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INTRODUCTION

La mise en récit est un des socles de l’identité humaine. Chacun s’y représente son existence dans la continuité et les ruptures du temps. Cette mise en récit, comme en témoignent les écrits portant sur l’identité narrative, est constituée de lectures et relectures du passé comme du présent. Elle est colorée d’attentes, d’espoirs et/ou d’appréhensions face au futur; en ce sens, elle met en jeu l’être en devenir que nous sommes toujours. Ainsi, dans la mise en récit de soi se joue une interprétation de notre temporalité pour peu qu’on y décèle l’interaction entre la relation au passé, la signification donnée au présent et la façon d’appréhender le futur. Or, il arrive que des expériences fassent irruption dans la ligne du temps, s’assimilent difficilement ou marquent une rupture dans le récit des gens. L’itinérance et plus particulièrement le fait de vieillir en situation d’itinérance, notamment peuvent être des expériences difficiles à intégrer dans l’histoire d’une personne. Effectivement, lorsque l’itinérance se conjugue avec l’avancée en âge, elle présente des difficultés et défis particuliers. Cette expérience vient se poser en porte-à-faux des visions communément partagées du parcours de la vie. En effet, celles-ci sont ancrées dans des modèles au sein desquels le développement est conçu en termes de transitions liées à différents âges et stages et dans lesquels il n’est pas envisagé que l’itinérance puisse être vécue en vieillissant. L’expérience des personnes âgées itinérantes est souvent méconnue, rarement entendue. Dans cet article, nous présentons les résultats du volet qualitatif d’une recherche dans le cadre de laquelle nous avons rencontré des personnes âgées en situation d’itinérance et les avons questionnées sur leur réalité. Nous analysons ici leur interprétation de leur histoire en nous penchant plus particulièrement sur leurs réponses à la question : « Comment percevez-vous le fait de vieillir dans la rue? ». Les réponses données à cette question sont ici analysées à la lumière de l’interaction entre l’interprétation du passé, du présent vécu et du futur anticipé de ces participants.

Plus précisément, l’interprétation du passé (les difficultés vécues antérieurement et leur relecture du passé), du présent (leur centration sur le moment présent) et du futur de ces personnes (leurs désespoirs et espoirs, etc.) sera analysée. La relation qui se tisse entre les trois éléments de la triade passé-présent-futur est un cadre narratif communément utilisé pour saisir le déploiement de l'expérience (Randall et Kenyon, 2004). Celui-ci nous servira ici à étudier l'expérience de ces personnes âgées en situation d'itinérance. Cette réflexion sur les interprétations qu’elles nous offrent de leurs passé, présent et futur apportera un nouvel éclairage sur l’expérience de ces personnes et, plus largement, sur les interventions qui peuvent être réalisées auprès de cette population.

PROBLÉMATIQUE

L’itinérance[2] touche de plus en plus de personnes âgées. Même si la proportion de personnes âgées de plus de 50 ans en situation d’itinérance varie d’une ville à l’autre, elle constitue une part importante de la population des personnes itinérantes au Canada. À Montréal, par exemple, le plus grand sous-groupe de personnes itinérantes était âgé de 50 ans et plus, 41% des personnes en situation d’itinérance étant âgées de plus de 50 ans lors du décompte réalisé en 2015 (Latimer, McGregor, Méthot et Smith, 2015). Or, la réalité de ces personnes reste largement méconnue, les recherches portant sur celles-ci étant peu nombreuses et celles qui le font par le biais de l’examen de la mise en récit de celles-ci l’étant encore moins (Grenier et al., 2016). Les quelques études qui se penchent sur cette population dépeignent pourtant le portrait de gens qui présentent des besoins particuliers de santé mentale et physique, de sécurité et d’accès aux services (Roth, Mills-Dick et Bachman, 2010; McDonald, Dergal et Cleghorn, 2004; Rothwell, Sussman, Grenier, Mott et Bourgeois-Guérin, 2016). Mais l’expérience de l’itinérance se comprend aussi à partir de l’intimité de la relation à soi, de la mise en récit et de son articulation à travers le temps. Mieux comprendre l’expérience de l’itinérance est ainsi, entre autres, savoir situer celle-ci dans l’horizon temporel de l’existence des personnes qui la vivent. Pour cela, il importe de partir à la rencontre de celles-ci, de les inviter à se mettre en récit.

RECENSION DES ÉCRITS

L’articulation d’une identité narrative à travers les trois modalités du temps

Divers penseurs ont élaboré l’idée « d’identité narrative », une identité construite de récits tissés d’histoires d’un passé qui est continuellement reconstruit et d’un futur qui est imaginé, dira Mc Adams (2008, p.44). La mise en récit est ainsi indissécable de la temporalité et voir comment elle se déploie à travers les trois modalités du temps (passé, présent, futur) permet de faire une riche lecture de l’expérience des gens. Étudier les modalités du temps tripartite ne signifie pas toutefois qu’on se limite à une interprétation d’un temps « chronologique ». En effet, les modes de la temporalité ne sont pas ici considérés comme étant totalement distincts les uns des autres (ce qui correspondrait à une vision plus « chronologique » de la temporalité), ils sont plutôt appréhendés comme étant reliés les uns aux autres pour former le récit d’une personne (Baars, 1998; McAdams, 2013, 2014; Minkowski, 1955; Randall et Kenyon, 2004).

Or, il arrive que les trois instances du temps ne soient plus raccordées, c'est-à-dire rattachées les unes aux autres pour former un récit cohérent (Lanteri-Laura, 1993; Minkowski, 1955). Le tissu narratif est alors rompu, marqué de coupures ou encore de déséquilibres. Le rapport au temps d’une personne est déséquilibré quand une des trois modalités du temps est très investie, sous investie, bloquée ou encore source d’angoisses et de peurs. Ces déséquilibres sont généralement source de souffrances importantes (Fuchs, 2001; Minkowski, 1955; Wyllie, 2005). Inversement, un rapport au temps équilibré contribuerait au bien-être de la personne. Comme le disait McAdams : « Internalized and evolving narratives of the self provides people’s lives with some measure of integration and purpose. » (2008, p. 257). Ainsi, la manière d’interpréter et de réinterpréter son histoire au fil du temps, de l’imaginer et de l’espérer se lie à l’impression d’avoir ou non un sens à sa vie, d’être dans la bonne voie et d’être satisfait de soi (Ricoeur, 2000).

