Abstracts
Résumé
Le processus migratoire et le climat social hostile envers la différence augmentent les risques de développer des conflits identitaires chez les enfants immigrants qui affecteront leur bien-être psychologique. En accueillant avec bienveillance leur identité, l’école peut toutefois contribuer à une construction identitaire harmonieuse. Pour ce faire, des ateliers d’expression créatrice peuvent être intégrés en classe. À partir d’une recension non exhaustive des écrits, ce texte a donc pour objectif d’illustrer, à l’aide d’exemples tirés d’expériences de recherche et d’intervention de l’auteure, comment l’intervention par l’art peut effectivement contribuer à la construction d’une identité davantage imprégnée de sens pour l’enfant immigrant.
Mots-clés :
- conflits identitaires,
- enfants immigrants,
- intervention par l’art,
- bien-être psychologique
Abstract
The migratory process and the hostile social climate increase the risk of developing identity conflicts among immigrant children that will affect their psychological well-being. By welcoming and acknowledging their identity, the school can nevertheless contribute to a harmonious identity construction. In order to do this, creative expression workshops can be integrated into the classroom. From a non-exhaustive review of the literature, this text aims to illustrate, using examples from the author's research and intervention experience, how art can actually contribute to the construction of a more meaningful identity for immigrant children.
Keywords:
- identity conflicts,
- immigrant children,
- arts-based intervention,
- psychological well-being
Article body
INTRODUCTION
L’identité revêt un sens nouveau à l’ère de la mondialisation. Les technologies de l’information exposent les individus à de nouvelles façons de penser, d’agir et de percevoir le monde, notamment par le biais d’internet, ce qui provoque un brouillage des marqueurs identitaires autrefois réservés aux membres de la communauté « physique » ou géographique. L’identification à de multiples groupes sociaux et culturels devient dès lors plus facile, mais peut également avoir comme effet indésirable de provoquer des conflits identitaires chez les individus (Hirsh et Kang, 2016). Les circonstances actuelles peuvent effectivement devenir un vecteur de multiplication de possibilités identitaires pour des personnes qui naviguent d’un contexte à l’autre, comme c’est notamment le cas des enfants immigrants. À ce sujet, un nombre de plus en plus important d’immigrants et de réfugiés s’établissent dans de nouveaux pays. En plus de la perturbation des marqueurs identitaires pouvant mener à la création d’une identité globalisée, il peut aussi y avoir développement de méfiance vis-à-vis de l’identité revendiquée par l’autre, l’étranger qu’on ne connaît pas. Dans ce contexte global de méfiance, certaines identités ou facettes d’identités sont acceptables alors que d’autres ne le sont pas, ce qui influence la manière dont les enfants immigrants construiront leur identité (Michalon-Brodeur, Bourgeois-Guérin, Cénat et Rousseau, 2018). Dans des conditions où l’identité dissemblable n’est parfois pas reconnue ou tout simplement dévalorisée, voire méprisée, le processus de négociation identitaire peut se vivre plus difficilement et engendrer des difficultés sur le plan de la santé mentale (Rousseau, Jamil, Bhui et Boudjarane, 2015). Il devient alors indispensable de recourir à des stratégies afin de pouvoir exprimer son identité, tout en rétablissant un certain confort identitaire indispensable au bien-être (Camilleri et al., 1990; Taylor, 1994).
Les répercussions de ce climat hostile envers la différence se font également sentir au Québec. Le statut minoritaire particulier qu’a la province dans le Canada complexifie l’expression d’une identité culturelle trop différente de celle de la majorité. Cette situation complexe sur le plan identitaire, a notamment été mise en lumière lors du vif débat entourant la Charte des valeurs proposée par le gouvernement québécois en 2013 et réactivée six ans plus tard par la présentation du projet de loi no 21 visant à « affirmer la laïcité de l’État » (Jolin-Barrette, 2019). De par son sujet controversé, ce débat a donné lieu à une polarisation dans la population québécoise qui a mené à une fragilisation du vivre-ensemble qui s’est fait sentir, entre autres, dans le secteur de la santé et des services sociaux (Johnson-Lafleur et al., 2016). Les contrecoups de cette polarisation identitaire se répercutent également dans le domaine de l’éducation (Rousseau, Beauregard et Michalon-Brodeur, 2017), où la présence d'un nombre grandissant d'élèves issus de l'immigration se manifeste dans les écoles du Québec, principalement dans la grande région de Montréal.
Or, l’école a un rôle de premier plan à jouer dans la création d’un climat inclusif qui favorise à la fois le bien-être sur les plans identitaire et émotionnel, non seulement chez les enfants immigrants et réfugiés, mais chez tous les enfants. Le succès de ce climat inclusif passe nécessairement par la reconnaissance et l’acceptation de l’autre, tel qu’il est et soutient dès lors l’adaptation et le bien-être de l’enfant nouvellement arrivé (Fazel, 2015; Pastoor, 2015). Bien que tous les acteurs scolaires aient une part à jouer dans l’accueil et le soutien des enfants immigrants, l’accent sera ici mis sur le rôle joué par les enseignants, avec qui les enfants passent la majorité de leur temps à l’école. En effet, l’importance de l’enseignant dans le soutien et la promotion du bien-être des enfants qui leur sont confiés est bien établie, tout comme celle d’interventions en milieu scolaire (Pastoor, 2015). Pour les enfants immigrants et réfugiés, les interventions par l’art revêtent un intérêt singulier puisqu’elles transcendent l’usage de la parole, que les nouveaux arrivants ne maîtrisent pas nécessairement ou qu’ils n’ont pas tendance à utiliser pour exprimer leurs difficultés (Pastoor, 2015). Elles ont aussi l’avantage d’offrir une plateforme pour construire et présenter leur identité aux autres (Beauregard, Papazian-Zohrabian et Rousseau, 2018), sans toutefois que cela constitue nécessairement une menace tant pour l’enfant qui s’exprime que pour l’autre qui reçoit l’expression de cette identité. Dans un climat social tendu, cela peut s’avérer un avantage non négligeable.
