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Le présent mémoire a été soumis par la doctorante Sarah-Michèle Vincent-Wright et les professeur·e·s Miriam Cohen et Stéphane Beaulac à la Cour interaméricaine des droits de l’Homme dans le cadre de leur intervention dans la demande d’avis consultatif de l’Argentine portant sur « la nature et la portée des soins à autrui en tant que droit humain, et leur interrelation avec d’autres droits »[1]. À l’invitation de la Cour[2], les auteur·e·s se sont vus octroyer le statut d’intervenant·e·s, en qualité d’amicus curiae, afin de présenter leurs observations en lien avec la question spécifique des soins à autrui et du droit à la vie, contribuant ainsi à élargir l’éventail des points de vue présentés devant le système interaméricain.

Le mémoire d’intervention exhorte les juges à reconnaitre et à protéger les soins à autrui à titre de droit autonome et justiciable, vu son interdépendance avec d’autres droits humains – dont ceux à la retraite, à la santé et au travail, reconnus dans la jurisprudence de la Cour – pour garantir la jouissance effective du droit à la vie et à la vieillesse dans la dignité.

Deux considérations y sont préconisées. Premièrement, la nécessité de prendre en compte à la fois l’accès aux soins et les conditions de travail en soins pour interpréter la portée des obligations conventionnelles et le contenu des mesures devant être mises en oeuvre en droit interne, conformément à l’article 4 de la Convention américaine relative aux droits de l’Homme[3] et à l’article 6 de la Convention interaméricaine sur la protection des droits fondamentaux des personnes âgées[4]. Deuxièmement, l’importance de veiller à ce que les États membres du système interaméricain adoptent des mesures effectives et non restrictives, soucieuses de la relation d’interdépendance entre les personnes nécessitant des soins et celles prodiguant de tels soins, afin que toute personne engagée dans une relation de type soignant–soigné puisse vivre et vieillir dans la dignité, actuellement et ultérieurement, sans discrimination.

Le futur avis consultatif de la Cour interaméricaine des droits de l’Homme est susceptible d’élargir la portée du système normatif international en matière de soins à autrui, d’où la contribution de la doctorante Sarah-Michèle Vincent-Wright, dont le projet de thèse porte sur le travail de soins peu ou non rémunéré des femmes en droit international. Avec l’expertise de pointe en droit international public général du Professeur Stéphane Beaulac et l’expérience de la Professeure Miriam Cohen à titre de conseillère juridique devant diverses instances internationales, le présent mémoire d’intervention offre un éclairage distinct dans l’analyse des questions soulevées par la République Argentine dans sa demande d’avis consultatif[5].

C’est dans cette optique que les intervenant·e·s ont présenté leurs observations écrites et orales, visant à élargir la portée du système de protection en droit international en ce qui concerne les personnes se trouvant dans une relation de soins de type soignant–soigné. La principale contribution de leur mémoire se rapporte donc au fait que la garantie de pouvoir vivre et vieillir dans la dignité dépend de l’accès aux soins pour les bénéficiaires, mais aussi de l’étendue des mesures de sécurité sociale permettant aux personnes travaillant dans le domaine des soins à autrui d’éventuellement, à leur tour, bénéficier de tels soins.

 MÉMOIRE (OBSERVATIONS ÉCRITES) 

DANS LE CADRE DE L’APPEL À CONTRIBUTION RELATIVE À LA DEMANDE D’AVIS CONSULTATIF SUR « LA NATURE ET LA PORTÉE DES SOINS À AUTRUI EN TANT QUE DROIT HUMAIN, ET LEUR INTERRELATION AVEC D’AUTRES DROITS »,

NOUS SOUMETTONS RESPECTUEUSEMENT NOS OBSERVATIONS ÉCRITES EN LIEN AVEC LA QUESTION SPÉCIFIQUE « III.C. LES SOINS ET LE DROIT À LA VIE ».