Interprétations du passé, présent et futur chez des personnes âgées en situation d’itinérance

Évidemment, le fait de vieillir dans la rue ne signifie pas nécessairement que le récit des gens soit brisé ou rompu. Cette réflexion sur le rapport au temps nous amène toutefois à nous poser la question : comment cette mise en récit va-t-elle s’articuler chez des personnes en situation d’itinérance? Que connaissons-nous de l’interprétation du passé, présent et futur de ces personnes?

Le passé

De multiples écrits portant sur les trajectoires de vie des personnes itinérantes identifient les facteurs de risque et événements déclencheurs de l’itinérance. Parmi ceux-ci, on retrouve plusieurs événements difficiles du passé qui, lorsqu’ils s’ajoutent à d’autres facteurs, contribuent à causer l’itinérance. Différentes pertes telles que la perte d’un emploi, la perte de logement, la perte d’un proche ou une rupture conjugale vont figurer parmi ces événements (Crane et Warnes, 2005; Gonyea et al., 2010). Les situations d’abus ou de pauvreté vécues au cours de l’enfance et un historique de problématiques de santé mentale et/ou de dépendance sont également au nombre des déclencheurs de l’itinérance (Browne et Bassuk, 1997; Koegel, Melamid et Burnam, 1995; North, Smith et Spitznagel, 1994; Toro, 2007). Les études portant sur les événements du passé qui peuvent se lier ou engendrer la situation actuelle d’itinérance sont nombreuses. Mais comment ces difficultés du passé évoquées vont-elles être intégrées au récit des personnes âgées en situation d’itinérance? Beaucoup moins d’écrits portent sur cette question. Une recherche de Laberge, Morin et Roy (2000), réalisée auprès de femmes en situation d’itinérance (qui ne sont pas âgées) démontre que chez certaines de celles qui ont vécu de grandes difficultés dans le passé, il y a une « mise à distance du passé, source de malheur, qui permet d’élaborer un projet. » (Laberge et al., 2000, p. 33). Dans d’autres cas, il y aurait un refus plus total du passé, ou encore, à l’inverse, une relative acceptation de ce dernier (Laberge et al., 2000).

Le présent

Diverses recherches vont faire état des difficultés vécues dans le présent par les personnes âgées en situation d’itinérance (p. ex., Kellogg et Horn, 2012; Lee et Schreck, 2005). Quelques études nous renseignent un peu plus précisément sur la manière d’interpréter le présent chez celles-ci. La recherche de Ko et Nelson-Becher (2014), par exemple, révèle que pour certaines, adopter un mode de vie centré sur la survie, fait qu’elles n’ont pas le temps de penser à la mort (et donc au futur) et qu’elles se centrent plutôt sur le présent. Leur priorité étant de répondre à leurs besoins vitaux, ils auraient l’impression qu’il est inutile de planifier le futur alors que le présent est aussi périlleux. Toutefois, un participant de cette étude constate douloureusement qu’il ne peut pas toujours vivre en ne se concentrant que sur le moment présent et rapporte qu’il est conscient qu’il devrait pouvoir penser à autre chose. On constate également à la lumière de ces écrits, que la réalité de l’itinérance signifie pour plusieurs d’être « captif du présent », centré sur les demandes quotidiennes liées à la survie, à la satisfaction des besoins primaires, par exemple attendre en file, chercher de la nourriture, un endroit pour dormir, etc. On devine qu’il y a peut-être peu de place dans cet espace pour penser à autre chose qu’à la lutte pour la survie, pour ouvrir sa réflexion sur le futur et que cette réalité n’est pas que l’apanage des personnes âgées en situation d’itinérance, mais bien celle de toutes les personnes confrontées à cette situation.

Le futur

Mais qu’en est-il de l’interprétation du futur des personnes âgées en situation d’itinérance? Des recherches ont étudié certains espoirs que nourrissent des personnes itinérantes par rapport à leur futur, notamment l’espoir de se trouver un logement, de se sortir de cette situation d’itinérance (Kirst, Zerger, Harris, Plenert et Stergiopoulos, 2014; Osuji et Hirst, 2013). D’autres écrits portent sur la vision de la mort - et donc du futur- des personnes en situation d’itinérance (Ko et Nelson-Becker, 2014; Song, Rather et Bartels, 2005; Song, Ratner, Bartels, Alderton, Hudson et Ahluwalia., 2007a; Song, Bartels, Ratner, Alderton, Hudson et Ahluwalia., 2007b). Song et al. (2005), par exemple, ils ont réfléchi à la vision de la mort de personnes itinérantes (sans toutefois que leur étude ne porte spécifiquement sur une population âgée). Ils ont posé à des personnes en situation d’itinérance et leurs intervenants différentes questions, dont la suivante  : « Si la vie d’une personne est une lutte quotidienne pour la survie, comment cela affecte-t-il leur vision de la mort? » (Song et al., 2005, p. 252). Ils ont alors constaté que la mort est souvent présente dans les réflexions des personnes en situation d’itinérance et qu’elle est fréquente dans la rue, souvent soudaine, violente et/ou traumatique (Song et al., 2005; Song et al., 2007a; Song et al. 2007b). Plusieurs auraient vécu des situations dans lesquelles leur propre vie a été menacée et beaucoup craignent de mourir d’une mort violente (Song et al., 2007b). Comment envisagent-ils dans un tel contexte leur futur ou encore leur propre finitude? Et comment cela est-il vécu dans un contexte d’avancée en âge? Ces questions restent en suspens. Il est possible que ces questions qui portent sur le futur soient rarement posées, car entre autres, vieillir dans la rue est justement considéré pour certains comme étant une situation « sans futur », impossible, ou encore parce que d’un point de vue philosophique, la question du futur (et de la mort) reste difficile à poser de manière générale. Or, le déclin physique et les menaces de mort, vécus par ces personnes, nous forcent à réfléchir à la fois aux changements et à la durabilité d’une vie dans une telle situation.

