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Le cinéaste Jonnie Hughes[1] qui a vécu dans la tribu des Insectes, en Papouasie Nouvelle Guinée, a amené avec lui au Royaume-Uni quelques membres de cette communauté qui vit en marge de la civilisation. Non sans hésitation : allons-nous polluer leur culture avec nos idées modernes? Allons-nous les rendre envieux d’un monde qui leur est inaccessible? Ce ne fut pas le cas. Ces fourrageurs ont été renversés par la place qu’occupe le travail dans notre vie. Pourquoi tant travailler au lieu de passer du temps avec la famille, les amis ou au repos? La seule chose qui les a impressionnés fut l’idée d’accrocher de petites plumes aux flèches pour stabiliser leur vol. Ils étaient heureux de retourner dans leur communauté interdépendante, avec ses plaisirs simples, ses temps libres et de retrouver leurs proches libres de dettes, empreints de bonté et exécutant leurs rôles respectifs
Rapporté par Ryan, p. 161
De nos jours, un fort courant défend et prêche l’idée d’un « progrès constant » de l’humanité, progrès qui a débuté avec l’essor de l’agriculture (il y a 10-12 milles ans). Cette dernière a apporté la civilisation, la technologie et l’amélioration des conditions de vie de nos ancêtres (supposément malheureux) des millénaires précédents. Pourtant, ces chasseurs-cueilleurs ont vécu pendant des centaines de milliers d’années totalisant 95 % du passé de notre espèce. Cette vision pessimiste de nos ancêtres lointains était déjà présente chez le philosophe britannique Thomas Hobbes et s’est imposé malgré ses faibles fondements. En effet, en 1651, Hobbes affirmait qu’avant le développement de l’agriculture, la vie des fourrageurs était « solitaire, pauvre, difficile, brutale et brève », termes souvent répétés depuis.
L’objectif de C. Ryan consiste à réviser ces impressions à propos des chasseurs-cueilleurs et à démontrer comment leur vie correspond au mieux à notre nature humaine et répond bien aux besoins de notre espèce, tandis que le progrès tant vanté de la civilisation comporte des coûts importants. Voilà un problème susceptible d’intéresser les psychologues. En effet, cet ouvrage contribue à un élargissement de la psychologie qui elle-même profite ces dernières années de l’apport des sciences de l’évolution. Nous allons donc suivre le plan de Ryan.
CARACTÉRISTIQUES FONDAMENTALES DE LA VIE DES CHASSEURS-CUEILLEURS
Les chasseurs-cueilleurs vivaient en groupe pouvant compter de 25 personnes à environ 100. Leur mode de vie se caractérisait d’abord par l’égalitarisme dont les femmes bénéficiaient. Le partage, la cohésion et la générosité étaient essentiels à la survie du groupe. La hiérarchie était abhorrée; ceux qui voulaient s’imposer étaient ridiculisés et, à l’extrême, chassés. Deuxièmement, ces communautés étaient mobiles, déménageant selon les besoins en alimentation, par exemple. Troisièmement, un groupe pouvait se fusionner avec un autre ou se diviser si le nombre de personnes devenait trop élevé ou s’il y avait conflit. Quatrièmement, le soin et l’éducation des enfants étaient partagés par les membres de la tribu qui leur accordaient, même jeunes, beaucoup d’autonomie. Enfin, ces peuplades manifestaient gratitude et respect à l’endroit de la nature.
À ces caractéristiques que les ethnologues ont observées un peu partout, il faut ajouter une bonne santé chez ces peuples. De plus, il est grossièrement faux de prétendre que leur longévité ne dépassait pas 35-40 ans. Cette affirmation provient d’une erreur statistique répandue où le calcul inclut la mortalité infantile (qui fait diminuer la moyenne de la longévité). Selon les anthropologues experts dans le domaine, c’est l’âge modal[2] qu’il faut considérer; il se situerait autour de six ou sept décennies; il aurait donc assez peu changé au cours des époques.
Dans un autre domaine, il est également inapproprié de parler de pauvreté chez les chasseurs-cueilleurs. Évidemment, leurs possessions se limitaient à ce qu’ils pouvaient transporter lors d’un déménagement. Est-ce de la pauvreté? L’auteur répond : « la pauvreté ne consiste pas en un petit nombre de biens. C’est par-dessus tout une relation entre les gens » (p. 172). Et l’anthropologue M. Sahlins d’ajouter : « La pauvreté, c’est un statut social […] une invention de la civilisation » (cité par Ryan, p. 172).
Le peu de biens matériels peut être compensé par l’entraide et le partage. De nos jours, les 85 personnes les plus riches du monde contrôlent plus de richesses que la moitié pauvre de la population de la planète (près de quatre milliards de personnes). Et les études démontrent que l’accroissement de l’inégalité est associé à de nombreux problèmes psychologiques et sociaux.
Il ne s’agit pas de considérer la vie des chasseurs-cueilleurs comme paradisiaque. Ces populations ont connu des famines, des conflits intra et inter groupes. Mais une abondante documentation provenant de l’anthropologie et de l’archéologie témoigne d’une vie qui – comme je l’ai mentionné – correspondait fort bien à notre nature, à notre espèce, principalement par l’existence d’un réseau social aidant qui très souvent fait défaut de nos jours.