Ce texte s’inscrit donc dans ce contexte global et local de brassage et de tensions identitaires, en s’intéressant à l’apport bénéfique d’activités d’expression créatrice en milieu scolaire sur la construction identitaire harmonieuse des enfants immigrants et sur leur bien-être à l’école. Il présentera d’abord l’impact du processus migratoire sur la quête de sens identitaire et le bien-être des enfants. Ce faisant, il portera une attention particulière au rôle joué par l’école dans la construction identitaire des enfants immigrants. Le texte terminera en exposant et en illustrant, à partir d’expérience de recherche et d’intervention de l’auteure, comment l’intervention par l’art est un outil pertinent à utiliser en milieu scolaire afin de soutenir le bien-être identitaire et émotionnel des enfants.
L’EXPÉRIENCE DES ENFANTS IMMIGRANTS ET LA QUÊTE DE SENS IDENTITAIRE
La plus récente recension indiquait que près des deux tiers des élèves montréalais étaient issus de l'immigration (Grenier, 2018). Cette diversité culturelle amène les commissions scolaires francophones à se positionner relativement au mieux vivre-ensemble afin de favoriser l’adaptation et la réussite scolaires du plus grand nombre d’élèves. C’est notamment par le développement d’un environnement inclusif et accueillant qu’elles entendent y parvenir (Commission scolaire de la Pointe-de-l’Île, 2018; Commission scolaire de Montréal, 2018; Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2018). Plus précisément, la mise en place d’une éducation inclusive passe nécessairement par la considération de l’identité des élèves immigrants, puisque la construction d'une identité harmonieuse favorise leur résilience (Phinney et Ong, 2007).
La résolution du milieu scolaire de prendre en compte les caractéristiques spécifiques des élèves immigrants n’est pourtant pas récente. Déjà en 1998, le Ministère de l’Éducation du Québec énonçait sa Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle, qui jetait les bases d’un plan d’ensemble visant à « guider les actions du milieu scolaire en matière d’intégration des élèves immigrants et immigrantes » (1998, p. 35). La mise en place de cette politique impliquait nécessairement de considérer l’expérience particulière des élèves immigrants. En effet, peu importe les raisons qui motivent le départ du pays d’origine, il demeure que les enfants immigrants et réfugiés vivent des changements dans plusieurs dimensions de leur vie qui affectent le développement de leur identité. Ils vivent notamment une rupture avec leur pays d’origine qui les nourrissait auparavant de marqueurs identitaires socioculturels. Or, le stress engendré par les changements dus à la migration et à l’installation dans le nouveau pays pourrait davantage nuire à la santé mentale des jeunes migrants que les expériences difficiles vécues au pays d’origine (Fazel, 2015). Avec la migration, les valeurs, les normes sociales, les modes de vie et la culture sont dorénavant plus ou moins différents de ce que les jeunes ont connu jusque-là et ceux-ci doivent s’ajuster à leur nouveau milieu, phénomène qualifié d’acculturation (Kanouté, 2002). Le contexte d’acculturation intensive provoqué par l’immigration, mettant les personnes davantage à risque de développer des conflits identitaires qui affecteront négativement leur réussite scolaire et leur bien-être psychologique (Ward, Stuart et Kus, 2011), l’accueil et le soutien adéquat des élèves immigrants en milieu scolaire est donc crucial.
Pour les enfants immigrants, l'acculturation signifie également de s’adapter à un nouveau contexte en faisant sens des changements vécus (Suárez-Orozco, 2000). Dans ce contexte, la construction de sens implique de concilier les attitudes et comportements de la culture dominante avec ceux de leur culture d'origine afin de se créer une identité suffisamment flexible et plurielle, pouvant s’adapter à plusieurs situations. Vinsonneau (2002) souligne en effet que
l'identité est un processus d'élaboration d'un système signifiant, chez un acteur qui interagit à la fois avec d'autres acteurs et avec le système symbolique dans lequel ils évoluent ensemble. L'identité se réalise comme un processus dialectique, au sens d'intégrateur des contraires.
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Autrement dit, les enfants immigrants donnent un sens à ce qu’ils vivent et comprennent le monde qui les entoure à partir des interactions qu’ils ont avec les autres, que ces autres personnes proviennent ou non de la société d’accueil. La façon dont ils construisent ce sens et intègrent des expériences, parfois contradictoires, sera également influencée par les valeurs et les normes sociales véhiculées. À la manière d’un dialogue, ce qu’ils auront alors intégré à leur identité influencera leur environnement qui entraînera en retour un changement sur le plan identitaire et ainsi de suite. Les enfants immigrants doivent donc se positionner dans un nouvel espace de possibilités identitaires en déterminant leur rapport aux autres. Pour ce faire, il est essentiel pour les enfants immigrants et réfugiés de savoir où ils se situent au départ. En effet, la construction d’une identité harmonieuse passe généralement par le maintien de liens étroits avec la culture d’origine, sans que ceux-ci empêchent le développement d’un sentiment d’appartenance à la culture d’accueil (Hewitt, 2017). Un lien suffisamment solide avec la culture d’origine peut alors amener les enfants à explorer différentes alternatives identitaires sans que cette exploration devienne trop anxiogène. Il importe toutefois de souligner que cela est favorisé par le fait d’avoir une identité d’origine intacte. En effet, lorsque l’identité d’origine semble blessée, il peut être nécessaire pour les enfants de s’appuyer sur une identité extérieure à la leur pour retrouver un équilibre identitaire (Beauregard, Papazian-Zohrabian et Rousseau, 2017b).
