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Les parents vivant des conflits sévères de séparation (CSS) se distinguent des parents peu conflictuels par des niveaux élevés de méfiance et de blâmes, d’importantes difficultés sur les plans de la communication et de la gestion des conflits, une incapacité à se centrer sur les besoins de l’enfant ou encore, des allégations répétées de violence conjugale ou d’abus et des litiges juridiques répétés autour de la garde et des droits d’accès de l’enfant (Birnbaum et Bala, 2010; Godbout, et al., 2018; Henry et al., 2011; Kelly, 2003; Saini et al., 2010; Sullivan, 2008). Bien que la plupart des parents parviennent à retrouver un équilibre dans les deux années suivant la séparation, plusieurs auteurs déclarent qu’entre 10 et 20 % d’entre eux resteront coincés dans un conflit élevé, malgré le passage du temps (Hetherington et Kelly, 2002; Johnston et al., 2009; Maccoby et Mnookin, 1992).

Les situations de CSS suscitent un intérêt grandissant dans les milieux de pratique et scientifiques. Au-delà des coûts sociaux importants et des pressions sur le système de justice que ces situations génèrent, les préoccupations proviennent de leurs conséquences sur le bien-être et le développement des enfants (Neff et Cooper, 2004). Les recherches ont clairement démontré l’effet néfaste des conflits sur les enfants, plus particulièrement sur les plans des comportements extériorisés (p. ex., agressivité, comportements antisociaux) et intériorisés (p. ex., dépression, anxiété) (Kelly, 2012; van Dijk et al., 2020). En outre, certaines formes de conflits les placent à risque d’être triangulés dans les conflits, ou encore d’être exposés à ces derniers (Johnston et al., 2009). Les conséquences sur l’enfant peuvent être sévères au point où ces situations sont considérées comme une forme de mauvais traitements psychologiques et être prises en charge par les services de protection de la jeunesse (Godbout et al., 2018). Dans l’étude de Malo et al. (2015), parmi les situations de mauvais traitements psychologiques jugées fondées au Québec, 38,8 % impliquent une exposition de l’enfant à un conflit sévère entre ses parents séparés.

Plusieurs études montrent que, lorsqu’il y a exposition des enfants au conflit sévère de séparation, l’intervention en protection de la jeunesse présente des défis particuliers pour la pratique (Godbout et al., 2018; Malo et al., 2018; Saini et al., 2012, 2019; Sudland, 2019; Sudland et Neumann, 2020). Pour les intervenants psychosociaux, il importe de cerner rapidement la problématique, car les signalements initiaux peuvent porter sur un autre motif de compromission, comme l’abus physique ou l’abus sexuel. En effet, certains parents peuvent multiplier les allégations de maltraitance l’un envers l’autre (le plus souvent fondées), allégations que les intervenants doivent évaluer afin d’en déterminer la véracité (Godbout et al., 2018; Saini et al., 2020). Or, peu de stratégies ou de balises claires sont disponibles pour soutenir les intervenants aux prises avec de telles situations (Brown, 2003). De plus, quelques études montrent que la violence conjugale et/ou familiale, les difficultés de contacts parents-enfant et des problèmes de santé mentale caractérisent souvent ces situations (Turbide, 2017). Or, malgré le recoupement entre ces réalités et les CSS, des distinctions importantes doivent être réalisées afin d’individualiser la réponse à apporter à chaque situation particulière (Godbout et al., 2018; Polak et al., 2020). En somme, les intervenants s’accordent à dire qu’il s’agit de dossiers qui mobilisent beaucoup de ressources, de temps et d’énergie et qui nécessitent une intervention plus intensive. Les parents en CSS tendent en effet à solliciter les intervenants de façon répétée pour qu’ils se positionnent dans leurs désaccords ou pour discréditer l’autre parent (Malo et al., 2018; Saini et al., 2012). On note également des remises en question des compétences de l’intervenant susceptibles de faire naitre des sentiments d’incompétence et d’impuissance chez ce dernier (Cyr et al., 2017).

Pour relever ces défis, plusieurs experts ont proposé des recommandations afin de soutenir l’intervention en protection de la jeunesse auprès de cette clientèle : offrir une formation spécialisée sur les CSS, assurer une meilleure coordination des services psychosociaux et du système judiciaire, et miser sur des interventions qui permettent d’assurer la neutralité des intervenants, de responsabiliser les parents et de favoriser leur participation (Godbout et al., 2018; Johnston et al., 2001; Saini et al., 2012; Templer et al., 2017). Bien qu’encore rares, quelques initiatives ont été développées dans les dernières années au Québec. Citons par exemple, l’approche de médiation qui, telle qu’appliquée dans plusieurs régions de la province, vise à intervenir de manière consensuelle auprès de situations signalées et suivies en protection de la jeunesse. Inspirée des principes de la médiation familiale, cette approche a pour objectif d’amener les membres de la famille à élaborer des ententes satisfaisantes pour chacun d’eux. Pour ce faire, elle mise sur la collaboration de tous les acteurs concernés (parents, enfants, intervenants et autres personnes significatives) et sur la mobilisation de leurs compétences, forces et ressources (Drapeau et al., 2014; Marcotte et Cyr, 2002). Or, les résultats d’une recherche évaluative révèlent que dans des contextes de CSS et d’aliénation parentale, cette approche est perçue idéale par certains intervenants et inappropriée par d’autres, notamment ceux qui sont confrontés à des situations complexes et cristallisées (Drapeau et al., 2014). Ce constat fait écho aux propos de plusieurs experts du domaine, qui déclarent que les méthodes alternatives de règlements de conflits (par ex., la médiation familiale et les pratiques inspirées du droit collaboratif), sont souvent mises en échec, ou peu utilisées par les familles vivant des CSS qui tendent davantage à privilégier l’affrontement et les batailles judiciaires (Cyr et al., 2017; Godbout et al., 2018).