Pour résumer, ce que l’on connaît de l’interprétation du passé, présent et futur laisse poindre plusieurs défis relatifs à l’expérience de l’itinérance des personnes âgées. En effet, les écrits mettent en évidence que le passé est souvent considéré comme étant rempli de difficultés, le présent comme étant une période où les gens sont pris dans un mode de survie et le futur dans la rue comme étant impossible. Mis à part la question fondamentale de la sortie de la rue (à juste titre l’objectif de beaucoup d’interventions), les larges questions sous-jacentes à la signification, l’interprétation et le raccordement de la temporalité de ces personnes, par exemple au lien entre le poids de leur passé, les préoccupations impérieuses que le présent implique, la vision de leur vieillissement, leur déclin physique et leur mortalité, restent sans réponse, et ce, malgré leur importance.

Gérontologie critique et psychologie humaniste

Afin de mieux comprendre la réalité de ces personnes âgées itinérantes et d’apporter des réponses aux questions restées en suspens dans la recherche au sujet de leur interprétation du temps, la perspective que nous adopterons s’allie à une approche critique de la gérontologie et à la psychologie humaniste.

De manière générale, les approches critiques en gérontologie englobent une gamme de théories qui traitent de facteurs sociaux, économiques, culturels et politiques. Elles se penchent sur différentes interprétations et réponses au vieillissement en examinant plus précisément comment celles-ci viennent teinter les expériences du vieillissement, faciliter et/ou limiter la vie des personnes âgées (Estes, Biggs et Phillipson 2003; Grenier, 2012) . Les perspectives critiques en gérontologie s’allient à différentes traditions, dont, entre autres, la psychologie humaniste (Baars, Dohmen, Grenier et Phillipson, 2014). Cette approche se penche, notamment, sur l’actualisation de soi, les aspirations et limitations de l’être humain, les écarts qui existent entre ce qu’il est, aimerait et pourrait être (Misiak et Sexton, 1973). Or, dans un contexte d’itinérance, les aspirations et la réalité vécue peuvent être décalées et cet écart peut être au coeur de plusieurs des souffrances vécues (Sumerlin et Privette, 1994). Les ponts entre la gérontologie critique, la psychologie humaniste et les approches narratives permettent d’élargir nos perspectives de manière à enrichir notre compréhension (Baars et al., 2014; Minkowski, 1955; Wyllie, 2005). Ces approches seront ainsi toutes indiquées pour l’étude et l’interprétation de l’expérience de personnes âgées en situation d’itinérance à travers le temps (Baars et al., 2014; Grenier, 2012).

MÉTHODOLOGIE

Cet article présente l’analyse d’une partie des résultats d’une plus vaste recherche qualitative dont l’objectif est de mieux comprendre la réalité de personnes âgées en situation d’itinérance. Dans le cadre de cette recherche, 40 entrevues semi-dirigées furent réalisées auprès de personnes en situation d’itinérance âgées entre 46 et 75 ans en 2014 à Montréal (pour plus de détails, voir Rothwell et al., 2016). Il existe également diverses définitions de l’itinérance chez les personnes âgées. Alors que 65 ans est le marqueur chronologique le plus utilisé pour définir le seuil à partir duquel une personne peut être considérée comme étant âgée et qui est utilisé afin de déterminer à quels services les personnes auront droit, il est difficilement applicable à la situation des personnes itinérantes. Les personnes âgées en situation d’itinérance présentent souvent des caractéristiques de santé physique et mentale de personnes non itinérantes ayant approximativement dix ans de plus qu’elles (Goneva et al., 2010; Morrison, 2009; Ploeg et al., 2008). Comme les personnes en situation d’itinérance présentant souvent des caractéristiques ainsi que des problématiques de santé physique et mentale de personnes qui sont âgées d’environ 10 ans de plus qu’elles et présentant un très haut taux de mortalité précoce, elles sont souvent considérées comme étant âgées à partir de 50 ans (Cohen, 1999; Goneva et al., 2010; Hwang et al., 1998; Morrison, 2009; Ploeg, Hayward, Woodward, et Johnson, 2008). Une étude menée auprès de personnes aînées en situation d’itinérance rapporte aussi que les personnes âgées de plus de 50 ans se considèrent souvent elles-mêmes comme étant âgées, un constat que partagent d’autres chercheurs qui travaillent sur cette thématique (Gonvea et al., 2010; McDonald et al., 2007). Il est à noter toutefois que malgré le fait que, dans nos critères d’inclusion, nous avions fixé à 50 ans le seuil d’âge minimal, un des participants a révélé à la fin de son entretien être âgé de 46 ans. Dans la mesure où il présentait différentes problématiques de santé physique, il s’identifiait à une personne âgée et il vivait une réalité qui rejoignait celle de ses pairs plus âgés, nous avons choisi de conserver son témoignage dans nos analyses.

Aller à la rencontre des personnes et recueillir leurs récits, nous a permis d’obtenir de l’information sur les différentes trajectoires menant à l’itinérance, les besoins, expériences de ces personnes et les transformations vécues en vieillissant, tout en étant un moyen de valoriser leur parole tel que mentionné antérieurement.

Les participants ont été recrutés dans un refuge pour personnes vivant une situation d’itinérance à Montréal. Ce refuge est constitué de deux sites séparés, desservant chacun une population féminine et masculine. Ils offrent des lits d’urgence, un service de cafétéria et un café (ouvert pendant la journée). Les intervenants ont procédé au recrutement des participants afin de faciliter le processus de recrutement. Ces derniers ont sollicité les personnes âgées résidant dans ce refuge afin de les informer de la possibilité de participer à cette étude. Plus précisément, les personnes semblant être âgées, utilisant les services de repas ou du refuge, ou qui se tenaient près du refuge, ont été approchées par les intervenants afin de déterminer s’ils correspondaient aux critères de recherche (c’est-à-dire avoir plus de 50 ans, fréquenter un refuge et ne pas être en état d’ébriété ou atteints d’une déficience cognitive).

