Abstracts
Résumé
À la conception largement répandue dans le grand public que «l’accent» québécois reflète surtout les usages linguistiques des dialectes ruraux des provinces d’origine des colons du xviie siècle, on opposera ici une analyse des traits de prononciation qui caractérisent cet accent. Ce sont surtout la prononciation des mots outils, les valeurs spécifiques des allophones, la base d’articulation, la prosodie et l’intonation qui établissent les caractéristiques phonétiques dominantes d’un «accent» particulier. Celles-ci sont cependant très fluctuantes au cours de l’histoire et peuvent difficilement être rapportées aux usages anciens. Seules les distributions des distinctions phonémiques suffisamment fréquentes permettent des comparaisons historiques. Dans presque tous les cas, l’usage québécois moderne reflète les usages parisiens — souvent ceux de la norme — du xviie siècle, plutôt que les patois ou les français de l’Ouest de la France.
Abstract
Does the modern Québec French «accent» really reflect the dialects of the Western French provinces from which many earlier settlers originated, as popular belief would have it? The pronunciation of frequent function words, the allophonic realization of phonemes, the basis of articulation, the specifics of prosody and intonation are the constitutive clues of a given «accent». These are however subject to frequent fluctuation in the course of time and cannot be easily related to earlier linguistic habits. Only the evolution of phonemic distributions that are frequent enough to characterize specific accents may be used to establish their historical sources. In most such cases, modern Québec habits have been inherited from seventeenth-century standard — and less frequently colloquial — Parisian usage, not from other dialectal and regional standard varieties elsewhere.
Article body
1. Introduction
J’examinerai ici la contribution des premiers immigrants, venus des différentes provinces françaises, aux caractéristiques générales de la prononciation moderne du français au Québec, qui – surtout dans les variétés les plus populaires – frappe tant les visiteurs et les immigrants récents habitués aux usages d’outre-Atlantique[1]. Une conception naïve, dans le grand public[2], souvent relayée par les médias[3], voudrait que «l’accent» québécois reflète surtout les usages linguistiques des dialectes ruraux des provinces d’origine des colons qui vinrent s’établir dans la Nouvelle-France du xviie siècle; c’est à la Normandie, au Poitou ou à la Saintonge (celle-ci n’étant pas toujours distinguée de l’Aunis, voir la carte 1) auxquels, plus souvent qu’autrement, on attribue les influences déterminantes. En fait, il semble bien qu’au contraire, les caractéristiques générales de la prononciation moderne du français au Québec dérive essentiellement de la prononciation recherchée de la noblesse et de la haute bourgeoisie parisienne du xviie siècle. Ceci n’exclut pas la survivance de quelques traits de prononciation populaire parisienne ou de prononciations d’autres régions, mais dans l’ensemble, ceux-ci semblent avoir été relativement secondaires dans le développement de «l’accent» québécois moderne. Cette conception naïve semble parfois s’appuyer sur l’impression tout aussi naïve dans ce même grand public que le français parlé au Québec est particulièrement archaïque : on verra donc dans les particularités linguistiques du français au Québec (par rapport à la norme parisienne) des reliques d’états plus anciens et/ou régionaux avant d’envisager que des innovations aient pu se produire ici au Québec depuis le xviie siècle.
Il ne sera pas discuté ici de syntaxe, de morphologie, ni de lexique, si ce n’est – pour ce dernier – pour dire que son enrichissement et son renouvellement peuvent être relativement rapides dans certains domaines (en particulier les domaines techniques), mais que son évolution est relativement indépendante des faits de prononciation; notons seulement la conclusion récente de Chauveau :
[…] en dehors de certains domaines référentiels bien particuliers, les comparaisons comptables [lexicales] entre données québécoises et données françaises n’aboutiraient pas à des résultats tranchés. [...] en dehors du domaine de l’agriculture, le lexique québécois n’est pas [...] marqué plus significativement par un parler provincial que par un autre. En fait les percheronnismes se sont implantés durablement au Québec, et sous une forme dédialectalisée [c’est moi qui souligne], parce qu’ils comblaient un manque au lexique français, alors langue commune des populations citadines et d’une élite sociale plus intéressées par les produits et les revenus de l’agriculture que par ses tâches productives.
Chauveau 2000 : 101–102
Les termes percherons bottiau et quintiau, par exemple, lorsqu’ils ont été empruntés au Québec pour combler les lacunes lexicales de nombreux colons, ne l’ont pas été avec leurs prononciations percheronnes d’alors (probablement [bɔti̯ɔ(u̯)] et [kẽti̯ɔ(u̯)]), mais avec une prononciation conforme aux usages de l’élite sociale (probablement [bɔte̯ɔ/bɔtɔː] et [kẽte̯ɔ/ke̯tɔː]) dont la terminaison [-e̯ɔ] ou [-ɔː] (si on suppose que l’emprunt s’est généralisé au cours du xviie siècle)[4] a fini par devenir [-o], aussi bien dans la norme parisienne qu’au Québec (cf. Morin 1996 : 261).
2. Les origines régionales des premiers colons de la Nouvelle-France
Il est vrai qu’un nombre important des premiers immigrants venaient de régions où les populations rurales parlaient alors – comme c’était encore le cas récemment – des «patois»[5] assez éloignés de la norme du français parisien. On voit sur la carte 1 (d’après Charbonneau et Guillemette 1994 : 169, mais d’autres statistiques donneraient des résultats comparables) qu’il se dégage trois grands groupes de pionniers[6] ayant contribué au peuplement initial de la colonie selon leur origine géographique : Poitou-Aunis-Saintonge (31,5 % des pionniers), Normandie-Perche (24,9 %) et Île-de-France-Beauce-Brie (20,1 %). Il semble donc raisonnable de croire qu’on devrait trouver des traces importantes des usages linguistiques de ces trois régions dans le français du Québec. Le FEW (Französisches Etymologisches Wörterbuch) – l’ouvrage de référence par excellence pour l’étymologie des mots français – classe les données recueillies au Québec (ainsi que celles de l’Acadie et de la Louisiane) sous la rubrique «saintongeais» (Hoffert 1957 : 13). Il fallait bien classer ces données, effectivement, mais la décision adoptée montre bien que l’on privilégie une filiation avec les anciens usages dialectaux de cette province[7].
Les linguistes qui depuis presque un ont examiné de près la prononciation moderne du français au Québec ont une position plus nuancée que celle du grand public. Ils s’accordent presque tous pour dire que cette prononciation dérive essentiellement des usages parisiens – plutôt populaires –, à laquelle se sont néanmoins superposées des particularités issues d’usages dialectaux d’autres régions. Les usages parisiens qu’ils invoquent ne sont pas ceux des seuls habitants de Paris et des régions limitrophes. Il s’agit d’un usage linguistique plus large, qui s’était répandu depuis Paris, d’abord vers les centres urbains (plus rapidement dans le nord des régions maintenant «francophones» d’Europe)[8], puis vers les zones rurales, où il a fini par remplacer presque partout les usages dialectaux anciens (ceux qu’on appelle généralement «patois»). Lorsqu’on veut préciser la forme prise par la norme parisienne dans une région spécifique, on parle du français de cette région (p. ex. «le français de Marseille, le français du nord de la France») ou du français régional de cette région (p. ex. «le français régional de Marseille», cf. aussi la note 5).
Pour ce qui est de l’usage québécois, Rivard 1914 s’exprime ainsi : «Le franco-canadien[9] est donc un parler régional, relativement uniforme, sans être homogène, et que caractérisent certaines formes patoises diverses, incorporées au français populaire commun du nord de la France» (p. 40), ayant une «élocution, dont on n’est pas sûr que ce soit un accent, tant ses traits sont flous et ses caractères indécis, mais qui paraît être le résultat de divers accents provinciaux incorporés au français, et qui, tantôt normande, tantôt berriaude, saintongeoise au commencement d’un mot et picarde à la fin, ne laisse cependant pas de rappeler toujours la prononciation de l’Île-de-France, sans jamais y ressembler complètement» (p. 18-19). De plus, l’influence des anciens dialectes régionaux continuerait à se faire sentir au Québec en dirigeant son évolution phonétique ultérieure puisque «certaines évolutions phonétiques [sont] essentiellement dialectales et […] n’ont pas leurs racines dans le français» (p. 18). Enfin, pour ce chercheur, le poids démographique des premiers colons normands est tel qu’il «n’est pas surprenant que le normand ait laissé sur notre parler une empreinte plus profonde que les autres dialectes» (p. 35).
Il faut bien comprendre que les accents provinciaux dont parle cet auteur ne sont pas ceux des «français» régionaux, mais bien des «dialectes» (ou «patois») de ces régions. Il reprend ce thème ailleurs en l’illustrant avec le mot gens qui «se prononce parfois ja͂ (français), parfois jе‚ (picard), parfois ha͂ (saintongeais) ou encore hе‚; et ce dernier produit comprend ce qu’il y a de dialectal dans les deux autres.» (Rivard 1914 : 59; c’est moi qui souligne le mot dialectal). On notera en particulier que [ʒẽ)] ‘gens’ est bien une forme dialectale picarde, [ʒã)] étant la forme correspondante du français régional (cf. Edmont 1897, qui oppose les usages dialectaux de Saint-Pol – ville, faubourgs et banlieue – à ceux qui sont influencés par le français régional et seulement parlés dans la ville même). La thèse de Rivard sur l’originale dialectale des traits de prononciation du français du Québec, qu’on retrouve en particulier dans le très populaire Glossaire du parler français au Canada, a eu une grande influence sur les conceptions des origines dialectales de sa prononciation et se retrouve, par exemple, dans les travaux récents de Juneau (1987 : 309) ou de Mougeon et Beniak (1994b : 40-41)[10].
Les démarches utilisées par de nombreux chercheurs pour évaluer la contribution des usages régionaux à la prononciation du français au Québec ont malheureusement été viciées par quatre types d’erreurs méthodologiques. La première consiste à comparer les formes modernes (ou relativement récentes) du français au Québec à celles du français des différentes régions françaises (en particulier de la région parisienne) ou des patois régionaux. Ainsi, par exemple, Léon 1994 : 389 fait observer :
Comme le québécois, le franco-ontarien est doté d’un système où dominent les proéminences acoustiques d’intensité et de durée. La syllabe finale semble toujours plus brève qu’en français standard […] Comme en normand, le rythme vient ici de la conservation des durées étymologiques. Les voyelles postérieures, fermées, diphtonguées ou nasales sont longues et tendent alors à être perçues comme accentuées, comme dans tous les parlers de l’Ouest français.
Léon 1994 : 389
Ces comparaisons ne peuvent servir à établir des relations historiques[11]. En effet, au moment de la colonisation de la Nouvelle-France, les durées étymologiques étaient également présentes dans la norme parisienne. Il est nécessaire de partir des états de langue tels qu’on peut les reconstruire depuis le xviie siècle[12], car, faut-il le rappeler, les colons venus s’établir sur les berges du Saint-Laurent, qu’ils soient normands, angevins, parisiens ou autres, avaient des usages linguistiques bien différents de ceux de leurs arrière-petits-neveux européens du xixe siècle ou du xxe siècle.
C’est la même erreur qu’on commet lorsqu’on s’appuie sur le témoignage des «commentateurs français [qui] font encore au xixe siècle de nombreux rapprochements entre les traits du français canadien et les habitudes linguistiques des Normands et des Percherons, qui ont été les premiers à s’établir à Québec» (Poirier 1994b : 77)[13]. Les commentateurs français ne sont aucunement en mesure d’évaluer si les traits de prononciation qu’ils observent dans le français du Québec au xixe siècle ont une origine normande plutôt que parisienne. Ils ne peuvent que réagir à des différences qui existaient à leur époque, c’est-à-dire au xixe siècle. Ainsi, tel commentateur français pourrait avoir été frappé par certains rythmes induits par la conservation des durées étymologiques qui n’existaient pas dans la norme parisienne du xixe siècle qu’il connaît. Mais ces rythmes du français québécois, qui lui rappellent peut-être les usages régionaux qu’il a eu l’occasion d’entendre, peuvent très bien provenir de durées étymologiques qui existaient dans la norme parisienne deux cents ans plus tôt.
