Abstracts
Résumé
Cet article décrit quelques variantes dans les constructions verbales du français de Côte-d’Ivoire en contraste avec les constructions transitives et intransitives, les constructions locatives et leurs sous-structures possibles en français de France. Il montre que le système ivoirien de la langue est un système large, fait d’alternances de constructions et de possibilités d’effacement, mais qui le plus souvent s’inscrit dans l’évolution de la langue observée aussi ailleurs. Nous tentons de donner une vision d’ensemble des faits et de tenir compte, d’une part, de l’unité des phénomènes des diverses variétés de français de Côte-d’Ivoire, et d’autre part, de leur proximité de phénomènes semblables en français standard basique. Nous souhaitons, par la description qui suit, contribuer aux préliminaires d’un lexique-grammaire du français de Côte-d’Ivoire en rapport avec les autres variétés de français, au bénéfice des enseignants, des éditeurs et de toute personne s’intéressant à la langue.
Abstract
The article describes several variants of verbal constructions of Ivory Coast French comparing them to the French of France about transitive and intransitive constructions, locative constructions and their possible sub-structures. It shows that the Ivorian system of language offers many possibilities : omitting a number of elements or allowing alternations of constructions. But at the same time, it generally goes along the evolution of the language observed elsewhere. Through the following description, we wish to contribute to the preliminaries of a Lexicon-Grammar of Ivory Coast French in connection with other varieties of French. It would give teachers, publishers and anyone interested in Ivorian French an analysis of its variation and a comprehensive view of the facts. Even if there exist several varieties of French in Ivory Coast, they have much in common and remain close to similar phenomena in basic standard French.
Article body
1. Introduction
Dans la description de la variation du français, les travaux des lexiques-grammaires, fondés sur la grammaire transformationnelle de Z. S. Harris, occupent une place toute particulière. Ils ont été élaborés sur le français par †Maurice Gross et les chercheurs du LADL[1]. De multiples explications de la démarche des lexiques-grammaires existent, dont, Maurice Gross 1993, Guillet 1993, Piot 2000, qui décrit de plus les différents lexiques-grammaires réalisés, Vivès 1993, Lamiroy et coll. 1998. La démarche des lexiques-grammaires se caractérise par l’étude conjointe du lexique et de la syntaxe, dans une optique de traitement exhaustif. Ils tiennent compte des variantes internes d’une langue, techniques, régionales ou de niveau de langue, de façon à obtenir une couverture maximale de la langue[2].
Les premiers travaux du lexique-grammaire du français ont été d’abord réalisés sur le français de France, mais la démarche s’est vite avérée efficace pour rendre compte des autres variétés de français. Durant les années quatre-vingt, le GRFL[3] a été créé par Jaques Labelle dans le but d’élaborer le lexique-grammaire du français du Québec. Par la suite, des linguistes d’autres pays francophones ont participé à divers travaux sur les lexiques-grammaires comparés (Guillet, La Fauci et coll. 1984; Labelle, Leclère et coll. 1995). Le projet BFQS (Belgique, France, Québec, Suisse) propose, par exemple, l’analyse comparée des phrases figées de quatre variétés de français. Pour l’instant, les français d’Afrique n’ont fait l’objet d’aucune description de ce type, ce qui représente un manque important pour une description exhaustive du français.
Le français de France et celui de Côte-d’Ivoire ont une majorité d’éléments communs, et une part d’éléments spécifiques. En suivant les bases établies par Labelle et coll. 1992 pour les lexiques-grammaires comparés en français, trois variétés de français peuvent être définies ici : le français de France (noté ici FF), non utilisé par les locuteurs de Côte-d’Ivoire, le français de Côte-d’Ivoire (noté FCI), non utilisé par les locuteurs du français de France, et le français dit «normé», à conception large, ou français standard basique (noté FF / FCI, ou impliqué à défaut d’autre notation), commun à tous les locuteurs du français, notamment en France et en Côte-d’Ivoire. Cependant, ces deux variétés sont très inégales, au moins quant à leur statut et à leur description syntaxique, pour ce qui nous intéresse ici : un français standard a été reconnu pour l’état actuel du français de France, ce qui est loin d’être le cas du français de Côte-d’Ivoire. Nous nous reportons pour le français standard de France aux analyses proposées par le LADL.
Le français ivoirien, tel qu’on l’appelle couramment en Côte-d’Ivoire, se compose des variétés de français plus ou moins éloignées du français de France ou qui ont cette marque aux yeux des locuteurs, allant des variétés populaires et courantes aux variétés utilisées par les journalistes, les enseignants ou les écrivains, ces dernières ayant un rôle de modèle de langue. Cette dénomination inclut aussi le nouchi, de plus en plus assimilé au français populaire ivoirien[4]. Plusieurs de ces variétés sont normalement intégrées à la grammaire interne d’un même locuteur et se présentent dans un même corpus. Elles commencent à peine à être décrites (Boutin 2002, Dagnac 1996, Hattiger 1981, Kouadio N’Guessan 1999, Ploog 1999) et le français ivoirien n’est encore ni instrumentalisé ni standardisé. Malgré l’instabilité de certaines particularités du français de Côte-d’Ivoire due à des facteurs que nous n’analysons pas ici, la plupart des faits syntaxiques sont précis, réguliers et analysables. Le fait que ces traits soient généralisés, permis à un certain niveau intellectuel et véhiculés par les professionnels de la communication interdit de les considérer comme résultant d’une méconnaissance des règles du français. Ce qui pouvait, au départ, n’être considéré que comme une déviance est en train de s’orienter vers la création d’un français standard de Côte-d’Ivoire.
Dans l’optique globale avec laquelle nous abordons cette description syntaxique, nous exposons brièvement, en tête de chaque section, le fonctionnement syntaxique des éléments en question en français standard basique avant d’entreprendre leur analyse en français ivoirien de façon, d’une part, à rendre compte des analyses déjà menées sur le français de France et qui s’appliquent aussi au français en Côte-d’Ivoire et, d’autre part, de discuter la spécificité des constructions du français ivoirien. Une distinction peut cependant être faite entre les phrases susceptibles d’apparaître chez les auteurs ou dans toute situation de langue soignée et celles qui le sont plus difficilement, hormis le cas des paroles rapportées. Cette distinction ne prétend pas catégoriser les phrases du français ivoirien, mais simplement indiquer la réputation «populaire» de certaines constructions du français de Côte-d’Ivoire actuel. Par ailleurs, à côté de (ou sous) l’exemple en français ivoirien, sera généralement placé un équivalent sémantique en français «normé», indispensable, mais qui ne correspond pas nécessairement à un équivalent syntaxique[5].