Afin de favoriser la participation des personnes recrutées, les entrevues ont été réalisées par deux intervenants du refuge, tous deux formés par la chercheure principale du projet de recherche. Chaque participant a fourni un consentement éclairé et a reçu une compensation financière de 15 $ pour sa participation à la recherche. Les entrevues, d’une durée variant de 30 à 60 minutes, ont été réalisées dans un endroit privé au choix du participant, situé à l’intérieur ou à proximité du refuge (ex. un petit bureau du refuge, un parc, un café, etc.) et à des heures qui n’entraient pas en conflit avec les horaires du repas à la ressource. Les entretiens réalisés reposaient sur un canevas semi-directif d’entrevue et s'articulaient autour de questions ouvertes et de relance. Les participants ont été questionnés sur le regard qu'ils posaient sur leur expérience du vieillissement en situation d'itinérance. Ils ont été invités à décrire la trajectoire les ayant menés à l’itinérance, leur expérience quotidienne de la vie dans la rue et dans les refuges, leurs besoins, leurs soucis ainsi que leur utilisation des espaces et des services. Des données sociodémographiques autorapportées sur leur âge, genre, origine culturelle, niveau d’éducation et historique de travail ont également été recueillies auprès des participants à la fin des entretiens. Les entrevues ont été enregistrées, transcrites professionnellement et intégralement pour ensuite être révisées par l’équipe de recherche.

Presque tous les entretiens (n = 37) ont été réalisés en français et trois en anglais. Des 40 participants, 29 étaient des hommes et 11 des femmes, ce qui reflète bien la réalité de la surreprésentation des hommes parmi les utilisateurs des services des refuges (Rich et Clark, 2005). La moyenne d’âge des participants était de 58 ans et la majorité des participants étaient âgés entre 46 et 64 ans. L’âge des participants se situait entre 46 et 76 ans : 10 participants étaient âgés de 46 à 54 ans, 25 participants de 55 à 64 ans et 5 participants de 65 ans et plus. Trois participants se sont identifiés comme étant amérindiens et 2 ont rapporté être originaires d’un autre pays que le Canada. Dix-neuf participants étaient engagés dans le programme de transition du refuge (principalement des personnes nouvellement en situation d’itinérance ou dans des programmes de soutien), 17 utilisaient le service d’hébergement d’urgence de style grand dortoir pour les hommes et femmes, trois vivaient hors du site dans des habitations subventionnées reliées au refuge et un participant avait un logement depuis un an, mais continuait à utiliser les services de la cafétéria et du café du refuge. Le contenu des entretiens permet d’estimer que seulement environ le tiers (n = 14) des participants a vécu en situation d’itinérance à plusieurs reprises ou de manière continue au cours de leur vie, alors qu’environ les deux tiers des participants (n = 26) vivaient une expérience d’itinérance pour la première fois alors qu’ils étaient âgés. Chaque entrevue a été analysée en tant que narratif individuel et une analyse comparative a été effectuée par l’entremise d’une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2012). Cette analyse thématique des données effectuée avec les données colligées a permis de dégager de grands thèmes autour desquels les propos des participants gravitaient soit : les regrets, la désillusion et l'impuissance face au passé, la centration sur le présent et un regard sur un futur porteur de défis, parfois d'espoirs, mais uniquement lorsqu'envisagé hors de la rue.

ANALYSE THÉMATIQUE ANCRÉE DANS LES TROIS DIMENSIONS DU TEMPS : PASSÉ, PRÉSENT, FUTUR

Le rapport au passé : regrets, désillusion et impuissance face aux difficultés vécues

Lorsqu'ils évoquent leur passé, les participants témoignent en général des épreuves qu'ils y ont vécues. Ce sont ainsi les difficultés, traumas et pertes qui sont soulevés, les souvenirs heureux se posant comme marginaux dans des récits où le caractère pénible du passé est mis de l'avant. Qu'ils se réfèrent à une enfance difficile (« mon père était alcoolique, ma mère était dictatrice », femme, 59 ans), aux affres de la consommation (« quand j’étais sur la junk, puis que je me piquais (...) dans ce temps-là, c’était l’enfer » (homme, 55 ans) ou aux événements traumatiques auxquels ils ont été exposés (homme, 57 ans : « En 3 ans, il doit y en avoir au moins 30 qui sont morts à côté de moi d’overdose »), les participants dépeignent un passé chargé de souffrance. Le regard qu'ils y posent semble souvent porté par le regret, la désillusion et l'impuissance. De fait, les participants ont tendance à parler de leur passé en évoquant les occasions ratées, le temps perdu ou gaspillé, les manques subis. La dureté de leurs constats renvoie alors à un passé irrévocable face auquel ils ne peuvent récupérer ni le temps ni les erreurs commises :

Alors j’ai compris que ... que j'avais perdu toutes ces années de ma vie et j’ai compris ce que j'avais fait à mes enfants. Je ne pouvais pas rattraper le temps perdu. Et puis là on se retrouve pris avec une… vraiment, tu sais, on est pris dans une vraiment mauvaise position avec ce qu’on a fait dans notre vie, tu sais?

femme, 55 ans

Si j’avais eu ça quand j’étais plus jeune, je n’aurais peut-être pas fait la vie que j’ai menée. Si j’avais eu de bonnes personnes pour m’entourer. Bien non, j’allais auprès du plus facile. Où que l’argent était, dans les clubs, dans les discothèques, les danseuses.

homme, 58 ans

Les participants effectuent ainsi une lecture assez sombre de leur passé auquel, par ailleurs, ils évitent en général de penser. En effet, un grand nombre d'entre eux affirment essayer plutôt de s'en détourner. Certains participants relèvent qu'il est éprouvant de se remémorer le passé, d'autres craignent de sombrer à nouveau dans leurs difficultés antérieures s'ils s'y attardent trop. Le refus de penser au passé est ainsi généralement conçu comme une nécessité par les participants. Ce refus peut être ici compris comme étant un choix qui permet aux participants de se « sortir du passé » et «fuir en avant », pour se protéger des souffrances délétères que porte ce dernier.