Aujourd’hui, plusieurs auteurs s’accordent à reconnaitre que les situations les plus à risque requièrent des interventions personnalisées et intensives, et qui reposent sur une coordination des services psychosociaux et du système judiciaire (Cyr et al., 2017; Templer et al., 2017; Walters et Friedlander, 2016). Dans cette optique, le protocole Parentalité – Conflit – Résolution (PCR, phase 1) a été expérimenté entre 2014 et 2017 à la Cour supérieure du Québec, district de Québec (Cyr et al., 2017; Cyr et al., 2020). Il s'agit d'une intervention interdisciplinaire impliquant un seul juge saisi du dossier, l'engagement des parents et des avocats à travailler dans un esprit collaboratif, un programme de groupe éducatif et introspectif pour les parents afin de réfléchir sur leur coparentalité, et une intervention systémique familiale spécialisée d'au plus 45 heures offerte par un psychothérapeute (Cyr et al., 2017; 2020). L’évaluation de ce protocole met en lumière plusieurs effets positifs pour les familles, notamment aux plans de la coparentalité et de la reprise des contacts entre l’enfant et un de ses parents (Cyr et al., 2017, 2020). Du point de vue des professionnels, le travail interdisciplinaire ressort comme un élément clé du protocole associé à son efficacité. Toutefois, il comporte des défis liés par exemple à la redéfinition des rôles respectifs, aux engagements déontologiques de chacun et à la transmission d’informations entre les acteurs (Cyr et al., 2017, 2020).

Programme socio-judiciaire Une coparentalité à construire

S’inspirant des recommandations récentes sur les interventions à privilégier auprès des familles vivant des CSS et des pratiques prometteuses (p. ex., PCR; Cyr et al., 2017), le programme socio-judiciaire Une coparentalité à construire (Latour et al., 2018) a été développé en 2015, par un groupe de travail composé de juges de la Cour du Québec, d’avocats (services de contentieux des CISSS et CIUSSS, aide juridique et pratique privée), de directeurs de la protection de la jeunesse et d’une équipe de recherche. Actuellement à l’essai dans deux CISSS (Chaudière-Appalaches et Montérégie-Est) et un CIUSSS (Capitale-Nationale) du Québec, l’objectif principal du projet pilote est de concerter l’intervention des directeurs de la protection de la jeunesse et le processus judiciaire, dans les cas de CSS, afin d’amener les parents à établir une coparentalité fonctionnelle permettant d’assurer la sécurité et le développement de leur enfant. Ce programme se caractérise par plusieurs ingrédients clés : il comporte à la fois un volet judiciaire et un volet psychosocial, assure la présence d’un juge sensibilisé à la problématique et disponible sur demande, procure une intervention intensive neutre et confidentielle visant la coparentalité et favorise la participation des deux parents et des jeunes aux interventions cliniques.

Le volet psychosocial

Pour les directeurs de la protection de la jeunesse, les objectifs du programme sont de 1) réduire la fréquence, l’intensité et la récurrence des conflits, 2) développer les habiletés des parents sur le plan de la communication, de la gestion saine et autonome des situations conflictuelles (sans recours à des instances extérieures), et 3) mettre un terme à la situation de compromission de l’enfant le plus rapidement possible et éviter qu’elle se reproduise. Plus concrètement, deux intervenants psychosociaux ayant un rôle spécifique et complémentaire sont impliqués auprès de chaque famille participant au programme : un intervenant de l’équipe évaluation-orientation et un intervenant en coparentalité (ICP). Après avoir statué sur la compromission, le premier est responsable de l’intervention en protection de la jeunesse jusqu’à la fin de l’étape d’orientation et demeure donc en contact avec l’enfant et sa famille de façon mensuelle. Il s’assure que l’ensemble des moyens sont pris pour garantir la protection de l’enfant et, à l’audience finale, est chargé de faire des recommandations en lien avec la situation de compromission. Contrairement aux intervenants de la protection de la jeunesse qui agissent dans un contexte d’autorité, l’ICP joue quant à lui un rôle indépendant axé sur le soutien et l’accompagnement des parents dans l’atteinte d’une coparentalité plus fonctionnelle. L’ICP est un travailleur social membre de son ordre professionnel, employé de la direction de la protection de la jeunesse. Il est sélectionné pour ses connaissances sur les conflits sévères de séparation et pour ses compétences cliniques. Il est porteur de neutralité et d’objectivité et n’est pas contraignable devant la Cour, afin d’éviter l’association à l’une ou l’autre des parties. L’intervention psychosociale consiste en deux premières rencontres individuelles avec chaque parent afin de leur permettre de s’exprimer sur leur vécu passé et d’être entendus sur leur souffrance, leurs appréhensions et leurs besoins. Par la suite, des rencontres d’une heure avec les deux parents sont organisées, une fois par semaine. Des rencontres familiales ou individuelles avec l’enfant sont aussi privilégiées, selon les particularités de chacune des situations. Des échanges téléphoniques sporadiques peuvent être nécessaires pour accompagner les parents dans la résolution d’un conflit lorsque, par exemple, ces derniers n’arrivent pas à s’entendre sur qui accompagnera l’enfant lors de son prochain examen médical. La durée du suivi en coparentalité est de six mois, avec une possibilité de prolongation des mesures, jusqu’à concurrence de trois mois avant la tenue de l’audience finale à la Cour. Bien que trois approches[2] soient préconisées dans le cadre du programme socio-judiciaire (c.-à-d., approche systémique, de négociation sur intérêt et orientée vers les solutions), l’ICP adapte l’intervention aux besoins des parents et aux objectifs qu’ils souhaitent atteindre. Plusieurs thèmes sont abordés avec les parents, dont le processus de séparation, les réactions attendues de l’enfant en lien avec la séparation et ses besoins, les habiletés de communication et de résolution de conflits, la régulation des émotions, le rôle des beaux-parents et l’élaboration d’un plan parental. Cette intervention repose sur l’engagement des parents et sur leur capacité d’agir (empowerment). Le rôle de l’ICP est d’encourager les parents à déterminer eux-mêmes les objectifs qu’ils souhaitent atteindre dans le cadre de la démarche et de les accompagner dans la recherche d’ententes mutuellement acceptables. Les ICP bénéficient de supervision clinique hebdomadaire par une professionnelle détenant une expertise sur la problématique des CSS. Enfin, le contenu des rencontres avec les parents demeure confidentiel et la transmission d’informations aux avocats des parties et à l’intervenant de l’équipe évaluation-orientation responsable du dossier en protection de la jeunesse, est circonscrite. En effet, l’ICP a l’obligation de signaler à la DPJ, toute situation pouvant compromettre la sécurité et le développement de l’enfant tel qu’une situation impliquant un danger imminent pour la sécurité d’une personne (risque pour la vie ou atteinte grave à l’intégrité physique) ou des éléments factuels relatifs à une détérioration de l’état de l’enfant. Les parents consentent également à ce que l’ICP communique, à partir d’un Contrat d’engagement parental, certaines informations aux autres professionnels impliqués au dossier, comme leurs engagements et les objectifs qu’ils souhaitent atteindre dans le cadre de la démarche clinique. En cas de non-respect des engagements, l’ICP communique avec l’avocat du parent concerné afin qu’il encourage son client à collaborer au processus d’intervention clinique. Si la situation persiste, il peut également aviser les parties et faire une demande d’audience de suivi afin de dénouer l’impasse.