Des exemples sont proposés pour chaque construction étudiée : s’ils n’ont pas été construits par nous, leur provenance de notre base de données est notée en finale, entre parenthèses : Tis : L’envol des tisserins (Akoto 1986); Nèg : Un nègre à Paris (Dadié 1959); Joi : Ma joie en lui (Koulibaly 1984); Sol : Les soleils des indépendances (Kourouma 1970); Mon : Monnè, outrages et défis (Kourouma 1990). Pour les quotidiens apparaît une abréviation du titre suivie de la date de parution : FM : Fraternité Matin; IS : Ivoir’Soir; LJ : Le Jour; NV : Notre Voie. Les séquences tirées du site Internet <www.nouchi.com> ou de l’oral portent ces mentions en toutes lettres. D’autres sont empruntées à Les petits métiers à Abidjan (Touré 1985), et sont suivies de : Mét.
Les analyses présentées ici concernent les constructions verbales. Les possibilités que le même verbe se construise selon des schémas actantiels divers sont très larges en français actuel (Blinkenberg 1960, Larjavaara 2000, Noailly 1998), et nos analyses vont souvent dans le sens des observations faites sur la variation du français normé contemporain. Le premier phénomène étudié est celui des alternances de constructions transitives et intransitives pour les mêmes verbes. Dans ce cadre, les structures locatives forment un cas particulier d’alternance de constructions, pour certains verbes dont le complément peut être prépositionnel ou non prépositionnel. Le second phénomène se rapporte à des alternances de constructions absolues et de constructions avec complémentation[6].
2. Complémentation avec ou sans préposition et alternance de prépositions en FCI?[7]
2.1 Transitivité et intransitivité
2.1.1 Constructions transitives et intransitives en français normé
Les notions de transitivité et d’intransitivité adoptées ici sont définies dans le cadre du lexique-grammaire par Boons, Guillet et Leclère 1976 pour le français de France. La même distinction se retrouve dans les travaux du GRFL sur le français du Québec et est reprise, par exemple, par Beaudin 1992. C’est cette analyse que nous retiendrons aussi pour rendre compte de la complémentation verbale en français de Côte-d’Ivoire. Les structures intransitives sont constituées d’un sujet, d’un verbe, éventuellement d’un complément prépositionnel, et sont représentées N0 V (E / Prép N1). Les exemples sont :
Les structures transitives sont constituées d’un sujet, d’un verbe et d’un complément non prépositionnel avec, éventuellement, un complément prépositionnel et sont représentées par N0 V N1 (E?/?Prép N2) dans, par exemple :
Le complément d’une structure intransitive comme d’une structure transitive peut être une complétive ou une infinitive. Nous avons alors les structures N0 V (Qu P / Vinf ) et N0 V Prép (Qu P / Vinf ) et les exemples respectivement :
Les notions de transitivité et d’intransitivité sont parfois considérées comme des notions concernant les verbes, qui seraient alors soit transitifs, soit intransitifs. En réalité, en français de France comme dans les autres variétés de français, certains verbes peuvent avoir des constructions transitives et intransitives, tels que le verbe hériter, qui a une construction transitive dans Paul a hérité ce buffet de sa grand-tante, et intransitive dans Paul a hérité de ce buffet l’année dernière. C’est la raison pour laquelle Boons, Guillet et Leclère 1976 parlent d’emplois transitifs et intransitifs et non de verbes transitifs et intransitifs. Notre corpus présente aussi les deux constructions de ce verbe, qui n’a donc pas de spécificité en français de Côte-d’Ivoire :
L’opération de détachement en début ou en fin de séquence (M. Gross 1968 : 23) entraîne l’apparition de particules préverbales différentes pour ces deux phrases. Nous avons, en français de France, pour la construction transitive Ce buffet, Paul l’a hérité de sa grand-tante, et pour la construction intransitive Paulen a hérité l’année dernière, de ce buffet.
Sans reprendre ici toutes les sources des particules préverbales, qui ont été décrites de façon exhaustive par M. Gross 1968 : 220-241, nous rappelons, en fonction des explications que nous donnerons en 2.1.2 sur le français de Côte-d’Ivoire, les sources possibles de certaines d’entre elles. Les formes pronominalisées des compléments des constructions transitives et intransitives sont, en français normé, pour les compléments non prépositionnels : Guy connaît (Yves / ce quartier) / Guy le connaît; pour les compléments prépositionnels de type à N1 : Guy succède à Ève / Guy lui succède, mais Guy pense à Ève / Guy pense à elle / *Guy lui pense; pour les compléments prépositionnels de type de N1 : Guy parle d’Ève / Guy parle d’elle / Guy en parle; Guy parle de ce quartier / Guy parle de cela / Guy en parle.
2.1.2 Extension de l’alternance de complémentation en FCI
La possibilité d’alternance de constructions prépositionnelle et non prépositionnelle en français standard basique est étendue, en français de Côte-d’Ivoire, à davantage de verbes. Certains verbes qui ont obligatoirement une construction prépositionnelle en français normé peuvent avoir de plus une construction non prépositionnelle en français de Côte-d’Ivoire. D’autres verbes, dont le complément est introduit par la préposition de en français normé, admettent aussi d’autres prépositions ou entrent dans une construction non prépositionnelle en français de Côte-d’Ivoire. Ces alternances concernant le type de complémentation des verbes ont des répercussions logiques sur la pronominalisation, que nous mettons en évidence à travers quelques exemples. Ce type d’alternance n’a pas (à notre connaissance) été décrit de façon étendue pour le français standard basique ou le français de France. De ce fait, le caractère spécifique des constructions que nous présentons est certainement discutable.
En français populaire ivoirien, les compléments des verbes pardonner et parler peuvent être construits avec ou sans préposition sans qu’on note de différence de sens ou d’emploi. Le verbe pardonner a en français de Côte-d’Ivoire, en plus des sens du français normé, deux sens proprement ivoiriens : ‘accorder une faveur à quelqu’un’ et ‘demander une faveur à quelqu’un’. La construction de ce verbe peut être prépositionnelle, avec la possibilité d’omission de la préposition à, pour ces deux sens :
Le verbe parler a les mêmes sens qu’en français normé et se construit avec ou sans les prépositions à et de qui introduisent les deux compléments de ce verbe :
Nous avons, au contraire, en français standard basique :
Des phrases figées sont formées avec des compléments non prépositionnels de ces verbes :
par exemple dans :
Dans une langue plus soutenue, on retrouve les mêmes alternances de complémentation. Les comportements des verbes exiger, importer, accoucher, danser, régler ont été choisis pour illustrer ces phénomènes.