Si j’essaye vraiment d'y penser ... c’était comment ma vie était à l'époque ... Je sais comment elle était ma vie ... mais le délai entre les deux est si long ... l'étape qu’il faut franchir entre les deux est si longue pour arriver du point A au point B (…) ça prend tellement de temps, la mémoire parfois, on ne veut pas se rappeler tu sais…

homme, 46 ans

Donc en arrivant ici à la Mission Old Brewery, donc j’avais décidé de ne pas prendre la voie de l’itinérance. Donc j’ai décidé de regarder de l’avant plutôt que de regarder en arrière. Parce que je savais qu’en regardant en arrière, que je n’arriverais pas, puis je m’enfonçais de plus en plus. (…) je voulais me concentrer sur mes choses à moi et non pas sur mon passé.

homme, 52 ans

Bon nombre de participants refusent de la sorte de penser au passé le considérant, et le dernier extrait le démontre bien, comme potentiellement fragilisant ou encore difficile à intégrer à leur histoire. Afin de pouvoir se concentrer sur le présent, disent les participants, il leur faut donc laisser le passé derrière.

Expérience et interprétation du présent : se centrer sur le moment présent

C'est le caractère prenant du présent qui se dégage principalement du discours des participants. En effet, ceux-ci décrivent combien les exigences de la survie s'imposent à eux, les forçant à se mobiliser au quotidien pour tenter de répondre à leurs besoins de base et à se débrouiller dans un environnement souvent changeant, parfois dangereux. Opérant régulièrement en mode crise, les participants déploient ainsi des efforts considérables pour parvenir à jongler avec les impératifs du présent. Ils insistent donc souvent sur l'importance de se centrer sur ce présent en faisant fi du reste :

C’est ça, moi, c’est au jour le jour présentement là, j’essaie de penser au présent.

femme, 53 ans

Aujourd’hui, je vis là, puis demain je m’en câlisse.

homme, 55 ans

Par ailleurs, les participants font face aux défis de la vie dans la rue avec une conscience aiguë des impacts que leur avancée en âge signifie dans ce contexte. Les participants relèvent, par exemple, les changements qui s'opèrent sur le plan physique. Certains remarquent qu'ils ont maintenant à composer avec de nouvelles contraintes physiques. Le spectre de la maladie, dont ils doivent dorénavant tenir compte, se glisse également dans plusieurs de leurs commentaires. Pour plusieurs, le fait de se voir ou de s’imaginer vieillir dans la rue est troublant. En effet, les pertes physiques vécues en vieillissant suscitent plusieurs inquiétudes :

Parce qu’aller jusqu’à l’année passée, je marchais vite, le monde avait de la misère à me suivre. Là, j’ai comme poigné un petit coup de vieux.

homme, 56 ans

Bien dans les prochaines années, j’espère me retrouver un appartement pour le peu d’années qu’il me reste encore à fonctionner comme il faut, avant que vraiment tous les gros bobos de vieillissage arrivent (…).

homme, 59 ans

C’est tellement plus difficile à 55 ans, de te retrouver sans-abri, que ce l’est à 20, 25 ans. Parce qu'à 20, 25 ans, si vous êtes en bonne santé, vous n'avez pas de problème dans la vie ... vous avez un bon bout de temps. . . À 55 ans, c’est différent ... .quand je me réveille le matin, à l'âge de 55 ans, dans le lit d'un abri, ça me trouble, et ça me fait peur aussi. J’ai peur de rester ici. ... être sans-abri à mon âge. Je trouve ça difficile émotivement.

homme, 55 ans

Alors qu'ils prennent la mesure des changements que leur avancée en âge provoque dans leur vie actuelle, et possiblement de l’écart entre ce qui est attendu d’une personne qui avance en âge par rapport aux plus jeunes, les participants relèvent également les inquiétudes qu'ils nourrissent quant à l'impact de ce vieillissement pour leur avenir.

Lorsque vieillir dans la rue est inconcevable : défis et espoirs pour l'avenir

La grande majorité des répondants expriment redouter ou refuser de penser au fait qu’ils pourraient vieillir dans la rue. Leurs discours laissent souvent entrevoir qu’ils conçoivent le vieillissement en termes de pertes, de déclin ou de fragilité. Or, les participants reviennent nombreux sur le caractère inconcevable (ou inadmissible) de l’éventualité de vivre ce processus tout étant dans une situation d’itinérance. Certains soulèvent des craintes profondes associées au fait de finir leurs jours dans la rue. Un participant ira jusqu'à dire qu'il se suicidera, s'il le faut, pour éviter de vivre cette situation. La possibilité de vieillir en situation d'itinérance est ainsi rejetée en bloc par les participants, il s'agit d'une voie qu'ils ne peuvent, disent-ils, envisager pour leur futur :

J’ai peur, je ne veux pas mourir dans la rue. J’ai peur de me retrouver là, moi.

homme, 58 ans

Vieillir dans la rue, ah! Ayoye! Je n’y ai pas pensé à ça. Mais j’y ai pensé parce que j’ai eu peur, j’ai arrêté la cassette tout de suite, j’ai peur, moi parce que j’ai vu des gens dans la rue hein! Couchés sur les trottoirs puis … démunis, au froid, même (…) Ah non, je ne veux pas me voir là moi! J’ai peur!

homme, 58 ans

Ok, bon. Mais c’est sûr que c’est inquiétant parce que tu as moins de temps devant toi là. Puis là à un moment donné, il y a la santé qui va me rattraper aussi. C’est que là je suis chanceux, je n’ai pas de problème de santé, mais à 56 ans, on ne sait jamais, ça peut t’arriver n’importe quand ! Fait que c’est inquiétant, ouais. Puis c’est tellement inquiétant que des fois, tu es porté à te mettre la tête dans le sable, tu dis  : « Bon, bien, je réfléchirai à ça demain. Puis la semaine prochaine… Puis demain… Puis demain… ». Mais à un moment donné, il va falloir faire face à la musique.

homme, 56 ans

En refusant de la sorte de se projeter dans un futur où leur situation d'itinérance perdurerait, c'est également l'idée que cette expérience puisse s'inscrire dans la durée que les participants repoussent. Le vieillissement est ici conçu en termes de déclin et de fragilité. La crainte de mourir est ici également évoquée par les participants.

Outre les appréhensions entourant le fait de vieillir dans la rue, les participants évoquent d'autres craintes en lien avec leur futur. Pour certains, l'avenir semble bloqué, comme si leur trajectoire était sans issue. Pour d'autres, le futur est chargé de défis et de risques, notamment celui de retomber dans les pièges du passé avec les désillusions que cela comporte. Dans les deux cas de figure, le discours s'articule autour des défis d'un futur pouvant être tour à tour désespérant et inquiétant. Un futur, en somme, dans lequel il semble difficile pour les participants de se projeter.

