Abstracts
Résumé
Cette étude vise à mieux comprendre la première entrée et la première sortie en protection de la jeunesse pour les enfants issus des Premières Nations. En collaboration avec des partenaires régionaux, des analyses multivariées effectuées sur des données administratives (2002-2014; n = 3 482) indiquent qu’une première entrée en service était plus fréquente pour les enfants issus des Premières Nations et que ces services duraient plus longtemps que pour les enfants allochtones. Les résultats mettent en lumière des situations de besoins perdurant et auxquelles les services ne semblent pas être en mesure de répondre. Des réflexions liées à la gouvernance et l’autodétermination des Premières Nations sont présentées.
Mots-clés :
- enfants,
- Premières Nations,
- protection de la jeunesse,
- disparité,
- négligence
Abstract
This study aims to better understand the first child welfare entry and exit for First Nations children. In collaboration with regional partners, multivariate analyses conducted on administrative data (2002-2014; n = 3 482) showed that a first entry in service was more frequent among First Nations children and that the lengths of service were longer than for non-Indigenous children. The results indicate situations of needs persisting over time and to which the current services do not seem to be able to respond. Reflections regarding First Nations governance and self-determination regarding are presented.
Keywords:
- children,
- First Nations,
- child protection,
- disparities,
- neglect
Article body
INTRODUCTION
Les questions portant sur l’expérience des enfants autochtones au sein des services de protection de la jeunesse, et particulièrement celles liées à leur surreprésentation et la discrimination qu’ils peuvent y vivre, sont d’actualité tant au plan québécois que canadien. En 2015, la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015) débutait ses appels à l’action par les services de protection de la jeunesse. Le Tribunal canadien des droits de la personne statuait, en 2016, à la discrimination envers les enfants autochtones par le gouvernement fédéral en vertu du financement inéquitable des services à l’enfance et aux familles des Premières Nations (Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et autres c. Procureur général du Canada, 2016). En 2019, la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec [CERP] concluait à la discrimination systémique dans les services publics au Québec envers les Autochtones (Viens, 2019) et 30 de ses 142 appels à l’action portaient sur les services de protection de la jeunesse. La même année, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA, 2019) proposait de son côté 15 appels à l’action pour ces services. En avril 2021, la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (CSDEPJ, 2021) déposait son rapport, consacrant un chapitre entier et quatre recommandations pour les enfants autochtones. Notamment, la première recommandation stipulait de mettre en oeuvre les appels de la CERP et de l’ENFFADA, soulignant que les actions concrètes soutenant les peuples autochtones tardent à voir le jour. La deuxième recommandation visait le droit à l’autodétermination et l’autonomie gouvernementale en matière de protection de la jeunesse, ce qui est conséquent avec la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Depuis le 1er janvier 2020, cette loi permet aux peuples autochtones au Canada de développer et implanter leurs propres lois en matière de services à l’enfance et à la famille. Au 22 mars 2022, seuls cinq groupes, dont un au Québec (la Première Nation des Atikamekw d’Opitciwan), avaient complété le processus pour y arriver (SAC, 2022). La présente recherche, visant à mieux comprendre la première trajectoire dans les services de protection de la jeunesse pour les enfants issus des Premières Nations (première entrée en service et première fermeture), peut soutenir la mise en oeuvre d’actions plus concrètes découlant de ces lois, jugements et appels à l’action promouvant le bien-être des collectivités autochtones.
Situation des enfants issus des Premières Nations en protection de la jeunesse au Canada : État des connaissances
Les données canadiennes les plus récentes illustrent que les services de protection de la jeunesse sont beaucoup plus présents dans la vie des enfants issus des Premières Nations que dans celle des enfants allochtones. Par exemple, il est estimé que 151 enfants sur 1 000 enfants issus des Premières Nations ont vécu une évaluation en protection de la jeunesse en 2019, comparativement à 42 enfants sur 1 000 enfants allochtones (Fallon et al., 2021). La différence est la plus marquée pour les taux estimés de placements formels vécus en 2019 : le taux estimé pour les enfants issus des Premières Nations (12,7 enfants sur 1 000) est plus de 14 fois plus élevé que celui estimé pour les enfants allochtones (0,89 enfant sur 1 000). Au-delà de ces constats chiffrant la surreprésentation des enfants issus des Premières Nations en protection de la jeunesse, les études existantes ont cherché à comprendre et connaître les caractéristiques des enfants issus des Premières Nations en protection de la jeunesse ainsi que les facteurs liés à leur surreprésentation à diverses étapes de ces services.
Signalements retenus et évalués
Les résultats de plusieurs études indiquent que les enfants issus des Premières Nations dont le signalement est retenu puis évalué en protection de la jeunesse étaient plus jeunes et plus souvent signalés pour des situations de négligence ou de risque de négligence, que le groupe de comparaison (Breton et al., 2012; De La Sablonnière-Griffin et al., 2016; Ma et al., 2019; Sinha, Trocmé et al., 2013; Sinha et al., 2011). Les signalements à leur égard provenaient, comparés au groupe de référence, moins souvent des milieux éducatifs (Breton et al, 2012; Sinha, Trocmé et al., 2013) et plus souvent des services de police (Ma et al., 2019). Les enfants issus des Premières Nations, inclus dans ces études, avaient plus souvent déjà été évalués ou desservis en protection de la jeunesse que le groupe de comparaison (Breton et al., 2012; Ma et al., 2019; Sinha et al., 2011). Finalement, la proportion de dossiers étant transférés pour des services post-évaluation était plus élevée que pour le groupe de comparaison (Breton et al., 2012; De La Sablonnière-Griffin et al., 2016; Ma et al., 2019; Sinha et al., 2011). Le portrait à l’évaluation est bien documenté, quoique ce portrait souligne que nous en savons peu sur les caractéristiques à la première évaluation, particulièrement pour les enfants issus des Premières Nations.