D’ailleurs, les rapprochements que fait notre visiteur avec les traits normands ou percherons semblent n’être souvent que de simples stéréotypes, comme le montrent amplement les données rassemblées par Caron-Leclerc 1998. Ainsi, Édouard Polydore Vanéechout, un des rares visiteurs à s’être rendu en Acadie, écrit en 1862 dans la Revue des deux mondes : «Je promenais un regard distrait sur ce monde bariolé, lorsqu’une voix d’un accent singulier prononça derrière moi quelques paroles en français. Je me retournai; une véritable paysanne normande était devant mes yeux, au court jupon de futaine, aux cheveux en bandeau, aux grands yeux bruns, profonds et doux. […] On eût pu se croire transporté dans un village normand d’il y a deux s» (Caron-Leclerc 1998 : 163, 165). Quand on sait que la Normandie n’a presque pas contribué au peuplement acadien, on comprendra que l’auteur – qui a probablement une conception très peu autorisée des villages des campagnes françaises deux s auparavant – est plus sensible au stéréotype du paysan français qu’aux traits linguistiques ou culturels spécifiquement normands hérités par les Acadiens de la deuxième moitié du xixe siècle.
Pierre de Coubertin, après un séjour au Québec en 1889, rapporte que les Canadiens français «savent calculer, supputer, escompter à la façon du paysan normand, dont ils ont les instincts aussi bien que l’accent» et donne comme échantillon, une phrase – tout aussi stéréotypée – qu’il aurait entendue sur place : «Pour une année qu’y aurait des poumes, y en a point; mais pour une année qu’y en aurait point, y en a!» (Caron-Leclerc 1998 : 395; c’est moi qui souligne la négation point). La prononciation [pum] de pommes et l’usage de point pour la négation sont alors en France deux stéréotypes du parler paysan, qui ne sont cependant déjà plus valables pour les patois de Normandie et, plus généralement, pour la plupart des patois français : à cette époque, [pum] pour pomme était alors un trait du sud du domaine d’oïl (ALF, carte 1056 des pommes), tandis que la négation point n’était pratiquement plus utilisée, sauf en Picardie d’une part et dans la région Vendée-Charente (Poitou, Aunis, Saintonge et Angoumois sur la carte 1) d’autre part (ALF, carte 12). Les observations de Clapin 1894 ou de Legendre 1890, par exemple, montrent que cet usage n’était certainement pas répandu dans le français du Québec à la fin du xixe siècle[14].
Tous les visiteurs ne sont cependant pas, comme Pierre de Coubertin et consorts[15], prisonniers de ces stéréotypes. Emmanuel Blain de Saint-Aubin, qui connaît bien le patois normand – parlé, précise-t-il, jusqu’à Rennes, Saint-Malo et Saint-Brieuc (ce qui montre aussi que le terme «normand» dans l’usage de cette époque peut très bien qualifier une bonne partie de la France de l’Ouest, y compris la Bretagne romane), dénonce déjà en 1867 de façon très convaincante les «[p]lus de vingt auteurs [qui] ont affirmé, les uns après les autres, que les Canadiens parlent le patois[16] normand» (Caron-Leclerc 1998 : 178).
Les rapprochements que font nos visiteurs avec les traits normands ou percherons, même lorsqu’il ne s’agit pas de simples stéréotypes, sont nécessairement tributaires de connaissances dialectologiques limitées. Ainsi, jusqu’à ce qu’il soit révélé par Marguerite Durand (1945), même les dialectologues français les plus compétents ignoraient l’existence d’un parler parisien rural spécifique qui, en 1945, avait conservé des voyelles longues inconnues des autres usages parisiens – ils auraient donc bien été incapables de rapprocher le français du Québec de cette variété parisienne.
Ceci nous amène à la seconde erreur – dénoncée récemment par Simoni-Aurembou 1991 sous le nom de «mirages génétiques» – qui relève de la pétition de principe. Elle consiste à établir la parenté entre le français du Québec (ou d’Acadie, ou d’ailleurs) avec un dialecte régional français en examinant plus spécifiquement ce dialecte, sans prendre garde que d’autres dialectes pourraient également satisfaire aux termes de la comparaison. On ne verra jamais qu’un éléphant d’Afrique ressemble à un éléphant d’Asie si on limite ses observations aux animaux d’Afrique.
C’est ce type d’erreur qu’on fait quand on s’appuie uniquement sur les écarts entre les usages québécois et la norme parisienne (à différentes époques) pour défendre la thèse d’une origine régionale des caractéristiques générales de la prononciation du français au Québec. Si on examine uniquement les traits radicalement distincts de la norme parisienne – affrication des dentales /t, d/ > [ts, dz] devant [i, y, j, ɥ]; laryngalisation des fricatives postalvéolaires : /ʃ, ʒ/ > [h, ɦ] > [h]; ouverture des voyelles brèves /i, y, u/ > [ɪ, ʏ, ʊ] dans certaines syllabes fermées; métathèse de /tr, dr/ > [rt, rd] en fin de mot, comme dans foudre /fudr/ > [furd][17]; diphtongaison de certaines voyelles longues : fête /fεː;t/ > [fεe̯t, fae̯t]; ouverture de /ε/ en finale de mot : frais /frε/ > [fra], lait /lε/ > [la]; postériorisation du /a/ > [ɒ] dans les mêmes conditions : chat /ʃa/ > [ʃɒ]; ouverture de /ε/ devant /r/ préconsonantique : verte /vεrt/ > [vart]; relativement haute fréquence des syncopes des voyelles hautes non toniques : support /sypɔr/ > [spɔr], etc. – on ne pourra jamais les mettre en correspondance, le cas échéant, qu’avec des usages régionaux ou des usages parisiens populaires, puisque les correspondances avec la norme parisienne ont été exclues au départ. Ce n’est qu’en examinant tous les traits de prononciation qu’on pourra faire un bilan représentatif 1° de ceux qui, au xviie siècle, étaient communs à tous les usages dialectaux ou français des régions d’origine de la majorité des colons, 2° de ceux qui étaient spécifiques à certaines régions ou à certains usages populaires, et 3° de ceux qui étaient spécifiques à la norme parisienne. Comme le souligne justement un des lecteurs de cette revue «ceux qui soutiennent l’hypothèse que les régions de France ont eu une influence sensible sur la prononciation québécoise» n’examinent pas les «cas qui ne […] paraissent pas avoir vraiment fait problème», tels que l’adoption conforme à la norme parisienne de «la prononciation des mots qui se terminent en -eau». Ce n’est pourtant qu’en examinant tous les cas qu’on peut reconstruire la dynamique sociale qui a permis aux divers traits de prononciation, quelles que soient leurs sources, de s’imposer et de devenir des éléments constitutifs de la prononciation du français au Québec (tout en gardant à l’esprit que des traits de prononciation maintenant distinctifs peuvent très bien s’être développés indépendamment sur le sol québécois).
La troisième erreur consiste à se satisfaire de correspondances approximatives. Ainsi Gendron (1966 : 66, 1970 : 346-348) croit pouvoir établir que l’ouverture des /ε/ en finale de mot qu’on observe dans le français populaire du Québec (où il semble maintenant être en régression) est un trait hérité du français populaire parisien du xviie siècle, une thèse souvent reprise par la suite (Juneau 1972 : 50, Poirier 1975 : 200, 1994a : 266, Mougeon et Beniak 1994b : 29, 33). La comparaison n’est cependant pas valable. Au Québec, l’ouverture affecte toutes les voyelles /ε/ en finale de mot, qu’elles aient été brèves au xviie siècle, comme dans billet, poulet, lait (devenus [bija, pula, la] dans certains usages québécois) ou longues, comme dans frais ou français (devenus [fra, frᾶsa] dans les mêmes usages québécois); elle n’affecte pas les voyelles en syllabe fermée, comme dans lettre, allaite, fraîche, française. Dans les textes parisiens du xviie siècle, cependant, les conditions qui gouvernent l’ouverture sont totalement différentes : ce sont les voyelles longues et seulement les voyelles longues qui s’ouvrent, aussi bien en syllabe (maintenant) ouverte, comme dans fras ‘frais’, disas ‘disais’, qu’en syllabe (maintenant) fermée, comme dans masme ‘même’, vaspre ‘vêpres’ ou rasve ‘rêve’. Les voyelles brèves dans le français parisien populaire du xviie siècle ne s’ouvraient jamais, qu’elles se soient ouvertes au Québec, comme dans billet, poulet ou lait, ou non, comme dans lettre ou allaite. Ces différences structurales indiquent que l’ouverture au Québec et l’ouverture dans le français populaire parisien sont deux changements complètement indépendants l’un de l’autre[18].
Enfin, la dernière erreur consiste à n’examiner que les niveaux de langue spécifiques aux milieux les moins scolarisés qui seraient les plus représentatifs du «parler ancestral» :
Comme en d’autres pays, il y a au Canada trois espèces de langage : celui des gens instruits, celui du peuple des villes et celui de la population rurale, des paysans, des habitants.Au point de vue dialectologique, les deux premiers n’offrent que peu d’intérêts. […] Par franco-canadien, entendons plutôt le langage de nos populations rurales, de celles qui, éloignées des villes et des centres manufacturiers, ont moins subi l’influence du français classique et d’autre part n’ont pas été atteintes par l’infiltration d’un idiome étranger; là s’est maintenu, s’est développé le parler ancestral.
Rivard 1914 : 37
Cette idéologie de l’existence de parlers plus purs – dans ce cas, moins contaminés par la norme – a pour effet d’occulter les aspects sociolinguistiques du français au Québec dans lequel différents niveaux de langues ont certainement coexisté depuis le début de la colonisation et se sont influencés mutuellement – comme cela s’est produit dans toutes les autres variétés de français. Elle accentue la tendance à rechercher la source des particularités linguistiques dans la variation des usages des premiers colons, plutôt que dans l’évolution normale de groupes sociaux qui transmettent en les modifiant des usages linguistiques plus ou moins interdépendants.
3. La variation contemporaine au Québec
Pour beaucoup de Québécois non prévenus, les différences de prononciation qu’ils perçoivent entre les différentes régions, entre «l’accent» de Montréal et celui du Lac-Saint-Jean ou de la Gaspésie, par exemple, doivent avoir leurs sources dans les différentes prononciations régionales des premiers colons. Ces différences, cependant, sont bien moindres qu’ils ne se l’imaginent : «L’uniformité du parler populaire dans le domaine du franco-canadien est en effet remarquable. […] La phonétique accuse une uniformité plus sensible encore» (Rivard 1914 : 27). De toutes petites différences suffisent en effet comme marqueurs d’identité régionale; elles peuvent alors prendre des dimensions sociales sans commune mesure avec les écarts phonétiques objectifs. Il faut bien comprendre que les différences de prononciations que l’on observe sur le territoire du Québec peuvent très bien s’être développées ici à partir d’usages à l’origine communs.
À partir d’évaluations démographiques indirectes, Poirier 1994b : 74-75 conclut que «la région de Québec a reçu proportionnellement plus de colons venant du centre de la France (région dominée par l’influence parisienne) et du nord-ouest que celle de Montréal [qui a reçu plus d’immigrants ruraux de l’ouest de la France]» et qu’ainsi «l’influence des ruraux a été sensiblement plus forte dans la région de Montréal». Ce serait cette différence de peuplement, combinée à «une tendance normalisatrice découlant de la présence de fonctionnaires de l’administration française […] en poste à Québec», qui expliquerait la différence entre l’articulation apicale [r] du r à Montréal et son articulation postérieure (le plus souvent l’uvulaire [ʁ]) à Québec. Notons que dans cette argumentation, c’est moins l’origine géographique des colons qui est en cause que leur origine sociale : c’est surtout l’opposition entre villes et campagnes qui est déterminante. Car même les colons ruraux venant du centre de la France, toute empreinte que soit cette région de la norme parisienne, devaient alors avoir des [r] apicaux – c’est en tout cas l’articulation qu’utilisaient dans ma jeunesse, les aînés de mon propre terroir briard, ceci à moins de cent kilomètres à l’est de Notre-Dame de Paris, ainsi que les témoins de Fondet (1980 : carte 27.2), à une distance de moins de vingt-cinq kilomètres au sud de la même cathédrale.