Ainsi, le positionnement dans l’espace identitaire peut être perturbant, voire angoissant, pour les enfants immigrants. La construction et l’expression identitaire dépendent d'environnements socioculturels parfois très différents, qui imprègnent le vécu des enfants. Pour les jeunes enfants, l’identité est dérivée de celle des parents, qui mettent certains codes culturels à la disposition de leurs enfants, ce qui influence la manière dont ils perçoivent et interagissent avec différents groupes (Phinney et Ong, 2007). Le milieu familial peut ainsi faciliter ou entraver l’exploration identitaire, selon le discours évoqué à la maison. Toutefois, lorsque les enfants sont en contact prolongé avec des contextes proposant des codes culturels opposés, comme cela pourrait être le cas entre l’école et la maison, un certain sentiment de discontinuité peut être généré chez ceux-ci (Frie, 2011). Cette situation peut éventuellement devenir problématique pour la construction et l’expression de leur identité en engendrant des conflits identitaires (Ward et al., 2011). Des conflits identitaires émergent lorsque des facettes distinctes de l’identité sont irréconciliables en raison d’attentes contradictoires provenant notamment de milieux différents (Hirsh et Kang, 2016). Pour des enfants immigrants, cela peut faire en sorte qu’ils doivent résoudre une situation inconfortable où ils essaient d'être loyaux envers ces différents milieux tout en exprimant une identité qui est cohérente tant pour eux que pour les autres. S’ils y arrivent, cela peut favoriser une meilleure estime de soi et leur procurer un plus grand bien-être psychologique, alors que si le conflit identitaire persiste, cela aurait plutôt un effet préjudiciable sur leur bien-être en affectant, entre autres, la capacité d’autorégulation et en augmentant les risques de développer des troubles de l’anxiété et de l’humeur (Hirsh et Kang, 2016; Usborne et Taylor, 2010). Par contre, lorsque ces situations deviennent anxiogènes ou qu’elles sont sources de dépression pour les élèves immigrants, on parle alors de stress d'acculturation (Schwartz, Unger, Zamboanga et Szapocznik, 2010).
L’ÉCOLE, UN ACTEUR IMPORTANT POUR SOUTENIR LES ENFANTS IMMIGRANTS
Les enfants qui immigrent au Québec se retrouvent dans un milieu propice à la transformation identitaire. Suite à l’intégration des enfants nouvellement arrivés dans le système scolaire, l’école devient rapidement une source d’influence pour la construction de leur identité. Bien que le milieu scolaire puisse exercer une influence positive en étant un vecteur de reconnaissance sociale (Fazel, 2015), il peut aussi avoir un impact négatif en reproduisant les inégalités sociales et les phénomènes de discrimination ou de racisme (Potvin et Mc Andrew, 2010). Au Québec, bien que le programme de formation de l’école primaire et secondaire insiste sur une pédagogie axée sur l’équité, la justice et la non-discrimination, peu d’enseignants semblent la mettre en pratique et peu d’entre eux associeraient l’inégalité des chances des enfants immigrants avec les problématiques de discrimination (Potvin et Mc Andrew, 2010), admettant même difficilement leur existence. Cette situation trouve écho dans une étude menée en Belgique auprès de jeunes des minorités turque et marocaine qui ont admis vivre un sentiment important d’injustice et de discrimination à l’école (Baysu, Celeste, Brown, Verschueren et Phalet, 2016). Cela porte à croire que la perception qu’ont les enseignants du vécu d’injustice des enfants immigrants et réfugiés va à l’encontre de l’expérience scolaire de ces derniers. Or, en reconnaissant que la discrimination existe bel et bien, le milieu scolaire pourrait se mobiliser davantage pour la mise en place de pratiques scolaires inclusives adéquates. Non seulement la discrimination affecte-t-elle la manière dont les enfants se perçoivent et construisent leur identité, mais elle a également un impact sur leur bien-être. En effet, un enfant vivant de l'injustice de façon récurrente peut être plus anxieux et dépressif que ses pairs non discriminés et développer une estime et des attentes envers lui-même qui sont faibles en plus de démontrer un manque de motivation à l'école (Perreira et Ornelas, 2011). Au même titre, les représentations mentales qu’ont les enseignants envers les élèves immigrants et réfugiés, contribuent au processus d’exclusion en faisant en sorte que les enfants sont étiquetés et peu souvent reconnus pour ce qu’ils sont (Barras et Manço, 2018). La manière dont la culture dominante, représentée par l’école, les perçoit et les accueille, soit le reflet social, agit sur la construction de leur identité (Suárez-Orozco et Suárez-Orozco, 2001). En effet, les images véhiculées au sujet des enfants immigrants interagissent avec les attitudes et les comportements qu'ils choisissent d'adopter (Taylor, 1994). Un reflet social inadéquat peut donc avoir un impact dévastateur sur le bien-être des enfants immigrants, puisque le développement d'une identité flexible s'adaptant à plusieurs situations est rendu plus difficile. Ce faisant, cela vient donc s’ajouter à un processus de construction identitaire déjà complexifié par la migration. L'école étant responsable du développement sain des enfants, elle doit ainsi tenir compte de son potentiel de transformation identitaire pour les enfants immigrants.
En effet, l'intégration scolaire des enfants nouvellement arrivés au Québec se fait par le service d'accueil. Dans la plupart des écoles montréalaises, les élèves qui ne maîtrisent pas suffisamment le français pour intégrer la classe régulière sont regroupés dans des classes d'accueil fermées, qui ont généralement une composition ethnoculturelle variée. La diversité culturelle que ces classes illustrent rend nécessairement compte d'une situation relevant de l'interculturalité. Le contact interculturel induit par la classe d’accueil entraîne une transformation de la façon de gérer les similitudes et les différences qui se manifeste par le déplacement accru des limites identitaires en raison de la présence d'un plus grand nombre de similitudes et de différences à l'intérieur de la classe (Barth, 1995). Les élèves se trouvent alors confrontés à l’altérité de manière plus directe et c’est ce contact avec l’altérité qui engendre une redéfinition sur le plan identitaire (Augé, 1994). Or, d’un côté, le contexte socioculturel hétérogène dans lequel évoluent les élèves immigrants peut poser un certain défi au développement de leur identité (Suárez-Orozco, 2000), voire représenter une menace pour leur intégrité identitaire (Jodelet, 2008). La multiplicité des identités en interaction dans la classe d'accueil implique que les élèves doivent se définir en fonction d'un autre qui est multiple, en naviguant à travers une abondance de codes culturels, ce qui suppose un processus de négociation identitaire plus complexe (Kanouté, 2002). D’un autre côté, bien que chaque élève immigrant vive la transformation identitaire à sa façon et l’exprime de façon unique, il partage également certaines similarités avec l'expérience de ses pairs. En effet, dans le cadre d'ateliers d'expression créatrice en classe, des élèves immigrants ont pu se reconnaître à travers leurs pairs, parce que leur création artistique a permis de révéler des points communs à tous les participants (Armand, Lory et Rousseau, 2013). La reconnaissance de parties d'eux-mêmes dans les autres, qui sont à la fois similaires et différents, aide ainsi les élèves immigrants à définir leur identité (Vinsonneau, 2002).