Décision : statuer sur les faits
À la fin de l’évaluation, la personne en charge doit déterminer si les faits allégués sont fondés ou non. En ce qui a trait à cette décision pour les enfants issus des Premières Nations, deux principaux constats se dégagent des études canadiennes. D’abord, lorsque l’on considère l’ensemble des situations prises en charge par la protection de la jeunesse, le nombre plus élevé de situations fondées pour les enfants issus des Premières Nations s’expliquerait par la présence de facteurs de risque liés aux figures parentales, tels que l’abus de substance ou leur propre historique en protection de la jeunesse durant leur enfance (Sinha, Ellenbogen et al., 2013; Trocmé et al., 2004, 2006). En second lieu, lorsque l’on s’intéresse uniquement aux situations de négligence (qui constituent la majorité des situations visant les enfants issus des Premières Nations), ce serait l’interaction de deux facteurs de risque (i.e., être la seule figure parentale et l’abus de substance) avec le fait d’être une personne issue des Premières Nations qui expliquerait la surreprésentation à cet égard (Sinha, Ellenbogen et al., 2013).
Décision : ouvrir un dossier à la suite de l’évaluation
La décision d’ouvrir un dossier à la suite de l’évaluation est basée sur des critères qui varient d’une juridiction à l’autre, incluant entre les provinces canadiennes (Trocmé et al., 2019). Dans certaines juridictions, l’ouverture du dossier peut se faire selon que les faits aient été fondés ou non. Au Québec, la situation se doit d’être fondée, et la sécurité et le développement de l’enfant doivent avoir été jugés compromis. Deux études multiniveaux (cas et agences) réalisées sur la décision d’ouvrir un dossier à la suite de l’évaluation ont intégré l’identité autochtone, soit au niveau individuel (Smith et al., 2019), soit selon la proportion élevée d’évaluations portant sur des enfants autochtones (20 % et plus) au niveau organisationnel (Jud et al., 2012; Smith et al., 2019); aucune n’a trouvé d’effet de ces variables sur le risque d’ouverture de dossier. Il semble donc que la surreprésentation des enfants issus des Premières Nations (le taux populationnel de transfert pour des services post-évaluation des enfants issus des Premières Nations était 6,6 fois plus élevé que le taux pour les enfants allochtones en 2019; Fallon et al., 2021), s’explique en fait par des caractéristiques individuelles et des caractéristiques liées aux agences qui les desservent. Deux études portant sur les adolescent·e·s et l’ouverture de dossiers ont des conclusions différentes quant à l’impact de l’identité autochtone sur cette décision. Fast et collègues (2014) indiquaient que le statut autochtone demeurait associé à la décision de fournir des services, même en contrôlant pour d’autres facteurs liés au cas, alors que King et collègues (2018) indiquaient que, après contrôle, les adolescents autochtones n’étaient pas plus à risque que les adolescents blancs. Les facteurs qui prédisaient l’ouverture de services dans ces quatre études étaient le jeune âge ou être adolescent·e, la négligence ou les cas de risque, un historique de contact avec la protection de la jeunesse, un·e signalant·e professionnel·le, les difficultés de fonctionnement de l’enfant et de sa figure parentale, la monoparentalité, et les difficultés économiques (Fast et al., 2014; Jud et al., 2012; King et al., 2018; Smith et al., 2019). S’il semble que les enfants autochtones ne soient pas plus à risque de recevoir des services que les autres enfants, il demeure que cette expérience leur est plus fréquente en poids populationnel et mérite qu’on s’y attarde. De plus, considérant que ces études utilisent toutes évaluations survenues dans une période donnée et que la distribution des premières évaluations varie entre les enfants issus des Premières Nations et les autres enfants, il est possible que cet élément complexifie la relation. Nous notons également que ces études sont ontariennes (Smith et al., 2019; King et al., 2019) ou canadiennes (Jud et al., 2012; Fast et al., 2014). En bref, des études futures sont donc nécessaires afin de mieux comprendre la première entrée en service des enfants issus des Premières Nations en protection de la jeunesse en contexte québécois.
Description des dossiers ouverts
Seule l’étude ontarienne de Ma, Fallon, Alaggia et al. (2019) nous informe sur les caractéristiques des dossiers ouverts en protection de la jeunesse pour les enfants issus des Premières Nations comparativement aux dossiers des enfants blancs. Les analyses de khi-carré ont illustré que les cas de négligence, les taux de placements, un historique familial en protection de la jeunesse et la judiciarisation étaient plus élevés pour les enfants issus des Premières Nations que pour les enfants blancs, dont le dossier était transféré pour recevoir des services post-évaluation. Ces analyses étant univariées, il n’est pas possible de savoir comment ces différentes variables peuvent interagir entre elles et lesquelles sont les plus reliées aux enfants issus des Premières Nations.
Décision : fermeture d’un dossier
Des études se sont aussi penchées sur la décision de fermer un dossier en protection de la jeunesse. De façon générale, la recherche a abordé la fin des services sous l’angle de la fin d’un placement (par ex. retour à la maison, placement à majorité, etc.) et non sous l’axe des enfants desservis à domicile ou avec des épisodes de placement et de services à domicile. Si le manque de données longitudinales en protection de la jeunesse contribue à cette situation (Jonson-Reid et al., 2017; Trocmé, et al., 2019) et si les enjeux liés au placement sont grands, particulièrement pour les enfants autochtones, il est toutefois essentiel de mieux connaître les trajectoires vécues par tous les enfants desservis en protection de la jeunesse, peu importe la ou les modalités de services reçus.