Le verbe exiger se construit, en français normé, avec un complément non prépositionnel et, de façon facultative, avec un deuxième complément introduit par de. Nous avons ainsi Guy exige quelque chose de quelqu’un. La pronominalisation du complément prépositionnel introduit par de se fait, en français normé, obligatoirement par la forme disjointe de lui / d’eux : Guy exige cela de Yves. / Cela, Guy l’exige de lui. / *Guy le lui exige.
En français de Côte-d’Ivoire, le deuxième complément peut être introduit par à : Yao exige quelque chose à quelqu’un, comme le montre la phrase :
Une conséquence est que la pronominalisation du deuxième complément de ce verbe se fait fréquemment par la forme conjointe lui / leur :Yao lui exige cela, comme le montrent les exemples suivants :
Un autre phénomène se répercutant sur la pronominalisation concerne le verbe importer. En français normé, ce verbe à complémentation prépositionnelle se pronominalise de la façon suivante : Cela importe à Guy / cela (*l’ / lui) importe.
En français de Côte-d’Ivoire, la préposition à de ce verbe est souvent omise et la pronominalisation du complément se fait alors par la forme le, les : Cela importe Yao / Yao, cela l’importe, comme dans l’exemple :
Le verbe accoucher se construit en français de France avec deux compléments, dans des phrases comme Le gynécologue a accouché Ana d’un garçon.
Ce verbe admet la relation de neutralité et cette phrase a pour équivalents : Le gynécologue a fait accoucher Ana d’un garçon / Ana a accouché d’un garçon.
Le français de Côte-d’Ivoire admet toutes ces phrases et admet aussi :
Les prépositions à et de observées jusqu’ici sont vides de sens et l’alternance de constructions avec ou sans préposition est purement formelle. Il n’en est pas de même pour d’autres prépositions telles que sur et dans dans les exemples suivants.
Le verbe danser se construit en français normé avec un complément non prépositionnel si on a la relation : N1 est une danse. Nous avons ainsi Ève danse le rock / le reggae / la valse / le zouk / *la musique congolaise / * la musique cubaine / * une promenade / ... et : le rock le reggae / la valse / le zouk / * la musique congolaise / * la musique cubaine / * une promenade / ... est une danse.
Dans d’autres cas, danser se construit avec un complément prépositionnel : Ève danse sur la musique congolaise.
En français de Côte-d’Ivoire, du fait peut-être d’une conception différente de la danse, ce verbe admet comme compléments non prépositionnels les substantifs qui entrent dans la relation N1 est une musique, comme : Le rock / le reggae / la valse / le zouk / la musique congolaise / la musique cubaine / * une promenade / … est une musique.
Nous avons donc :
Cette possibilité est attestée dans :
Le verbe régler a les possibilités de constructions suivantes en français de Côte-d’Ivoire :
dans, par exemple :
Des facteurs énonciatifs semblent intervenir ici, et ces énoncés sont sans doute possibles aussi en français occidental.
Les cas des verbes pardonner, parler en français populaire ivoirien, et régler, exiger, accoucher, danser dans des variétés plus soutenues illustrent l’alternance de constructions prépositionnelle et non prépositionnelle, ainsi que l’alternance des prépositions attachées aux verbes qu’on observe aussi par ailleurs pour d’autres verbes en français de Côte-d’Ivoire. Des complémentations non prépositionnelles de ces verbes ne sont pas attestées dans d’autres variétés de français contemporain. Du fait de leur double possibilité de constructions, ces verbes admettent plusieurs types de pronoms compléments. Les phrases à complémentation directe, avec des verbes qui demandent ordinairement une complémentation prépositionnelle en français normé, sont récurrentes dans notre variété de langue[9].
2.2 Alternances de prépositions dans les constructions locatives en FCI
À l’intérieur des phénomènes d’alternance qui touchent les prépositions de et à, nous distinguons le cas particulier des compléments locatifs. Après un bref rappel de quelques traits des constructions locatives en français de France (2.2.1), nous analysons, en français de Côte-d’Ivoire, tout d’abord les alternances de prépositions qui introduisent des compléments d’origine (2.2.2), puis les alternances de constructions locatives prépositionnelles et non prépositionnelles (2.2.3), et, enfin, une construction locative spécifique au français de Côte-d’Ivoire : N0 est avec N1 (2.2.4).
2.2.1 Quelques traits des constructions locatives en FF
Guillet et Leclère 1992 mettent en évidence, pour le français de France, plusieurs sortes de compléments locatifs de verbes. Ils peuvent être prépositionnels ou non prépositionnels comme Guy habite (E / dans) cet immeuble, ou obligatoirement prépositionnels comme Guy entre (*E / dans) cet immeuble. Les prépositions introduisant les compléments locatifs sont variées et toutes notées Loc.
La plupart des compléments locatifs répondent à la question en où ou en Prép où; cependant, la question en où n’est pas un critère absolu de la nature locative des compléments. Ainsi, certaines structures N0 V N1 se définissent comme constructions locatives, alors que le complément n’est pas analysé comme un complément locatif dans la grammaire traditionnelle mais comme un «complément d’objet direct». En effet, le test de la question en où donne des phrases inacceptables comme : Max a atteint le sommet. / *Où Max a-t-il atteint? – (E / à) le sommet (Guillet et Leclère 1992 : 214); Guy a quitté l’Université. / *Où Guy a-t-il quitté? – (E / à) l’Université.
On note que certains verbes de cette classe admettent une variante à complément prépositionnel notée N0 V Loc N1. Les exemples sont : Le camion a percuté (E / contre) le mur. / Max a perquisitionné (E / dans) la maison. / Les occupants ont déserté (E / de) la ville (Guillet et Leclère 1992 : 218).
Par ailleurs, les séquences de N indiquant l’origine peuvent s’analyser comme des séquences de Loc N. Nous avons ainsi, par exemple, les possibilités de constructions suivantes en français de France : D’où viennent les bières? – les bières viennent de dans le / du congélateur / *dans le congélateur / – les bières viennent de sur / de l’étagère / *sur l’étagère.
Les séquences de Loc N de dans le congélateur et de sur l’étagère apparaissent alors comme les formes profondes des séquences de N : du congélateur et de l’étagère.
