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Gradué de l’École de droit de l’Université Stanford, Greg Lukianoff est PDG de la Foundation for Individual Rights in Education (FIRE). Il a publié Unlearning liberty (New York : Encounter Books, 2014) qui défend la liberté d’expression sur les campus universitaires. Jonathan Haidt a gradué en psychologie à l’Université de Pennsylvanie et est professeur d’éthique à l’Université de New York. Il a publié The happiness hypothesis (Basic Books, 2006) et The rightheous mind (Phantheon, 2012). Ces deux chercheurs s’intéressent ici aux étudiants du premier cycle[1] universitaire.

Débutons par un exemple de ce qui se passe sur bien des campus universitaires américains.

Comme pour bien des universités, le programme de cours de l’Université Columbia pour les étudiants du premier cycle comprend l’étude des « grands textes » de la littérature et de la philosophie occidentales; par exemple : Ovide, Homère, Dante, Saint Augustin, Montaigne, Virginia Wolfe et bien d’autres. L’objectif est de traiter des « questions les plus difficiles relatives à l’expérience humaine ». Il s’agit donc d’un programme disons « classique » qui existe depuis des générations. En 2015, quatre étudiants ont publié un essai dans le journal de l’Université stipulant que les étudiants « ont besoin de se sentir en sécurité dans la classe » alors que plusieurs textes du programme présentent « des histoires d’exclusion et d’oppression » qui sont « offensants et marginalisent l’identité des étudiants ». Certains d’entre eux trouvent donc émotionnellement difficile de lire et de discuter de certains textes. En conséquence, les professeurs devraient fournir des « avertissements » et offrir du soutien aux étudiants affectés ou en détresse.

Voilà une réaction nouvelle et surprenante. Les auteurs, Lukianoff et Haidt, se demandent si les thèmes de la sécurité et du danger constituent un cadre approprié pour discuter de littérature et de philosophie. Pourquoi parler de « menace » et de « stress »?

Une réaction semblable - et même beaucoup plus forte, tournant parfois à la violence – s’est souvent manifestée sur les campus des universités américaines, surtout depuis 2014-2015, face à des conférenciers invités que certains ont considérés comme non désirés et se sont efforcés alors de faire annuler l’événement. Les protestations ont souvent pris une telle ampleur que le boycottage a obtenu gain de cause dans 46 % des cas (sur 379 événements). Les manifestations étudiantes ne surprennent personne; elles ont toujours existé. Ce qui est nouveau, c’est leur fréquence, leur impact et les raisons qui les ont déclenchées.

Des événements comme ceux-là se multiplient, surtout depuis 2014-2015, comme je l’ai mentionné. Ils sont apparus avec l’arrivée de la génération qui suit les « milléniaux » et que Twenge[2] (2017) appelle iGen (internet generation) et que d’autres nomment « génération Z ». Ils arrivent à l’université vers 17-18 ans. Ces jeunes ont grandi avec le développement faramineux des médias sociaux et sont rivés sur l’écran de leur téléphone intelligent. Ils sont, selon Lukianoff et Haidt, « obsédés par leur sécurité » physique et émotionnelle. « Ils se doivent d’être protégés non seulement des accidents de voiture et du harcèlement sexuel, mais aussi des gens qui sont en désaccord avec eux » (p. 31).

Lukianoff et Haidt ont décelé que, depuis quelques années, trois faussetés circulent et font grand tort sur les campus.

  1. La fausseté de la fragilité : ce qui ne vous tue pas vous rend plus faible. D’où l’obsession pour la sécurité (safetyism). Par exemple, les étudiants de l’Université Brown (Providence, Rhodes Island) ont obtenu un « espace sécurisant » où ils peuvent récupérer et obtenir de l’aide. Cette recherche exagérée de sécurité (physique et émotionnelle) prive les étudiants d’expériences qui pourraient les rendre plus forts au lieu de leur donner l’impression d’être des victimes. À cette fausseté, les auteurs opposent : « Chercher les défis ».

  2. La fausseté du raisonnement émotionnel : fais toujours confiance à tes émotions. Ce principe est à l’origine de plusieurs distorsions cognitives, telles la surgénéralisation, la pensée dichotomique, la focalisation sur le pire (catastrophizing) et bien d’autres. Cet état d’esprit fait grimper la perception de la menace face à bien des événements ou à des déclarations pourtant inoffensives. Dans pareils cas, la discussion sur les idées devient beaucoup plus difficile. À cette fausseté, les auteurs opposent : « Éviter (ou corriger) les biais cognitifs ».

  3. La fausseté de la séparation « eux – nous »; ce qui implique un combat entre « bonnes » personnes et « méchantes » personnes. Cette attitude correspond à la montée du tribalisme et à la perception des autres (qui ne pensent pas comme nous) comme des ennemies au lieu de faire appel à la commune humanité qui existe entre nous tous. Cette opposition eux – nous peut facilement exacerber les différences entre genres et entre ethnies sur les campus. À cette fausseté, les auteurs opposent : « Adopter une vision généreuse des autres ».

COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ LÀ?

Lukianoff et Haidt ont identifié « six tendances explicatives interreliées » pour expliquer cette culture récente centrée sur la sécurité.