I. L’intérêt de la soumission et l’expertise des intervenant·e·s

Il est impossible d’ignorer l’impact important que cet avis aura, non seulement sur la détermination des obligations de l’État de la République Argentine relativement aux soins à autrui en vertu de la Convention américaine relative aux droits de l’Homme[6] (ci-après : «  CADH ») et d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de la personne, mais aussi sur la détermination du contenu et de la portée de ce droit, ainsi que de son interrelation avec d’autres normes pertinentes, prévues au sein des corpus juris international et national.

Les intervenant·e·s possèdent une expertise de pointe en droit international public général (ci-après : « DIPG »), en droit international des droits humains (ci-après : « DIDH ») et en droit international du travail (ci-après : «  DIT ») dans le domaine des soins à autrui (travail de care), pouvant s’avérer des plus pertinentes dans l’analyse des questions soulevées par la République Argentine dans sa demande d’avis consultatif, en particulier eu égard à la question spécifique «  iii.c. les soins et le droit à la vie ». En cela, les intervenant·e·s soumettent respectueusement leurs observations écrites à la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (ci-après : « Cour DIH »), en qualité d’amicus curiae.

Nous soumettons à cette honorable Cour que la présente demande d’avis consultatif constitue une occasion privilégiée d’élargir la portée du système de protection en droit international en ce qui concerne les personnes se trouvant dans une relation de soins de type soignant–soigné. Certes, la garantie de pouvoir vivre et vieillir dans la dignité dépend de l’accès aux soins pour les bénéficiaires, mais aussi de l’étendue des mesures de sécurité sociale permettant aux personnes travaillant dans le domaine des soins à autrui d’éventuellement, à leur tour, bénéficier de tels soins.

Suivant cette perspective, ces observations visent à une contribution double :

• d’une part, en nous référant à la jurisprudence de la Cour IDH, nous souhaitons porter à l’attention de cette Cour le rôle fondamental des soins à autrui dans la jouissance effective du droit à la vie et du droit de vivre dans la dignité pour les personnes âgées, conformément à l’article 4 de la CADH de 1969 et l’article 6 de la Convention interaméricaine sur la protection des droits fondamentaux des personnes âgées[7] (ci-après : « CIDFPA ») de 2015 ;

• d’autre part, en nous référant aux normes et principes pertinents des corpus juris international (DIDH, DIT, DIPG) et national (République Argentine), nous souhaitons mettre en évidence la relation d’interdépendance entre les personnes nécessitant des soins et celles prodiguant ou dispensant de tels soins, de sorte que l’ensemble des personnes concernées par le travail de soins à autrui puisse avoir accès aux mesures garantissant leur droit de vivre et de vieillir dans la dignité, conformément aux obligations des États membres du système interaméricain.

II. Introduction

Au sein du système interaméricain, le droit à la vie est protégé en vertu de l’article 4 alinéa 1 de la CADH, stipulant que : « Toute personne a droit au respect de sa vie. Ce droit doit être protégé par la loi, et en général à partir de la conception. Nul ne peut être privé arbitrairement de la vie ».

Bien que formulée de façon concise, contrairement à ses autres alinéas portant sur l’interdiction des atteintes arbitraires à la vie, la portée « personnelle et matérielle » de cette disposition a fait l’objet d’une interprétation jurisprudentielle « dynamique et innovante » au sein des organes interaméricains[8]. Vu la fondamentalité de ce droit[9], les États ont l’obligation d’adopter des mesures de protection garantissant à toute personne, sans discrimination, les conditions nécessaires à la vie humaine, ce qui inclut l’accès aux soins requis pour vivre et vieillir dans la dignité[10].

En outre, depuis 2015, l’article 6 de la CIDFPA prévoit une protection supplémentaire se rattachant à l’adoption de mesures nécessaires à la jouissance effective du droit à la vie et de vieillir dans la dignité :

Les États parties adoptent toutes les mesures nécessaires afin de garantir aux personnes âgées la jouissance effective du droit à la vie et du droit à vivre leur vieillesse dans la dignité, jusqu’à la fin de leur vie, dans des conditions d’égalité avec d’autres secteurs de la population.