La construction avec de Loc N est possible aussi dans les phrases suivantes à deux compléments : Guy a sorti les bières de dans le / du congélateur / *dans le congélateur. / Guy a enlevé les bières de sur / de l’étagère / *sur l’étagère, dans lesquelles les formes profondes de Loc N sont contractées en de N. Dans tous ces cas étudiés, de Loc N n’a pu être contracté en *Loc N, qui correspond à la question en où. La question en où n’est, de ce fait, pas possible : *Où viennent les bières? – dans le congélateur / sur l’étagère. / *Où Guy a enlevé les bières? – sur l’étagère. / *Où Guy a sorti les bières? – dans le congélateur.
La question en d’où est possible avec les compléments de N :
*Où / D’où viennent les bières? – du congélateur / de l’étagère.
*Où / D’où Guy a enlevé les bières? – de l’étagère.
*Où / D’où Guy a sorti les bières? – du congélateur.
Il existe pourtant une classe de verbes qui ont pour complément d’origine Loc N et non de N, comme Max a attrapé / piqué / pris / … des bonbons *de / dans la boîte. Cet emploi de Loc N est analysé dans Guillet et Leclère 1992 par l’effacement de de à partir de structures profondes telles que : Max a attrapé / piqué / pris / … des bonbons de dans la boîte.
Une autre classe de verbes accepte indifféremment Loc N et de N pour certains compléments d’origine, dans les constructions à deux compléments du type Max a (éliminé / enlevé / supprimé / …) deux noms (de / dans) la liste (Guillet et Leclère 1992 : 169-170)[10].
2.2.2 Alternances de N et Loc N pour les compléments d’origine en FCI
En français de Côte-d’Ivoire, une classe de verbes différents du français normé construits avec un complément d’origine de structure de N admet aussi une construction locative de structure Loc N. Le complément locatif peut alors répondre à la question en où. Nous avons ainsi les phrases suivantes sémantiquement équivalentes, à un complément :
les phrases suivantes à deux compléments :
Le test de l’équivalence avec une phrase en être soit avant soit après le procès montre que le complément locatif de ces phrases est bien un complément d’origine. Avant le procès cadré par ces phrases, nous avons : Yao est dans la maison. / Les bières sont dans le congélateur, et après : *Yao est dans la maison. / *Les bières sont dans le congélateur.
Les séquences suivantes de Kourouma 1990 et du site Internet <www.nouchi.com> attestent la possibilité des prépositions locatives dans et sur après le verbe (en)lever :
Une hypothèse est que la structure profonde de ces phrases, pour le français standard basique, est : Yao est sorti de dans la maison et : Yao a sorti les bières de dans le congélateur. Dans ce cas, de aussi bien que Loc peuvent être effacés en français de Côte-d’Ivoire. Comme nous l’avons vu (2.2.1), cette possibilité existe en français normé pour un petit nombre de verbes, mais pas pour les verbes enlever et sortir.
D’autres verbes, comme partir et venir, n’admettent cette possibilité ni en français de Côte-d’Ivoire ni en français de France; ils ne sont donc pas spécifiques du FCI :
Le même phénomène d’alternance (de / Loc) se retrouve dans les phrases suivantes à deux compléments, qui ont pour structure formelle : N0 V N1 (de / Loc) N2,N2 étant un complément d’origine :
Il semble que les structures les plus naturelles en français normé sont celles avec de. Les structures avec la préposition locative sont difficilement interprétables, le complément locatif pouvant être pris pour un complément de phrase. En français de Côte-d’Ivoire, aucune de ces phrases n’est ambiguë. De plus, si le complément N1 est omis, la préposition locative qui introduit le complément N2 peut être conservée en FCI. La phrase sera interprétée avec un objet référentiel générique pour les trois premières, ou facile à retrouver pour les quatre dernières. Nous avons alors :
En français de France, l’omission du premier complément entraîne la disparition obligatoire de la préposition Loc du deuxième complément : Ève corrige la copie / Ève débarrasse le salon / Ève déblaie le couloir / etc. (Ce phénomène est évoqué par Boons, Guillet et Leclère 1976 : 272-273; Rousseau et coll. 1998 : 94-95).
2.2.3 Alternances N0 V N et N0 V Loc N en FCI
Des verbes qui ont pour seule construction possible N0 V N en français normé admettent la variante N0 V Loc N en FCI. Nous avons ainsi :
La question en où est naturelle pour ces phrases du FCI :
ainsi que la substitution d’un adverbe de lieu tel que ici ou là :
Ces constructions sont attestées dans les exemples :
Les alternances dans les constructions locatives en FCI exploitent une possibilité du français basique. Elles sont étendues à des verbes qui n’ont pas cette propriété en français normé, ce qui les rend parfois impossibles à interpréter pour des non-locuteurs du français ivoirien[11]. Dans le cas d’une alternance N0 V Loc N et N0 V N, c’est la structure la plus longue, donc la structure prépositionnelle, qui définit le verbe. La configuration de certains verbes change donc en français standard basique et en français de Côte-d’Ivoire.
Les observations faites jusqu’ici ne permettent pas de conclure sur une «orientation» de la variation en FCI. Nous avons présenté dans un premier temps (2.1) des alternances de complémentation prépositionnelle et non prépositionnelle qui allaient dans le sens d’une «simplification» structurelle par la possibilité d’omettre la préposition en FCI. Des alternances de ce type ne sont pas, en soi, spécifiques au FCI; elles peuvent apparaître pour d’autres verbes dans certaines conditions de discours en français standard basique (Larjavaara 2000 : 138-141). Au contraire, le FCI introduit volontiers les compléments locatifs par une préposition dans des cas qui n’ont pas été attestés en français standard basique.
2.2.4 La préposition locative avec du FCI
Les prépositions locatives du français normé sont variées et ont été étudiées par Guillet et Leclère (1992 : 35-60). Nous rappelons que les compléments locatifs ont la forme Prép N, notée Loc N, et répondent à une question en où, comme où?, d’où?, etc. Il existe, en français normé, une préposition avec, que nous notons ici avec1, pour introduire des compléments locatifs non humains, qui réfèrent indirectement à des lieux, en désignant les objets qui s’y trouvent : Guy a rangé la gomme avec1 / parmi les crayons; *Guy a rangé la gomme avec1 / parmi le tiroir; Où Guy a rangé la gomme? – avec1 / parmi les crayons.