  1. La polarisation gauche – droite apparue dans la société américaine et au Congrès. Elle a été amplifiée par l’élection de Trump. Cette polarisation s’est fait sentir sur les campus de sorte que les incidents haineux ont augmenté de 20% entre 2016 et 2017.

  2. L’anxiété et la dépression ont augmenté considérablement chez les étudiants de la iGen et en particulier chez les jeunes femmes. Les auteurs considèrent que la surprotection dont ils ont été l’objet pourrait – parmi d’autres facteurs – expliquer le besoin de sécurité des jeunes de cette génération.

  3. L’attitude « paranoïde » des parents qui ont exercé une surveillance qui laissait peu de place à la possibilité, pour les enfants, d’affronter des obstacles normaux, de prendre des initiatives et d’affronter les risques de la vie courante. On parle donc de « parents hélicoptère »… Il n’est pas surprenant que, rendus à l’université, ces jeunes soient moins matures que ceux des générations précédentes.

  4. Le déclin du jeu libre qui a été remplacé par l’écran de l’ordinateur et du téléphone intelligent. Les étudiants iGen sont entrés à l’intérieur, se privant ainsi d’exercice physique, de relations sociales et de la nécessité de régler les petits conflits fréquents avec leurs pairs. Cette surprotection de la part des parents s’explique en bonne partie par leur obsession de préparer leurs enfants pour leur admission dans les universités d’élite.

  5. La bureaucratie de la sécurité des universités, ces dernières ressemblant de plus en plus à des corporations à but lucratif qui veulent conserver leurs « clients », sauvegarder leur « marque » et éviter les poursuites légales. Ainsi, le président de l’Université d’État de la Louisiane explique aux étudiants : « Très franchement, je ne veux pas que vous quittiez […]. Nous ferons tout le nécessaire pour assurer votre sécurité ». Il n’est donc pas surprenant qu’augmentent les règlements et que tant de professeurs soient réprimandés ou congédiés ces dernières années pour des déclarations souvent anodines qui ont déplu à certains étudiants et qui ont été montées en épingle (catastrophyzing).

  6. La quête de justice sociale. À ce propos, les dernières années ont été riches en événements qui ont marqué l’histoire et ont donné lieu – sur les campus – à des troubles alimentés par des activistes : les nombreuses tueries dans les écoles, le mouvement Black life matters, le mariage gay, l’élection de Trump, le mouvement #Me too, pour en nommer quelques-uns.

QUE FAIRE POUR CHANGER LA DONNE?

Les nombreuses solutions proposées découlent de ce qui a été présenté dans l’ouvrage. Voici quelques exemples tirés des trois derniers chapitres.

  • Les parents, l’école et l’université doivent s’opposer aux trois faussetés présentées. Donc, encourager les enfants à vivre des expériences variées de façon à ce qu’ils deviennent plus forts, plus sages et plus résilients. Je dirais de les envoyer jouer dehors! Aider les enfants à corriger leurs biais cognitifs et à tolérer les idées différentes. Éviter la polarisation ‘gauche – droite’ et se rappeler la proposition de Soljénitsyne : « La division ‘bien – mal’ traverse le coeur de tout être humain ».

  • Certains éducateurs suggèrent aux étudiants de prendre une « année sabbatique » avant d’entrer à l’université. Donc, sortir de la maison et vivre des expériences diverses, comme le travail et les voyages.

  • L’université devrait faire la promotion de la liberté d’expression et contribuer à développer la capacité de tolérer l’incertitude.

  • Au niveau de la société, il y aurait lieu de rendre les multinationales plus responsables de leurs technologies, comme, par exemple, assurer la protection des informations personnelles. Il faudrait également proposer une meilleure identité politique de façon à prévenir les extrémismes de toutes sortes.

  • Enfin, il semble urgent d’aider les jeunes à mieux gérer l’usage des médias sociaux et du téléphone intelligent.

APPRÉCIATION

Lukianoff et Haidt auscultent les étudiants du premier cycle universitaire depuis quelques années et sont surpris eux-mêmes des transformations observées depuis 2014-2015. Ces changements suscitent des questions sur le mode d’éducation des parents, l’influence des médias sociaux, les façons de faire des administrateurs des universités et la mentalité des étudiants eux-mêmes qui, évidemment, représentent la société dans son ensemble.

J’endosse la position des auteurs selon laquelle la fin ultime de l’université est l’augmentation du savoir. Le travail pour y parvenir exige la confrontation des idées et la capacité de tolérer l’incertitude. L’obsession de la sécurité pose donc un sérieux problème. Heureusement, les auteurs suggèrent plusieurs solutions efficaces et concrètes aux divers intervenants.

The coddling of the american mind nous intéresse de ce côté-ci de la frontière, parce que les changements (ou les bouleversements) qui surviennent chez nos voisins du Sud nous atteignent invariablement. Il intéressera aussi les parents d’adolescents et les éducateurs de tous les niveaux. Voudront le lire également – et avec profit – les étudiants universitaires. Les enseignants des collèges québécois y trouveront une grande source de réflexion puisque leurs étudiants sont du même âge que ceux qui entrent à l’université aux États-Unis.

Lukianoff et Haidt, défenseurs avérés de la liberté d’expression, offrent une analyse profonde de ce qui ne va pas sur les campus et des possibilités de solutions que les universités pourront adopter pour atteindre leurs plus hauts idéaux.

S. Pinker, Université Harvard, auteur d’Enlightement now