Le problème empirique, cependant, est beaucoup plus complexe que cela. En particulier, la thèse de Poirier présuppose qu’on accepte l’analyse de Straka (1965 : 573 [1979 : 466]) d’une postériorisation complète du r dans la norme parisienne bien avant la fin du xviie siècle et l’absence de toute variation dans cette norme. Si on admet que le r antérieur est connu au Québec depuis le début de la colonisation (mais voir infra), on ne peut néanmoins exclure que la variante apicale était également répandue dans la norme sociale et, par suite, que la distinction entre les usages montréalais et québécois qu’on a observée pendant une partie du xxe siècle (elle tend à disparaître à la suite de l’adoption généralisée du [ʁ] postérieur à Montréal) pourrait très bien refléter la variation originale de la norme parisienne au xviie siècle[19]. Puisqu’il est question de la variation des normes, il n’est pas inutile de rappeler que l’articulation apicale du r était la seule admise au début du xxe siècle dans la norme explicite pour l’ensemble du Québec selon Adjutor Rivard (1901 [1928 : 71, §§110-111]), professeur à l’Université Laval, qui proposait une série de remèdes pour se défaire de l’articulation postérieure, «ce vice de prononciation [qui] vient quelquefois d’une certaine paresse de la langue, plus souvent de l’affectation, ou encore d’une habitude contractée dès l’enfance». Notre censeur est originaire du comté de Nicolet, où il est rapporté que tous les témoins de l’enquête de l’ALEC (p. 31), y compris ceux de la génération de Rivard, prononçait un [ʁ] postérieur en 1971.
4. La situation linguistique au xviie siècle
Pour bien comprendre comment s’est développée la prononciation du français au Québec, il est donc essentiel de connaître quelles étaient les différentes prononciations au xviie dans les régions de provenance des premiers colons afin d’évaluer la variation initiale. Puis de comprendre comment ces prononciations ont pu évoluer depuis cette époque, à la fois par la dynamique interne des forces en présence et par les influences venues de l’extérieur.
4.1 La situation dans la France du xviie siècle
Il faut bien constater qu’on connaît mal les détails de l’histoire linguistique de ces régions, et surtout de la prononciation. On sait qu’au xviie siècle, il existait déjà une certaine forme de diglossie dans la plupart des régions d’oïl – où se parlaient deux variétés de langues galloromanes, cette variété socialement valorisée qu’on appelle maintenant le français (en le qualifiant parfois de régional) et cette variété non valorisée, que j’ai appelée le patois (à défaut d’un meilleur terme, cf. note 5). Les compétences linguistiques des différents sujets de Sa Majesté variaient considérablement selon les régions et les classes sociales. On ne se trompe certainement pas en disant que le français était peu ou pas utilisé par les paysans des zones rurales (même si certains pouvaient le comprendre plus ou moins bien), qu’il était d’autant plus utilisé dans les centres urbains qu’on s’élevait dans la hiérarchie sociale et que c’était la langue normale de communication de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie (qui n’ignoraient probablement pas toujours le patois de leur région, la langue de leurs nourrices et parfois de leurs frères et soeurs de lait).
Il serait relativement facile de reconstruire les traits de prononciation généraux des différent patois du xviie siècle, et en particulier ceux de l’Ouest de la France d’où provient la grande majorité des colons, en utilisant les techniques connues de la linguistique historique, car on dispose d’informations relativement précises avant cette période (cf. Dees et coll. 1980, 1987 pour les graphies du Moyen Âge) et après (avec de nombreuses monographies dialectales depuis la fin du passé, l’enquête de l’Atlas Linguistique de la France au tournant du xxe siècle et les enquêtes des Nouveaux Atlas régionaux pendant la seconde moitié du xxe siècle). L’essentiel de la tâche, cependant, reste à faire.
Il est plus difficile de reconstruire les traits de prononciation généraux des différentes variétés du français du xviie siècle en dehors de Paris, parce que d’une part les témoignages anciens sont pratiquement inexistants et que d’autre part les témoignages récents sont à peine plus nombreux (les travaux récents sur des français régionaux portent essentiellement sur le lexique). Il n’est d’ailleurs pas rare que des linguistes modernes nient l’existence de spécificités régionales dans la prononciation des centres urbains des régions d’oïl, au moins pour les gens «cultivés»[20] : ainsi, au début du xxe siècle, Bruneau 1931 : xix-xx définit la norme de prononciation comme celle du «bourgeois parisien cultivé [… et], plus largement, le Français cultivé de toutes les grandes villes du nord de la France» (le souligné est dans l’original). Cet auteur note cependant une distinction entre le i fermé de une plie et le i moyen de un pli, par exemple, qui pourrait très bien être, à cette époque, un régionalisme. Les traits de prononciation des français dans les régions résultent d’une combinaison complexe des traits de prononciation des patois locaux, des traits de prononciation du français des grandes villes voisines et, indirectement, de la prononciation valorisée de la noblesse et de la haute bourgeoisie parisienne, à laquelle s’ajoute enfin une dynamique propre.
La conception naïve du grand public – telle que j’ai pu l’observer – qui voudrait que les traits dominants de «l’accent» spécifique du français au Québec soient normands, poitevins ou saintongeais renvoie au moins autant à des prononciations essentiellement patoises qu’à des prononciations françaises régionales (dans la mesure où il est conscient de cette distinction), et n’est pas très différente en cela de celle de Rivard (1914 : 18–19, 59), que j’ai rappelée plus tôt. De la même manière, les commentateurs français du xixe siècle, quand ils disent entendre des résonances des parlers du Perche ou de la Normandie dans le français du Québec, font référence à des stéréotypes de prononciations qu’ils qualifiaient eux-mêmes de «patoises» et qu’ils distinguaient certainement des français des villes de ces régions.
4.2 Le profil linguistique des premiers colons
Quant aux colons venus s’installer sur les berges du Saint-Laurent, quels étaient leurs usages linguistiques? Parlaient-ils français, patois, ou plus ou moins les deux? S’ils étaient nombreux à parler les français des villes et que ces français étaient relativement proches de la norme parisienne, il serait normal que les traits de prononciation régionaux aient laissé peu de traces – surtout si on ajoute à cela que le déracinement et le brassage des populations impliquaient une forme de koinèisation qui devait favoriser la norme prestigieuse.
Selon Barbaud 1984, la grande majorité des colons (qu’il divise en trois groupes : francisants, semi-patoisants et patoisants, selon son estimation personnelle du degré de conformité de ce patois à la norme parisienne[21]) auraient parlé les patois de leur région d’origine. Les observations démographiques récentes permettent cependant de se faire une idée plus juste des origines non seulement régionales, mais aussi sociales des nouveaux arrivés. Ces observations remettent en question l’image traditionnelle du peuplement de la Nouvelle-France où domineraient des paysans originaires de l’Ouest de la France venus s’installer pour cultiver la terre. La majorité des immigrants sont en effet d’origine urbaine. Et cela est plus vrai encore pour les femmes – dont l’usage linguistique est de première importance pour façonner le parler des premières générations nées en Nouvelle-France : 54 % des pionnières de la période 1608-1662 et 65 % de la période 1663-1679 viennent de grandes villes ou de villes moyennes (et même 61 % et 74 % si l’on inclut les petites villes), alors que seulement 21 % et 18 % pour ces mêmes périodes viennent de paroisses rurales (les autres venant de bourgs ruraux, cf. Charbonneau et Guillemette 1994 : 178). Il est donc bien possible que ces immigrantes parlaient le français plutôt que le patois de leur région; et ceci, non seulement pour le tiers d’entre elles qui venaient de la région parisienne, comme on l’a toujours admis, mais à des degrés divers pour toutes les immigrantes d’origine urbaine.
5. Les influences externes à partir du xviiie siècle
Les influences externes sur la prononciation du français au Québec à partir du xviiie siècle proviennent en partie de l’afflux de nouveaux immigrants – qu’ils se soient intégrés à la communauté francophone, comme la première vague d’Irlandais (qui parlaient probablement le gaélique, et non l’anglais comme ceux qui viendront ensuite), ou non. En particulier l’influence des vagues de colons français et d’administrateurs arrivés au Québec entre la fin du xviie siècle et la fin de l’administration française en 1760 ne peut être négligée. Il n’est pas impossible de croire, par exemple, que ce sont ces vagues plus récentes qui ont amené le r postérieur au Québec. Si la concentration des nouveaux venus était suffisante dans la ville de Québec et ses environs, on s’expliquerait pourquoi la nouvelle prononciation a pu s’observer d’abord dans la capitale et n’atteindre Montréal que vers la fin du xxe siècle, possiblement en sautant par-dessus certaines zones, à moins qu’elle n’y soit venue directement d’Europe.
Après la fin de l’administration française, la norme parisienne a pu continuer à se faire sentir, en particulier à partir du second empire français, lorsque la reprise des relations avec l’ancienne métropole permit à l’intelligentsia québécoise de rapporter de ses séjours en France les dernières modes, y compris celles qui concernaient la langue. Selon Kemp et Yaeger-Dror 1991, par exemple, la prononciation de la terminaison -ation au Québec au début du xxe siècle pourrait avoir été calquée sur celle de la norme parisienne du xixe siècle.
6. L’évolution interne au Québec depuis le xviie siècle
Alors que l’évolution de la prononciation dans la norme parisienne depuis le xviie siècle est relativement bien documentée, il est beaucoup plus difficile de reconstruire les étapes des changements qui se sont produits dans les dialectes d’oïl, dans les français régionaux en France et dans le français du Québec pendant la même période, sauf pour les périodes les plus récentes. Ces changements font intervenir des rapports sociolinguistiques complexes entre la norme parisienne, les français régionaux (directeurs et récepteurs) et, le cas échéant, les patois[22] que les techniques traditionnelles héritées de la tradition néo-grammairienne permettent mal d’analyser.
6.1 Évolutions divergentes
Certains linguistes québécois estiment que le français du Québec est particulièrement conservateur et que son évolution phonétique s’expliquerait surtout par la sélection de traits empruntés aux usages des premiers colons, qui auraient cependant pu être généralisés ou amplifiés par la suite :
[…] de façon générale, je ne crois pas beaucoup aux cas d’innovations en ce qui a trait à la phonétique québécoise, notamment encore pour ce qui est de la diphtongaison : comment expliquerait-on qu’on ait innové dans la prononciation et qu’on ait été si conservateur pour le lexique? Or, on le sait, la phonétique est beaucoup plus stable que le lexique. […] pourquoi aurait-il fallu réinventer des traits de prononciations qui étaient connus en France dans les régions qui ont fourni les contingents de colons?».
Claude Poirier (communication personnelle, 1999)
Cette opinion ne fait pas l’unanimité. Il n’y a aucune raison de mettre en corrélation le changement phonétique et le changement lexical. En ce qui concerne le changement phonétique, Rivard 1914 : 67 voyait déjà dans la diphtongaison québécoise le résultat d’une évolution indépendante, postérieure à la colonisation, même si elle s’observait en Normandie au tournant du xxe siècle : «on aperçoit tout de suite que le canadien s’est développé parallèlement au normand, qui est arrivé à un résultat analogue», ce qui est pour lui une manifestation du dynamisme du français québécois : «sur ce point du moins, notre parler populaire est bien vivant, car les sons segmentés et diphtongués, dit M. Guerlin de Guer, ‹sont caractéristiques d’un organisme linguistique en voie d’évolution›»; la thèse de Rivard est reprise et documentée dans Dagenais 1986.
Le français du Québec n’est pas différent des autres langues et connaît des développements indépendants. Il en existe plusieurs exemples peu sujets à controverse. Je commencerai par la métathèse de /tr, dr/ > [rt, rd] en fin de mot, mentionnée plus haut, et qui à ma connaissance n’a pas encore été discutée. On ne trouve aucune trace de cette métathèse dans le Glossaire du parler français au Canada ni, apparemment, dans les lexiques plus anciens. Elle est bien attestée, cependant, dans l’ALEC et dans Lavoie, Bergeron et Côté 1985, dont les témoins étaient relativement âgés; les témoins de l’ALEC sont «nés à la fin du xixe siècle ou au tout début du xxe siècle» (ALEC 1 : 24) et auraient donc été adultes au moment où le Glossaire a été publié. On ne peut donc pas conclure que ce changement est tout récent : il a très bien pu se produire avant le xxe siècle et longtemps passer inaperçu. Les questionnaires des atlas n’ont pas été conçus pour le mettre en évidence, et il n’apparaît parfois que dans des réponses secondaires limitées à quelques points d’enquête. La métathèse a été notée dans les mots suivants : cèdre (rarement), coudre (et sa variante coutre) ‘noisetier’, coutre (et sa variante coudre discutée plus bas, utilisé aussi avec le sens de ‘couteau’), foudre, (il, ça) poudre (et, rarement, dans le dérivé poudrerie), poutre (et sa variante poudre discutée plus bas). Elle n’apparaît cependant pas dans loutre (mot peu documenté), dans cadre (ni sa variante câtre), ni après une voyelle nasale comme dans chaintre, gendre, ventre, ni après d’autres consonnes que /t, d/, comme dans cadavre, coffre, fièvre, sucre, ni avec /l/ comme dans érable. Il est probable qu’on doive analyser les quelques rares occurrences des types débarque et embarque, pour débâcle et embâcle, comme de simples attractions paronymiques[23]. Les variantes du type [purdr] pour poudre ‘poutre’ sont isolées et pourraient être refaites à partir du type [purd]; elles ne permettent pas de postuler que la métathèse observée ailleurs résulte d’une chaîne [dr] > [rdr] > [rd]. L’ALEC enregistre aussi les types cardran pour cadran ‘réveil-matin’ (toujours vivant à Montréal) et chardon pour chaudron (et une forme choldron au pt 172, probablement un croisement avec l’anglais cauldron), qui pourraient relever d’autres mécanismes.