En français de France, lorsque avec (que nous notons ici avec3 ) introduit un complément humain, il est impossible de l’interpréter comme une préposition locative :
Guy a acheté sa moto avec3 Yves. |
ff |
*Où Guy a acheté sa moto? – avec3 Yves. |
ff |
En français de Côte-d’Ivoire, il existe une autre préposition locative, notée avec2, qui a un emploi spécifique et très usuel. Avec2 introduit un substantif humain et réfère à un possesseur ou, indirectement, à un lieu, comme avec1. La différence de sens, corrélée à une différence syntaxique, indique qu’il s’agit de deux formes différentes de avec, indicées ici avec1 et avec2. Nous avons par exemple les phrases :
Ces constructions sont attestées dans la presse :
Elles sont impossibles en français normé et à la limite de l’intercompréhension avec des locuteurs n’appartenant pas à la sous-région[13]. Leurs équivalents sémantiques sont : Yao a gardé le sac de ciment. / Où est le sac de ciment? – Yao l’a. / Les modiques sommes qu’un élève refuserait de prendre de son père. / Son frère a ses affaires. / On demande de l’argent à quelqu’un de qui on peut avoir quelque chose.
3. Présence ou absence de la complémentation en FCI
La valence d’un verbe, soit ses sujet et compléments en français, se définit par sa construction la plus longue, avec tous ses actants possibles. La possibilité d’omission ou, au contraire, le caractère obligatoire de la complémentation donne, en outre, un profil particulier à chaque verbe. Nous étudions tout à tour, en français de Côte-d’Ivoire, l’absence du complément de verbes ordinairement construits, en français normé, avec une complémentation non prépositionnelle (3.2), avec une complémentation prépositionnelle (3.3), et le cas particulier de l’omission de en et y (3.4). Avant d’analyser les emplois de verbes sans complément en français de Côte-d’Ivoire, nous rappelons ce que recouvrent ces phénomènes en français normé (3.1).
La grande majorité des verbes ont des possibilités d’emploi sans complément en français standard basique (Larjavaara 2000). Notre but est de vérifier ici dans quelle mesure le français de Côte-d’Ivoire présente les mêmes possibilités et les étend. Nous nous bornons à signaler que l’absence du complément nominal, phrastique ou pronominal est récurrente en français de Côte-d’Ivoire. Aucune étude quantitative ne compare, en français normé, les emplois sans complément aux emplois avec complément de mêmes verbes et les limites de cette étude, qui ne s’appuie pas non plus sur des analyses quantitatives, ne nous permettent pas d’en dire plus.
3.1 Emploi de verbes sans complément en français normé
Boons, Guillet et Leclère (1976 : 62-64) pour le français de France comme Beaudin (1992 : 35-38) pour le français du Québec indiquent que les constructions transitives et intransitives présentent des possibilités de sous-structures lorsque les compléments ne sont pas obligatoires dans la construction. Ce cas est différent de celui des verbes à constructions intransitives qui n’acceptent aucun complément spécifique, comme Le bateau coule. / L’avion atterrit. / Pierre klaxonne[14]. Nous avons par exemple les structures et sous-structures possibles suivantes pour la phrase déjà donnée en exemple : Paul a hérité (ce buffet) (de sa grand-tante). Les compléments prépositionnels aussi peuvent être omis, par exemple dans Quand Guy parle, il ment (en général). /Quand Guy parle à Ève, il ment (à Ève).
Lorsque tous les compléments sont omis, la sous-structure obtenue peut être interprétée de diverses façons. Noailly 1998 distingue deux cas dans le français standard, l’emploi absolu et l’emploi anaphorique vide, notant que «le français oral familier use bien plus, sans doute, de la possibilité de construire des verbes transitifs sans complément» (Noailly 1998 : 132)[15].
L’emploi absolu du verbe se rencontre lorsque l’objet non réalisé (prépositionnel ou non prépositionnel) a un référent générique ou non pertinent. Des effets stylistiques différents dus à la «vacance d’objet» sont obtenus dans : Paul enseigne (est enseignant). / Max profite (est un profiteur), avec un effet intensif. / Lise attendrit / Lise plaît manifestent une «propriété du sujet» (Noailly 1998 : 136).
L’emploi anaphorique vide concerne un référent facilement identifiable par le contexte linguistique ou par des connaissances extralinguistiques[16]. Il est utilisé notamment avec des verbes semi-modaux : «Viens au cinéma avec moi. – J’aurais aimé, mais j’ai trop sommeil »; avec des verbes d’opinion : «Paul est bien arrivé? – Je suppose / je crois / j’imagine …»; des verbes aspectuels : «J’ai chanté cinq ans mais, je viens d’arrêter» (Noailly 1998 : 133).
L’auteure traite comme un phénomène de linguistique et non de rhétorique discursive les possibilités du français (normé) de construire des verbes sans complément, alors que ces verbes en sélectionnent «normalement» un. En effet, la langue ne prévoit aucune anaphore pronominale dans des cas comme : Je chante depuis cinq ans. J’ai commencé en 1990, et je continue. / On me propose d’aller à Rome. J’aimerais. (Noailly 1998 : 133-134 [contraste italique et romain original]).
Larjavaara 2000 : 58 souligne que c’est la valence du verbe qui oblige l’allocuteur à chercher dans le contexte linguistique ou extralinguistique (situationnel, mental, etc.) le référent du complément non réalisé linguistiquement.
Les causes des limites à l’absence de complément ne sont pas encore définies clairement. Elles dépendent à la fois des classes de verbes et des types d’objets. Des verbes apparemment de la même classe n’ont pas les mêmes possibilités : Je ne sais pas si j’irai, mais j’ai envie. / *Je ne sais pas s’il sera là, mais je souhaite (Noailly 1998 : 133). Bien que l’absence d’objet réalisé semble très étendue en français standard basique (Blinkenberg 1960, Boons et coll. 1976a : 267-269), Boons et coll., 1976b : 63 répertorient un petit nombre de verbes qui n’admettent pas d’être construits sans complément, comme le montrent les phrases : Guy ressemble (*E / à Yves). / La maison avoisine (*E / le lac). / Guy habite (*E / cette maison).
3.2 Omission de compléments non prépositionnels en FCI
3.2.1 Omission de compléments non prépositionnels
Le français de Côte-d’Ivoire exploite largement les possibilités d’emploi sans complément du français standard basique et ne se distingue pas, dans le principe, de la variété de langue qui apparaît dans Larjavaara 2000 par exemple. Nous le montrons brièvement ici.
