activité de l’enfant en temps réel (observation spontanée, interprétation du niveau de signification donnée à la nature et étayage) et l’étape ultérieure de déconstruction de l’observation pour la passer au tamis des cinq domaines de développement afin de rendre compte du développement de chaque enfant, de le documenter sur un temps long et de planifier certaines activités visant à le soutenir. Pour passer de l’une à l’autre, l’utilisation de la vidéo nous semble un outil incontournable. Il permet de passer de la pratique (ce qu’on fait avec les enfants) à l’analyse et à la réflexion (déceler les forces des enfants, leurs défis et leur unicité; se donner un temps pour changer de lunettes pour observer le même événement).

Conclusion

Le point de départ du projet présenté vient de l’impossibilité pour des personnes étudiant en formation initiale à l’enseignement d’aller observer des enfants en milieux scolaires pendant la pandémie. Un projet visant à observer des enfants au moyen de séquences filmées a donc été créé afin de former ces futurs enseignants et enseignantes (et les cohortes qui ont suivi) à l’observation d’enfants de quatre et cinq ans, de les habiliter à consigner leurs observations et à analyser le potentiel de développement des enfants. Lors de la création du projet, impliquant une université et un centre de la petite enfance, il est vite apparu que les sorties en nature détenaient un potentiel pédagogique particulier non seulement pour les personnes en formation initiale à l’enseignement, mais pour les enfants eux-mêmes, notamment par le caractère éminemment multimodal de la nature et des activités de réception et de production qu’on peut y mener.

Le présent article présente ce potentiel en s’appuyant sur des concepts déjà connus et communs à l’éducation par la nature et à l’éducation préscolaire, comme le concept de pédagogique émergente ou d’apprentissages initiés par l’enfant (Bouchard et al., 2022; Paquette et al., 2021). Toutefois, l’article contribue de manière originale aux réflexions sur l’éducation par la nature en intégrant l’importance de la multimodalité dans la lecture que fait l’enfant de la nature et dans son importance tout autant centrale dans l’observation pédagogique de l’enfant en interaction avec et dans la nature. En mobilisant le concept d’affordances (Gibson, 1979; voir aussi Point, 2020) et en se fondant sur les capacités développementales des enfants de quatre et cinq ans, l’article conceptualise trois niveaux de significations que l’enfant donne à la nature. C’est par des indices visuels, auditifs et kinesthésiques que l’enfant lit la nature et lui trouve du sens, un sens qui se retrouve dans ses comportements, ses jeux, ses actions, ses interactions et ses échanges. Les trois niveaux de signification identifiés (le potentiel de mouvement, le potentiel symbolique et le potentiel de connaissances) et leurs canaux d’appropriation multimodaux sont utiles aux personnes enseignant à l’éducation préscolaire ou à tout adulte qui veut soutenir le développement des enfants de cet âge lors de sorties en nature.

Outre cet apport théorique, l’article présente aussi un outil de consignation des observations et des analyses (inspiré d’outils existants) qui peut être utilisé en formation initiale ou par les praticiens pour documenter le développement global des enfants. Le projet a permis d’expérimenter cet outil. Si d’autres avant nous ont décrit des actions d’enfants en nature et souligné le potentiel du milieu naturel pour soutenir le développement (Ricard et Point, 2020) ou ont montré que les observations doivent être organisées en fonction des cinq domaines de développement et faire ressortir les ZPD (Provencher et Bouchard, 2019), peu, à notre connaissance, ont abordé comment déconstruire les observations pour les traduire en unités d’analyse et comment insérer les ZPD et les étayages faits ou à faire pour documenter et analyser ce développement et nourrir la réflexion de la personne enseignante. À cet égard, le projet a été formateur pour les personnes étudiantes, puisqu’il leur a permis de traduire les productions des enfants (gestes, paroles, jeux, activités, interactions) en compétences dans les cinq domaines de développement caractérisant les finalités du programme-cycle de l’éducation préscolaire (MEQ, 2023), mais aussi d’observer des étayages réalisés, de les décrire précisément en termes de paroles et d’attitudes relationnelles, et d’analyser le degré d’engagement et de réserve de l’adulte, dont l’intention est de favoriser le développement de l’enfant tout en soutenant son autonomie.

Le potentiel de développement du milieu naturel par rapport au milieu scolaire traditionnel mérite qu’on s’y attarde. Les enfants sont sensibles aux dimensions multimodales de la nature qui regorge de trésors inexistants en classe : des textures, des degrés de luisance qui aident, par exemple, à distinguer les feuilles entre elles et les arbres dont elles proviennent. Pour le savoir, ces feuilles peuvent être apportées en classe afin de poursuivre la recherche sur les sortes d’arbres et elles peuvent être intégrées à la documentation pédagogique que la personne enseignante amasse en complément à l’observation pour documenter le processus du développement et le rendre visible (Boudreau et al., 2021). Les sorties extérieures sont ainsi appelées à s’insérer dans un processus itératif impliquant des activités en classe, qui sont alors initiées par l’adulte (qui tient compte de ce qui a été initié en nature par l’enfant) et répondent à une intention pédagogique. Ainsi, des activités ou de la littérature jeunesse sur la vie de château au moyen âge ou des recherches sur les fourmis donnent l’occasion aux enfants d’en apprendre davantage sur la vie de châtelains et châtelaines, de soutenir leur intérêt et leur jeu de château en forêt ou de vérifier si les fourmis de feu habitent bien les forêts de la Gaspésie.

L’étayage de l’enseignant ou l’enseignante se déploie autant en nature qu’en classe, mais la lecture que l’enfant fait de son environnement est plus porteuse de développement en nature. Texture, luisance et forme existent en classe, mais en nature, elles signifient quelque chose. La feuille douce cache un univers de connaissances différent de la feuille nervurée. Les petits fruits rouges en grappes étoilées sont synonymes de danger. Les souches sont synonymes de plaisir, de grimper ou de table dans un château. Cette possibilité pour l’enfant et l’adulte de co-interpréter chaque indice de l’environnement naturel, de partager une même signification, d’utiliser le langage du corps et de l’esprit (par le biais d’évocations cinétiques, symboliques ou culturelles) pour communiquer et penser le monde, fait de la nature un lieu propice à l’éveil d’une littératie multimodale au service du développement global.