La métathèse de /tr, dr/ > [rt, rd] n’a pas été relevée en France, ni dans ces mots ni ailleurs si on se fie aux observations du FEW et de l’ALF; on observe cependant dans de nombreux domaines le passage inverse /rt, rd/ > [rtr, rdr] > [tr, dr], du type ortie > ortrie > otrie et jardin > jardrin > jadrin. Il est donc fort probable qu’il s’agisse d’un changement qui se soit produit indépendamment au Québec.
Un autre cas de développement autochtone est la postériorisation du /a/ bref > [ɒ] en finale de mot, comme dans chat /ʃa/ > [ʃɒ], mais inchangée devant consonne : chatte [ʃat][24]. Cette postériorisation est relativement rare dans le domaine d’oïl (bien qu’assez fréquente dans les patois et les français des domaines francoprovençal ou occitan); elle s’observe surtout dans le domaine picard, où /a/ > [ɒ], [ɔ] ou [o] (cf. ALF, carte 250 chat), mais non dans le français de ces mêmes régions si on se fie aux observations de Edmont 1897 pour Saint-Pol. À ma connaissance, nul n’a proposé de voir dans ce trait si caractéristique de la prononciation québécoise moderne un héritage des prononciations régionales des premiers colons, très certainement parce que les régions où ces prononciations sont attestées au tournant du xxe siècle ont fourni un trop petit contingent de colons pour que ceux-ci puissent avoir laissé leur marque.
La postériorisation du /a/ bref > [ɒ] en finale de mot permet aussi de préciser les conditions de l’ouverture du [ε] en finale de mot abordée plus haut. Comme nous l’avons vu, l’hypothèse de Gendron, selon laquelle ce trait serait hérité du français populaire parisien du xviie siècle, est hautement improbable car les changements sont de nature totalement différente dans les deux parlers. Hull 1968 : 257, 1994 : 188 et Walker 1983, 1984 : 84–86 ont, de plus, rappelé à de nombreuses reprises que l’ouverture du /ε/ et la postériorisation du /a/ bref, qui se produisent dans les mêmes contextes, constituent une série de changements en chaîne /ε/ > [a] > [ɒ], et que par la suite la postériorisation du /a/ est ou bien antérieure (chaîne de traction) ou se produit simultanément (chaîne de propulsion). Il est par contre exclu que l’ouverture précède la postériorisation, puisque dans ce cas, la première alimenterait la seconde : billet /bijε/ > [bija] > *[bijɒ]. Il en résulte que si la postériorisation du [a] bref est autochtone, alors nécessairement l’ouverture du [ε] l’est aussi.
Les tenants successifs de la thèse de la source parisienne du [ε] en finale de mot ne semblent pas avoir compris l’importance des chaînes de changement discutées depuis 1968 et, en tout état de cause, n’en ont jamais discuté. Si l’ouverture du /ε/ > [a] en finale de mot avait été un trait du français parisien populaire dans des mots (p. ex. dans poulet), alors cette variété de français aurait aussi dû connaître la postériorisation du /a/ bref > [ɒ] (ou peut-être seulement [ɒ] dans un premier temps) à la même époque, ce qui est contraire à toutes les observations qu’on a pu faire sur cette variété.
6.2 Évolutions convergentes
Parmi les changements indépendants des usages des premiers colons que connaîtra le français parlé sur le sol québécois, un certain nombre (qui n’ont pas encore été inventoriés) sont conformes aux développements qui se produiront aussi dans la norme parisienne pendant les xviiie siècle et xixe siècle. Cela ne manque pas de surprendre et n’a pas encore reçu d’interprétation satisfaisante. Il se pourrait que ces changements soient plus anciens que ne le laissent transparaître les indications des grammairiens et des lexicographes; l’innovation, variable à l’origine, se serait poursuivie en parallèle dans les deux groupes linguistiques. Il se pourrait aussi dans certains cas que la convergence résulte de facteurs sociolinguistiques semblables à Paris et au Québec, où la migration interne dans le premier cas et la colonisation dans le second ont provoqué une forme de koinèisation entraînant des simplifications phonétiques semblables des deux côtés de l’Atlantique.
Il existe deux exemples assez clairs de cette convergence. Le premier concerne la neutralisation de l’opposition entre /ɔ/ ouvert et /o/ fermé en finale de mot, comme dans galop [galɔ] > [galo], numéro [nymerɔ] > [nymero], qui n’a été enregistrée dans la norme des lexicographes français qu’autour de 1830 (cf. Morin, Langlois et Varin 1990). La prononciation du /ɔ/ final s’est conservée très longtemps dans l’ensemble des régions d’oïl sauf dans le nord de la Picardie, et est toujours fréquente à l’est de Paris, relativement moins à l’ouest. Il ne fait aucun doute que les colons des régions d’oïl venus s’établir dans la Nouvelle-France, sauf peut-être ceux du nord de la Picardie, prononçaient [ɔ] la voyelle o de écho, galop, gigot, numéro, trop, trot, pot, et de tous les autres mots dont la voyelle tonique est maintenant orthographiée o (sans accent circonflexe). L’uniformité des usages québécois modernes, où seul [o] est utilisé en finale de mot, contraste beaucoup avec la variation qu’on peut toujours observer de nos jours dans de nombreuses régions françaises d’oïl (cf. Martinet 1971 : 89, Walter 1982).
Le deuxième exemple fait intervenir les oppositions de durée des voyelles en fin de mot, comme dans les paires vu – vue, bout – boue, André – Andrée, qui commencent à disparaître dans la norme décrite par les grammairiens français autour de 1850 (cf. Féline 1851), mais qui étaient encore audibles chez certains locuteurs au début du xxe siècle selon Rousselot et Laclotte 1913. Ici encore, les colons des régions d’oïl distinguaient certainement les durées des voyelles [i, i:], [y, yː], [u, uː], [e, eː] en fin de mot lorsqu’ils sont venus s’établir sur les bords du Saint-Laurent. L’opposition semble avoir disparu au Québec bien avant les premiers examens systématiques de la langue au début du xxe siècle, qui n’en font aucun état. Ici encore, l’évolution au Québec est parallèle à celle de la norme parisienne, qui est loin de s’être étendue à l’ensemble des régions françaises, où la distinction est encore audible de nos jours (cf. Martinet 1971 : 97, 100, 104, 108, Walter 1982).
D’autres recherches mettraient certainement en évidence de nombreux autres cas où le français du Québec a innové dans la prononciation, que ces innovations soient ou non semblables à des changements qui sont aussi survenus dans la norme parisienne, dans des dialectes ou dans des français régionaux. En particulier, il n’y a aucune raison a priori de rejeter la thèse de Rivard voulant que la diphtongaison québécoise soit indépendante des diphtongaisons qui se sont développées en Normandie ou ailleurs en France.
7. Les éléments constitutifs anciens de la prononciation du français au Québec
Les observations démographiques permettent d’évaluer l’apport linguistique potentiel des colons et le poids relatif des régions, des villes, des classes sociales. Mais toutes précieuses qu’elles soient, elles ne nous disent rien sur les traits de prononciations eux-mêmes. À défaut de connaître le détail de toutes les prononciations au xviie siècle, on pourra néanmoins se faire une idée de l’influence relative des prononciations régionales de l’Ouest et de la norme parisienne sur les caractéristiques générales de la prononciation du français au Québec en examinant quelques traits spécifiques qui opposent les régions de l’Ouest à Paris. Il est symptomatique que dans les cas clairs où on peut établir de telles différences, c’est normalement la forme spécifique à la norme parisienne, plus rarement celle des usages populaires parisiens, qui s’est transmise dans le français du Québec, et non les usages d’autres régions.
7.1 Les schèmes généraux de prononciation
Avant de procéder à ce programme, il convient d’établir ce qu’on entend par «accent» lorsqu’on parle de «l’accent québécois». Il ne fait aucun doute que la prononciation de nombreux mots québécois reflète des usages particuliers des régions d’origine de certains colons. C’est le cas du type lexical poudre (prononcé [pudr, purd, pud]) avec une dentale sonore [d], en compétition avec la forme poutre (prononcé [putr, put, purt]) plus conforme à la norme (ALEC Qq. 57, 61, 356; PFC…CN Qq. 165, 166, 531, 1839, 1840, 1843, 1844). Le type poudre au Québec s’observe approximativement dans les régions qui connaissent le [ʁ] dorsal dans l’ALEC : il est relativement rare dans la région de Montréal et absent des régions acadiennes. Ce type est probablement dialectal et introduit au Québec par les colons originaires de l’Ouest et du centre-sud du domaine d’oïl[25]. De la même manière, le type lexical coudre pour ‘coutre (de la charrue), couteau’, en compétition avec la forme coutre voisine de la norme, est surtout attesté dans les environs de la ville de Québec (ALEC Qq. 716, 724, 735) et dans tout le domaine des PFC…CN (Qq. 597, 1005); il pourrait également avoir une origine dialectale (on trouve ce type dans l’ouest du domaine d’oïl; ALF 1523, FEW 2.1502b)[26]. On peut probablement trouver des centaines de notations phonétiques de types lexicaux québécois d’origine dialectale de ce genre, constituant autant d’écarts par rapport à la norme parisienne (toutes époques confondues), conduisant parfois à des confusions de mots. Ces formes sont fréquemment relevées dans le Glossaire du parler français au Canada, qui note, lorsqu’il les trouve, les correspondances avec des formes semblables des lexiques alors publiés des patois français[27]. Mais quelles que soient leurs sources, ces écarts de prononciation ne contribuent pas également aux traits caractéristiques de «la prononciation» du français au Québec. Ce sont ce que Juneau 1987 : 313 appelle des cas de «prononciation fossilisée». Qu’un Québécois utilise le type poudre avec une dentale sonore [d] ou le type poutre avec une dentale sourde [t], comme dans la norme parisienne, ne change rien aux caractéristiques générales de sa prononciation. Les deux formes poudre et poutre sont perçues comme deux variantes lexicales, tout comme les formes linceul [-œl] et linceuil [-œj] dans les usages parisiens[28].
Ce n’est pas parce que j’utiliserais le lexème fatique avec [k] final au lieu de fatigue, qu’on me ferait remarquer que j’ai même seulement des «traces» d’accent québécois; par contre, une de mes collègues à l’Université de Montréal, originaire du Sud-Ouest de la France, dévoise régulièrement les obstruantes en finale de mot : fatigue [fa»tik], ensemble [ᾶ»sᾶp(l)], Lockheed [lɔ»kit], etc. (un trait du substrat gascon, qui connaît le dévoisement des obstruantes en finale de mot, et qui apparaît parfois dans le français régional des locuteurs qui ne prononcent pas les e sourds posttoniques) et se fait régulièrement demander comment il se fait qu’elle a un «accent allemand».
C’est la fréquence des particularités de prononciation qui intervient certainement dans la perception qu’un écart phonétique relève de la «prononciation» plutôt que du lexique. Il s’agit probablement de fréquence absolue. La fréquence des mots outils semble ainsi être relativement importante sur la perception des schèmes généraux de prononciation d’une variété de langue. Par exemple, la prononciation [j] de il et ils (voire elles) devant voyelle dans le français du Québec, comme dans il arrive [jariv] ou ils arrivent [jariv], peut contribuer beaucoup à l’impression d’étrangeté ressentie par des locuteurs qui disent [il] et [iz] dans les mêmes conditions. Les contractions du type je la [ʒa], dans les [dẽː], comme dans je la vois ou dans les bois dans les usages québécois populaires, s’ils sont très fréquents, peuvent même produire des énoncés incompréhensibles à des locuteurs de variétés de français qui ne les connaissent pas.