Des emplois avec anaphore vide pour des référents restituables par le contexte apparaissent dans des phrases orales du type :
et dans des séquences écrites du type :
avec des verbes qui appartiennent aux classes déjà répertoriées par Noailly 1998.
Quant au deuxième cas considéré ici des emplois absolus avec une interprétation générique du procès, ils sont attestés dans la variété de langue qui joue le rôle de modèle de langue en Côte-d’Ivoire, par exemple dans la presse et chez Kourouma et Akoto Yao :
On peut aisément observer dans ces phrases que la non-réalisation de l’objet donne au procès la généralité la plus grande possible. De tels emplois absolus se développent en français standard basique, et le phénomène n’est donc pas spécifique au français de Côte-d’Ivoire.
3.2.2 Complément non prépositionnel obligatoire
La possibilité de l’omission du complément direct des constructions ordinairement transitives ne s’étend pas à tous les verbes du français de Côte-d’Ivoire. Ainsi, une même forme verbale à complémentation non prépositionnelle peut avoir deux entrées, l’une admettant l’emploi sans complément et l’autre ne l’admettant pas, chacune avec des propriétés et des sens différents. Les verbes couper, flasher, pratiquer illustrent cette distinction.
La forme verbale couper possède, en plus des sens qu’elle a en français normé, et avec un complément humain, celui, entre autres, de : prendre de l’argent à quelqu’un de façon indue[17], ce qui nous amène à distinguer selon leurs propriétés sémantiques FF / FCI : couper1 et FCI : couper2 (prendre de l’argent …).
Le verbe du français de Côte-d’Ivoire couper2 est utilisé, par exemple, dans la séquence suivante que nous ne citons que dans le but de l’expliciter :
Ces deux verbes se distinguent de plus par leur possibilité de sous-structure : seul couper1 peut être employé sans complément (anaphore vide). Nous avons ainsi les phrases :
Nous avons deux verbes flasher1 et flasher2 différents par leurs propriétés sémantiques et syntaxiques : seul flasher2 peut être utilisé avec complément, ou sans complément lorsque celui-ci est connu par les circonstances extralinguistiques :
Le substantif morphologiquement corrélé ne correspond qu’à flasher2 : le flasheur [le nul]. L’emploi absolu de flasher2 est difficile : Yao est un flasheur est préféré à *Yao flashe (habituellement).
Le verbe pratiquer peut être employé métaphoriquement avec un complément humain dans Yao pratique2 Ali, dans le sens de Yao a l’habitude de fréquenter Ali / de travailler avec Ali. Les séquences suivantes explicitent ce sens :
Pratiquer1, dans le sens ordinaire qu’il a en français basique, peut être utilisé sans complément lorsque le référent est facilement identifiable autrement : Awa pratique1 le tennis mais Yao ne pratique1 pas. Pratiquer2, avec le sens métaphorique, n’admet pas l’anaphore vide :
La possibilité de l’omission du complément non prépositionnel obéit donc à certaines contraintes en français de Côte-d’Ivoire, et n’est pas une propriété de tous les verbes. Ces contraintes permettent de différencier des verbes qui ont une même forme morphologique, mais une syntaxe et un sens différents. Nous remarquons notamment que la reconnaissance d’un verbe de sens non commun, nouveau ou singularisé, s’opère par la présence obligatoire de son complément.
3.3 Variation de la complémentation prépositionnelle en FCI
En français de Côte-d’Ivoire, le complément prépositionnel est largement omis, comme le complément non prépositionnel, dans le cas où il est présent ailleurs dans le contexte. Nous avons vu (3.1) qu’en français normé, un certain nombre de verbes à construction prépositionnelle ne peuvent s’employer sans complément; or, ces mêmes verbes peuvent avoir un emploi anaphorique vide en français de Côte-d’Ivoire si le complément est restituable par le contexte ou la situation. Ainsi, les verbes habiter, ressembler, assister, prendre part, appartenir, construits avec un complément prépositionnel obligatoire en français normé, peuvent être construits sans complément :
Ce type de phrases est possible dans toutes les variétés de français de Côte-d’Ivoire.
Les séquences suivantes de la presse montrent la possibilité d’omettre l’un ou l’autre ou les deux compléments du verbe rendre compte de quelque chose à quelqu’un, ce qui correspond probablement à l’emploi de ce verbe en français normé :
La possibilité d’omission de compléments prépositionnels comme non prépositionnels est une propriété des verbes du français normé qui a été étendue, en français de Côte-d’Ivoire, à des verbes pour lesquels elle n’a pas encore été attestée dans d’autres variétés de français.
3.4 Omission de en et y en FCI
Aucune étude, à notre connaissance, ne porte spécifiquement sur les possibilités d’omission des pronoms préverbaux en et y d’une variété de français. En français de Côte-d’Ivoire, leur utilisation est pratiquement nulle, ou, dans une perspective comparatiste entre français de France, français normé et français de Côte-d’Ivoire, leur omission est presque systématique[19]. Cette section présente un compte rendu des omissions des pronoms préverbaux en et y en FCI[20], de façon à proposer une base de comparaison avec d’autres variétés de français. Nous suivons ici la distinction de M. Gross 1977 : 116 ss. pour le français normé, selon les sources des pronoms préverbaux en et y. Parmi les pronoms préverbaux en et y formés respectivement à partir des phrases N0 V de N1 et N0 V à N1, nous étudions ceux qui sont coréférents à un élément présent dans le contexte (3.4.1), puis ceux qui ont seulement une référence lexicale (3.4.2)[21]. Nous exposons ensuite les cas d’omission des pronoms préverbaux intrinsèques, c’est-à-dire figés avec le verbe (3.4.3).
3.4.1 Absence de pronom préverbal coréférent
Le phénomène concerne l’omission des pronoms préverbaux en et y qui ont pour source respective les compléments de N et à N. Ces pronoms préverbaux sont appelés coréférents s’ils ont un antécédent dans le discours et qu’ils réfèrent à la réalité signifiée par cet antécédent, ou s’ils font référence à une réalité de la situation. Nous avons ainsi, en français normé De la pizza, Guy (*E / en) veut. / Au marché, Guy (*E / y) va.
En français de Côte-d’Ivoire, nous avons, avec des verbes très fréquents tels que aller, avoir, vouloir :
Le même type d’omission se rencontre dans les phrases figées comme Yao voit un inconvénient (E / à la venue d’Awa) / Yao (E / y) voit un inconvénient. L’exemple suivant atteste ce type de constructions dans la presse ivoirienne :
Ce phénomène très répandu peut apparaître dans d’autres variétés de français, quoique probablement à moins grande échelle et dans des conditions spécifiques de discours.