D’ailleurs, bien que le dossier d’un enfant demeure ouvert tout au long d’une procédure de placement, la recherche canadienne n’a pas exploré la trajectoire des enfants autochtones qui étaient placés, par exemple à savoir s’ils avaient une probabilité réduite de fermeture de leur dossier. Ainsi, ce que les études québécoises et canadiennes indiquent est une probabilité accrue de placement pour les enfants autochtones. Elles ne peuvent cependant statuer sur les causes exactes de cette fréquence plus élevée de placement, certains résultats indiquant que c’est la présence accrue de facteurs de risque qui expliquerait cet écart (Trocmé et al., 2004), alors que la disparité est maintenue pour d’autres études (Breton et al., 2012; Trocmé et al., 2006). Il semble aussi que les facteurs organisationnels influencent la probabilité de placement au Canada : le placement était plus fréquent pour tous les enfants desservis par les agences de protection de la jeunesse dont 20 % ou plus des évaluations concernaient des enfants autochtones (Chabot et al., 2013; Fallon et al., 2013; Fallon, Chabot, et al., 2015; Fluke et al., 2010).
Une seule étude, québécoise (De La Sablonnière-Griffin et al., 2016), offre une perspective longitudinale sur les enfants issus des Premières Nations placés au Canada. Les résultats indiquent que trois ans après le début d’un placement, un nombre similaire d’enfants demeurait en placement (26 % des Premières Nations vs 27 % des allochtones) ou était retourné à la maison (60 % vs 59 %). De plus, les durées de placement des enfants issus des Premières Nations ayant été réunifiées étaient plus courtes. Cette étude était toutefois uniquement descriptive, ne permettant pas de comprendre l’interaction de l’identité Premières Nations avec d’autres éléments sur la fin du placement ou la fermeture du dossier.
Objectifs de la présente étude
Le but de la présente étude était d’identifier si les enfants issus des Premières Nations de la Côte-Nord étaient plus à risque de vivre deux décisions en protection de la jeunesse, à savoir (a) la décision d’ouvrir un dossier en protection de la jeunesse, parmi les dossiers retenus pour évaluation pour la première fois dans la région visée; et (b) à la décision de fermer le dossier, lorsqu’un dossier était ouvert pour la première fois pour recevoir des services post-évaluation en protection de la jeunesse, en comparaison aux enfants allochtones et tout en contrôlant pour les caractéristiques notées ou liées aux dossiers de protection de la jeunesse.
Cette étude a été pensée de façon à pallier deux manques soulevés dans les études antérieures qui limitent une compréhension plus holistique de la situation des enfants issus des Premières Nations, dans les services courants de la protection de la jeunesse, et limitant ainsi notre capacité à modifier les pratiques et politiques sociales afin de répondre plus adéquatement à leurs besoins. D’une part, les études précédentes ont indiqué que les enfants issus des Premières Nations ont plus souvent déjà eu un ou plusieurs contacts, ou services, en protection de la jeunesse antérieurement. Il est ainsi difficile de comprendre le contexte des premiers contacts et services pour ces enfants, et comment ceux-ci peuvent influencer les contacts et services futurs. Ainsi, cette étude vient pallier le manque de données sur les premiers contacts et services en s’intéressant aux premières trajectoires des enfants issus des Premières Nations en protection de la jeunesse. D’autre part, les études précédentes sont basées sur des données transversales (à l’exception de De La Sablonnière-Griffin et al., 2016, mais dont les analyses sont uniquement descriptives), ne permettant qu’un portrait figé à une étape de la protection de la jeunesse, soit à l’évaluation des situations signalées. Nous savons donc ce qui est décidé (par ex. transfert aux services post-évaluation et placement), mais pas ce qui arrive au cours de ces services ou concernant leur fin. Dans ce contexte, la présente étude inclut des analyses longitudinales portant sur la situation post-évaluation, contribuant à une meilleure compréhension des trajectoires de services des enfants issus des Premières Nations, incluant les services offerts à domicile et la fin des services.
MÉTHODOLOGIE
Source des données
Les données administratives anonymisées des services de la protection de la jeunesse (tirées du système « Projet intégration jeunesse ») de la Côte-Nord ont été utilisées. Chaque décision du processus de la protection de la jeunesse (par ex. réception et traitement du signalement, évaluation, orientation, révision) est documentée, incluant, par exemple, les dates de début et de fin des étapes ou la décision rendue. L’accès aux données a été approuvé par l’établissement et les certificats éthiques nécessaires ont été obtenus. Cette recherche a été menée en collaboration avec un comité aviseur régional, incluant des représentant·e·s de l’établissement et des services sociaux des communautés innues de la région. La collaboration s’inscrit dans une démarche globale où les partenaires ont été consultés avant la mise en place de la recherche et lors de la présentation de résultats préliminaires, sans que celle-ci constitue un élément visé par la recherche. De 2016 à 2018, sept rencontres du comité aviseur (cinq en personnes et deux en visioconférence) ont eu lieu, en plus d’échanges courriel. De plus, les résultats préliminaires ont été présentés en avril 2019 à une trentaine de représentant·e·s d’une diversité de services et quelques parents et ainé·e·s des communautés innues de la région lors d’une journée d’échange organisée par l’établissement offrant les services de protection de la jeunesse au niveau régional, afin d’en faire la diffusion aux parties visées par la recherche et recueillir leurs impressions sur ces résultats.