Et puis je ne vois pas vraiment le futur devant moi. Ouais. Je ne vois pas de futur devant moi parce que si je regarde chaque matin, tu te réveilles : « Qu’est-ce que je vais faire aujourd’hui?

homme, 56 ans

Je suis ... c’est depuis un an que ma vie semble aller un peu mieux. Mais qui sait, peut-être que je pourrais frapper un mur encore une fois, vous savez ce que je veux dire?

homme, 46 ans

Il semble ainsi que plusieurs participants puissent difficilement concevoir un futur heureux, ce qui peut également apporter un autre éclairage à leur centration sur le moment présent.

Toutefois, la vision du futur des participants n’est pas toujours uniquement sombre et négative. Dans certains cas, l’espoir et le désespoir sont étroitement reliés. En effet, certains participants, lorsqu’ils évoquent le futur, abordent des espoirs qu’ils nourrissent. L’espoir de se sortir de la rue par des moyens matériels ou investissements dans des projets, et l’espoir plus symbolique de donner sens à leur vie, sont notamment rapportés.

Fait que je vais sortir des missions hein! Je vais me trouver une chambre. Parce que le monde… C’est bien beau les gars, tout ça, mais c’est une maudite job… (…) Moi, je vais m’en sortir de ça, je sais que je vais m’en sortir. Mais c’est vraiment un petit pas à la fois, un petit pas à la fois.

homme, 61 ans

Puis je m’enligne vraiment pour sortir de la rue. J’en suis tanné! (…) Et puis là je m’enligne pour me louer un beau logement. (…) Puis là là, je suis vraiment prêt. Là, c’est le temps de faire le grand saut. Parce que je ne me sens plus à ma place dans la rue, je suis tanné. Je suis vraiment tanné(…) Je trouve ça difficile. Avant je m’en fichais, je consommais, je vivais juste pour consommer. Je dormais dehors volontairement pour pouvoir plus consommer. Là, je m’en vais vers la direction de ne plus consommer fait que je ne veux plus dormir dehors. Puis j’ai hâte d’être chez nous, j’ai hâte d’être chez nous, je suis tanné.

homme, 50 ans

(Je souhaite) finir mes jours le plus heureux possible. (…) Le plus heureux possible, le meilleur possible.

homme, 57 ans

On perçoit dans ces extraits et dans les espoirs évoqués ou chéris, le désir de bien terminer sa vie, d’écrire un nouveau chapitre, plus lumineux, dans le récit de sa vie. Toutefois, la réalité de l’itinérance est tellement éloignée de ces espoirs, que souvent ces derniers pivotent rapidement et deviennent la source d’un découragement, d’un désespoir qui rappelle à ces personnes à quel point leur présent est éloigné de ce qu’ils espèrent. La dure réalité de l’itinérance peut même leur donner l’impression que ces espoirs sont inatteignables.

DISCUSSION

Les résultats permettent de mieux comprendre l’expérience des personnes âgées en situation d’itinérance. Nous constatons effectivement, que différentes facettes du passé viennent marquer le récit de ces personnes et sont difficiles à porter, que le présent est souvent marqué par les contraintes de survie et peu ouvert vers un futur porteur à la fois d’angoisses, mais aussi, parfois, de certains espoirs . Cela met ainsi en relief la présence de déséquilibre dans l’interprétation des différentes modalités du temps (surinvesties ou sous-investies par exemple) et de ruptures possibles dans le récit. Notre analyse nous permet aussi de déduire différentes formes de souffrances vécues en relation à ce déséquilibre et qui méritent qu’on s’y attarde davantage pour pouvoir, ultimement, intervenir plus judicieusement auprès de ces personnes.

Un passé marqué par la rupture

Il ressort de l'analyse des entretiens que les participants évitent de penser au passé afin de pouvoir aller de l'avant. Cependant, il leur est difficile d’aller de l’avant puisqu’ils sont davantage pris dans un présent de préoccupations que dans celui d’une initiative tournée vers un futur plus heureux. La rupture qu'ils opèrent peut toutefois avoir une portée protectrice temporaire, dans la mesure où elle les préserve d'un passé face auquel ils se sentent impuissants. Cette fonction protectrice rejoint d'ailleurs, dans une certaine mesure, les propos de Laberge et al. (2000) au sujet du rapport que certaines personnes itinérantes entretiennent face à leur passé.

Les regrets et désillusions qui marquent le regard que posent les participants sur leur passé laissent entrevoir le caractère implacable de ce dernier. En ce sens, il semble qu'à certains égards les participants tentent de prendre une distance avec un passé qui renvoie à ce que Wyllie (2005) qualifie de « passé mort ». Dans ses écrits portant sur le temps vécu chez les personnes dépressives, l'auteur indique que certaines personnes considèrent leur passé comme étant cristallisé. Elles n'arrivent alors pas à le relire ou le réinterpréter et peinent à lui donner sens. Cette difficulté à donner sens au passé offre d'ailleurs des résonances avec le désarroi qu'affichent les participants face à la trajectoire les ayant menés à l'itinérance. En effet, bien qu'ils cherchent à retracer les éléments du passé ayant contribué à les mener à leur situation actuelle, les participants disent bien souvent être incapables de comprendre comment ils ont pu en arriver là. De fait, malgré leur parcours difficile, ils n'auraient jamais pu imaginer finir dans la rue, soutiennent-ils. Vécue comme un choc par les participants, il s'agit d'une expérience qui fait effraction dans leur vie. Elle offre un caractère extrême, inattendu et inassimilable qui pourrait d'ailleurs renvoyer au registre du traumatique (Goodman, Saxe et Harvey, 1991). Or, entrevoir que leur expérience de l’itinérance est possiblement traumatique, nous invite à aborder autrement l’expérience de ces personnes. Le travail à faire avec eux pour les soutenir pourrait ainsi s’apparenter à celui qu’on opère avec des personnes qui ont vécu un traumatisme, un travail, où l'on veille à restaurer délicatement l'équilibre entre le contact avec les difficiles évènements du passé et leur intégration dans le présent, où l'on aide la personne à assimiler certains pans de son histoire afin qu'ils ne demeurent pas en marge de son récit.