LES COÛTS DE LA CIVILISATION
Il est indéniable que, depuis l’essor de l’agriculture, des découvertes et des inventions ont amélioré les conditions de vie des gens. Nous apprécions notre confort; il n’est absolument pas question de retourner en arrière. Mais la foi aveugle de certains – même des scientifiques – dans le progrès permanent les empêche de voir les maux de la civilisation et, dès lors, de les corriger.
L’invention de l’agriculture a été provoquée par de grands changements climatiques : une période glaciaire suivie d’un réchauffement qui a favorisé la culture et l’élevage au Moyen-Orient puis un peu partout dans le monde, au cours de la période allant de 12 000 à 8 000 ans. Avec l’agriculture apparaît la propriété puis avec elle les catégories socioéconomiques. Donc, une hiérarchie – avec ses inégalités – s’est imposée. Les élites avaient besoin de main d’oeuvre pour les travaux journaliers et ceux plus importants d’irrigation, par exemple. Des lors, s’applique la déclaration fatidique : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front »!
Le développement de l’agriculture a provoqué de grands changements sociaux et culturels; voici quelques exemples :
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Détérioration de la condition des femmes qui deviennent la « propriété » d’un homme et machine à produire des enfants pour fournir de la main d’oeuvre;
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Modifications profondes dans l’éducation des enfants qui ne sont plus entourés et soutenus par la communauté puisqu’on vit dans des villes, des royaumes et des empires où l’anonymat est de mise;
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Changements dans la relation de l’individu avec la nature et les animaux qu’il faut maintenant exploiter;
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Détérioration de certains écosystèmes, comme la désertification;
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Détérioration de la santé et de la longévité, car le travail (parfois l’esclavage) est dur et la nourriture plus abondante est inégalement répartie;
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Changement de la culture religieuse : les dieux nombreux, bienveillants et directement accessibles sont remplacés progressivement par un dieu unique, solitaire, colérique, jaloux et accessible par le bais d’une nouvelle caste (les prêtres).
Et Ryan de se demander : « Si nous sommes en mauvaise santé, peu heureux, humiliés, victimes de la peur, forcés de travailler trop, que vaut ce progrès? » (p. 39). Le scientifique Jared Diamond répond que « l’agriculture est la pire erreur de l’histoire ». Yuval Harari, pour sa part considère que c’est « la plus grande fraude » (citations faites par Ryan, p. 40). Ces transformations drastiques se sont effectuées lentement et se sont manifesté de multiples façons au cours des siècles. L’auteur signale, par exemple, la colonisation de différentes parties du monde par les Européens à partir du 15e et du 16e siècle. Plusieurs aborigènes qui vivaient d’ailleurs selon des façons qui se rapprochaient de celles des chasseurs-cueilleurs ont été « civilisés » et évangélisés … bien malgré eux.
De nos jours, la civilisation nous apporte des technologies nouvelles et puissantes tous les jours, mais nombreux sont les scientifiques qui considèrent que notre style de vie est moins conforme à notre espèce que celui de nos ancêtres fourrageurs. En effet, les habitudes d’égalité et de partage sont affaiblies. De plus, la perte des réseaux sociaux authentiques s’avère - de l’avis de la majorité des scientifiques – très dommageable en créant une solitude, source de problèmes physiques et mentaux; solitude qui se manifeste malgré l’omniprésence des nombreux réseaux sociaux.
APPRÉCIATION
Christopher Ryan détient un doctorat en psychologie de l’Université Saybrook (Californie). Il collabore régulièrement avec de grands médias (The Atlantic, Time, Washington Post, etc) et a coécrit un ouvrage remarqué et déjà traduit en 22 langues : Sex at dawn (2010, chez Harper). Il a dépouillé une abondante littérature dont les références sont présentées dans les 18 pages de Notes regroupées à la fin du livre.
Civilized to death s’adresse à un public cultivé en vue de susciter une réflexion salutaire sur notre civilisation et les inconvénients qu’elle apporte. S’inspirant des études récentes des anthropologues, des archéologues, des primatologues et, évidemment, des psychologues, il remet en question l’idéologie du progrès incessant en démontrant que le style de vie de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs répondait mieux aux besoins fondamentaux de notre espèce. Sans prêcher un retour en arrière, Ryan propose de s’inspirer des valeurs et façons de vivre de nos ancêtres lointains (égalité, partage, coopération, etc) et de réévaluer les nôtres qui s’avèrent souvent délétères parce que non conformes à notre espèce. Cet ouvrage intéressera également les étudiants et les praticiens des sciences humaines qui y trouveront une source d’inspiration pour leur travail auprès des personnes victimes des maux de notre civilisation.
Les formes les plus authentiques et les plus durables de progrès sont celles basées sur une véritable compréhension du passé
Ryan, p. 242
Appendices
Notes
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[3]
Courriel de correspondance : leandrebouffard1939@yahoo.ca
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[1]
L’auteur ne donne pas de date.
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[2]
La moyenne est une statistique utile et très utilisée, mais parfois elle n’est pas appropriée. Dans le présent cas, le mode – la valeur la plus fréquente dans un échantillon – donne une meilleure idée de la réalité.