L’école joue ainsi un rôle non négligeable dans la formation de l’identité des enfants immigrants et réfugiés qui a un impact considérable sur leur bien-être, que ce soit en reflétant les tensions sociales plus larges telles que la discrimination et le racisme (Fazel, 2015), ou en reproduisant les mécanismes d’exclusion (Barras, 2015). En accueillant avec bienveillance l’identité des enfants immigrants et en leur rendant un reflet positif d’eux-mêmes, l’école pourrait toutefois être un vecteur positif de transformation et un acteur important dans le soutien de leur bien-être. D’ailleurs, l’école se retrouve dans une position unique pour favoriser le bien-être des enfants nouvellement arrivés, puisque les familles immigrantes ont tendance à davantage se prévaloir des services de santé mentale en milieu scolaire que de ceux offerts dans les institutions du milieu de la santé (Fazel, Hoagwood, Stephan et Ford, 2014). Des jeunes réfugiés en Grande-Bretagne ont d’ailleurs insisté sur le fait que l’offre d’activités visant la socialisation et l’intégration des nouveaux arrivants se déroulant directement à l’école, leur permettrait de créer de nouvelles amitiés et de les distraire de leurs préoccupations (Fazel, 2015), participant ainsi à soutenir leur bien-être. Ces activités peuvent prendre différentes formes, mais des interventions misant sur le partage non verbal du vécu et s’adressant à l’ensemble de la classe, sembleraient être privilégiées par les nouveaux arrivants, puisque ce faisant, elles normaliseraient leur expérience et éviteraient de les stigmatiser (Pastoor, 2015). Cette approche dite « universelle » est celle préconisée par les ateliers d’expression créatrice, interventions basées sur l’art en classe d’accueil développées par le centre de recherche Sherpa, en collaboration avec le milieu scolaire et communautaire.
OFFRIR DES ATELIERS D’EXPRESSION CRÉATRICE EN CLASSE D’ACCUEIL
À l’origine, dans les années 90, les ateliers d’expression créatrice ont été créés dans une optique préventive afin de répondre aux besoins spécifiques des élèves immigrants et réfugiés, dont les familles faisaient peu appel aux services de santé et de services sociaux (Beauregard, Gauthier et Rousseau, 2014). Bien qu’ils se soient transformés au fil du temps afin de refléter la réalité du milieu scolaire, leur objectif est resté le même, soit celui d’offrir un espace d'expression et d'exploration combinant des modes d'expression verbale et non verbale adaptés au stade développemental de l’enfant, soit le jeu de sable (préscolaire), le dessin (primaire), et l’expression corporelle (secondaire), et ce, afin de favoriser le bien-être émotionnel des enfants et jeunes immigrants et réfugiés (Rousseau et al., 2014; Rousseau, Benoit, Lacroix et Gauthier, 2009; Rousseau, Drapeau, Lacroix, Bagilishya et Heusch, 2005). Afin d’éviter toute forme de stigmatisation qui pourrait résulter du ciblage et du retrait d’enfants de la classe pour recevoir des services, les ateliers d’expression créatrice sont offerts à toute la classe durant les heures de cours. Pendant les ateliers, les enfants sont libres de choisir l'une ou l'autre des options proposées pour s'exprimer de façon individuelle, collective ou les deux ce qui, selon les précédents auteurs, contribue à l'amélioration de leur bien-être et à leur adaptation psychosociale. L’enseignant est présent et on lui demande de s’impliquer activement dans les ateliers, que ce soit en animant des activités ou en posant des questions aux jeunes sur leurs créations. Pour ce faire, il est invité à adopter une posture différente de celle à laquelle il est normalement habitué. On lui demande d’être davantage en position d’écoute et d’accueillir ce que les enfants veulent bien exprimer, sans être directif et sans avoir une visée pédagogique, ce qui peut être une posture difficile à adopter pour certains enseignants (Machouf, Gauthier, Rousseau et Benoit, 2009) et qui pourrait moduler l’impact positif des ateliers. Il est également possible de penser que l'art a pu jouer un rôle important dans l'impact positif du programme, en ouvrant un espace où il était possible pour les enfants de tisser des liens entre les univers traversés, contribuant ainsi à la réduction de la détresse associée aux contradictions existantes entre les mondes des enfants (par exemple, ceux de la maison et de l'école) (Rousseau et al., 2005).
CERNER ET AFFIRMER SON IDENTITÉ PAR LA CRÉATION
Les productions artistiques constituent une source riche d’informations sur la réalité intérieure des enfants, tout en étant une façon généralement peu menaçante, d’accéder à ces informations. En plus d’aborder indirectement le vécu des enfants à travers l’image, les activités de création artistique sont généralement perçues comme étant ludiques et relaxantes (Collie, Backos, Malchiodi et Spiegel, 2006; Malchiodi, 2008; Rubin, 2005). Par ailleurs, créer aide les enfants à appréhender le monde qui les entoure (Hall, 2010). Cela est d’autant plus important lorsqu’ils doivent naviguer entre des contextes contradictoires tels que décrits précédemment. La flexibilité de la représentation, qu’elle soit graphique ou corporelle, permet alors de créer des points de jonction entre différentes réalités, ce qui favorise la construction d’une identité davantage imprégnée de sens pour les enfants immigrants (Ferrara, 2004; Huss, 2009). En quelque sorte, la création artistique soutient alors l'expression de fragments identitaires, de l'ambivalence et du changement et permet ainsi de rendre compte de l'évolution de l’expression identitaire.