Le volet judiciaire

Pour le système judiciaire, les objectifs sont de 1) saisir rapidement le Tribunal pour les dossiers impliquant des familles vivant des CSS, 2) rendre la mesure judiciaire la plus adaptée au bon moment, 3) adapter le processus judiciaire en fonction de l’implication des parents dans l’intervention psychosociale, 4) prévenir l’instrumentalisation du processus judiciaire et 5) impliquer un seul pallier du processus judiciaire dans le traitement des dossiers de CSS (dans les limites de la loi), de manière à éviter que les dossiers soient également judiciarisés devant la Cour supérieure. Le volet judiciaire du programme met en application certains principes de la justice thérapeutique et propose une approche non traditionnelle du système judiciaire, notamment par le changement de rôle du juge et de l'avocat et le contournement des défis associés au processus contradictoire. Ainsi, il propose d’impliquer un juge de la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse, sensibilisé à la problématique spécifique des CSS et qui se rend disponible selon les besoins de la famille. Le juge s’assure que les parties consentent à participer au programme de manière libre et éclairée. Le rôle du juge n’est pas de trancher les litiges, mais d’accompagner les parents dans la recherche d’ententes mutuellement acceptables. Cependant, le système judiciaire constitue également un levier visant à engager les parents dans la recherche de solutions et à collaborer aux interventions, à défaut de quoi, le juge pourrait rapidement recadrer les parties en les mettant face à leurs engagements ou en modifiant les mesures. Les avocats doivent quant à eux s’engager à travailler de manière collaborative avec les autres parties, dans le meilleur intérêt de l’enfant, en plaçant ses besoins au centre du processus judiciaire. Sauf quelques exceptions, cela implique de ne pas déposer de nouvelles procédures devant la Cour supérieure en Chambre familiale ou en Chambre de la jeunesse, relatives aux questions de garde et d’accès pendant l’application du programme et d’encourager leur client à participer de façon active, aux rencontres avec l’intervenant en coparentalité.

Critères d’admissibilité des familles

L’admissibilité des familles est déterminée par le directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) au moment de l’étape orientation. Ce programme s’adresse aux familles pour lesquelles il a été conclu, que la sécurité ou le développement d’au moins un enfant sont compromis au sens de l’article 38 (c) de la LPJ, plus spécifiquement en qui a trait aux CSS, et ce, qu’il s’agisse du motif de signalement principal ou secondaire. Pour y participer, différents critères sont établis : 1) la situation doit être judiciarisée à la Cour du Québec Chambre de la jeunesse; 2) les parents reconnaissent la présence du conflit de séparation et l’impact sur l’enfant, sans égard à la reconnaissance de sa responsabilité, et acceptent de travailler ensemble sur leur coparentalité; et 3) les parents s’engagent à participer à la séance d’information de groupe, sur la parentalité après la rupture, offerte par le ministère de la Justice. Il est à noter qu’aucun critère d’exclusion n’est retenu dans cette phase pilote du projet.

QUESTIONS DE RECHERCHE

Basée sur l’étude évaluative du programme socio-judiciaire Une coparentalité à construire, cet article vise à répondre aux questions suivantes : selon la perception des différents professionnels impliqués dans l’application du programme (c.-à-d., avocats, juges, intervenants en coparentalité et intervenants à l’évaluation/orientation) : 1) Quels sont les effets perçus du programme sur la clientèle visée et les services? et 2) Quel(le)s sont les enjeux rencontrés dans l’application du programme et les pistes d’amélioration suggérées? Les résultats présentés sont issus d’une recherche plus vaste, visant à évaluer les effets du programme auprès de familles suivies, en vertu de l’article 38C de la Loi sur la protection de la jeunesse – mauvais traitements psychologiques caractérisés par des conflits entre les parents séparés.

MÉTHODOLOGIE

Population à l’étude et recrutement

La population à l’étude est composée des professionnels ayant appliqué le programme d’intervention socio-judiciaire en CSS dans au moins un de leurs dossiers. La coordonnatrice du programme a identifié l’ensemble des professionnels impliqués et leur a acheminé une annonce par voie électronique, présentant les objectifs de la recherche, les critères de sélection et les modalités de leur participation. Toutes les procédures adoptées respectent les principes et les règles édictés par le CÉR [Comité d'éthique de la recherche sectoriel Jeunes en difficulté et leur famille (projet 2019-1819) du CIUSSS de la Capitale-Nationale, Québec, Canada] et la Déclaration d'Helsinki de 1975, telle que révisée en 2000. Au terme des démarches de recrutement, et sur les 64 professionnels identifiés et sollicités à participer à la recherche, 30 personnes composent notre échantillon final. Des 30 professionnels recrutés, on compte 14 acteurs issus du milieu judiciaire (juges, avocats représentant les intérêts des parents ou des enfants et avocats de la DPJ) et 16 acteurs du milieu psychosocial[3] (intervenants en coparentalité et intervenants du secteur évaluation/orientation de la protection de la jeunesse). Ces acteurs proviennent des trois régions couvertes par ce projet, à savoir Capitale-Nationale (17 %), Chaudière-Appalaches (30 %) et Montérégie-Est (53 %). La majorité d’entre eux sont âgés entre 35 et 44 ans (53 %) et sont des femmes (87 %); seuls quatre hommes (13 %) ont participé à l’étude. La totalité des répondants détient un diplôme universitaire. Parmi les 16 acteurs psychosociaux, la majorité a été formée en travail social (n = 11) et les 14 acteurs judiciaires détiennent une formation en droit. En moyenne, les professionnels travaillent en protection de la jeunesse ou en droit de la famille depuis 14 ans (ÉT = 6,7) et ont été impliqués dans 5 dossiers (ÉT = 5,2).

Collecte et analyse des données

Les informations ont été collectées par le biais d’entrevues semi-dirigées individuelles réalisées par visioconférence ou par téléphone. Un même guide d’entrevue a été utilisé avec l’ensemble des professionnels, avec des ajustements mineurs selon le domaine juridique/psychosocial. Les principaux thèmes abordés concernent l’appréciation du programme par le professionnel, son rôle dans le programme, les avantages et les inconvénients perçus dans sa pratique et les effets perçus sur les familles. Le guide d’entrevue, composé de 10 questions, s’inspire en partie des travaux de Cyr et al. (2017), et a été réajusté selon les recommandations du juge coordonnateur du volet judiciaire et de la coordonnatrice du programme. Il a fait l'objet d'un prétest auprès d’un professionnel et aucune modification n'a été apportée au guide après l'entrevue téléphonique. Cet entretien a donc été inclus dans l'échantillon. Avant de commencer l’entrevue, chaque professionnel a pris connaissance et a complété un formulaire de consentement. Un bref questionnaire a été rempli par l’intervieweur afin de recueillir des données sociodémographiques (p. ex., genre, âge, domaine d’étude). La durée des entrevues varie entre 16 et 63 minutes.