3.4.2 Absence de pronom préverbal à référence lexicale
M. Gross 1975 distingue les pronoms préverbaux coréférents de ceux qui n’ont qu’une référence lexicale dans le discours ou la situation. Dans la phrase Max achète du vin / des lits, Luc en vend (p. 122), en ne peut référer au vin ou aux lits particuliers achetés par Max; en réfère uniquement au mot vin ou lits, sans référer à la réalité spécifiée. Cette même référence lexicale apparaît dans les constructions avec un quantifieur, qui présuppose la présence du pronom préverbal en. Par exemple, dans la séquence suivante, il est clair que trois lits que Luc vend ne peuvent venir d’un lit que Max a acheté : Max achète un lit, Luc en vend trois, et en ne rappelle que le mot lit.
L’omission de en dans le cas de référence lexicale est presque systématique en français de Côte-d’Ivoire. Nous avons des phrases du type :
S’agissant de phrases avec quantifieur, les constructions sans pronom préverbal à référence lexicale sont aussi courantes en FCI :
Ce type de constructions, répandu aussi au Burkina Faso et dans la sous-région, comme le relève Prignitz 1996 : 246-249, n’est pas attesté en français normé.
3.4.3 Absence de pronom préverbal intrinsèque
Il existe en français de France des phrases figées avec les pronoms préverbaux en et y, où en et y sont des pronoms préverbaux intrinsèques, c’est à dire sans source synchronique possible (M. Gross 1998, 2, p. 7). On observe dans les phrases figées du français de Côte-d’Ivoire comparées à celles du français de France la possibilité d’omission du pronom préverbal intrinsèque. Deux cas peuvent être distingués, selon le degré de figement du pronom préverbal en ou y en français de France.
3.4.3.1 Degré de figement faible
Certains idiomes comprenant le pronom préverbal en en français de France peuvent aussi être employés sans celui-ci dans le même sens, bien que la construction avec en soit plus courante actuellement. Nous avons par exemple Guy a du courage à (E / en ) revendre. / Je me (E / en ) remets à la décision du comité. / Vous (E / y) avez été pour beaucoup dans sa décision.
Dans ces cas-là, le français de Côte-d’Ivoire présente la phrase figée sans en ou y :
On ne peut cependant considérer ces phrases comme spécifiques du français ivoirien.
3.4.3.2 Degré de figement élevé
En revanche, il existe d’autres phrases qui sont obligatoirement utilisées avec la forme pronominale intrinsèque en français de France. Nous avons ainsi, avec le verbe avoir : Guy (*E / en) a pour deux heures / trois jours. / Guy (*E / en) a marre des grèves / d’aller à l’école à pied.
Elles sont utilisées le plus souvent sans la forme pronominale intrinsèque en français de Côte-d’Ivoire :
On observe aussi la possibilité d’omission de y dans la forme figée impersonnelle il y a, après devoir et pouvoir. Le français de Côte-d’Ivoire ne contrevient pas aux contraintes idiomatiques du français normé qui empêchent l’omission de y dans la forme il y a; il admet cependant l’omission de y dans : il doit avoir un développement / il peut avoir cent personnes dans la salle. Cela n’a pas été observé dans une autre variété de français. Les séquences suivantes de la presse illustrent cette possibilité :
Les phrases figées avec le verbe être du français de France Guy (*E / en) est à la page huit / sa troisième sortie sont généralement réalisées en français de Côte-d’Ivoire sans le pronom préverbal, dans des phrases comme Yao est à la page huit / sa troisième sortie. / Yao est réduit à trier le courrier, par exemple dans les séquences :
Nous avons ce même type de variante dans deux phrases figées, en français de France, avec le pronom préverbal intrinsèque y et le verbe aller. Le pronom préverbal y ne peut être omis en français de France dans Guy va y aller [Guy va partir]. / Il y va de sa réussite, mais peut l’être en français de Côte-d’Ivoire, où nous avons Il va de sa réussite. / Yao va aller (Yao va partir), par exemple dans :
D’autres phrases figées existent dont les équivalents en français de France comportent les pronoms en ou y. Nous avons, par exemple, en français de France : Guy s’en donne à coeur joie. / Guy n’en finit pas de sauter / parler. / Guy en fait à sa tête. / Guy y met du sien. / Guy n’en pense pas moins. / Guy s’y prend de telle manière. / La popularité de Guy en a pris un coup. / Guy n’en rate pas une. Toutes ces phrases peuvent apparaître sans les pronoms en ou y en français de Côte-d’Ivoire, comme le montrent les séquences suivantes, d’origines diverses :
On peut dire que quasiment toutes les phrases figées du français de France comprenant les pronoms intrinsèques en ou y peuvent être utilisées en Côte-d’Ivoire sans ces pronoms et conserver le même sens que celui de la phrase figée du français de France. Ce phénomène distingue nettement les deux variétés. Les rares exceptions de phrases figées où le pronom préverbal intrinsèque est obligatoire en français de France comme en FCI sont par exemple Yao (*E / en) veut à Awa. / Yao se (*E / en) fout. Ces deux phrases appartiennent au français standard basique et ne peuvent donc être considérées comme propres au FCI.
L’absence des pronoms préverbaux en et y référant à un élément présent ailleurs dans la phrase ou la situation relève de l’omission déjà étudiée en français standard basique des compléments nominaux ou pronominaux restituables par le contexte. Elle manifeste, en français de Côte-d’Ivoire, l’extension maximale de cette possibilité. Elle s’étend, de plus, à des cas plus difficiles en français de France, tels que celui des phrases avec quantifieur.
Dans le cas des formes en et y figées avec le verbe en français de France, l’omission de ces formes en français de Côte-d’Ivoire ne relève pas du même phénomène, puisque l’interprétation de la phrase figée ne se fait pas de façon compositionnelle. En français de France, l’omission de en et y est très difficile dans ce cas, car elle gêne l’interprétation du sens global de la phrase figée. En français de Côte-d’Ivoire, cette interprétation n’est nullement gênée par l’absence de en ou y.
4. Conclusion
Cette présentation de divers phénomènes concernant la présence ou l’absence des prépositions et des compléments prépositionnels ou non prépositionnels d’un verbe montre que le français de Côte-d’Ivoire permet une grande variabilité du nombre des actants d’un verbe, comme on peut l’observer aussi dans d’autres variétés de français contemporain, et qu’il intervient dans le renouvellement historique de la langue.