La création artistique permet aux enfants de rendre compte de leur monde intérieur, d’exprimer leur identité et d’en recevoir le reflet. Pour ce faire, les mécanismes de projection, d’identification et de symbolisation n’y seraient pas étrangers. En effet, la projection implique que les enfants transfèrent une partie de leur monde intérieur sur des images quand ils réagissent à celles-ci et qu’ils en créent (Vick, 2011). Les art-thérapeutes souscrivent effectivement à l'idée que des émotions, des peurs ou des désirs cachés sont dévoilés par la forme et le contenu de la création artistique (Wilson, 2016). L’image dévoile alors d'importantes informations sur son créateur, qui peuvent être difficilement partageables oralement (Rubin, 2005). Par ailleurs, les enfants permettent également certaines transformations identitaires par identification lorsqu’ils investissent leur création (Winnicott, 1975). En vivant plusieurs identifications envers différentes personnes, animaux ou objets, les enfants intègrent partiellement ou complètement des aspects d’autrui, ce qui forme et transforme leur identité (Pontalis et Laplanche, 2004). Les identifications se manifestent d’ailleurs par projection dans les images créées. En outre, la création artistique leur permet d’expérimenter différentes possibilités identitaires en représentant concrètement les interactions sociales vécues, en les dessinant ou en les jouant, par exemple (Hawkins, 2002). Enfin, la reconnaissance des différentes identifications projetées dans la création artistique passe généralement par l’interprétation des symboles invoqués par les enfants, puisque les symboles trouvent leur source dans les identifications (Greig, 2001). Les enfants recourent effectivement à différents symboles dans leurs dessins qui leur permettent de représenter une expérience qui n’a pas encore été extériorisée en faisant le lien entre le concret et leur réalité intérieure (Wilson, 2016). Le fait de créer des symboles aboutit à une expression concrète du monde intérieur qui permet aux enfants d'entrer en relation avec un adulte significatif (Obeyesekere, 1990; Winnicott, 1975), tel l'enseignant.
Cependant, il est difficile de savoir si les enfants dessinent ce qu'ils sont ou ce qu'ils aimeraient être ou ne pas être (Greig, 2001). Au sein de la classe d'accueil, l’expression identitaire de l'enseignant et de chaque enfant est très possiblement influencée par celle des autres, tout comme par le reflet social rendu par l’autre. En effet, la présence de l’enseignant et des pairs produit inévitablement une déformation de ce que représentent les enfants dans leur création qui est impossible à éliminer (Devereux, 2012). En ce sens, les productions artistiques sont le reflet de l’expression et de la transformation identitaire dans le regard de l’autre et peuvent rendre compte de la modulation identitaire, c’est-à-dire des différentes façons dont les enfants immigrants peuvent adapter l’expression de leur identité en fonction des diverses circonstances vécues. Le regard de l’autre est donc présent dans l’expression identitaire que les enfants révèlent dans leurs productions artistiques, et pourrait rendre compte des dynamiques relationnelles de la classe, voire de dynamiques sociétales. Cela pourrait fournir aux enseignants un éclairage nouveau sur ce que vivent les enfants immigrants de leur classe et ainsi les guider et les soutenir, afin qu’ils puissent être en mesure d’offrir un soutien plus adapté aux besoins réels de cette population. Il est important de préciser que cela ne requiert pas de l’enseignant qu’il adopte le rôle d’art-thérapeute ou de psychologue, puisqu’il n’est pas formé à cette fin. Toutefois, le simple fait de reconnaître les enfants pour ce qu’ils sont vraiment ainsi que de démontrer un intérêt authentique et une écoute respectueuse envers ce qu’ils expriment, pourrait avoir des effets bénéfiques sur leur bien-être émotionnel et leur adaptation psychosociale (Fazel, 2015; Pastoor, 2015). C’est cette posture qui est encouragée chez les enseignants qui participent aux programmes d’expression créatrice.
LES PROGRAMMES D’EXPRESSION CRÉATRICE
Il existe trois programmes d’expression créatrice élaborés en fonction des intérêts et des besoins développementaux des enfants et des jeunes immigrants, mais qui partagent tous la même approche d’intervention. Les programmes se caractérisent effectivement par une approche non directive, mais structurante, qui offre un espace d'expression libre aux enfants afin de les soutenir dans les processus de transformation générés par l’expérience d'immigration. Pendant la période de création, les enfants sont libres de s’exprimer sur un sujet de leur choix, que ce soit à travers le jeu, le dessin ou l’expression théâtrale. De plus, le travail en sous-groupes est préconisé afin de laisser l’opportunité et le choix aux enfants de partager ce qu’ils créent avec des pairs. La philosophie inhérente aux ateliers d’expression créatrice laisse supposer qu’ils constituent un espace favorable à la construction identitaire harmonieuse des élèves immigrants et à son expression (Beauregard, Papazian-Zohrabian et Rousseau, 2017a). Cette approche est également jumelée à l'utilisation d'un médium artistique qui favorise l'expression de l'ambivalence et de la construction de sens et de cohérence (Ferrara, 2004; Huss, 2009). La génération d’un tel espace à l’intérieur de la classe d’accueil, associé aux possibilités qu’offre l’expression artistique, sont effectivement des éléments fondamentaux.