Avec l’accord des participants, le contenu des entrevues a été enregistré et retranscrit et les transcriptions ont été importées dans le logiciel NVivo 12. Guidée par le cadre méthodologique de Gales, Heath, Cameron, Rashid et Redwood (2013), la codification a fait l’objet d’un processus itératif, au cours duquel deux co-auteures et la chercheuse principale se sont réunies pour élaborer la grille d’analyse. Plus précisément, l’analyse comprend six étapes : 1) la transcription intégrale des entrevues sous la forme de verbatim; 2) la familiarisation avec le contenu et l’annotation des verbatim; 3) l’analyse thématique de 16 entrevues avec le développement d’une arborisation préliminaire; 4) la double codification de cinq entrevues pour raffiner, ajouter ou regrouper les thèmes ; 5) la codification systématique du reste du matériel et la révision de l’arborisation ; et 6) l’interprétation des résultats. Finalement, le double codage de deux entrevues sélectionnées aléatoirement, a permis d’obtenir un score interjuge de 99,47 % avec un coefficient kappa de 0,88. Ce score dépasse ce qui est jugé acceptable en analyse qualitative (Boyatzis, 1998).

RÉSULTATS

Le présent article abordera les résultats de l’analyse du discours des professionnels concernant deux volets explorés dans les entrevues, à savoir, 1) les effets perçus du programme sur la clientèle et sur les services ainsi que 2) les enjeux et recommandations reliés à l’application du programme.

Les effets perçus du programme sur la clientèle visée et les services

Effets perçus sur les familles

La pertinence du programme pour la clientèle visée est largement reconnue par les professionnels. En effet, les professionnels s’entendent sur la plus-value de l’intervention en coparentalité et du changement d’approche sur le plan judiciaire, de même que sur les retombées positives du programme sur les familles. Dans un premier temps, selon la majorité des professionnels psychosociaux et judiciaires, le programme favorise le développement d’un climat positif entre les professionnels et les parents et améliore la qualité des relations. À ce sujet, les répondants soulèvent le rôle central de l’ICP qui est détaché des services de la DPJ. Cette indépendance, mais aussi la neutralité et la confidentialité de l’intervention psychosociale, contribuent à diminuer les craintes et les résistances des parents, favorisent le développement plus rapide d’un lien de confiance avec les parents et encouragent leur dévoilement : « Ils se livrent davantage parce qu’il n’y a pas d’enjeux reliés à une éventuelle évaluation. Il y a moins de résistance, parce que l’ICP n’est pas associée au processus du DPJ » (02-Interv_soc). D’autre part, dans la sphère judiciaire, le changement d’approche favorise, selon les avocats et les juges, les échanges constructifs centrés sur les besoins de l’enfant, le développement d’un contexte bienveillant, moins anxiogène et plus propice à la recherche de solutions et à la résolution des conflits lors des audiences : « Ça va se faire dans un autre contexte qui est beaucoup plus favorable à trouver une résolution de conflit, qu'en salle d'audience avec les témoins, les avocats, les pièces, les documents, les textos » (13-Interv_jud). Plus spécifiquement, les juges interrogés perçoivent positivement la relation qui s’est établie entre eux et les parents. Selon leurs propos, cette proximité relationnelle est possible grâce au fonctionnement plus informel et plus souple des audiences et procédures, mais aussi grâce à leur disponibilité et leur implication plus personnalisée auprès des familles : « Ils savent qu'on est le juge désigné dans leur dossier, que s’ils ont besoin de nous, on va se rendre disponible (…), ils peuvent compter sur le juge. Je pense que la relation de confiance est bonifiée par ça » (03-Interv_jud).

Dans un deuxième temps, en travaillant avec les parents à partir de leurs perceptions et de leurs forces et en favorisant leur participation active dans les décisions qui les concernent eux et leurs enfants, les professionnels socio-judiciaires, considèrent que le programme « (…) remet entre les mains des parents, le pouvoir de changer leur situation familiale » (20-Interv_soc) et de se réapproprier leur rôle, plutôt que de se voir faire imposer des décisions par la DPJ ou par un juge qui tranche. Au dire des professionnels, cette approche permet aux parents de se sentir entendus et compris, de regagner confiance en leurs capacités coparentales et de se mobiliser par rapport aux changements attendus : « Le fait que les parents identifient eux-mêmes leurs besoins et savent qu'ils sont les mieux positionnés pour identifier les solutions, fait en sorte qu’il y a une espèce d'empowerment de constater qu'ils sont capables, finalement, d’être partenaires, de faire équipe » (02-Interv_soc). Certains d’entre eux mettent également en lumière la valeur instrumentale de leur participation ; comme ils participent aux décisions, il est plus probable qu’ils y adhèrent et qu’ils les respectent :

Les parents eux-mêmes prennent des ententes et à chacune d’elles, je les rédige...parfois, c’est les parents qui les rédigent. Ils ont modifié des mots, donc ça a comme impact qu’ils vont avoir plus tendance à respecter les ententes, versus une ordonnance émise par la Cour

02-Interv_soc

Dans un troisième temps, les professionnels soulignent la pertinence de l’intervention en coparentalité en elle-même et de ses caractéristiques. L’avantage le plus souvent nommé concerne l’intensité de l’intervention et la fréquence des rencontres, favorisant un travail sur les éléments sous-jacents de la dynamique relationnelle des parents : « Ça amène une profondeur et une intensité (…) l’intervenante en coparentalité peut vraiment se centrer sur les enjeux du conflit sévère de séparation » (08-Interv_soc). Nombreux sont ceux qui soulèvent également la pertinence d’intervenir directement auprès des deux parents. En les invitant à s’asseoir ensemble et à se mettre en communication chaque semaine, les répondants pensent que les croyances qui alimentent les conflits sont remises en question et que des habiletés de gestion des conflits peuvent être apprises et mises en pratique : « Moi, ce que j’aimais vraiment beaucoup, c’était les rencontres en coparentalité avec l’ICP. Ça, je voyais que c'était quelque chose de positif, parce que ça permettait aux parents de s’asseoir ensemble dans une même pièce et de gérer des conflits » (09-Interv_soc). Également, le fait de faire participer l’enfant au processus a, selon quelques professionnels, le potentiel de nourrir le travail réalisé avec leurs parents et d’éveiller leur sensibilité aux besoins de l’enfant :