Premier sous-objectif : Entrée en service
Cohorte des premiers signalements retenus pour évaluation
La population d’enfants observée pour cet objectif était de 3 482 enfants a) pour qui un premier signalement a été retenu pour évaluation au cours de la période allant du 1er avril 2002 au 31 mars 2014 dans la région visée (soit au cours des années financières 2002 à 2013); b) pour lesquels aucun transfert de dossier d’un service de protection de la jeunesse d’une autre région du Québec n’a eu lieu antérieurement au premier signalement retenu; c) pour lesquels l’évaluation était complétée au 9 septembre 2014 (date de fin des données disponibles); et d) qui étaient soit identifiés comme une personne issue des Premières Nations et résidant sur une communauté des Premières Nations, soit identifiés comme étant des francophones du Québec. L’appellation francophone du Québec est celle présentée au premier rang dans le menu déroulant pour identifier l’appartenance ethnique de l’enfant dans le système de saisie de données des services de protection de la jeunesse. Aucune autre appartenance ethnique faisant référence à la notion de Québec ou québécois n’est présente dans cette liste. À titre informatif, les analyses présentées dans cet article excluent donc les enfants allochtones autres que ceux ayant été identifiés par l’appellation francophone du Québec (n = 106; par ex. des enfants anglophones identifiés par l’appellation « Anglais » ou des enfants ayant la peau noire, identifiés par l’appellation « Noirs africains »), les enfants issus des Premières Nations résidant hors communauté (n = 161) ou faisant partie d’une nation conventionnée (n = 173), ainsi que les enfants pour lesquels aucune appartenance ethnique n’a été notée (n = 324). Nous pouvons supposer que l’appellation francophone du Québec réfère aux enfants issus de familles de descendance coloniale européenne, française en majorité, de plusieurs générations et que les enfants ont la peau blanche. Cela dit, puisqu’il s’agit de suppositions, nous utiliserons l’appellation francophone du Québec. Il est à noter que parmi tous les enfants ayant eu un premier signalement retenu pour évaluation dans cette région au cours de la période d’observation (n = 4 246), les enfants issus des Premières Nations, peu importe leur lieu de résidence ou leur statut conventionné ou non, représentaient 39,4 % de cette cohorte.
Variable dépendante. La variable dépendante pour le premier sous-objectif était l’ouverture d’un dossier en protection de la jeunesse. Cette variable est dichotomique (évaluation non fondée ou ne statuant pas que la sécurité et le développement sont compromis [0] ou évaluation statuant que la sécurité et le développement sont compromis [1]).
Deuxième sous-objectif : Fermeture des services
Cohorte des premiers dossiers ouverts
Pour le deuxième sous-objectif, tous les enfants pour qui une évaluation a été jugée « sécurité et développement compromis » au plus tard au 31 mars 2013 parmi les 3 482 enfants de la cohorte initiale ont été sélectionnés. La date de fin d’entrée dans la cohorte a été choisie afin de laisser une durée de temps minimale suffisante entre la décision à l’évaluation et la fin des observations. Le temps minimal d’observation était d’environ un an et cinq mois, soit du 31 mars 2013 au 9 septembre 2014.
Variable dépendante. La variable dépendante de ce deuxième sous-objectif était la fermeture du dossier. Cette variable est dichotomique et identifie la fin des services (soit la fin de l’orientation en intervention terminale ou la fin de l’application des mesures, en mesures volontaires ou judiciaires [1]), ou que le dossier est toujours en cours [0].
Variable mesurant le temps. Ces analyses étant longitudinales, le temps a été mesuré en jours. Pour les enfants ayant vécu une fermeture de dossier, le temps a été mesuré entre la date de fin de l’évaluation et la date de fin des services. Pour les cas censurés, soit les dossiers toujours en cours au 9 septembre 2014, le temps a été mesuré entre la date de fin de l’évaluation et le 9 septembre 2014.
Variables indépendantes
Toutes les variables sont mesurées au point d’entrée dans la cohorte à l’étude, soit à la décision de rétention du signalement pour la première cohorte, et à la décision de l’évaluation pour la deuxième cohorte. Toutes les variables sont dichotomiques et, sauf indication contraire, mutuellement exclusives.
Les caractéristiques de l’enfant considérées dans ces analyses sont : le genre de l’enfant (masculin ou féminin [catégorie de référence]); l’âge de l’enfant à la décision de rétention du signalement (0 ou 1 an; 2 à 5 ans; 6 à 11 ans [catégorie de référence]; 12 à 17 ans); et l’identité Premières Nations (Premières Nations sur communauté ou francophones du Québec [catégorie de référence]).
Les caractéristiques de la situation qui ont été utilisées dans ces analyses sont : les signalements non retenus antérieurs[3] (non [catégorie de référence] ou oui); le·la signalant·e (entourage [catégorie de référence]; police; milieu éducatif [milieu scolaire ou service de garde]; employé·e·s d’un centre jeunesse; autres professionnel·le·s du secteur public; professionnel·le·s du secteur privé; et autres signalant·e·s); et les motifs de compromission au signalement repère (ces variables sont non mutuellement exclusives puisqu’un enfant peut avoir jusqu’à trois motifs de compromission : négligence; abus physique ou sexuel [incluant le risque sérieux – catégorie de référence]; troubles de comportement; mauvais traitements psychologiques; et risque sérieux de négligence).
Les variables concernant l’interaction des familles avec la protection de la jeunesse utilisées dans ces analyses sont : famille connue (non [catégorie de référence] ou oui), qui a identifié si un ou les deux parents de l’enfant ciblé dans l’étude avaient déjà été identifiés comme parents pour un autre enfant pour qui pour une évaluation a été complétée avant la date de réception du signalement pour l’enfant inclus dans l’étude, et parent non identifié (non [catégorie de référence] ou oui), qui a identifié les situations où un (ou les deux) parent n’était pas identifié au dossier d’un enfant dans la base de données.
Pour le deuxième objectif, deux variables s’ajoutent parmi les caractéristiques de la situation : le nombre d’évaluations avant le jugement de compromission (1 [catégorie de référence] ou 2 et plus) et le placement à l’étape de l’évaluation (non [catégorie de référence] ou oui).