Ainsi, le programme Jeu dans le sable s’adresse généralement aux tout-petits d’âge préscolaire qui n’ont pas encore acquis les habiletés motrices fines pour représenter leur monde intérieur de façon graphique. Par le jeu libre, les enfants créent des scènes dans de petits bacs de sable (57 x 72 x 7 cm) à l’aide de figurines issues de différents mondes (humain, animal, naturel, transport, domestique…) et en manipulant le sable de différentes manières (en creusant, versant, façonnant…). Ainsi, les enfants créent une représentation de leur monde intérieur, qu’ils peuvent partager de façon métaphorique avec les autres, que ce soit leurs pairs à proximité ou les adultes qui circulent dans la classe (Rousseau et al., 2009). Quant au programme Art et Contes, il s’appuie sur les histoires et le dessin pour offrir aux enfants du primaire un mode d’expression tant verbale que non verbale (Rousseau et al., 2005). Bien que les histoires soient choisies afin de refléter des thèmes variés tels la justice sociale, les rites de passage le partage, la tolérance, etc., les enfants sont libres de dessiner ce dont ils ont envie, que ce soit relié ou non à l’histoire entendue. Enfin, le programme de Théâtre Pluralité-ÉLODiL met à profit l’expression corporelle, musicale et théâtrale afin que les adolescents fréquentant l’école secondaire puissent exprimer leur vécu intérieur (Rousseau et al., 2014). Même si un thème est consacré à chacun des ateliers, celui-ci est généralement suffisamment large (ex. le voyage, les amis, la nuit, les cérémonies…) pour qu’un jeune l’interprète à sa façon et ne se sente pas obligé de partager son vécu personnel. Par exemple, en présentant le thème des cérémonies, un enfant pourrait très bien parler du nouvel an chinois, de funérailles ou de la cérémonie des Oscar qu’il a vue la veille à la télévision! Bien que misant sur des modalités artistiques différentes, ces trois programmes sont organisés de façon semblable. Ils sont généralement composés de 10 à 12 ateliers hebdomadaires de 60 à 75 minutes qui se déroulent directement dans la salle de classe. Ils suivent une structure similaire de semaine en semaine, soit un rituel d’ouverture, une période d’activités d’éveil de l’imaginaire, une période de création libre (jeu dans le sable, dessin ou création de saynètes) et un rituel de fermeture. L’absence de contraintes, quant au sujet des créations artistiques, permettent aux enfants d’exprimer librement les facettes de leurs identités au gré des situations vécues, et à l’enseignant d’observer la modulation de l’expression identitaire au fil des ateliers.
EXEMPLES ET VIGNETTES TIRÉS D’EXPÉRIENCES DE RECHERCHE ET D’INTERVENTION
Afin d’illustrer la manière dont les enfants immigrants utilisent diverses modalités artistiques pour exprimer leur vécu identitaire dans le cadre des programmes d’expression créatrice, des exemples tirés de l’expérience d’intervention de l’auteure et de projets de recherche réalisés sont présentés dans cette section. Lorsque des vignettes relatant l’expérience d’un participant en particulier (enfant, jeune ou enseignant) ou que des images sont fournies en appui, l’auteure a obtenu au préalable le consentement parental (ou de l’enseignante, le cas échéant) et l’assentiment des jeunes pour diffusion à des fins de recherche et d’éducation. Ces exemples permettront d’illustrer comment les enfants et les jeunes immigrants et réfugiés 1) représentent et recréent symboliquement leur culture d’origine dans leurs productions artistiques afin de s’y appuyer pour se projeter dans l’exploration identitaire de façon sécuritaire; 2) transforment leur identité sous forme de conflits identitaires ou d’hybridation; et 3) se permettent d’explorer et d’emprunter, l’espace d’un instant, les identités de leurs pairs, une fois leur identité exprimée et reçue respectueusement par les autres.
Reconnecter à son identité culturelle d’origine
La maison
Le besoin de reconnecter à sa culture d’origine est fréquemment exprimé dans les jeux et les productions artistiques. Chez bien des enfants immigrants participant aux ateliers de Jeu dans le sable, cette connexion est symbolisée par le thème de la maison. À ce sujet, l’exemple de Yana, une fillette syrienne de 5 ans récemment installée à Sherbrooke, est particulièrement éloquent. Tel que le montre la Figure 1, Yana élabore à plusieurs reprises des scènes domestiques dans ses jeux de sable dans lesquels elle reproduit « sa belle maison » en disposant des meubles tout autour de l’espace et en y disposant de la nourriture. Il est intéressant de préciser que la maison représente l’espace familial et le contact avec ses origines et que par ses murs, la maison protège ses habitants des agressions extérieures (Beauregard et al., 2017a). En recréant symboliquement l’espace familier, Yana cherche possiblement à reprendre contact avec le connu, avec son identité d’origine. Non seulement, Yana ressent-elle peut-être le besoin de renouer avec un espace dans lequel elle se sent en sécurité (sa belle maison), elle démontre également le besoin de reproduire un cadre sécuritaire (les meubles) à l’intérieur du cadre déjà offert par le bac de sable. Or, bien que de la nourriture y soit offerte, il semble que cet espace ne la nourrisse pas totalement, puisque le bébé (absent sur l’image) reste inconsolable malgré la tentative de la fillette de le nourrir. Néanmoins, à la fin du programme, Yana raconte qu’elle a appris à nourrir le bébé et bien qu’elle représente toujours l’intérieur de la maison, comme le montre la Figure 2, les murs de la maison ne sont plus aussi apparents et rigides. Les scènes élaborées par Yana illustrent bien comment le jeu de sable, dans un contexte scolaire proposant un cadre sécuritaire, mais non thérapeutique, peut offrir un certain réconfort aux enfants immigrants qui, par le jeu symbolique, maintiennent un lien important avec leur identité culturelle d’origine, contribuant ainsi à la construction d’une identité harmonieuse (Berry, Phinney, Sam et Vedder, 2006; Hewitt, 2017). Ce lien symbolique pourrait dès lors rassurer les enfants et leur offrir une base solide sur laquelle s’appuyer pour ouvrir les portes de leur maison et explorer le monde extérieur de la société d’accueil sans que ce soit trop anxiogène.