Souvent, je vais voir les enfants en début de programme. Alors, je vais reprendre leur verbalisation et leurs souhaits, je vais reprendre un peu ce qu’ils nomment. Je parle en leur nom. Ça aide les parents à prendre des ententes et à rester focus

01-Interv_soc

Bien que notre étude ne vise pas l’examen de l’efficacité du programme sur les familles, certains intervenants psychosociaux se sont prononcés sur les retombées perçues de l’intervention en coparentalité sur les familles. Plusieurs déclarent que cette intervention a permis à certains parents d’améliorer leur communication verbale et non verbale, de se recentrer sur les besoins de l’enfant et de favoriser la négociation de leur arrangement parental dans le meilleur intérêt de l’enfant : « On voit un cheminement chez des parents qui ont été longtemps en conflit, puis qui maintenant, sont en mesure de prendre des ententes ensemble pour leurs enfants » (07-Interv_soc) ; « Maintenant, dans la plupart de mes situations, j’ai des parents qui communiquent directement avec l’autre, au lieu d'utiliser l'enfant » (20-Interv_soc). Grâce à une meilleure gestion de la communication et des conflits, les intervenants observent également des bénéfices pour certains jeunes qui vivraient moins de conflits de loyauté et de stress et qui se sentiraient davantage autorisés à « (…) aimer librement chacun de leurs parents » (22-Interv_soc).

En septembre, quand j’ai commencé à le suivre, j’avais un petit gars avec l’anxiété dans le piton. À peine capable de parler de son père et de sa mère, partait à pleurer avec des crises d'anxiété. Aujourd'hui, j'ai un petit gars qui me dit qu’il est 9/10 chez papa, 9/10 chez maman, pis 10/10 ce serait que papa vienne souper chez maman. Je suis ailleurs, là

20-Interv_soc

D’autres professionnels nuancent ce constat en soulignant que le programme n’a pas toujours conduit à la fermeture des dossiers en protection de la jeunesse. Or, les professionnels sont d’avis que les parents bénéficient quand même du programme par une meilleure compréhension du conflit et de ses impacts sur l’enfant, et par des gains sur le plan de la communication, qui leur seront utiles pour leur cheminement futur :

Suite à la fin du programme, on s’est dit que la sécurité et le développement des enfants sont toujours compromis et ils ont besoin d’un suivi, qui est encore actif aujourd’hui. Je ne peux pas dire que c’était réglé, mais je crois quand même que ces parents en ont retiré des leçons et qu’ils ont appris des choses avec l’intervenante en coparentalité, c’est certain

27-Interv_soc

Retombées sur les services

Au-delà des effets perçus sur les familles, les professionnels mettent en lumière les retombées du programme sur les services psychosociaux et juridiques, ainsi que sur les recours des parents aux tribunaux. En offrant un service spécialisé et soutenu à ces familles, les professionnels considèrent que le programme favorise une meilleure gestion des ressources qui leur sont allouées. Dans les entrevues, les familles vivant des CSS sont présentées comme exigeantes par les professionnels; cela peut se manifester, par exemple, par des interpellations constantes pour que les intervenants se positionnent dans un désaccord qui les oppose : « On était toujours sollicités un peu tout le temps, parce qu'il y avait un parent qui ne voulait pas emmener l'enfant au point de contact pour un échange, ou il y avait toujours quelque chose qui ne fonctionnait pas » (13-Interv_jud). « Les conflits sévères de séparation sont des situations qui nous demandent énormément de temps et d'énergie dans nos évaluations et dans nos suivis » (26-Interv_soc). En outre, plusieurs professionnels de la DPJ, avocats ou intervenants psychosociaux, estiment ne pas avoir la formation requise pour gérer ces situations familiales, se sentent mal outillés, ou manquent de temps en raison des autres tâches desquelles ils doivent s’acquitter (par ex, gestion de crises, dossiers prioritaires) : « C’est des questions très intenses au plan clinique. Parfois, je peux me sentir comme un imposteur ou comme à court de moyens pour intervenir. Alors, je suis content qu'il existe un programme où les gens sont vraiment spécialisés » (14-Interv_jud). Ainsi, les professionnels reconnaissent la plus-value d’inclure dans le processus, une personne spécialisée et dédiée à intervenir auprès de cette clientèle et estiment que celle-ci permet d’alléger leur emploi du temps, et d’enlever un poids de leurs épaules : « La prise en charge par l’ICP, libère énormément de temps et d'énergie. L’ICP fait beaucoup de travail qui fait en sorte que ça améliore ma qualité au travail, mais aussi, comment les parents vont dans la situation. C’est libérateur » (26-Interv_soc). Également, plusieurs professionnels relèvent qu’en centrant les discussions sur les besoins de l’enfant et grâce au travail clinique effectué en amont, le programme permet de diminuer les débats habituellement répétés entre les parents dans les salles de cour, et plus largement d’optimiser et de réduire le temps de cour dans la gestion de ces dossiers :

Je pense que c'est très rentable, en effet, puisque ça prend moins de temps à la cour. Inévitablement, on ne va pas chercher les contradictions, donc quand on se centre sur les impacts de l'enfant, c'est quelque chose qui nous permet d'avancer dans les discussions et le travail clinique se fait avant l'audience finale où il y a débat possible. Dans le sens qu’il y a peut-être une grosse part du conflit qui va être travaillée ou une vision différente des parents suite à une évolution clinique qu'ils auront fait qui va permettre que le débat à la toute fin n’existe plus

12-Interv_jud

Le temps ainsi gagné par les acteurs peut être réinvesti dans d’autres dossiers ou sur des mandats plus précis, par exemple, sur les besoins de l’enfant et sa sécurité : « Ça décharge énormément, ça nous permet d’avoir plus de temps avec l’enfant, le rencontrer, voir comment il va » (25-Interv_soc).

En somme, aucun participant ne trouve, à proprement parler, d’effets négatifs au programme. Cela dit, quelques enjeux et recommandations reliés à son application sont soulevés par les répondants.

Enjeux et recommandations reliés à l’application du programme

Les enjeux d’application du programme, évoqués par les professionnels, s’articulent autour de trois sous thèmes : 1) les critères d’admissibilité des familles, 2) la fin de l’intervention et 3) la concertation des interventions cliniques et judiciaires.