La coupure que l'itinérance signifie dans la ligne de vie des participants semble peu prise en compte dans les recherches portant sur le sujet. Ces dernières sont centrées sur les évènements du passé qui pourraient avoir contribué à l’expérience actuelle de l’itinérance. Plusieurs recherches cernent ainsi les différentes problématiques, pertes et deuils vécus par les participants dans le passé (Browne et Bassuk, 1997; Crane et Warnes, 2005; Gonyea et al., 2010; Koegel, Melamid et Burnam, 1995; Toro, 2007). Les difficultés liées au passé que ces études relèvent correspondent largement à celles dont les participants nous ont également parlé au cours de cette étude. Toutefois, nous sommes d’avis que la centration sur les évènements déclencheurs qui sont vécus n’a pas que des côtés positifs. En effet, en jetant des ponts entre la situation actuelle et les évènements du passé, cette lecture inscrit l'expérience de l'itinérance dans une forme de continuité qui échoue à rendre compte de la profonde rupture avec une constellation d’espoirs et d’idéaux qu'elle signifie plutôt pour les participants. Outre le fait qu’elle peut aider à mieux comprendre certaines facettes de la trajectoire des personnes en situation d’itinérance, cette centration sur les évènements déclencheurs peut aussi avoir comme effet pervers de responsabiliser voire de culpabiliser les personnes en situation d’itinérance, puisqu’elles présupposent souvent que de mauvais choix ont été pris.

Ainsi, à la lecture de nos entretiens, il nous apparait fort important de ne pas uniquement s’attarder aux évènements d’un passé « chronologique », puisque dans une vision aussi linéaire des choses, ces dernières ne peuvent plus être changées. En se penchant plutôt sur l’interprétation du passé, qui se situe au plus près du concept d’identité narrative, on conçoit que le regard que pose le sujet sur son passé peut et va se transformer à travers son histoire (Ricoeur, 2000; McAdams, 2014). Il s'agit là d'un levier important pour l'intervention dans la mesure où les personnes en situation d'itinérance pourraient se voir offrir un soutien afin d'intégrer différents évènements autrement inassimilés de leur passé.

Enjeux de survie et centration sur le présent

À ce sujet, nous constatons également que le moment présent est caractérisé par la tentative de survivre (physiquement, psychiquement et socialement) et qu’il est teinté par l’attente et la répétition. En effet, les personnes âgées itinérantes semblent prises dans une temporalité marquée par les tâches liées à la survie : attendre en ligne pour avoir de la nourriture, passer du temps à tenter de trouver un refuge, prendre du temps afin de tenter de trouver une issue pour se sortir de cette situation tout en espérant que cela soit temporaire. L'insistance avec laquelle les participants formulent le souhait que leur situation soit provisoire permet d'ailleurs de prendre la mesure de son caractère souffrant.

Beaucoup de personnes ont indiqué se « centrer sur le moment présent », tel que cela était évoqué dans l’étude de Ko et Nelson-Becher (2014). Nos résultats mettent en évidence que cette stratégie peut être une manière de s’adapter à la difficulté. Toutefois, nous constatons que dans certains cas, il en résulte une souffrance importante. En effet, on constate ici que certaines personnes se centrent sur le moment présent puisqu’il n’est possible pour elles ni de s'attarder au passé, ni d'envisager le futur. Toutefois, contrairement à ce qui avait été évoqué dans l’étude de Ko et Nelson-Becher (2014), il semble que cette centration sur le moment présent ne témoigne pas nécessairement ici du fait que les participants n’ont pas le temps de penser à la mort, mais semble plutôt se lier à leur vision du futur (et de la mort), c’est-à-dire à la crainte de cette dernière.

Futur : avenir bloqué et incertitudes

Les écrits portant sur le temps vécu révèlent que pour les personnes souffrantes, l’avenir est parfois considéré comme étant inexistant, absent ou bloqué (Jankélévitch, 1977; Wyllie, 2005). Cette réalité semble rejoindre celle des personnes itinérantes que nous avons rencontrées. En effet, plusieurs semblent avoir cette impression de futur absent ou bloqué.

Le futur est aussi teinté par l’incertitude. Une incertitude qui peut être angoissante, surtout lorsque l’idée de vieillir dans la rue est évoquée. Cette incertitude vient également faire écho aux réflexions face à la mort. Pour beaucoup de participants, la possibilité ou la réalité de vieillir dans la rue renvoie à différentes réflexions sur la mort : crainte de mourir dans la rue, souvenirs traumatiques d’autres personnes qu’ils ont vues décéder dans la rue, réflexions sur leur propre finitude et leurs souhaits ainsi que leurs peurs à cet égard. Cela confirme les constats des études de Song et al. (Song et al., 2007a; Song et al., 2007b) qui, dans leurs recherches réalisées auprès de personnes adultes en situation d’itinérance (qui n’étaient pas âgées, rappelons-le) ont un contact direct avec la mort d’autrui, souvent violente, et source de craintes. Notre recherche auprès d’une population de personnes âgées en situation d’itinérance met en évidence que cette vision de la mort est liée de près à leur vision du vieillissement. Nous constatons aussi que ces incertitudes et ces visions de la mort peuvent être angoissantes, certains de nos participants ayant été en contact étroit avec des morts violentes ou traumatiques nourrissant une forte crainte de terminer leur vie de la sorte. Cette crainte est possiblement amplifiée par le fait, entre autres, que mourir dans la rue est aux antipodes des idéaux de la bonne mort véhiculés dans nos sociétés, des conceptions générales d’une belle fin de vie, ou d’une histoire qui se conclurait bien (Daneault, 2007). Cette crainte de mourir dans la rue peut toutefois aussi jouer le rôle de motivation à se sortir de cette situation d’itinérance. En effet, parce qu’ils refusent ou craignent de mourir dans la rue, certains sont hautement motivés à tenter de se sortir de cette condition ou nourrissent un fort espoir que leur situation de transforme pour le mieux, que ce « temps qui reste » à vivre soit porteur de sens, voire réparateur. Ainsi, cette incertitude face à leur futur peut, dans certains cas, ouvrir la voie à un certain espoir que leur situation change, s’améliore et/ou prenne sens.