Les drapeaux
Alors que le thème de la maison évoque indirectement le besoin de se ressourcer et de stimuler le lien avec la culture d’origine, d’autres symboles sont davantage directs. C’est notamment le cas des drapeaux dont les enfants font usage non seulement dans leurs jeux de sable, mais aussi dans leurs dessins réalisés dans le cadre des ateliers Art et Contes. D’abord, parmi les figurines mises à disposition des enfants pour les ateliers Jeu dans le sable, figurent des petits drapeaux de différents pays, dans lesquels nous prenons soin d’inclure les drapeaux des pays d’origine des enfants. Les enfants utilisent fréquemment ces drapeaux, parfois sans égard au pays représenté, mais ils peuvent aussi chercher ardemment un étendard en particulier, dont celui de leur pays, du Canada ou bien des deux. Dans le cas des ateliers Art et Contes, n’ayant pas accès à des drapeaux préfabriqués, les enfants les dessinent tout simplement. Parfois, un seul drapeau peut recouvrir l’entièreté de la feuille de papier. D’autres fois, les enfants affichent des drapeaux sur les maisons, les châteaux ou les bateaux (Beauregard et al., 2017a). Le recours à ces symboles nationaux n’est pas anodin. Les enfants les placent souvent de manière à annoncer l’entrée dans un territoire, à délimiter ou à protéger celui-ci. C’est le cas de Tao qui, bien que ne l’ayant pas fidèlement représenté, affirme que c’est le drapeau chinois qui flotte au-dessus de la forteresse de la Figure 3. Ceci pourrait ainsi évoquer le besoin de protéger son identité culturelle d’origine contre les « agresseurs » (Beauregard et al., 2017a). À d’autres moments, le recours au drapeau du pays d’origine peut aussi être un moyen de reconnecter à celui-ci et d’annoncer son identité culturelle aux autres comme ce fût le cas pour Safia, qui dessina le drapeau égyptien sur le recto de la feuille et un paysage de la Vallée du Nil à l’endos, comme le montre la Figure 4. Cela l’aida éventuellement à composer avec la perte ambiguë qu’est le deuil migratoire (Beauregard, accepté). À l’instar du thème de la maison, ces deux exemples suggèrent que les enfants immigrants ont recours à l’expression symbolique, par le jeu et les arts, afin de rendre visible le lien à leur identité culturelle d’origine et que ce faisant, cela les aide à se protéger contre les effets adverses de l’immigration.
Se transformer par hybridation
Il a été vu précédemment qu’un des effets adverses potentiels de l’immigration est de provoquer des conflits identitaires chez les enfants immigrants, puisqu’ils se retrouvent en contact prolongé avec des groupes socioculturels différents (Hirsh et Kang, 2016). Cela peut entraîner un sentiment de déchirement, de discontinuité ou de multiplicité de soi qui peut s’exprimer dans les dessins des enfants, tels que l’illustrent les dessins de Ming et de Tao que nous pouvons voir respectivement en Figures 5 et 6. En guise de dessin libre créé dans le cadre des ateliers Art et Contes, Ming, enfant d’origine chinoise a dessiné un personnage dont le visage est séparé en deux par un éclair. D’un côté, la peau est de couleur claire alors que de l’autre, elle est plus foncée. Ming commente peu ce dessin, mais il entoure ce personnage de ce qui ressemble à des monstres ou des fantômes qui montrent les dents. Cette image évoque un possible conflit identitaire chez Ming qu’il réussit à exprimer symboliquement dans ce qu’il crée. Toutefois, malgré la déchirure, les deux identités de l’enfant se rejoignent pour ne créer qu’une personne. Un autre exemple est celui de Juan, qui a aussi recours au dessin pour représenter « un mélange d’animaux qui parle plusieurs langues ». Pour le jeune d’origine colombo-vénézuelienne et québécoise, cet animal composé de différentes couleurs et de différentes formes est bizarre et représente le sentiment d’étrangeté que pourrait vivre Juan et qui serait provoqué par la nécessité de naviguer entre des mondes socioculturels différents (Beauregard, Papazian-Zohrabian et Rousseau, 2017c). Les images créées par ces deux jeunes, bien que pouvant être interprétées de différentes manières, suggèrent néanmoins une certaine transformation identitaire s’apparentant à l’hybridation. Huss (2009) réfère effectivement à ce phénomène comme étant la « combinaison de normes culturelles diverses, voire contradictoires chez une personne qui navigue entre plusieurs contextes culturels » [traduction libre] (p. 606). Pour ces enfants, le dessin leur a donné l’opportunité d’exprimer un vécu intérieur complexe que l’utilisation de mots aurait rendu difficile, soit parce qu’ils ne maîtrisaient pas encore la langue de scolarisation, soit parce que leur expérience était difficilement traduisible par des mots.
Accepter et jouer l’expression identitaire de l’autre
La diversité socioculturelle des classes d’accueil, bien que fournissant un environnement riche pour l’exploration identitaire, peut aussi amener des tensions intergroupes. Ce fut le cas dans la classe de Lynne, une enseignante en classe d’accueil accueillant 10 jeunes locuteurs de langue punjabi et 4 jeunes hispanophones. En début d’année scolaire, beaucoup de tensions existaient entre les deux groupes. Toutefois, selon Lynne, le fait de participer aux ateliers de Théâtre Pluralité-ÉLODiL a permis aux jeunes de partager sur eux-mêmes et sur leur culture dans un cadre sécuritaire, ce qui les a amenés à davantage s’intéresser aux autres (Beauregard, 2017). Cet intérêt vis-à-vis l’autre devient évident vers la fin du programme d’intervention alors que les jeunes réalisent une improvisation théâtrale collective. Dans cette saynète, Riyana, une jeune Punjabi, place soigneusement un tissu sur la tête d’un jeune latino qui laisse la jeune fille créer sa coiffe avec respect. Riyana poursuit ensuite en faisant de même avec son enseignante, visiblement ravie par son geste. La Figure 7 montre un cliché de ce dernier moment. Par la suite, les acteurs se dirigent avec cérémonie vers un garçon sikh récitant des prières en Punjabi, afin de faire des offrandes. Cet exemple montre comment, par l’expression théâtrale, des participants aux ateliers d’expression créatrice en sont arrivés à exprimer leur identité culturelle. Il montre également comment le jeu théâtral leur a permis d’entrer en relation les uns avec les autres pour en arriver à rejouer l’expression identitaire de l’autre, et ce, de façon respectueuse afin de pouvoir transformer l’expression identitaire ensemble (Beauregard, 2017). Il va sans dire que ce faisant, les tensions se sont grandement apaisées à l’intérieur de la classe, concourant ainsi à la création d’un climat davantage inclusif qui a fort probablement favorisé l’adaptation et le bien-être de ces jeunes (Fazel, 2015; Pastoor, 2015). Le fait que l’enseignante se prête au jeu et qu’elle s’intéresse de façon authentique au vécu des jeunes de sa classe, à l’intérieur d’une relation plus égalitaire, a probablement aussi contribué à l’impact positif des ateliers.