Les critères d’admissibilité des familles

D’abord, il importe de rappeler, comme l’ont fait plusieurs participants, que les dossiers inclus dans ce programme se distinguent des dossiers traités dans la trajectoire habituelle, puisque le programme cible des familles volontaires qui reconnaissent la présence du conflit de séparation et l’impact de ce dernier sur leur enfant : « Généralement, quand on intervient dans les dossiers, on n’a pas toujours le volontariat des gens. Tandis que dans ce programme, ça nous prend des gens qui, au départ, sont volontaires » (11-Interv_jud). Puisque le programme mise sur la participation active des deux parents et vise à favoriser leur pouvoir d’agir, les professionnels sont d’avis que son application est plus propice avec des parents collaboratifs qui reconnaissent minimalement leurs difficultés et qui démontrent une ouverture à réfléchir et à remettre en question, leurs comportements et attitudes à l’égard de l’enfant et de l’autre parent :

Je pense que ça a été un succès dans ce cas-ci, les parents ont super bien collaboré, (…) ils se sont montrés disponibles, ils se sont montrés ouverts, (…) je pense que c’est des ingrédients que ça prend pour que ça fonctionne. On a beau offrir ce programme-là aux parents, s’ils ne veulent pas, on ne peut pas le faire pour eux

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À l’inverse, les familles réfractaires à recevoir des services ou qui ont des difficultés à reconnaitre leur part de responsabilité dans le conflit et à se remettre en question poseraient plus de défis du point de vue des professionnels : « On n’était pas capable de sortir les clients de leur mode de toujours accuser l’autre. Ça fait qu’il n’y avait pas d’évolution possible » (21-Interv_jud).

Les difficultés d’application du programme auprès de personnes présentant des problèmes de santé mentale non stabilisés (p.ex., troubles de l’humeur, troubles de la personnalité, dépendances, troubles affectant le contact avec la réalité) ou une déficience intellectuelle sont également soulevées. Dans ces situations, plusieurs sont d’avis que le programme, tel que conçu actuellement, n’est pas adapté en raison des résistances que cette clientèle peut manifester, de leurs limites cognitives ou de leurs difficultés à percevoir les besoins des autres. Les participants ne sont toutefois pas unanimes à ce sujet; certains sont plutôt d’avis que le programme peut être bénéfique, mais qu’il faut moduler les attentes et envisager un moins bon pronostic. « Les problèmes de santé mentale, c'est sûr que ça a ses limites, nettement. Je pense que ça appelle à ce que nos attentes soient réalistes (…) moi, j'accepte, parce qu’ils vont évoluer, chacun, selon ce qu’ils peuvent » (02-Interv_soc).

Par ailleurs, une mise en garde ressort dans des situations de violence conjugale. Certains professionnels semblent éprouver un malaise de demander à un parent de collaborer avec son présumé agresseur et de les rencontrer ensemble, pour bénéficier des interventions. « Je pense aussi aux victimes de violence conjugale. Est-ce que (…) je sais que ça a été évalué et discuté...jusqu’à quel point, on devrait rassembler ces gens-là ensemble? » (05-Interv_jud). D’autres se montrent plus nuancés si la violence conjugale n’est plus active et si les parents ont fait un cheminement personnel :

Peut-être qu’il y a des cas de violence conjugale où ça va être correct si, par exemple, les deux parents ont cheminé. Mais les dossiers où il y a une violence conjugale qui est fraîche dans l'histoire, je pense que ces dossiers-là ne seraient pas indiqués

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En somme, plusieurs professionnels soulignent l’importance d’évaluer avec rigueur les allégations formulées en début ou en cours d’intervention afin de s’assurer que les objectifs de celle-ci répondent aux besoins des membres de la famille et qu’elle ne met pas à risque les individus qui y participent.

La fin de l’intervention

Alors que l’intensité du programme est perçue comme une force du programme, un enjeu soulevé concerne sa fin décrite par certains professionnels comme abrupte, ainsi que l’absence de soutien offert aux parents par la suite. Plusieurs répondants soulèvent le manque de transition et estiment que les parents se retrouvent du jour au lendemain laissés à eux-mêmes : « À la fin du programme, bam, fini. Il n’y a pas de transition » (06-Interv_jud). Dans les situations les plus conflictuelles, certains répondants craignent que les acquis réalisés par les parents et progrès apparents en termes de communication se perdent, que les conflits se réactivent et que leurs anciens patrons relationnels refassent surface : « On a des parents qui sont souvent en conflit sévère de séparation depuis dix ans. Ils ont eu six mois de suivi. Il faut que ça se maintienne, ça. Mais après ça, il n’y a plus rien qui les aide » (23-Interv_soc). À ce sujet, des professionnels ont émis différentes recommandations : s’assurer de bien planifier la fin de l’intervention en préparant les parents à l’arrêt du suivi intensif en coparentalité; mettre à disposition des parents une liste de ressources disponibles en cas de besoin; assurer un suivi dans le réseau, particulièrement si la compromission est encore présente à la fin de la démarche. Par exemple, certains proposent qu’un intervenant à l’application des mesures, formé à cette problématique, puisse prendre le relais, en s’inspirant des principes d’intervention utilisés par l’ICP :

Dans les cas où on n’est pas capable de décider qu’il n’y a plus de compromission et de fermer, et que ça bascule pareil à [l'application des mesures], avoir des intervenants ciblés pour ce genre de dossier là, qui sont vraiment formés et qui vont assurer une continuité...assurément pas avec la même intensité, mais dans la même vision, la même approche

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D’autres suggèrent plutôt de planifier un suivi avec la même ICP qui pourrait demeurer disponible pendant cette période de transition et qui s’engagerait à recontacter les parents après quelques mois, pour s’assurer qu’ils poursuivent leurs acquis et que l’enfant se porte bien :

Je pense que d’élargir, de permettre aux parents de (...) peut-être pendant six mois, un an, je ne sais pas...d’avoir accès à l'intervenante, pour faire un petit : « Ok, y’a des petits enjeux. On aurait besoin de... ». Pas qu’ils continuent à une fréquence aussi élevée, là

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La concertation des interventions cliniques et judiciaires