L’impensable du vieillissement dans la rue

Cet article fait ressortir que plusieurs enjeux existentiels qui font appel plus largement au sens de l’expérience sont vécus par les personnes âgées en situation d’itinérance, que ces derniers sont fondamentaux et qu’ils gagneraient à être mieux compris. Nous constatons, notamment, à la lumière de ces témoignages, que l’itinérance fait souvent figure d’un impensable, qu’elle est vécue comme une expérience traumatique qui est venue inscrire une rupture dans le récit qu’il n’est pas possible d’assimiler à son histoire. Cette rupture et la difficulté d’intégrer cet évènement à son récit viennent porter une blessure à l’identité narrative de la personne en situation d’itinérance.

L’itinérance prend le visage de l’impensable, surtout lorsqu’elle se conjugue au vieillissement et au futur. En effet, pour plusieurs personnes en situation d’itinérance, il est impensable d’imaginer qu’elles puissent vieillir dans la rue. Que cet impensable puisse ou soit devenu leur réalité, altère leur rapport au temps et exige pour certains de se centrer sur le présent, de se couper des blessures du passé ou de contourner l’impensable d’un futur où l’itinérance se perpétuerait. Les espoirs et souhaits évoqués par les participants peuvent possiblement ici venir ouvrir une brèche dans l’obscurité d’un futur impensable et permettre aux personnes en situation d’itinérance de se réfugier, de se projeter ou simplement de s’imaginer que leur récit pourrait se dérouler autrement, « mieux » se conclure, ou se conclure sur une note réparatrice. Cette possibilité pourrait, dans une certaine mesure, apaiser les souffrances du passé qui restent souvent bien actuelles, celles du présent, et celles liées à leur interprétation du futur.

Or, la mise en récit passe inévitablement par la relation à l’autre. En effet, on raconte son histoire à autrui (McAdams, 2008; Ricoeur, 2000), le récit se déploie donc dans le lien entre soi et l'autre. Il importe alors de se questionner sur la signification d'une telle mise en récit chez des gens pour qui les souffrances se sont bien souvent inscrites précisément dans ce lien à l'autre. Sur le plan social, on peut également questionner la place réservée aux récits des personnes âgées en situation d’itinérance tant leur expérience se pose en marge de ce qui est socialement attendu à cette période de la vie. À ce chapitre, nous n’avons qu’à penser à la marginalisation et à l’exclusion de ces personnes qui sont des mises à l’écart, entre autres, de leurs paroles, de leurs récits. Dans un tel contexte, le partage de son récit avec autrui est alors possiblement empêché.

Limites de cette étude

Cette étude présente des limites. Le fait, notamment, que les entretiens aient été réalisés par les intervenants est une limite de cette recherche. Même si les intervenants ont été dument formés afin de réaliser les entretiens et qu’il était spécifié que le contenu des entretiens resterait confidentiel et n’aurait aucun lien sur les services offerts, il est envisageable que cela ait engendré un biais dans les contenus qui ont été livrés par les participants. Il est possible, notamment, que leur discours ait été teinté par le fait qu’ils savaient qu’ils s’adressaient à un intervenant, qu’ils pourraient revoir ce dernier dans le futur, etc. Cette décision fut prise afin de faciliter le recrutement de participants qui présentait plusieurs défis, mais elle comporte des limites.

La décision de ne pas analyser différemment les résultats de personnes nouvellement ou plus anciennement en situation d’itinérance peut également être considérée comme étant une limite de notre recherche. Ainsi, dans certaines études, par exemple, des distinctions sont établies entre l’itinérance de transition ou temporaire, l’itinérance épisodique ou cyclique et l’itinérance chronique (Grenier et al., 2016). Même si les repères temporels qui permettent de déterminer si une personne est de la catégorie « itinérance chronique » varient d’une recherche à l’autre, il serait intéressant d’examiner comment la durée de la vie en situation d’itinérance, le parcours des personnes en situation d’itinérance a eu une influence sur leur interprétation de leur situation et du temps.

CONCLUSION

Les résultats mettent en évidence le fait que les participants se fixent sur le présent, une centration qui marque une rupture à la fois avec un passé dont ils disent vouloir se détourner et avec un futur perçu comme porteur d'incertitudes ou de désespoirs. Il semble ainsi que le présent auquel les participants se raccrochent soit, dans une certaine mesure, coupé à la fois du passé et du futur. Il témoigne en quelque sorte d'une temporalité rompue qui fait songer à celle du trauma. L'itinérance semble se vivre comme une expérience impensable qui prend pourtant beaucoup de place, notamment de par les exigences de la survie qu'elle suppose. La temporalité de l'urgence sur laquelle elle débouche maintient les participants dans une proximité avec le présent, qui leur laisse peu l'occasion de se projeter sur une trame temporelle plus large. Les participants se trouvent ainsi parfois coincés dans un présent qui se vit essentiellement autour de l'attente et de la répétition. Il est d'ailleurs intéressant de voir à quel point ces dimensions, qui peuvent renvoyer à une forme de sur-place, contrastent avec la dimension du transitoire sur laquelle les participants misent lorsqu'ils disent souhaiter que leur expérience de l'itinérance soit temporaire.

À la lumière de cet article, il semble qu’une analyse de l’interprétation du temps des personnes âgées en situation d’itinérance permette de mieux comprendre l’expérience de ces derniers d’une manière dynamique et nuancée. Cela peut également contribuer à orienter les interventions vers un objectif plus large que le seul fait de sortir de la rue ces personnes (sans nier l’importance de cet objectif, tel que nous l’avons évoqué antérieurement). En effet, les inviter à se raconter, les accompagner dans l’exercice de raccorder les différentes modalités du temps de leur récit, les aider à composer avec le moment présent sans le détacher des autres modalités du temps et à soutenir l’espoir face au futur peut contribuer à leur bien-être. Cela permet également de constater que cette expérience, malgré toutes les difficultés qu’elle engendre et porte, peut également être ponctuée d’espoirs, qui méritent d’être entendus, compris et surtout, nourris.