Après les mots outils, ce sont probablement l’intonation, la prosodie et la base phonétique qui constituent les caractéristiques phonétiques dominantes pour l’identification des «accents» et permettent souvent de repérer un usage régional connu en quelques secondes, bien avant que les schibboleths sociaux (comme la prononciation de poteau ou lacet, qui permet de distinguer les locuteurs originaires de Montréal ou de Québec) ne puissent confirmer l’impression initiale. L’observateur naïf décrit sa perception des différences «d’accent» en parlant de rythme (haché, saccadé, coulant, fluide), de durée des voyelles (il essaiera de reproduire certains «accents suisses romands» en allongeant considérablement la syllabe initiale des mots, en disant par exemple : à Lausanne [«aː«lɔː»zaːn]), de mélodie («on a l’impression qu’ils chantent»), d’articulation (les consonnes sont «plus fortes, plus douces, moins nettes…»), de mode de production (la prononciation est «plus tendue, plus pointue, plus tendre, plus molle…»). Quand, par exemple, le journaliste français Patrick Poivre d’Arvor produit dans son bulletin de nouvelles à la télévision française un pastiche d’accent québécois, c’est avant tout ces propriétés générales d’intonation et de prosodie qu’il essaie de reproduire[29]. Les commentateurs français du xixe siècle ne sont pas différents de ceux du xxe siècle ou du xxie , et ne peuvent pas ne pas avoir été particulièrement sensibles à ces propriétés générales de la prononciation lorsqu’ils ont identifié l’accent québécois comme étant semblable à celui des Normands (ou d’autres provinciaux) comme nous avons vu plus tôt.
Ce sont là, cependant, des propriétés phonétiques que les linguistes ont beaucoup de mal à décrire et qui n’apparaissent jamais dans les transcriptions phonétiques modernes des glossaires et des atlas linguistiques ni dans les graphies anciennes sur lesquels ils s’appuient pour reconstruire les prononciations passées. De plus, on ne sait pas comment ces propriétés évoluent dans le temps; elles ne peuvent donc pas servir à établir de relations entre divers états de langue. On ne peut établir la source des schèmes phonétiques généraux du français au Québec que sur des éléments documentés relativement stables. Dans l’ordre d’importance, ce sont : 1° les valeurs allophoniques saillantes des phonèmes (comme l’affrication de /t, d/, réalisés [ts, dz] devant les voyelles antérieures hautes et les semi-voyelles correspondantes), et surtout : 2° les distributions des distinctions phonémiques suffisamment fréquentes (par exemple, celle des voyelles longues).
7.2 Les divergences allophoniques : le cas de l’affrication
Comme le montre amplement l’étude de Wüest, «il est souvent difficile de prouver de façon directe l’existence d’un changement allophonique [dans les états anciens d’une langue]», sauf lorsque «certains changements phonématiques peuvent [en] être la conséquence» (Wüest 1979 : 237). Une grande partie des observations sur les particularités de prononciation du français au Québec porte précisément sur des propriétés à l’origine allophoniques (qui ont pu devenir distinctives à la suite de développements ultérieurs, en particulier, à la suite d’emprunts à l’anglais), en particulier, l’affrication des dentales /t, d/ > [ts, dz], la laryngalisation des fricatives postalvéolaires : /ʃ, ʒ/ > [h,ɦ] (> [h]); l’ouverture des voyelles brèves /i, y, u/ > [ɪ, ʏ, ʊ], la diphtongaison des voyelles longues : fête /fεːt/ > [fεe̯t, fae̯t]; la syncope des voyelles hautes non toniques.
En règle générale, on ne peut pas établir la provenance de tels changements par les techniques de comparaison linguistique. Comme le notait Rivard, ce n’est pas parce qu’il existait une diphtongaison allophonique des voyelles longues à la fois en Normandie et au Québec au tournant du xxe siècle que cela était déjà le cas au xviie siècle et encore moins que l’une est à l’origine de l’autre.
De toutes les innovations allophoniques, l’affrication sibilante (ou assibilation) des dentales /t, d/ > [ts, dz] est celle qui est la plus susceptible de s’être produite en France avant la colonisation. Il est donc instructif d’examiner ce cas en détail, qui met bien en évidence la difficulté d’établir les sources des changements de ce type. On observe en effet une assibilation semblable à celle du Québec dans les français et les créoles des Antilles et de l’océan Indien[30], qui ont été colonisées aux xviie siècle et xviiie siècle. Il est donc normal de supposer que l’assibilation existait dans une ou plusieurs régions françaises, d’où elle s’est transmise dans les colonies, car il est difficile de croire que le même changement se soit développé indépendamment dans toutes ces régions colonisées plus ou moins à la même époque dans des conditions plus ou moins semblables. Dans son étude exemplaire, Poirier 1994b : 79–86, 91–92 observe qu’au Québec, l’assibilation est «un phénomène récent dans la région de Charlevoix» et conclut qu’elle ne devait être à l’origine en France qu’une «tendance latente». On comprend donc qu’elle soit difficile à repérer.
7.2.1 Modèles théoriques d’assibilation
Trois mécanismes phonétiques ont été proposés pour la formation d’affriquées sibilantes en général : 1° un effet direct du flux aérodynamique; 2° la fricativisation d’une transition palatale, et 3° la dépalatalisation d’une affriquée palatale.
Le premier apparaît dans le modèle aérodynamique défendu par Ohala (en particulier, 1976, 1989, 1990) : «Although ti > tsi may not be explicitly cited [in the preceding articles], they present results from an aerodynamic model showing that the release of stops before close vowels or glides engenders a period of high air velocity (which is a primary factor in frication) that is longer than a comparable phase when an open vowel follows the stop» (Ohala, communication personnelle, 2000). Kim 2001 arrive aux mêmes conclusions : l’assibilation des dentales /t, d/ devant les voyelles hautes (et probablement les semi-voyelles) est un changement phonétique direct qui ne nécessite pas une phase de palatalisation préalable. Ce dernier examine en particulier l’assibilation en français du Québec et celle qui se produit devant la voyelle haute non antérieure du japonais /tʉ/ > [tsʉ], où une palatalisation est peu probable.
Le second mécanisme est mentionné dans diverses études descriptives de dialectes nord-occitans et francoprovençaux où [j] devient directement une fricative alvéolaire ou dentale, sans passer par une phase intermédiaire palatale ou palato-alvéolaire. Ainsi dans le patois des Terres Froides du Dauphiné, Devaux 1935 note le développement d’un yod devant [i] après une occlusive ou après [f] ou [v], qui devient souvent semi-fricatif ou même totalement fricatif : [ʊ djjiː] ~ [ʊ dziː] ‘il dit’ (carte 113); [ə»pjəna] ~ [ə»pθəna] ‘épine’ (carte 134). Dauzat observe une évolution semblable en Basse-Auvergne (1938 : 143, 147–151) [par»tji] ~ [par»tsi] ‘parti’, [pjə] ~ [psə] ‘pic’, [fjə] ~ [fsə] ‘fin’[31]. Duraffour 1932 : 226 relève des attestations écrites anciennes de cette évolution, en particulier dans un texte publié autour de 1840 à Saint-Étienne, où «s» graphique apparaît après les obstruantes, comme dans «mortsifia» ‘mortifié’, mais aussi après la liquide «l» : «lsivreu» ‘livre’.
C’est ce mécanisme que Hull 1968, Juneau et Poirier 1973 : 83, note 3 et Juneau 1987 : 315 semblent admettre pour l’assibilation québécoise comme nous verrons plus bas : il y aurait eu une palatalisation des occlusives dentales devant [i, y], p. ex. /ti, di/ > [tjji, djji] > [tsi, dzi] et possiblement aussi devant les semi-voyelles [j, ɥ]. La palatalisation devant [i, y], cependant, n’aurait pas dans ce cas affecté les consonnes dentales [n, l] ni les labiales, comme dans les dialectes précédents.
Les deux modèles précédents dissocient l’assibilation de la palatalisation, de telle sorte que les suites [tj, dj] pourraient devenir [c] et [Ô] relativement tôt, comme dans moitié [mɔce] ou diable [Ôɑb(l)]. L’assibilation, faisant passer /ti, di/ à [tsi, dzi], pourrait alors se produire plus tard, expliquant ainsi comment les mêmes dialectes peuvent connaître la palatalisation de /t, d/ devant les semi-voyelles et l’assibilation devant les voyelles.
Le troisième mécanisme a fait l’objet d’âpres discussions dans l’étude des langues romanes, dans l’évolution desquelles il n’est pas rare que, dans les contextes de palatalisation, /k, g/ deviennent [tʃ, dʒ] dans certains dialectes et [ts, dz] dans d’autres; ainsi lat. cèntùm > ital. cento [tʃεnto] mais afr. cent [tsεnt], lat. cattùm > afr. chat [tʃat] mais francoprovençal [tsa, sa, sta, *tθa, θa]. Le mécanisme proposé fait intervenir un avancement progressif du relâchement fricatif des occlusives palatales [c, Ô], selon le schéma suivant : [c] ~ [cç][32] > [tʃ] > [ts], allant parfois même jusqu’à > [tθ].
C’est le mécanisme auquel Léon 1994 semble nous convier pour l’assibilation québécoise et que développe Poirier 1994b :
On pourrait supposer, pour tous les phénomènes liés à la palatalisation, y compris l’assibilation, non pas une palatalisation récente en français canadien, mais une palatalisation ancienne, et admettre un affaiblissement général du système comme un phénomène plus tardif. La forte palatalisation ancienne du normand invite à aller dans ce sens.
Léon 1994 : 392
L’assibilation s’inscrirait dans un processus de dépalatalisation des occlusives [c] et [Ô], lesquelles sont attestées au Québec depuis le début de la colonie (voir Juneau 1972 : 119–138). Les palatales [c] et [Ô] auraient d’abord connu, en régressant, un stade [tʃ] ou [dʒ] (affrication), qui caractérise encore l’acadien, avant d’atteindre la position alvéolaire où se produit l’assibilation; l’assibilation correspondrait ainsi à un stade de dépalatalisation plus avancé que les prononciations acadiennes.
Poirier 1994b : 85
Voici plus précisément les étapes qui mèneraient à l’assibilation québécoise, selon Poirier (communication personnelle 1998) :
a. Les consonnes /t/ et /d/, de même que /k/ et /g/ se palatalisent dans les contextes favorables, soit devant [j, ɥ]; les postérieures /k/ et /g/ peuvent se palataliser aussi devant les voyelles antérieures /i, y, e, ø/, […]
b. La dépalatalisation se produit de diverses façons : 1° relâchement de l’occlusion (d’où canayen, yable, chauyére, etc.); 2° déplacement du lieu d’articulation […] notamment vers les affriquées [tʃ] et [dʒ] vers l’avant, et éventuellement jusqu’à [ts] et [dz]; vers l’arrière, en direction de [g] et [k].
c. Il s’ensuit une correspondance entre ces diverses variantes phonétiques […]
d. Une fois acceptées toutes ces étapes, il n’est pas trop difficile d’imaginer que la proximité d’un /i/ ou d’un /y/ puisse donner lieu à une affrication ou une assibilation pour /t/ et /d/, puisque le son existe déjà comme possibilité devant [j, ɥ].
Ce scénario soulève d’importants problèmes qui ne sont cependant pas directement pertinents à la problématique examinée dans cet article. Il fait appel à une généralisation de l’assibilation de /t, d/ devant /i, y/ entraînée par l’existence d’affriquées [ts, dz] ailleurs dans la langue, une évolution qui n’a apparemment jamais été enregistrée ailleurs (au moins dans l’histoire du galloroman). Il présuppose une assibilation généralisée des palatales issues des vélaires du type quille [tsij], cuillère [tsyjεr], queue [tsjø][33] qui est effectivement attestée, mais beaucoup moins souvent qu’on ne l’attendrait si les vélaires palatalisées et les suites [tj, dj] étaient la source d’une assibilation analogique de /t, d/ devant /i, y/. Il est difficilement compatible avec la conservation fréquemment observée au Québec de l’occlusive palatale [c] issue de [tj], comme dans moitié [mɔce].