Le programme socio-judiciaire repose sur un travail concerté et complémentaire des différents acteurs psychosociaux et judiciaires impliqués auprès des familles. Bien que plusieurs professionnels reconnaissent la pertinence de cette complémentarité pour les familles visées et qu’ils sont satisfaits de la qualité de la collaboration actuelle, cette concertation pose aussi des enjeux. Un premier enjeu nommé concerne la confusion par rapport aux rôles des différents professionnels impliqués, et ce, plus particulièrement dans les débuts de l’implantation, alors qu’un temps d’adaptation a été nécessaire pour comprendre et s’approprier son propre rôle et celui des autres : « Au début surtout, il y avait peut-être un peu de confusion au niveau des rôles puis de qui fait quoi. Mais je pense que maintenant, c’est quand même assez clair pour tout le monde » (01-Interv_soc). Cet enjeu a plus particulièrement été soulevé par les intervenants de l’équipe évaluation-orientation de la protection de la jeunesse, dont l’intervention s’effectue dans un souci de cohérence et de complémentarité avec celle de l’ICP. Selon leurs propos, cette clarification est importante pour éviter de doubler les rôles, limiter toute confusion inhérente à la collaboration interprofessionnelle, et prévenir le clivage des professionnels par les parents et leur instrumentalisation dans les conflits :

Moi, j’ai dû reclarifier mon rôle à quelques reprises. Je pense qu'ils [les parents] utilisaient peut-être la petite confusion à leur avantage. Je pense qu'ils ont joué un peu là-dessus. En cadrant mon rôle et celui de l’ICP à quelques reprises, ça replaçait les choses

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Deuxièmement, les professionnels insistent sur l’importance de la synergie et de l’harmonisation des actions posées par l’ensemble des acteurs impliqués auprès d’une même famille. Certains avocats ont continué de privilégier leur rôle traditionnel, ce qui a pu entraver la collaboration et le travail réalisé avec les familles : « Parfois, on avait des avocats qui représentaient des parents qui étaient un peu plus belliqueux, parce qu'ils étaient plus dans leur rôle régulier (…) j'ai trouvé ça un petit peu difficile parce qu’on n’était pas tous sur la même ligne » (11-Interv_jud).

Un dernier enjeu relié à la concertation a trait au partage d’informations entre l’ICP et les autres professionnels. Plusieurs répondants voient d’un oeil favorable l’échange unidirectionnel des informations et comprennent sa fonction, eu égard à la confidentialité des interventions : « C’est sûr que l'échange d'informations est unidirectionnel [avec l'ICP], (...) mais je trouve ça positif, parce que les parents peuvent avoir un espace thérapeutique qui est neutre, à l'extérieur du système de la DPJ » (08-Interv_soc). Cependant, quelques professionnels craignent que la confidentialité n’entrave la circulation d’informations pertinentes qui leur permettraient de prendre des décisions éclairées, ou d’accompagner plus adéquatement leurs clients et, par conséquent, d’assurer une coordination efficace des services : « C’est comme s’il manque certains faits, certains éléments, pour être en mesure de prendre une décision éclairée » (24-Interv_soc). Un autre élément qui ressort des entrevues a trait au manque de compréhension des balises entourant la transmission des informations : « Ce n’est pas clair, ce qu’on dit, puis qu’est-ce qu’on ne dit pas » (23-Interv_soc). Le programme prévoit que l’ICP communique certaines informations aux autres acteurs avec l’accord des parents (c.-à-d., objectifs thérapeutiques, manquements aux engagements), mais cette possibilité semble être méconnue par certains, ce qui peut soulever des sentiments d’impuissance :

On n’a pas de neutralité, quelqu’un de neutre qui pourrait nous dire : « Ils ont participé à dix rencontres. Le père ou la mère s'est présenté cinq fois en retard. Le père a annulé cinq rencontres, la mère, quatre »...on n’a pas de repères

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Pour pallier ces enjeux, les professionnels ont formulé plusieurs recommandations : bonifier la formation continue qui leur est offerte sur les CSS et la coordination des milieux psychosocial et judiciaire; planifier des rencontres entre les professionnels pour s’entendre sur des méthodes de travail efficaces et harmonisées, et sur des stratégies de communication à privilégier; planifier des suivis plus fréquents pour rendre compte de l’état d’avancement de l’intervention, afin d’offrir des services mieux ajustés aux besoins des familles, plus concertés; ou encore, avoir une équipe d’experts dédiés pour appliquer le programme afin d’offrir une constance dans son application. Cette dernière stratégie, qui a déjà été utilisée avec des avocats, semble avoir porté ses fruits.

DISCUSSION

L’objectif principal de cet article était de décrire la perception des professionnels à propos de l’application d’un programme socio-judiciaire en contexte de protection de la jeunesse. Plus précisément, deux questions ont été explorées : 1) Quels sont les effets perçus de cette intervention sur la clientèle visée et les services? et 2) Quels sont les enjeux rencontrés dans l’application du programme et les recommandations suggérées?

En lien avec la première question, les professionnels ont soulevé plusieurs avantages à ce programme, notamment une amélioration des relations entre les parents et les professionnels, ainsi que le renforcement du pouvoir d’agir des parents, reconnus comme des aspects déterminants pouvant influencer la collaboration des parents et leur engagement dans la démarche. De plus, la plupart des professionnels s’entendent sur la valeur clinique de l’intervention en coparentalité. Les résultats de la présente étude laissent entrevoir toute l’importance que les professionnels accordent à l’intensité et à la durée de l’intervention en coparentalité, afin de pouvoir atteindre les objectifs souhaités. Également, dans la lignée des différentes recommandations émises pour intervenir auprès de cette clientèle (Cyr et al., 2020; Malo et Rivard, 2013), l’approche systémique représente une pratique prometteuse du point de vue des répondants.

Comme dans d’autres études (Gagné et al., 2009; Godbout et al., 2018), l’intervention auprès des parents vivant des CSS comporte des défis de taille pour les professionnels interrogés. Une des caractéristiques très présentes dans le discours des répondants concerne la propension des parents à solliciter, de façon répétée, les services sociaux et judiciaires, dans le but de régler leurs différends. N’ayant pas toujours les connaissances et la formation requises pour préserver leur neutralité et gérer leur contre-transfert, ces derniers peuvent devenir malgré eux partie intégrante du problème et des conflits qu’ils espéraient désamorcer (Godbout et al., 2018; Saini et al., 2012, 2019; Sudland, 2019; Sudland et Neumann, 2020). Selon les résultats de la présente étude, le programme a contribué à améliorer les services offerts aux familles, en plus de soutenir les professionnels dans leurs pratiques. Bien que ce programme appelle un changement de paradigme pour les différents professionnels impliqués, ceux que nous avons rencontrés se sont montrés généralement satisfaits de cette façon de travailler, qui a diminué leur charge de travail. En plus des avantages susmentionnés, les bénéfices perçus par les professionnels proviennent des caractéristiques de la clientèle cible du programme. Alors que dans le contexte de la protection de la jeunesse, la mobilisation des parents en CSS constitue généralement un enjeu de taille, ce programme s’adresse à des familles qui, au départ, sont volontaires. Quelles sont les caractéristiques des familles incluses dans ce programme? Quel est leur degré de conflit? Sont-elles représentatives de l’ensemble des dossiers traités en CSS dans la trajectoire habituelle? Il conviendra d’apporter des éléments de réponse à ces questions, afin d’avoir un portrait plus précis du profil des familles rejointes par le programme.