Plan d’analyse
Des analyses descriptives ont été réalisées sur les deux cohortes entières, soit des analyses de khi-carrée comparant les sous-groupes (enfants issus des Premières Nations sur communautés et les enfants dits francophones du Québec). Ensuite, des analyses exploratoires sur les durées de temps avant la décision ont été réalisées. Les résultats ont montré des différences marquées dans les temps avant la décision d’ouvrir un dossier entre les groupes. Dans les deux cas (ouverture ou non), le temps à la décision était plus long pour les enfants issus des Premières Nations sur communauté que pour les enfants dits francophones du Québec. Le temps à la décision a pu être influencé par de multiples facteurs (p. ex., manque de personnel, éloignement géographique, ou difficulté à communiquer avec la famille), mais les données disponibles ne donnaient aucune information sur les éléments ayant pu jouer un rôle sur le temps à la décision. Considérant que l’élément le plus important était la décision comme telle, et qu’en plus les temps à la décision étaient différents, que cette différence n’était pas aléatoire, qu’il n’était pas possible de connaître la ou les raisons influençant le temps aux décisions et qu’il était donc impossible de bien interpréter le rôle qu’il a pu jouer, la régression logistique a été utilisée pour le premier sous-objectif. Ce type d’analyse a permis d’estimer la probabilité (rapport de cote [RC]) que l’intervenant·e ouvre un dossier. Pour le deuxième sous-objectif, concernant la fermeture du dossier, un modèle à risques proportionnels de Cox a été utilisé. Ce type d’analyse permet de modéliser le temps à un événement d’intérêt ou le temps écoulé sans avoir vécu cet événement, tout en considérant des temps d’observation différents pour chacun des individus, et ce, en incluant de multiples variables indépendantes. Toutes les variables indépendantes ont pu être incluses dans les deux modèles multivariés puisqu’aucun problème de multicolinéarité n’a été noté.
RÉSULTATS
Entrée en service
Les analyses descriptives de khi-carré, présentées au Tableau 1, ont permis de constater que plusieurs différences existaient entre les enfants issus des Premières Nations sur communauté et les enfants dits francophones du Québec au signalement retenu. Les enfants issus des Premières Nations étaient beaucoup plus fréquemment de très jeunes enfants de moins de deux ans, et beaucoup moins fréquemment des adolescent·e·s. Parmi les autres différences marquées, notons la présence d’un motif de risque de négligence et provenir d’une famille connue, les deux éléments étant beaucoup plus courants pour les enfants issus des Premières Nations sur communauté que pour le groupe de référence. Parmi les 3 482 enfants évalués, un dossier a été ouvert pour des services post-évaluation à la première évaluation pour 41,8 % (n = 1 454) d’entre eux; ce pourcentage est de 45,9 % pour les enfants issus des Premières Nations sur communauté alors qu’il était de 39,1 % pour le groupe de comparaison.
Le modèle de régression logistique multivarié a fait ressortir que plusieurs des facteurs étudiés étaient associés à une susceptibilité accrue que le dossier de l’enfant soit ouvert pour des services en protection de la jeunesse (Tableau 2, modèle 1) : la présence de signalements non retenus antérieurs (RC : 1,26; p < 0,01), avoir été signalé par un·e professionnel·le au privé (RC : 1,67; p < 0,05, par comparaison à l’entourage), avoir été signalé pour des motifs de négligence (RC : 1,22; p < 0,01), de risque sérieux de négligence (RC : 1,60; p < 0,001) ou de troubles de comportement (RC : 1,84; p < 0,001, par comparaison à un motif d’abus, physique ou sexuel, ou de risque sérieux d’abus), et provenir d’une famille déjà connue (RC : 1,28; p < 0,001). Si cinq de ces six facteurs étaient significativement différents entre les enfants issus des Premières Nations et les francophones du Québec lors des analyses de khi-carré (voir Tableau 1; seule la présence d’un motif de négligence n’était pas significativement différente entre les groupes), il est à noter que ce modèle contrôlait pour l’appartenance à ces groupes; ces facteurs sont donc associés à un risque accru d’ouverture, peu importe si l’enfant est issu des Premières Nations ou du groupe majoritaire. Une seule variable était associée à un risque moindre d’ouverture de dossier dans le modèle multivarié, soit d’avoir été signalé par le milieu éducatif (RC : 0,75; p < 0,05, par comparaison à l’entourage; un signalement par le milieu éducatif était significativement plus fréquent pour les enfants francophones du Québec au niveau descriptif). En tenant compte de tous les facteurs étudiés dans le modèle multivarié, l’entrée en service était plus fréquente pour les enfants issus des Premières Nations sur communauté (RC : 1,20; p < 0,05) que pour les enfants francophones du Québec.
Fermeture des services
Les analyses descriptives de khi-carré sur les caractéristiques à l’ouverture d’un dossier (Tableau 1) illustrent que la plupart des différences notées au signalement retenu entre les enfants issus des Premières Nations sur communauté et les enfants francophones du Québec sont maintenues à cette étape. Par exemple, la présence d’un motif de risque de négligence demeure plus élevée pour les enfants issus des Premières Nations. Parmi les 1 688 enfants de cette cohorte, le dossier de 86,9 % (n = 1 467) a été fermé au cours de la période d’observation; ce pourcentage était de 79,5 % pour les enfants issus des Premières Nations sur communauté et de 92,2 % pour le groupe de comparaison.
Selon le modèle à risques proportionnels de Cox (Tableau 2, modèle 2), qui a permis de tenir compte de tous les facteurs dans une même analyse, les facteurs liés à une susceptibilité moindre de vivre une fermeture étaient d’être âgé de moins de deux ans (Rapport des risques [RR] : 0,64; p < 0,001, comparativement aux jeunes âgés de six à 11 ans), avoir eu pour motifs de compromission de la négligence (RR : 0,77; p < 0,001) ou un risque de négligence (RR : 0,79; p < 0,001), et ce, comparativement à un motif d’abus, être entré en service suite à au moins deux évaluations (RR : 0,78; p < 0,001) et avoir été placé durant l’évaluation (RR : 0,84; p < 0,05). Dans ce même modèle de Cox multivarié, trois variables réduisaient initialement la probabilité de fermeture, mais leur effet variait dans le temps; ces variables sont la présence de signalements non retenus antérieurs au signalement repère (RR : 0,75; p < 0,001), avoir eu pour motifs des troubles de comportement (RR : 0,50; p < 0,001, comparativement à un motif d’abus), et provenir d’une famille connue (RR : 0,67; p < 0,001). Dans les trois cas, le risque était non-proportionnel, ce qui indique que peu de ces dossiers ont été fermés rapidement, mais que passé une certaine période, ces dossiers étaient, au contraire, plus susceptibles d’être fermés. Toujours dans le modèle de Cox multivarié, trois variables étaient liées à un risque accru de fermeture rapide de dossier, soit les jeunes qui étaient adolescent·e·s à l’ouverture du dossier (RR : 1,38; p < 0,001; comparativement aux jeunes âgés de six à 11 ans) et avoir été signalé soit par la police (RR : 1,22; p < 0,05), soit par un·e professionnel·le au privé (RR : 1,39; p < 0,05) au signalement repère (comparativement aux enfants signalés par leur entourage). La distribution de neuf de ces onze variables était significativement différente (voir Tableau 1) entre les enfants issus des Premières Nations (cinq variables étaient plus fréquentes pour ceux-ci) et les enfants francophones du Québec (quatre plus fréquentes pour eux), mais le modèle multivarié permet d’identifier les facteurs qui sont associés à l’événement étudié, la fermeture, peu importe l’appartenance à ces groupes puisque cette variable est aussi présente au modèle. D’ailleurs, le risque de fermeture du premier épisode de services était, en contrôlant pour les variables disponibles et comparativement aux enfants dits francophones du Québec, moins fréquent pour les enfants issus des Premières Nations sur communauté (RR : 0,74; p < 0,001).