7.2.2 Sources régionales
Selon qu’on retient l’un ou l’autre de ces mécanismes, on penchera pour différentes régions d’origine de l’assibilation québécoise. Léon, on l’a vu, justifie sa thèse par «la forte palatalisation ancienne du normand». Le choix de la Normandie relève probablement d’un mirage génétique au sens de Simoni-Aurembou 1991. L’auteur ne justifie pas autrement les raisons de son choix. Les palatalisations notées par l’ALF au tournant du xxe siècle, cependant, sont tout aussi importantes dans nombre d’autres régions françaises que la Normandie. Elles sont également attestées dans la région parisienne au xviie siècle (cf. Rosset 1911 : 314–315). Rien ne permet de choisir plus particulièrement la Normandie.
Si on accepte le mécanisme que semble admettre Hull 1968, Juneau et Poirier 1973 : 83, note 3, et Juneau 1987 : 315, on penchera alors pour une source régionale englobant les départements de la Loire-Atlantique, du Maine-et-Loire et de la Vendée[34], où l’ALF[35] note [tj, tj, tç] (le symbole [ç] rend ici le son intermédiaire entre [j] et [ʃ] de l’ALF) et [dj, dj] les continuateurs de /t, d/ devant /i/, p. ex. [metjiːv] ~ [metçiːv] ‘métive (moisson)’, que retrouve plus tard Pignon (1960 : 390–391 et carte 19) sous les formes [tj] ~ [tʃ] dans l’extrême nord-ouest du département des Deux-Sèvres. À la même époque, Svenson 1959 note une palatalisation des dentales devant /i/ dans le Marais Vendéen, p. ex. [tjirεt] ‘tirette (tiroir)’ et, rarement, une légère affrication sibilante [tjˢi] au point 6 (Châteauneuf), comme dans [metjˢivεi̯] ‘métiver’, qui n’apparaît cependant pas dans le dérivé [metjivuɐ̯] ‘métiveur’ :
In France today, affrication as such is very rare (it is recorded from one village in the Marais Vendéen : see Svenson, II, map 388), but an area of palatalization of the dental stops occurs in the lower Loire valley […] a fact which suggests that the port of Nantes may have been the direct source of this feature in MarF. [i.e. Maritime French].
Hull 1974 : 68
Il faut cependant observer que la palatalisation devant /i/ dans cette région affecte non seulement /t/ et /d/, mais aussi les dentales /n/ et /l/ (comme dans les Terres Froides et en Basse-Auvergne). L’ALF n’en consigne que quelques formes, p. ex. [beɲit] ‘(eau) bénite’ (carte 125, pt 458), [ɡæɲif] ‘canif’ (carte 199, pt 458)[36]; mais les observations fines de Svenson 1959 dans le Marais Vendéen montrent que la palatalisation y était beaucoup plus générale dans des communautés linguistiques moins influencées par la norme : notons pour mémoire [ɲik] ‘nid’, [puʁin] ‘pouline (pouliche)’. Il faudrait donc expliquer pourquoi il ne reste aucune trace de cette palatalisation au Québec s’il l’avait acquis de cette source pour les occlusives[37].
Finalement, si on admet que l’assibilation québécoise provient directement du flux aérodynamique, on cherchera en vain une région plus propice qu’une autre où elle se serait développée en France avant de s’imposer au Québec et ailleurs dans les colonies françaises du xviiie siècle.
7.2.3 Bilan d’une étude de cas emblématique
Le lecteur aura compris que même dans un cas apparemment aussi favorable que l’assibilation de /t, d/ en français québécois, la comparaison des données modernes ne permet souvent pas d’établir, même approximativement, l’origine géographique des changements allophoniques. Ceux-ci sont fondamentalement instables. Ils sont toujours sujets à des régressions rapides qui ne laissent aucune trace de leur existence antérieure et ils peuvent se répéter à plusieurs reprises. La «tendance latente dans des régions de France» que postule Poirier 1994b : 84 a dû régresser dans toutes ces régions puisqu’elle y est somme toute inconnue maintenant. Elle pourrait provenir de Nantes, de Normandie ou… de la norme parisienne. Elle pourrait même avoir régressé après y avoir été implantée dans certaines régions du Québec, dans la région de Charlevoix par exemple.
7.3 Distributions phonémiques anciennes dans les dialectes
Des schèmes généraux qui caractérisent «l’accent québécois», obtenus en faisant abstraction des formes lexicalisées du type poudre pour poutre, nous avons vu que ni l’intonation, ni la prosodie, ni la base phonétique, ni la plupart des propriétés allophoniques ne sont des propriétés qu’on peut faire remonter à des usages sociaux ou géographiques précis. Il reste néanmoins un nombre suffisant d’autres caractéristiques générales de prononciation qui révèlent la dynamique ayant présidé à l’adoption des traits généraux de prononciation de la communauté linguistique du Québec.
Pour Rivard 1914 : 60, «Il semble que, dans la fusion des parlers importés de France, les formes phonétiques aient plutôt persisté qui n’étaient pas tout particulièrement caractéristiques d’une province et se rattachaient à un type commun; de là l’uniformité de notre prononciation.» Dans la thèse que je défends, au contraire, l’alignement ne se serait pas fait sur les formes phonétiques communes les plus fréquentes dans l’ensemble des régions, mais sur les formes phonétiques socialement valorisées, c’est-à-dire celles de la norme parisienne, bien que celles-ci fussent très certainement parlées par une minorité de colons et d’un nombre somme toute peu important d’officiers, d’administrateurs, de leur famille et de membres du clergé. Prenons un exemple permettant de distinguer les deux thèses. Depuis le Moyen Âge, les voyelles des terminaisons maintenant écrites «-esse» pouvaient être longues ou brèves dans la plupart des dialectes d’oïl (alors que celles des terminaisons «-aisse» étaient toutes longues, par exemple). Les durées vocaliques des terminaisons «-esse» au xviie siècle avaient des distributions nettement différentes dans la norme parisienne, d’une part, et dans les autres régions d’origine des colons d’autre part. Dans les terminaisons issues du latin -ìssà(m), comme dans messe, promesse ou maîtresse, la voyelle était brève dans la norme parisienne, longue dans les patois et dans les français des autres régions. Selon la thèse de Rivard, elle aurait également dû être longue dans le français du Québec, puisque c’était la prononciation nettement majoritaire. Or, c’est la norme parisienne minoritaire qui a prévalu[38]. Ce résultat montre tout le poids de cette norme dans les choix, très certainement inconscients, des traits phonétiques retenus dans l’usage commun.
Les formes phonétiques «des parlers importés de France» dans la thèse de Rivard renvoient autant aux formes patoises qu’à celles des français régionaux, ainsi que nous l’avons vu plus tôt. Dans une première étude (Morin 1994a), j’avais tâché de reconstruire la prononciation dans les patois et dans la norme parisienne du xviie siècle des continuateurs de la terminaison -eau (comme dans chapeau, gâteau, couteau…), de la terminaison -et (comme dans valet, garçonnet), de la terminaison -ette (comme dans belette, maisonnette) et de la terminaison -ête (comme dans fête et crête). La prononciation moderne au Québec est respectivement [-o] pour -eau, [-ε] (avec des variantes populaires [-εt], [-æ] ou [-a]) pour -et, [-εt] pour -ette et [-εːt] (avec des variantes populaires diphtonguées du type [-aε̯t]) pour -ête. Pour toutes ces terminaisons, la prononciation ne peut remonter qu’à des usages parisiens.
Le cas de la terminaison -eau est particulièrement instructif, car le résultat moderne reflète seulement l’usage [-e̯ɔ], [-ə ̯ɔ] ou [-ɔː] des classes privilégiées, non celui des couches populaires parisiennes, qui prononçaient [-i̯ɔ] comme dans la majorité des provinces. Seuls quelques rares parlers picards près de l’actuelle frontière avec la Belgique connaissaient probablement déjà des formes du type [-e̯ɔ], [-ə ̯ɔ] semblables à celles de la norme parisienne (qu’ils ont conservées dans l’ALF[39]), mais on peut raisonnablement exclure qu’ils aient eu un rôle dominant sur la formation du français au Québec.
De nombreux Québécois se persuadent facilement, cependant, que la prononciation [-i̯o] de la terminaison -eau devait être traditionnelle au Québec – comme les expressions banc à siaux, pleuvoir à siau les incitent à croire[40]. Juneau 1972 : 198 montre que la prononciation [-i̯au̯], [-i̯o] ou [-i̯ɔ] de la terminaison -eau n’a cependant jamais dû être bien fréquente dans l’histoire du Québec, sauf dans le mot seau (dont la variante siau pourrait bien être étymologiquement distincte de seau). Il n’est pas inutile de remarquer que ce mot a aussi un statut spécial à Paris, puisqu’à la fin du xixe siècle, Littré enregistre dans son dictionnaire la prononciation [si̯o], en la qualifiant de populaire, et que c’est le seul mot pour lequel il enregistre ainsi une variation entre [-o] et [-i̯o].
D’autres exemples pourraient facilement être ajoutés. Il faudrait examiner en particulier les terminaisons -onne et -omme (et plus généralement -on(n)- et -om(m)- devant voyelle) qui ont une voyelle nasalisée [ɔ͂)] ou haute [u] dans les patois modernes, mais dont la prononciation dans la norme parisienne au xvie siècle, encore mal connue, était probablement [ɔ] comme elle l’est encore dans la norme parisienne (cf. Morin 2002) et dans le français du Québec – mais non, par exemple, dans celui de l’Acadie, où [u] est encore très fréquent. Un autre exemple représentatif est justement celui de la double prononciation des terminaisons -esse discutée précédemment (cf. Morin et Ouellet 1991).
Dans une seconde étude (Morin 1996), j’avais étendu la comparaison aux français régionaux, qu’il est relativement plus difficile de reconstruire. Les résultats sont cependant les mêmes et impliquent souvent des traits phonétiques que les français régionaux partagent avec les patois. Examinons, par exemple, le traitement de la terminaison -et. Les données pertinentes permettent de croire qu’au xviie siècle, elle se prononçait [-ĕt] avec une voyelle fermée brève dans les français de l’ouest de la France (comme dans les patois de ces régions) plutôt que [-ε̆t] avec une voyelle ouverte comme dans la norme parisienne d’alors. La carte 734 de l’ALF[41] pour juillet indique que le timbre de la voyelle s’est maintenu dans l’ensemble des parlers de l’Ouest sauf dans les marges à l’extrême ouest (où son ouverture pourrait résulter d’un changement plus récent en syllabe ouverte, car le [t] final s’y est conservé) et dans quelques points juste au nord de Paris (où on entend aussi le [t] final). La prononciation parisienne était [ʒyʁε̆t, ʒyjε̆t], peut-être aussi [ʒɥiʁε̆t, ʒɥijε̆t] au xviie siècle, et la norme a toujours conservé le [ε] ouvert. Littré 1863–73 et le Dictionnaire Général recommandent une prononciation sans [-t] final; cependant, la variante avec la consonne finale est encore admise dans la norme parisienne décrite par Michaelis et Passy en 1897. La prononciation de ce mot au Québec, telle qu’elle apparaît dans l’ALEC (Q. 1697), est relativement variable et comprend une voyelle plus ou moins ouverte, suivie ou non de [t] : [-ε, -ae, -a, -ε̝t, -εt], mais jamais la voyelle fermée [e] (transcrite ‹é› dans cet ouvrage), qui était encore largement dominante dans les français de l’Ouest de la France au début du xxe siècle.
8. Conclusion
Pour connaître l’origine de «l’accent» québécois ou, plus précisément, des schèmes généraux de sa prononciation, il est important de reconstruire avec précision la situation linguistique telle qu’elle existait au xviie siècle, et d’éviter de se limiter aux premières impressions qu’on croit pouvoir tirer de l’observation de parlers plus récents. Les impressions des commentateurs du xixe siècle ne valent que pour les prononciations de cette époque et non pour la prononciation à l’origine du peuplement : tel trait qui les frappe alors comme normand ou percheron peut très bien provenir d’un usage parisien du xviie siècle qui a évolué différemment des deux côtés de l’Atlantique. Il faut aussi éviter les mirages génétiques et examiner les usages de toutes les régions d’origine des colons dont l’usage a raisonnablement pu se perpétuer dans la colonie, sans omettre la norme parisienne. Juneau 1987 : 317 faisait remarquer que «la recherche québécoise en matière de phonétique [… a eu tendance à] [r]egarder uniquement ou peu s’en faut vers l’horizon différentiel ou contrastif, [… et à] se confiner pour ainsi dire à la diachronie – quand je relève un écart, je me demande quasi automatiquement d’où vient cet écart.» En n’examinant que les écarts par rapport à la norme, cependant, on ne pourra jamais évaluer l’influence de cette dernière.