CONCLUSION
L’expérience migratoire des enfants et des jeunes immigrants et réfugiés les place dans une situation où ils doivent repenser et réinventer leur identité au contact de l’autre. Or, cette transformation ne se fait pas sans heurts et celle-ci peut occasionner des conflits identitaires qui affecteront le bien-être et l’adaptation psychosociale des enfants. En fonction de l’accueil du milieu scolaire et de l’attitude des enseignants à l’égard des nouveaux arrivants, l’école peut venir exacerber les difficultés présentes, mais elle peut aussi venir soutenir les enfants positivement dans leur processus de transformation. En introduisant dans la classe des programmes de prévention et d’intervention misant sur l’expression non verbale des enfants, par le biais de productions artistiques, et qui se fonderaient sur une approche normalisante et non-stigmatisante, le milieu scolaire peut stimuler une transformation identitaire harmonieuse chez les enfants immigrants et ainsi favoriser leur bien-être. En effet, les diverses modalités artistiques possèdent des caractéristiques qui leur sont propres qui permettent à l’enseignant d’accéder à un contenu riche concernant le vécu des enfants sur lequel il peut s’appuyer pour mieux les soutenir. La souplesse de la représentation graphique et corporelle ainsi que le recours à l’expression symbolique permettent aux enfants de partager leur monde intérieur avec les autres enfants et avec leur enseignant, sans avoir recours aux mots, ce qui est avantageux en contexte post-migratoire. En se fondant sur le caractère distinctif de l’intervention par l’art, les programmes d’expression créatrice en milieu scolaire proposent un environnement propice pour que les enfants puissent reconnecter à leur identité culturelle d’origine, afin de se sentir suffisamment en sécurité pour explorer différentes options identitaires. De plus, les programmes d’expression créatrice favorisent l’expression des conflits identitaires, ce qui peut éventuellement mener à une hybridation plus harmonieuse de l’identité chez les enfants. Enfin, le contexte favorable instauré durant les ateliers permet aux jeunes immigrants et réfugiés d’exprimer qui ils sont et éventuellement, d’accepter et de jouer l’expression identitaire de l’autre, ce qui concourt à la création d’un climat émotionnel beaucoup plus positif dans la classe.
Bien entendu, comme toute approche d’intervention, l’intervention par l’art en milieu scolaire n’est pas une panacée. Bien qu’elle ne permette pas nécessairement de favoriser une construction identitaire harmonieuse chez tous les enfants immigrants et réfugiés menant à leur mieux-être, elle offre toutefois une opportunité à tous de s’exprimer sur des enjeux qui leur sont personnels, et ce, par le biais de moyens moins menaçants que la parole et dans un cadre généralement plus sécuritaire que le contexte ordinaire de la classe. En effet, le langage métaphorique et symbolique des images permet de s’exprimer de façon plus indirecte que les mots qui représentent souvent des concepts précis, surtout pour des enfants en apprentissage de la langue de scolarisation qui ne maîtrisent pas encore le langage au second degré. L’image permet de prendre des détours et l’expression graphique d’un vécu personnel en résultant pourrait ainsi être moins menaçante pour un enfant qui ne souhaiterait pas se dévoiler. Il serait d’ailleurs faux, voire préjudiciable, de croire que ce qu’expriment les enfants dans leurs productions artistiques est sans équivoques. Néanmoins, les créations peuvent donner quelques indices aux enseignants sur ce que vivent les enfants ainsi que sur l’évolution de leur identité au fil du temps, tout autant d’informations précieuses qui pourraient les aiguiller vers une façon mieux adaptée de les soutenir et de répondre à leurs besoins. Sans faire des enseignants des art-thérapeutes, ce qui requerrait une formation universitaire rigoureuse, il serait toutefois important de bien les former afin de les sensibiliser au pouvoir transformateur de l’art, tout en leur expliquant également les risques de l’intervention, bien qu’aucun incident fâcheux n’ait été vécu au fil des ans. Enfin, il importe également d’outiller le personnel enseignant pour qu’il puisse adopter une posture rassurante d’écoute et d’ouverture, non seulement dans le cadre des ateliers d’expression créatrice, mais aussi dans leur rôle quotidien d’enseignants. En effet, sans cette attitude bienveillante, il est fort probable que l’impact bénéfique que pourraient avoir les ateliers sur le bien-être soit limité et que l’école ne puisse pas réaliser son plein potentiel d’agent positif de transformation pour les enfants immigrants et réfugiés, ce qui serait une perte considérable pour la société.
Appendices
Notes
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[1]
Ce texte est tiré en partie de l’introduction de ma thèse de doctorat et j’aimerais remercier chaleureusement mes directrices de thèse, Garine Papazian-Zohrabian (Université de Montréal) et Cécile Rousseau (Université McGill), qui m’ont accompagnée tout au long de ce processus et qui ont contribué, par leurs différentes interventions, à la réflexion qui sous-tend ce présent texte.
-
[2]
Adresse de correspondance : Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, Centre de Montréal, 625, avenue du Président-Kennedy, Montréal (QC), H3A 1K2. Téléphone : 514-844-0971, poste 5959. Courriel : caroline.beauregard@uqat.ca
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