DISCUSSION
Cette étude a permis d’étayer les connaissances en lien avec les étapes initiales en protection de la jeunesse (signalements retenus, évaluations) pour les enfants issus des Premières Nations au Québec. Elle contribue à développer des expertises en émergence, soit la compréhension des trajectoires de service des familles dans le système de protection de la jeunesse, qu’elles soient desservies à domicile, par un placement ou selon les deux modalités, et son corollaire, la fermeture de ces services. Les principaux constats qui se dégagent sont que les trajectoires initiales en protection de la jeunesse des enfants issus des Premières Nations sur communauté étaient plus fréquentes, débutaient plus tôt dans la vie de l’enfant et duraient plus longtemps que celles des enfants du groupe de comparaison. Cette étude a également mis de l’avant la chronicité de contact avec la protection de la jeunesse au niveau des familles. La discussion du présent article tient compte de l’avis et l’apport des membres du comité aviseur et des participant·e·s à la journée d’échange tenue en avril 2019.
Dès le premier signalement retenu, les enfants issus des Premières Nations sur communauté et ceux du groupe de référence présentaient un profil distinct, ce qui concorde avec les études précédentes (Breton et al., 2012; De La Sablonnière-Griffin et al., 2016; Ma, Fallon et Richard, 2019; Sinha, Trocmé et al., 2013; Sinha et al., 2011). Notons que les enfants issus des Premières Nations sur communauté faisant l’objet d’un signalement retenu pour évaluation étaient plus jeunes, étaient plus souvent évalués pour un motif de risque de négligence, avaient moins souvent un signalement non retenu antérieur et provenaient plus fréquemment de familles connues par les services de protection de la jeunesse.
Pour ce qui est des caractéristiques associées à une décision d’ouvrir un dossier, cette recherche indiquait que lorsque l’on contrôlait pour les variables disponibles, les enfants issus des Premières Nations sur communauté étaient plus à risque de vivre une ouverture de dossier en protection de la jeunesse que les enfants francophones du Québec, lors de leur première évaluation. Considérant les profils distincts des enfants au signalement retenu, il semble donc que la surreprésentation dans les services de protection de la jeunesse puisse être, en partie, liée au fait que les enfants issus des Premières Nations, qui entrent en contact avec les services de protection de la jeunesse, présentent des caractéristiques particulières qui peuvent influencer l’évaluation de leur situation familiale.
Aucune étude québécoise ne s’est penchée explicitement sur cette question. Parmi les études canadiennes (Fast et al., 2014; Jud et al., 2012; King et al., 2018; Smith et al., 2019), seule celle de Fast et collègues (2014) indiquait que le statut autochtone était associé à la décision de fournir des services. Cependant, ces recherches découlaient d’études d’incidence et la décision ne concernait pas uniquement des premières évaluations. Puisque la présence d’un historique en protection de la jeunesse est un facteur associé à un risque plus élevé de vivre d’autres événements en protection de la jeunesse (White et al., 2015), notre étude contribue à éclaircir les facteurs qui contribuent à cette première entrée en service qui semble déterminante pour les interactions futures avec la protection de la jeunesse. Les autres facteurs identifiés dans la présente étude étaient au moins un signalement antérieur non retenu, avoir été signalé par un·e professionnel·le au privé, les motifs de négligence, de risque sérieux de négligence ou de troubles de comportement, et être issu d’une famille connue. Ces résultats concordent avec la littérature existante (Fast et al., 2014; Jud et al., 2012; King et al., 2018; Smith et al., 2019).
Les profils distincts notés au premier signalement retenu se sont maintenus lors de la première évaluation ayant statué à la compromission. Cette recherche indique que lorsque l’on contrôle pour les variables disponibles, les enfants issus des Premières Nations sur communauté sont moins susceptibles de vivre une fermeture rapide de dossier que les enfants francophones du Québec, lors d’un premier épisode de services. Leur dossier était donc ouvert plus longtemps avant d’être fermé. Ce résultat illustre comment l’impact des profils distincts entre les enfants issus des Premières Nations et ceux du groupe de référence se transpose longitudinalement pour la décision de fermeture des services.
À notre connaissance, aucune étude québécoise ou canadienne à ce sujet n’a été recensée, pas plus qu’aux États-Unis, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Au Canada (Trocmé et al., 2019), de même qu’aux États-Unis (Jonson-Reid et al., 2017) et en Australie (Jenkins, 2017), l’absence de données longitudinales facilement utilisables et l’absence de données fiables sur les services rendus ont certainement un rôle à jouer. La variété de ce qui se qualifie de « service de protection de la jeunesse » est aussi en cause, rendant les groupes d’enfants qui pourraient être étudiés très hétérogènes.