Tous ces phénomènes ont été traités dans une vision globale, c’est-à-dire en ayant comme point de départ pour l’explication la construction la plus longue possible, qui peut subir la disparition de certains de ses éléments (préposition, complément, etc.). Dans cette approche de la valence verbale, l’expansion maximale reste celle qui définit le verbe même si certains éléments peuvent ne pas apparaître. Procéder d’une autre façon donnerait une vision fausse de la variation du français de Côte-d’Ivoire. En effet, analyser une construction dans laquelle la préposition apparaît et une autre, équivalente, où elle n’apparaît pas, sans lien entre elles, conduirait à l’illusion de deux verbes distincts, ou de deux grammaires distinctes, l’une du français ivoirien populaire ou familier, et l’autre d’une variété ivoirienne proche du français normé. Nous pensons au contraire qu’il y a une continuité entre ces deux types de constructions et que l’alternance existe au sein même du français de Côte-d’Ivoire.
Appendices
Remerciement
Je tiens à remercier Mireille Piot, qui m’a initiée à cette recherche et m’a prodigué ses conseils avec une grande disponibilité.
Notes
-
[1]
Laboratoire d’Automatique Documentaire et Linguistique, Université de Marne-la-Vallée.
-
[2]
Ils ne se limitent pas au français, de très nombreuses langues sont traitées dans ce cadre : langues romanes, anglais et allemand, arabe, coréen, malgache, marocain, etc. Voir Leclère 1998a.
-
[3]
Groupe de Recherche en Formalisation Linguistique, Université du Québec à Montréal.
-
[4]
Le nouchi, créé au début des années quatre-vingt dans les quartiers populaires d’Abidjan par les «loubards» et enfants des rues est actuellement étendu à bien d’autres milieux. La création du site <www.nouchi.com> sur le Web témoigne d’une volonté d’ouverture et de diffusion de cette langue, de la part de certains au moins de ses utilisateurs, surtout de ceux qui sont éloignés géographiquement du pays pour leurs études. La morphosyntaxe du nouchi s’apparente à celle du français populaire ivoirien, et la démarche des locuteurs, essentiellement cryptique, porte surtout sur le lexique et associe le nouchi à un argot ivoirien.
-
[5]
Les équivalents sémantiques en français normé ne sont que des approximations et ne représentent qu’une des phrases équivalentes possibles de la phrase en français ivoirien.
-
[6]
Notations :
FCI, FF
séquence ou cadre syntaxique propre au français de Côte-d’Ivoire ou au français de France respectivement;
N0 V N1
construction avec : Sujet, Verbe, Premier Complément;
Prép N2
second complément introduit par une préposition;
Loc
préposition qui introduit un complément locatif;
Vinf
verbe infinitif;
QuP
complétive introduite par que;
E
élément vide;
*
précède une séquence inacceptable.
-
[7]
Nous présentons la plupart des faits de variation comme des alternances. À strictement parler, si l’une des deux variantes est spécifique au français de Côte-d’Ivoire et que l’autre appartient au français standard basique, on peut considérer qu’il s’agit d’alternance entre deux variétés de français en usage en Côte-d’Ivoire. Cependant, puisque le français de Côte-d’Ivoire se caractérise autant par la variante qui lui est spécifique que par la possibilité même de l’alternance (chez le même locuteur, dans la même situation, etc.), nous préférons continuer à parler d’alternance de constructions au sein du français de Côte-d’Ivoire.
-
[8]
Nous n’analysons pas ici les séquences Ali, Yao a parlé (*le / lui) et Ali, Yao a pardonné (*le / lui), qui relèvent uniquement de la langue parlée.
-
[9]
Seule une étude statistique pourra confirmer efficacement cette dernière remarque en contexte non ivoirien ou non africain.
-
[10]
Cependant, la séquence Loc N est difficilement acceptable si elle peut être interprétée, de façon erronée, comme un complément de phrase (voir la note 14). C’est le cas de Guy a éliminé / enlevé / supprimé / … deux bières (de / *dans) le réfrigérateur, la séquence avec *Loc N pouvant être paraphrasée par : * Le fait que Guy élimine / enlève / supprime / … deux bières s’est passé dans le réfrigérateur.
-
[11]
Ces constructions ont toutefois leurs correspondantes dans les langues ivoiriennes.
-
[12]
Abobo est une commune d’Abidjan.
-
[13]
Ces constructions ont toutefois leurs correspondantes dans les langues ivoiriennes.
-
[14]
Ces phrases peuvent, bien sûr, avoir des compléments de phrase tels que :
Le bateau a coulé (dans le port / au large de l’île)
L’avion a atterri sur la piste 4.
Les compléments de phrase se reconnaissent essentiellement, comme l’indiquent Guillet et Leclère 1992 : 15 - 17, par le fait qu’ils constituent l’adverbe obligatoire de phrases à verbe support avoir lieu, se passer…, qui sélectionnent comme sujet l’évènement considéré :
Le fait que le bateau a coulé a eu lieu (dans le port / au large de l’île)
Le fait que l’avion a atterri s’est passé sur la piste 4.
-
[15]
Les termes «objet latent» et «emploi générique» de Larjavaara 2000 s’apparentent à ceux d’«anaphore zéro» et «emploi absolu» de Noailly 1998. Larjavaara 2000 étudie une variété de français plus étendue que Noailly 1998.
-
[16]
Il importe peu que l’objet soit présent dans le contexte, dans la situation ou seulement dans l’esprit des interlocuteurs. La langue, en effet, ne fait pas la différence entre ces cas et l’essentiel est que le référent est : 1° présent dans la représentation mentale, et 2° implicite dans la langue (voir à ce sujet Larjavaara 2000).
-
[17]
Ces sens existent pour l’équivalent sémantique kpε de couper en baoulé (Kouadio N’Guessan 2000 :77).
-
[18]
Bassam est une ville de Côte-d’Ivoire.
-
[19]
Voir la note 9.
-
[20]
La remarque de la note 7 s’applique ici aussi.
-
[21]
Milner 1982 analyse différemment ces cas et distingue la référence actuelle (dans la réalité) et la référence virtuelle (dans la représentation mentale).
-
[22]
Mets préparé avec des féculents pilés et présentés en pains, accompagnés d’une sauce.
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- Touré, A. 1985 Les petits métiers à Abidjan. L’imagination au secours de la «conjoncture», Paris, Karthala.
- Quotidiens Ivoiriens : Fraternité Matin, Ivoir’soir, Le Jour, Notre Voie.