Bien qu’on connaisse relativement mal la diversité dialectale dans la France du xviie siècle, il existe suffisamment de traits précis qui permettent d’opposer, à cette époque, les usages parisiens aux patois et, dans une moindre mesure, aux français de l’Ouest de la France. Dans presque tous ces cas, l’usage au Québec correspond aux usages parisiens et parfois seulement à la norme parisienne recherchée lorsque celle-ci se distingue des autres usages parisiens.
Les traits caractéristiques de prononciation qui distinguent maintenant le français du Québec de la norme parisienne semblent résulter le plus souvent d’évolutions divergentes depuis le xviie siècle. Des traits populaires rejetés de la norme à partir du xviie siècle ont aussi pu continuer à survivre au Québec en compétition avec celle-ci. Ainsi, il est possible que la variation [εʀ ~ aʀ] (comme dans [vεʀt ~ vaʀt, mεʀsi ~ maʀsi]), bien attestée dans les usages parisiens du xviie siècle, soit apparue au Québec dès le début de la colonisation. Une étude monographique sur ce sujet nous réserverait peut-être des surprises : la prononciation avec [a] pour /ε/ devant un /r/ maintenant final, comme dans verre, fer, vert, perd, vers, est un des archétypes de la prononciation populaire parisienne du xviie siècle; il faudrait expliquer comment elle a pratiquement disparu dans le français du Québec[42], alors qu’elle a pu se maintenir ailleurs, comme dans verte, perdu, nerf [narf].
Il ne fait pas de doute que seules des études supplémentaires détaillées permettront de bien comprendre comment se sont développées les caractéristiques générales de la prononciation du français au Québec. Il est peu vraisemblable que celles-ci modifient beaucoup ces conclusions : ces caractéristiques sont essentiellement dérivées de la norme parisienne du xviie siècle. Ces études permettront peut-être de préciser la rapidité avec laquelle s’est fait l’alignement sur cette norme : quelques générations, ou évolution progressive pendant des s? Mon impression (lorsqu’on compare l’implantation du français au Québec à celle qui s’est produite dans les régions de l’Ouest de la France, qui ont longtemps conservé un nombre important de régionalismes phonétiques) est que la norme parisienne de prononciation a dû se fixer très rapidement au Québec. Si les traits régionaux divergents s’étaient maintenus assez longtemps, on s’attendrait à voir beaucoup plus de traces de la variation originale, comme on en voit encore beaucoup dans les français modernes de l’Ouest de la France.
Appendices
Notes
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[1]
Une version préliminaire de ce texte a été présentée au forum «La traversée des cultures» (UQAM, octobre 1998). Cette recherche a été subventionnée en partie par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et par le Fonds pour la formation de chercheurs et l’aide à la recherche du Québec. J’aimerais remercier MM. Claude Poirier et André Thibault pour leurs précieuses remarques sur ce texte; bien sûr, cela n’implique pas qu’ils soient nécessairement d’accord avec l’ensemble des analyses proposées.
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[2]
Je rapporte ici des opinions sur les sources de la spécificité du français parlé au Québec que, ces trente dernières années, de nombreux Québécois non-linguistes ont spontanément offertes à l’éternel visiteur ayant «l’accent pointu» que je suis. Il ne s’agit pas d’une enquête sociolinguistique.
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[3]
Mieux informé, en particulier sur l’origine percheronne vraisemblable d’une partie du vocabulaire agricole au Québec (cf. Chauveau et Lavoie 1993), Daniel Raunet a présenté le 10 octobre 1999 à 16 heures sur la première chaîne de la radio de Radio-Canada une excellente émission sur les origines du français québécois. Il ne peut néanmoins s’empêcher de présenter un extrait sonore d’un enregistrement d’une Française habitant dans le Perche portant sur des sujets totalement étrangers aux activités agricoles, en invitant les auditeurs à retrouver dans sa prononciation des accents familiers au Québec, en particulier, ceux de la région de Charlevoix : «Cette femme n’est pas Québécoise, c’est une Française de la région du Perche à une centaine de kilomètres à l’ouest de Paris. […] Au Québec, cette façon de parler a un petit air de famille. Ce n’est pas un hasard. Les gens du Perche et les Québécois sont en effet proches parents. […] Pour terminer, voici donc deux accents : notre Française du Perche et un Québécois de Charlevoix.»
-
[4]
La graphie traditionnelle de la terminaison -eau notait à l’origine une triphtongue [-e̯au̯], qui était devenue [-e̯ɔ] ou [-ə̯ɔ] avant le xviie siècle, puis [-ɔː] et [-o] dans la norme parisienne. Dans de nombreux patois ruraux et dans les usages parisiens populaires, cependant, on utilisait à l’origine une autre triphtongue, souvent écrite -iau, avec un yod initial [-i̯au̯] ; les prononciations modernes des continuateurs de la triphtongue -iau sont très variées, mais commencent en général par un yod : [i̯a(u̯), i̯ɔ(u̯), i̯ø(ɥ)…].
-
[5]
J’utilise ici le terme patois avec le sens que lui donnaient les dialectologues français au début du xxe siècle, sans la nuance péjorative qu’il avait dans l’usage ordinaire de la même époque. Les dialectologues modernes évitent parfois ce terme socialement trop chargé. Il est cependant très utile pour opposer dans une région d’oïl deux usages linguistiques : le «patois» réfère alors à un usage qui remonte plus directement aux dialectes du Moyen Âge – il a néanmoins pu être plus ou moins influencé par la norme parisienne –, tandis que le «français» (parfois qualifié de «régional») réfère à l’usage issu de la propagation de la norme parisienne dans la même région. Dans les régions occitanes, on peut plus facilement se passer du terme patois en opposant, par exemple l’«occitan de Vinzelles» au «français de Vinzelles».
-
[6]
On appelle pionniers les immigrants français des deux sexes mariés avant 1680.
-
[7]
Cf. aussi Gilles Roques 1998 : 450 «Depuis longtemps ‹nos cousins d’Outre-Atlantique› ont été rattachés à la grande famille de l’Ouest galloroman».
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[8]
Plus particulièrement les ports de l’Atlantique selon Hull 1968, par exemple.
-
[9]
On notera que le terme «franco-canadien», général à cette époque, n’inclut pas nécessairement des usages autres que ceux du Québec. Ainsi le Glossaire du parler français au Canada, que pilote Rivard, malgré son titre, se limite aux «mots et locutions en usage dans le parler de la province de Québec et qui ne sont pas admis dans le français d’école» comme il est précisé immédiatement en sous-titre.
-
[10]
On ne peut définitivement pas accepter les hypothèses de Rivard sur les sources multidialectales de la prononciation québécoise [hε͂)] de gens, ni partager l’accueil favorable que leur accordent Mougeon et Beniak. En effet, on ne peut rien conclure de la comparaison des parlers modernes sans tomber dans la première erreur méthodologique discutée plus bas – il faut nécessairement partir des états de langues tels qu’ils étaient au moment de la colonisation. D’autre part, l’articulation antérieure [ε͂] ou [æ͂] d’un ancien [ã] n’est pas rare en Saintonge même au début du xxe siècle, où on pouvait entendre des prononciations du type [hæ͂] pour gens (ALF carte 639; pt 527), [arhẽ, arhæ͂] pour argent (ALF carte 56, pt 535, 536). Il n’est nul besoin d’un croisement des usages dialectaux saintongeais et picards pour aboutir à [hε͂].
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[11]
Léon explique ailleurs pourquoi il fait ressortir les ressemblances entre le français du Canada et le «normand» : «Ce n’est pas un hasard si les deux parlers ont tant de points communs puisque la grande majorité des colons venus de France au Canada venaient de l’Ouest et particulièrement de la Normandie» (1983 : 52).
-
[12]
On notera en particulier la surprenante analyse «historique» de l’évolution comparée des voyelles nasales dans le français du Québec et dans le «français général de France» de Martin et coll. 2001 : 69–70, qui ne prend même pas la peine d’examiner les états anciens (cf. Morin 1994b : 50–52, pour un essai de reconstruction et d’évolution comparative).
-
[13]
Claude Poirier (communication personnelle, 1999) me fait savoir, cependant, qu’il «donne crédit à ces rapprochements surtout pour ce qui est du lexique».
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[14]
La négation point, bien sûr, était encore disponible au Québec et pouvait remplir certains usages communicatifs, tout comme dans la langue standard. Elle est notée, par exemple, dans les contes oraux (cf. La Folette 1969 : 124–127, contes enregistrés entre 1948 et 1949). Cependant, ce n’était pas la négation régulière, comme veulent le faire croire ces pseudo-énoncés rapportés. Ce n’est pas la négation par défaut qui pourrait, par exemple, accompagner rien, personne, aucun, ni… ni, guère; en effet on dit, avec une «double négation», j’ai pas rien fait, et non *j’ai point rien fait.
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[15]
D’autres stéréotypes relevés sont les suivants. Jean-Jacques Ampère écrit en 1852 : «enfin une bonne femme, occupée à jardiner, m’a dit, avec un accent plein de cordialité et très-normand : montais, m’sieu, il y a un biau chemin» (Caron-Leclerc 1998 : 118), où on remarque le stéréotype du parler paysan iau pour eau. La terminaison [-ε] pour l’impératif montais par contre ne renvoie à aucun stéréotype connu, ce qui n’implique cependant pas qu’il appartenait véritablement à l’usage québécois de cette époque (les puristes français condamnaient [ε] pour [e] pour la 2pl des futurs, mais ne relevaient pas d’erreur pour les impératifs). Un autre témoin, Dominique Bonnaud, en 1897, note les formes ret’nu m’ char ‘retenu mon char’, j’voulions z’ler ‘je voulais aller’, vec m’mâre et m’pâre ‘avec mon père et ma mère’, […] te trouble point (probablement pour ‘trouble-toi pas’) (Caron-Leclerc 1998 : 424, 425, 430), qui comprennent les stéréotypes je …ons de la première personne du singulier, et la négation point; les autres formes ne sont pas stéréotypées, sans nécessairement appartenir à l’usage québécois de cette époque non plus. L’élision m’ de mon est attestée à la même époque dans le Hainaut belge et en Lorraine (ALF, cartes 623) et celle de ma en Picardie (ALF 548, 662). Les formes rapportées par les visiteurs sont relativement rares. En général, ceux-ci se contentent de dire que les Québécois ont l’accent d’une région ou d’une autre, sans plus de précision.
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[16]
Au xixe siècle, dans l’usage ordinaire, «patois» pouvait renvoyer indifféremment aux usages français ou dialectaux d’une région; «Patois, Le langage du peuple et des paysans, particulier à chaque province […] – Se dit, par extens., de certaines façons de parler qui échappent aux gens de province.» (Dictionnaire des Dictionnaires, 1837, Sociétés de Paris, Londres et Bruxelles). De nos jours encore, les français régionaux peuvent être qualifiés de «patois» par les non-spécialistes. Dans mes enquêtes en France, on taxe régulièrement les habitants des villages voisins de parler «patois».
-
[17]
On examinera plus bas ce changement historique – qui, à ma connaissance, n’a encore jamais été discuté.
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[18]
Juneau 1972 : 48 souligne l’importance qu’aurait «l’ouverture de è en à devant un ancien s implosif». Il en conclut hâtivement que «Le fait que cette ouverture se produise uniquement [sic] dans des mots qui avaient eu autrefois un s implosif après è […] laisse supposer que le phénomène est relativement ancien et qu’il doit remonter à l’époque où s implosif était affaibli en c [api [x]]; c’est ce qui aurait provoqué un recul du lieu d’articulation de è». Il ne note pas que ce sont toutes les voyelles longues qui peuvent s’ouvrir, comme dans ne vou despiase ‘ne vous déplaise’ ou lasse mouay ‘laisse-moi’, et non seulement celles où la durée est associée à la perte d’un s préconsonantique; l’affaiblissement du s implosif n’est donc pas un facteur pertinent. S’il note – indirectement – la durée parmi les facteurs responsables de ce changement, il ne fait aucun lien avec l’ouverture «en finale absolue» (p. 50), qui ne s’est pourtant produite dans le français parisien populaire du xviie siècle que lorsque la voyelle était longue. Il en tire ainsi de mauvaises conclusions sur les causes de l’ouverture de la voyelle brève de appartenait, écrit aparetenat, dans un texte québécois du xviiie siècle.