Plusieurs autres facteurs ont été identifiés comme étant liés à un risque accru que le dossier reste ouvert plus longtemps (durée de service plus longue avant la fermeture) dans cette étude, comme le jeune âge (avoir moins de 2 ans à la décision de compromission), la présence de motifs de négligence ou de risque sérieux de négligence, ou le placement durant l’évaluation. Des recherches additionnelles concernant cette décision sont nécessaires afin de mieux en saisir les contours et les interactions possibles entre les variables étudiées. Il est primordial de répondre au manque de conceptualisation et de savoir par rapport aux familles qui ont des contacts avec le système de protection de la jeunesse sans placement, entre autres parce qu’il s’agit généralement d’un groupe plus grand (Keddell, 2018). Malgré les défis inhérents à ce genre de recherche, celle-ci semble particulièrement importante pour comprendre les interactions entre les enfants issus des Premières Nations et les services de protection de la jeunesse de manière plus complète.
Bien que cette étude visait à mieux comprendre une première trajectoire dans les services de protection de la jeunesse pour les enfants issus des Premières Nations, nous conclurons cette section en situant nos résultats dans le contexte de la population régionale. Selon les données disponibles dans la pièce PD-18 de la CERP (2018), les jeunes issus des Premières Nations, peu importe leur lieu de résidence, ou s’ils étaient issus d’une nation conventionnée ou non, composaient 26,2 % de la population des moins de 18 ans en Côte-Nord. Les données régionales complètes desquelles les présentes analyses sont tirées ont illustré que les enfants issus des Premières Nations, selon les mêmes critères, composaient 39,4 % des premiers signalements retenus pour évaluation au cours de la période visée. En plus des différences notées par nos analyses, il convient de reconnaitre que la proportion d’enfants issus des Premières Nations vivant un premier signalement évalué en protection de la jeunesse est plus élevée que le poids populationnel qu’ils représentent.
Implications pour la pratique et les politiques sociales
Nous reconnaissons que les Premières Nations au Québec misent d’abord et avant tout sur l’autodétermination et leur propre gouvernance en matière de protection de la jeunesse (Awashish et al., 2017) afin d’assurer le bien-être des enfants issus des Premières Nations. Le contexte actuel québécois demeure que les enfants issus des Premières Nations, sauf ceux d’Opitciwan, sont desservis sous la Loi sur la protection de la jeunesse. Ainsi, et tel que souligné par la CSDEPJ, il faut pouvoir garantir le bien-être des enfants autochtones desservis par la Loi sur la protection de la jeunesse dès maintenant.
Nos résultats soulignant que les enfants issus des Premières Nations composent un groupe aux caractéristiques distinctes de celles du groupe majoritaire, il est primordial de soutenir les familles en fonction de leurs spécificités. Ainsi, les jeunes enfants provenant de familles connues et desservis pour risque de négligence forment un important bassin d’enfants parmi les enfants issus des Premières Nations qui entrent dans les services en protection de la jeunesse pour la première fois. Ces facteurs sont aussi liés à un premier épisode de services plus long avant la fermeture. Bien que les analyses n’aient pas permis d’observer plus finement les situations de risque de négligence indiquées au dossier des enfants, le fait qu’ils soient jeunes et de familles connues permet de supposer que certains parents ont des antécédents d’implication en protection de la jeunesse pour motifs de négligence envers d’autres de leurs enfants plus âgés. Ce constat soulève des questions concernant les services ayant été offerts ou qui étaient disponibles pour soutenir ces parents; il semble que les services qui étaient en place, autant en protection de la jeunesse que tout autre service pertinent, n’aient pas été en mesure de répondre aux besoins de ces familles, puisque les enfants plus jeunes se retrouvent également dans les services de protection de la jeunesse. Cette incapacité à répondre aux besoins des enfants et des familles des Premières Nations en temps opportun souligne l’importance de revoir les pratiques actuelles et nous apparait comme un signal particulièrement fort indiquant que des services autodéterminés, gouvernés par les Premières Nations, et culturellement sécuritaires, doivent être une avenue possible pour les Premières Nations qui souhaitent développer des services qui correspondent aux besoins de leur population.
Cela étant dit, même en contrôlant, d’un point de vue statistique, pour ces caractéristiques identifiées comme étant différentes entre les deux groupes, les trajectoires distinctes demeurent, suggérant des réalités non documentées affectant ces trajectoires. La négligence, et incidemment les situations de risque de négligence, soulèvent en effet des questions quant à de possibles différences dans le traitement des dossiers selon l’appartenance ou non à une Première Nation. Les analyses de Sinha, Ellenbogen et al. (2013) soutiennent que certains facteurs, notamment la consommation abusive de substance par une figure parentale, sont jugés différemment lorsque présents dans une famille des Premières Nations, que lorsque présents dans une famille allochtone. Ce facteur est aussi apparu comme jouant un rôle dans le risque d’ouverture de dossier pour les enfants issus des Premières Nations, mais pas pour les enfants blancs, dans les analyses de Ma et collègues (Ma, Fallon, Alaggia et al., 2019). Les études ayant interrogé les mères desservies en protection de la jeunesse font état des relations problématiques vécues avec ces services (Croteau, 2019; Soumagnas, 2015). Le manque de clarté dans la définition de certains concepts clés dans les lois de protection de la jeunesse (Choate et Engstrom, 2014) et les normes eurocanadiennes dans les outils d’évaluation des capacités parentales (Choate et McKenzie, 2015; Guay et Ellington, 2018) sont aussi à considérer. Au Québec, un outil d’aide à la décision, appelé système de soutien à la pratique, est intégré à même le système de saisie de données en protection de la jeunesse; l’absence de validation de cet outil (Turcotte et Pilote, 2012) est questionnant. D’ailleurs, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a appelé à réviser le système de soutien à la pratique (CDPDJ, 2017). Les enjeux soulevés avec les outils actuels (Guay et Ellington, 2018; Turcotte et Pilote, 2012) ont mené le commissaire Viens (2019) à inclure deux appels concernant les outils en protection de la jeunesse. Revoir les modes d’évaluation des capacités parentales pour offrir des évaluations culturellement ancrées (Lindstrom et Choate, 2016) apparait comme une priorité d’action en protection de la jeunesse afin de s’assurer que ces évaluations ne mènent pas à un traitement différencié causant des torts aux enfants et familles des Premières Nations.