Les résultats font aussi ressortir quelques enjeux reliés à l’application de ce programme, les principaux étant en lien avec les critères d’admissibilité, la fin du programme et la concertation des interventions cliniques et juridiques. Comme dans d’autres études, les professionnels ont d’abord souligné la difficulté d’intervenir avec des parents qui présentent des enjeux de santé mentale (Cyr et al., 2020). Si certains suggèrent de raffiner les critères d’admissibilité pour exclure les familles aux prises avec des problèmes de santé mentale sévères, d’autres suggèrent de recourir à l’intervention tout en l’ajustant. Compte tenu de la prévalence des problèmes de santé mentale chez les parents vivant des CSS et du fait que ces problématiques peuvent contribuer au maintien des conflits, il importe de bien les évaluer et d’en tenir compte dans les interventions mises en oeuvre auprès d’eux (Turbide, 2017). Une autre source de questionnement des professionnels interrogés provient de l’application du programme dans des situations de violence conjugale. Ce résultat fait écho aux recherches effectuées sur la clientèle desservie par les services de la protection de la jeunesse, mais aussi, de manière plus large, sur les familles qui participent au processus de médiation familiale (Rivera et al., 2012). Les préoccupations concernent les dangers et les enjeux liés à la sécurité des victimes et celle de leurs enfants, particulièrement dans des situations de terrorisme intime qui implique le recours à des stratégies de coercition de la part d’un ex-partenaire pour contrôler, dominer et terroriser l’autre. Alors que certains auteurs soutiennent que l’approche de médiation est contre-indiquée en contexte de terrorisme intime, et que ces situations doivent être prises en charge par des ressources spécialisées en violence conjugale, d’autres considèrent qu’elle peut être offerte, si des accommodements sont apportés au processus pour le rendre plus sécuritaire (Huot, 2020). Certains suggèrent enfin de procéder au cas par cas, estimant que la décision de participer ou non appartient d’abord et avant tout à la personne victime de violence (Lowenstein, 2009). En somme, rappelons que l’exposition aux CSS se présente souvent en cooccurrence avec d’autres formes de maltraitance de même qu’avec des difficultés de fonctionnement chez l’un ou les deux parents. Dans ces situations, l’intervention nécessite la prise en compte de ces multiples problématiques et doit s’accompagner de mesures de protection particulières pour les enfants et les victimes de violence. Mentionnons enfin que la poursuite des efforts visant le développement d’outils d’évaluation est nécessaire pour soutenir le jugement clinique des intervenants et le processus d’évaluation (Turbide, 2017).

Par ailleurs, plusieurs professionnels ont soulevé des préoccupations quant au manque de continuité des services à la suite du programme. Quelques professionnels pensent que, dans certains cas, le temps d’intervention alloué pourrait être insuffisant pour faire cheminer les parents, ou pour que les acquis réalisés se maintiennent. Considérant les besoins importants des familles visées par le programme, il ne fait aucun doute que cette intervention doit s’inscrire dans une vision à plus long terme pour ces dernières. Cet enjeu amène des questionnements importants à se poser sur la nature des stratégies à mettre en oeuvre au plan de l’intervention, pour favoriser un maintien des acquis dans le temps.

Enfin, les résultats montrent que le processus de concertation des interventions cliniques et juridiques comporte plusieurs défis. Par exemple, il existe une tension entre le respect de la confidentialité et le besoin d’échanger des informations jugées essentielles par certains professionnels. Certains soulignent aussi la difficulté de mobiliser des acteurs qui ne reconnaissent pas nécessairement la plus-value d’adapter leur rôle pour intervenir auprès de leurs clients. Quelques études ayant documenté les avantages et enjeux reliés aux pratiques de collaboration intersectorielle dans d’autres domaines, rapportent des préoccupations similaires (Duran, 2015). Plusieurs recommandations pour le développement d’actions ultérieures ont été formulées par les répondants, par exemple, renforcer la formation continue et développer des opportunités de rencontres entre les professionnels.

FORCES ET LIMITES DE L’ÉTUDE

En documentant les perceptions de plusieurs groupes d’acteurs différents impliqués dans l’application du programme (juges, avocats, ICP, intervenants en protection de la jeunesse), la présente étude a permis de capter une multiplicité de points de vue et de proposer une analyse plus complète des effets et des enjeux perçus par chacun des groupes. Par contre, notre étude n’échappe pas à plusieurs limites importantes à considérer qui nuancent l’ensemble du propos de ce travail. La portée de cette recherche est d’abord limitée par le petit nombre d’avocats des parents recrutés. À un autre niveau, mentionnons que les professionnels qui ont accepté de participer à l’étude sont peut-être ceux qui adhèrent le plus au programme. En outre, les données collectées reflètent l’expérience subjective des professionnels, qui peut différer de celle des parents, par exemple. Cet élément n’est pas une limite en soi, mais doit demeurer à l’esprit du lecteur dans les conclusions qu’il tire des résultats de cette recherche. Il importe également de rappeler que les résultats obtenus ne permettent pas de conclure sur les retombées du programme sur les familles. D’autres études sont nécessaires pour évaluer l’efficacité du programme et mieux comprendre quels sont les ingrédients actifs de cette intervention et les obstacles rencontrés. Par exemple, il serait nécessaire de comparer l’évolution des familles impliquées dans le programme, à celle des familles présentant des caractéristiques similaires utilisant la trajectoire traditionnelle. Les études devraient également privilégier la prise en compte de la perspective des parents et des enfants qui participent au programme et évaluer les retombées du programme sur une longue période (par ex., six, 12 et 18 mois après la fin de l’intervention).

CONCLUSION

L’amélioration des services offerts aux familles vivant des CSS nécessite des efforts constants. Les familles aux prises avec ces problématiques présentent des besoins importants au plan psychosocial, qui peuvent complexifier l’offre de services et poser des défis importants pour les professionnels psychosociaux et du droit appelés à les soutenir. De plus en plus de chercheurs et de professionnels reconnaissent la pertinence des interventions interdisciplinaires auprès des familles vivant des CSS (Cyr et al., 2020); par conséquent, il nous apparaît essentiel de continuer à consacrer du temps et des efforts au développement et au déploiement d’initiatives de ce type. Il convient toutefois de souligner que la recherche sur les interventions à privilégier auprès de cette clientèle en est à ses débuts.