-
[19]
On verra dans le travail de Gsell 1996 qu’un grand nombre de travaux portant sur la chronologie des changements linguistiques, et en particulier ceux de Straka, souffrent de ne pas avoir pris en compte leur variabilité.
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[20]
Pour une discussion plus générale de la norme perçue, cf. Morin 2000.
-
[21]
La distribution géographique de ces trois groupes (Barbaud 1984 : 122, fig. 6) se fonde beaucoup plus sur le découpage administratif du xviie siècle que sur des pratiques dialectales effectives. Un exemple suffira. Il est communément admis qu’au début du xxe siècle, les patois ayant conservé le /k/ roman devant les continuateurs du /a/ roman (comme dans lat. cattùm > [ka, kɑ, kɔ] ‘chat’) et faisant correspondre un [ʃ] au /ts/ galloroman (comme dans lat. cèntùm > [ʃẽ, ʃε͂, ʃã] ‘cent’) étaient difficilement compréhensibles, sans apprentissage, aux locuteurs des autres dialectes – qui avaient fait passer /k/ à [ʃ] et /ts/ à [s] dans les mêmes conditions. Cette évolution s’était produite bien avant le xviie siècle et devait déjà soulever les mêmes problèmes d’intercompréhension. Les locuteurs difficilement compréhensibles situés en deçà de la ligne Joret (Joret 1874, Brasseur 1973, Lodge 2002 : 266) apparaissent tantôt dans la classe des semi-patoisants (Manche, Calvados, Eure, Seine Maritime – tous en Normandie sur la carte 1), tantôt dans celle des patoisants (Somme, Pas-de-Calais, Nord, probablement une partie de l’Aisne – Artois-Flandre-Picardie sur la carte 1), et tantôt encore dans celle des francisants (Oise – nord de l’Île-de-France sur la carte 1).
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[22]
On consultera Chambon 1999 pour une critique de la thèse souvent admise que le français régional constitue un «miroir fidèle» du substrat dialectal.
-
[23]
La graphie couvelque pour couvercle notée par Juneau 1972 : 231 fait intervenir une assimilation de /r/ préconsonantique au [l] qui a fini par s’amuïr.
-
[24]
Le passage de /a/ > [ɒ] au Québec est probablement à l’origine un changement conditionné par la morphologie, comme le proposent Morin, Langlois et Varin 1990 pour le passage de /ɔ/ > [o] dans la norme parisienne. On corrigera une faute dans ce travail (p. 515, note 18); le singulier chat en Marais-Vendéen est [ʃat] et le pluriel [ʃɑː]. L’opposition entre [a] et [ɑː] est bien neutralisée en fin de constituant dans ce dialecte, qui ne connaissait à l’origine que les mots outils là et jà avec un [a] bref en finale de mot; celui-ci a fini par s’allonger par analogie distributionnelle et s’est alors confondu avec le reflet [ɑː] du [aː] long dans cette position ( < [as] ou [ea̯]). Les autres [a] brefs toniques ont conservé la consonne étymologique qui les suivait en ancien français, comme dans chat [ʃat] ou plat [pʁat].
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[25]
Ce voisement s’observe surtout dans les régions suivantes du domaine d’oïl : Bretagne romane, Maine, Anjou, Poitou, Berry, Nivernais, Bourbonnais, mais aussi dans un point isolé dans le Cotentin (Normandie) et dans un autre en Picardie (ALF, carte 1080); il a été relevé assez tôt au Québec dans les documents d’archives (Juneau 1972 : 156–158). On serait tenté d’opposer cette source régionale à la thèse voulant que l’articulation dentale de [r] dans la région de Montréal est liée à la plus forte proportion d’immigrants ruraux originaire de l’Ouest de la France. Il serait essentiel, cependant, de faire d’autres recoupements.
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[26]
Inversement, il existe des prononciations [kutr, kut, kurt] de coudre ‘noisetier’ avec une dentale sourde [t] au Québec (ALEC Q. 846), qui ont des correspondantes en Bretagne romane, en Normandie, en Picardie et dans le nord de la Champagne (ALF 331), et qui mériteraient aussi un examen.
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[27]
On ne doit pas, cependant, en conclure que les formes québécoises ont nécessairement été empruntées (directement ou indirectement par l’intermédiaire des français régionaux) aux patois des régions mentionnées dans le Glossaire; les renvois n’indiquent au mieux que des sources possibles. Le nombre élevé de renvois aux parlers du Berry, p. ex., tient certainement plus à la richesse d’un des dictionnaires ayant servi aux comparaisons (Jaubert 1864–1869), qu’à l’influence linguistique des colons originaires de cette région.
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[28]
Les variantes linceul et linceuil sont notées par Michaelis et Passy 1897, mais ce mot n’a pas été soumis à l’enquête de Martinet et Walter 1973, malgré les principes retenus dans ce travail.
-
[29]
Le journaliste vedette de la télévision française commentait à sa façon des négociations qui auraient permis à des films doublés au Québec d’être projetés en France. Son pastiche voulait donner l’impression d’étrangeté que les spectateurs ressentiraient en entendant un doublage québécois. À mon oreille, son pastiche évoquait beaucoup plus les stéréotypes français des parlers paysans de Normandie ou de Bourgogne que tout ce qu’on peut entendre au Québec.
-
[30]
On observe cette affrication non seulement dans le créole d’Haïti et dans celui de l’île Maurice, comme il est souvent noté, mais aussi dans le français de la Réunion, où il constitue «un des traits les plus frappants du français réunionnais» (Carayol 1977 : 345–349, 502, notes 8, 9, 10, qui en donne une analyse phonétique détaillée et la compare à celle du Québec). Dans sa description du créole de la même île, Staudacher-Valliamee 1992 ne fait aucune allusion à une affrication des occlusives dentales. Il serait cependant surprenant que ce trait n’existe pas également dans le créole. Les locuteurs natifs ne sont pas toujours bien conscients des caractéristiques allophoniques de leurs parlers – un problème que l’historien doit toujours avoir à l’esprit quand il examine des documents écrits anciens – et pourrait expliquer leur omission dans cette description du créole réunionnais.
-
[31]
La Basse-Auvergne connaît aussi une aspiration de /p, b/ devant /y, u/, parfois perçue comme [f] ou [v], conformément au modèle aérodynamique de Ohala : [»phyra] ~ [»pfyra] ‘pleurer’ (Dauzat 1938 : 152).
-
[32]
Les occlusives palatales [c, Ô] sont fréquemment affriquées à des degrés divers, cf. Ladefoged 1971 : 40–41, Ladefoged et Maddieson 1996 : 30–32.
-
[33]
On a peut-être une première attestation écrite de cette régression à la fin du xviiie siècle : dyaume pour guillaume (Juneau 1972 : 131), pour lequel Geddes donne une prononciation québécoise [dzijom] (p. 84), mais aussi [dijom] pour la Baie des Chaleurs (p. 71).
-
[34]
Juneau et Poirier 1973 : 83, note 33 et Juneau 1987 : 315 voudraient que la palatalisation dans l’Ouest de la France ne représente que des «secousses» … «d’un phénomène dont l’épicentre aurait été le Massif Central». Il n’est pas sûr, cependant, que ces auteurs veulent attribuer un rôle important aux colons originaires du Massif Central pour l’adoption de ce trait dans le français du Québec.
-
[35]
ALF : cartes 110, 413, 414, 415, 496, 520, 720, 813, 839, 870, 871, 961, 976, 1186, 1283, 1304, 1306, 1438 – pts 423, 425, 427, 429, 435, 447, 448, 458, 459.
-
[36]
On trouvera deux autres formes, pour niche (carte 909, pt 447) et venir (carte 1309, pt 427); la palatale [ʁ] de il lit (carte 774) et le lit (carte 778) dans ces régions pourrait avoir une source indépendante.
-
[37]
Soyons honnête. L’historien de la langue n’hésiterait pas à dire qu’il s’agit d’une régression qui a tout simplement «épargné» [tj, dj].
-
[38]
Il est fort possible qu’en acadien, ce soit bien l’usage dominant des parlers de l’Ouest de la France qui ait prévalu dans ces cas; cf. messe avec une voyelle longue à Pubnico-Ouest (Landry 1985 : 32), dans la Baie Sainte-Marie (Ryan 1981 : 167), dans les parlers conservateurs de la Baie-des-Chaleurs (Geddes 1908 : 29) et, plus généralement, pour l’ensemble des durées vocaliques en syllabe tonique fermée (Flikeid 1993). Les données disponibles, cependant, sont très lacunaires.
-
[39]
Lodge 2002 : 271–272 avance l’hypothèse que la variante [-o] de -eau se serait développée en dehors de Paris, où elle aurait été introduite conformément au modèle qu’il propose du développement de la norme parisienne : «the concentration of monophthongal forms in vernaculars spoken to the east of Paris and their presence in western dialects too makes one suspect that an exogenous origin is in fact more plausible». Il présente une carte faite à partir de la carte 819 de l’ALF ‘manteau’, où la prononciation [o] de -eau apparaît dans une zone centrée sur le département de la Marne, avec une bosse couvrant la région parisienne, et renvoie aux cartes additionnelles 432 ‘eau’ et 1208 ‘seau’; la dernière cependant ne saurait servir à appuyer sa thèse, aucune des formes dans le domaine d’oïl n’attestant la prononciation de type [so]. Il est fort possible que les prononciations avec [o] de manteau dans la Marne et la Brie relevées par Lodge indiquent simplement que la pénétration de la norme était plus avancée dans ces régions. Les relevés de l’ALF (carte 986 ‘peau’) et de l’ALCB (p. ex. les cartes 349 ‘marteau’, 350 ‘enclumette’, 361–363 ‘rateau’) confirment que le résultat [i̯o] de -eau est autochtone dans cette région. En particulier, les types enclumeau – qui n’a pas de correspondant dans la norme parisienne – et rateau sont pratiquement toujours prononcés [-i̯o] là où ils sont utilisés, et ceci à quelques kilomètres à peine des portes de Paris. Diot 1930 : 9 témoigne de la pénétration de la forme normative [-o] dans cette région au début du passé. Les données médiévales confirment ces observations; en particulier, Dees et ses collaborateurs (1987) ne relèvent que des graphies du type «chatiaus» dans les textes littéraires du Moyen Âge qu’ils ont localisés dans le département de la Marne (carte 160 ‘château’). Il n’y a pas de raison d’accepter l’hypothèse de Lodge.
-
[40]
La prononciation [-i̯o] -eau est un des exemples les plus fréquents qu’on offre à l’éternel visiteur que je suis pour illustrer les origines dialectales de la prononciation du français au Québec. Quand, naïvement, je demande d’autres exemples que celui de siau, mes historiens improvisés reconnaissent qu’ils n’en connaissent pas dans la langue ordinaire de leur parenté; certains cependant confirment leur analyse en citant des formes biau ou troupiaux de la chanson «bien québécoise» Quand j’étais chez mon père apprenti pastouriau. La même chanson, bien sûr, est connue de l’autre côté de l’Atlantique, avec les mêmes particularités de prononciation du -eau. Elle fait partie de cet héritage culturel qui y entretient le stéréotype du parler paysan. La version que j’ai apprise contenait aussi j’étions, je n’en avions, qu’on ne retrouve pas dans la version de Mme Jeanne Leblanc, née à Saint-Victor de Beauce, au Québec (http://www.societehisto.org/Musee/Chants/Lapprenti.html).
-
[41]
Normalement, l’ALF recueille des données patoises; le mot juillet, cependant, apparaît clairement comme une forme du français régional, soit qu’elle soit passée dans les patois, soit que l’enquêteur ait recueilli une forme française plutôt que patoise. Les formes de l’Est de la France en [-ĕt] et [-ε̆t] sont clairement empruntées au français régional; en effet, des formes héréditaires patoises auraient une autre voyelle : [-ɔ̆t], [-ăt] ou [-ø̆t], qui n’apparaissent que dans trois des points d’enquête. On peut probablement admettre qu’à l’Ouest aussi, les formes observées correspondent à celles des français régionaux (même si leur phonétisme ne permet pas d’exclure une source héréditaire).
-
[42]
Les prononciations avec [a] devant /r/ final ne sont pas rares, cependant, en acadien.
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