Implications pour la recherche
Outre les suggestions intégrées à cette discussion, nous sommes d’avis que cette recherche soutient le besoin d’étudier plus en détail les trajectoires des enfants issus des Premières Nations qui demeurent desservis dans les services courants en tant que groupe d’intérêt, et non uniquement en comparaison aux autres enfants. Une autre avenue de recherche concerne les motifs de risque sérieux, inclus dans la loi depuis maintenant plus de 10 ans. Cet enjeu semble particulièrement criant pour les enfants issus des Premières Nations, mais est d’importance pour tout le Québec. Les changements de 2007 ont joué un rôle au niveau de la rétention des dossiers en agression sexuelle (Silva et Collin-Vézina, 2017). Il est à se questionner comment ces motifs sont utilisés au travers des différentes régions du Québec, de manière quantitative et sur le temps, mais aussi de manière qualitative, en questionnant les pratiques liées à ces motifs d’intervention. Dans le contexte où l’on se questionne régulièrement sur les pratiques envers la population des Premières Nations et autochtone, l’enjeu du motif de risque sérieux de négligence doit faire l’objet d’études plus approfondies. Le placement, et son rôle dans la trajectoire de services des enfants issus des Premières Nations, est un autre élément sur lequel il demeure primordial de se pencher. Les données des études précédentes et de la présente étude n’ont pu que noter la présence ou l’absence de placement et son rôle dans les décisions prises pour ces enfants. Des études portant sur les types de placement ou sur l’instabilité de placement apporteraient un éclairage nécessaire à une compréhension approfondie des effets de celui-ci.
Finalement, des recherches utilisant des méthodes mixtes et qualitatives sont nécessaires pour comprendre et situer les recherches quantitatives, mais aussi, et surtout, pour mettre en lumière d’autres types de connaissances que celles qui découlent des données administratives. Bien que les possibilités soient grandes, nous concluons en soulignant quelques possibilités : ces études pourraient s’intéresser au processus de prises de décision, aux enjeux de services, et au vécu expérientiel des parents en protection de la jeunesse, mais dont les enfants ne sont pas placés.
Limites
Si cette étude est novatrice en observant de manière longitudinale la décision de fermer les services, particulièrement pour comprendre la trajectoire des enfants issus des Premières Nations, certaines limites doivent être mentionnées. D’abord, il est possible que des enfants soient déménagés dans la région visée au cours de la période d’observation. Si ces enfants avaient déjà été desservis dans une autre région, il était impossible de le savoir. Il se peut donc que la première expérience dans cette région ne soit pas la première expérience en protection de la jeunesse. Cette étude n’a pas pu contrôler pour des facteurs de risque ayant été identifiés comme jouant un rôle dans les décisions de protection de la jeunesse, par exemple le statut socioéconomique de la famille ou l’abus de substances chez les parents (Jenkins et al., 2017; Sinha, Ellenbogen et al., 2013). Seuls certains enfants issus des Premières Nations ont été étudiés; les raisons étant de prendre en compte les aspects socio-politico-légaux des services face à ces enfants (par ex. la nature discriminatoire du financement des services sur communauté) de même que la nature du partenariat (celui-ci était avec les agences desservant les enfants sur communauté). Ainsi, nos résultats ne sont pas généralisables aux enfants issus des Premières Nations habitant à l’extérieur des communautés ou dont les services sont financés par d’autres mécanismes. Finalement, il demeure important de souligner que les modèles statistiques représentent les associations de ce qui s’est passé, et non ce qui va ou pourrait se produire, et que ceux-ci dichotomisent des réalités complexes. Il est donc impossible de bien cerner toutes les expériences vécues par le seul biais de ces données.
CONCLUSION
Cette étude apporte de nouvelles connaissances concernant la première entrée en service et les services reçus à la suite d’une évaluation en protection de la jeunesse pour les enfants issus des Premières Nations. Elle soulève des questions sur les besoins non répondus des enfants, familles et communautés des Premières Nations qui persistent dans le temps. Les Premières Nations englobent une multitude de peuples uniques; si les démarches visant à assurer des services culturellement ancrés et sécurisants pour chacun de ceux-ci risquent d’être aussi variées que les peuples le sont, des services gouvernés localement, autonomes et financés adéquatement doivent être une possibilité pour toutes les communautés ou nations qui décident de s’engager dans ces démarches.
Appendices
Notes
-
[1]
Les autrices et l’auteur déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêt. La Chaire de recherche du Canada en services sociaux pour les enfants vulnérables et des bourses doctorales provenant des Fonds de recherche du Québec, société et culture (#138678) et du Conseil de recherches en sciences humaines (752-2013-1879) ont soutenu financièrement cette étude. De plus, ils remercient les membres du comité aviseur, les membres de la table de coordination autochtone et les employé et cadres du CPRCN/CISSS de la Côte-Nord qui ont soutenu ce projet; les enfants et les familles dont il est question; ainsi que Martin Chabot, pour son travail indispensable en lien avec la création de la base de données utilisée.
-
[2]
Adresse de correspondance : UMR INRS-UQAT, Campus Val-d’Or, 663, 1re Avenue, bureau 4320, Val-d’Or (QC), J9P 1Y3. Courriel : mireille.delasablonniere-griffin@inrs.ca
-
[3]
Le système de données a été implanté au début des années 2000 et seules certaines données rétrospectives y ont été inscrites. Cette variable est une sous-estimation puisque aucun signalement non retenu antérieur à 2000 n’y figure.
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