Les États parties prennent des mesures pour que les institutions publiques et privées offrent aux personnes âgées un accès non discriminatoire à des soins intégraux, y compris aux soins palliatifs, évitent leur isolement et gèrent de manière appropriée les problèmes liés à la peur de la mort chez malades en phase terminale et à la douleur et qu’elles évitent les souffrances inutiles et les interventions futiles et sans aucune utilité, conformément au droit des personnes âgées à exprimer un consentement éclairé » [nous soulignons].

Pour déterminer, d’une part, les obligations étatiques en matière de soins en relation avec le droit à la vie et de vieillir dans la dignité et, d’autre part, les mesures devant être prises dans le domaine des soins afin de garantir des conditions de vie dignes à toute personne sans discrimination, nous proposons :

• d’abord de se référer à la jurisprudence de la Cour IDH portant sur le rôle fondamental des soins à autrui dans la jouissance effective du droit à la vie, conformément à l’article 4 alinéa 1 de la CADH, en vue d’élargir le cadre interprétatif (la portée) des obligations de protection spéciale adressant la situation de vulnérabilité des personnes concernées par le travail et/ou les services de soins (cf. vulnérabilité omniprésente dans les relations d’interdépendance en soins);

• puis de se référer aux normes et principes pertinents des corpus juris international et national, portant sur le travail de soins à autrui et les conditions de son exercice dans le respect des droits humains, en vue de proposer des mesures effectives et non restrictives susceptibles de couvrir l’ensemble des personnes engagées (ou susceptibles d’être engagées) dans une relation de soins, soit autant les personnes prodiguant des soins à autrui que celles en bénéficiant, en vue d’élargir le cadre interprétatif (le contenu) du « nouvel » article 6 de la CIDFPA.

La présente demande d’avis consultatif représente également une occasion privilégiée d’élargir la portée du système international de protection concernant le travail de soins à autrui et l’accès aux services de soins requis pour vivre et vieillir dans la dignité. Thématique de l’heure en lien avec la pandémie du coronavirus (COVID-19), le travail de soins à autrui peu ou non rémunéré, souvent assumé par des femmes migrantes[11], est peu valorisé mais pourtant essentiel et fondamental à la survie des personnes et des sociétés. Considérant que la jurisprudence de la Cour IDH se distingue et se caractérise par sa contribution à la formation de droit nouveau en matière de protection des droits humains, puisse-t-elle saisir l’occasion, dans la lignée de son courant jurisprudentiel novateur des dernières années[12], de poursuivre et de consolider une certaine « humanisation » du droit international[13], pour paraphraser son ancien président, le juge Cançado Trindade[14]. Plus tard, à la Cour internationale de Justice, son excellence s’exprimait ainsi dans l’affaire de l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 2015 :

Les droits [humains] qui y sont protégés en toutes circonstances ne se réduisent pas aux droits « accordés » par l’Etat ; ce sont des droits inhérents à la personne humaine, que l’Etat est par conséquent tenu de respecter. Ces droits protégés sont supérieurs et antérieurs à l’Etat et doivent donc être respectés par celui-ci, ainsi que par tous les Etats, même en cas de désintégration et de succession. Il a fallu aux générations successives des souffrances et ces sacrifices immenses pour apprendre cette leçon. Le corpus juris gentium précité est axé sur les personnes et sur les victimes, et absolument pas sur les Etats[15].

Comme nous verrons, suivant une méthodologie reposant à la fois sur la Convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après : «  CVDT ») et sur la CADH, la Cour DIH adopte une approche interprétative large et libérale (en anglais « expansive »), fondée sur le principe pro homine (ou pro persona), qui se distingue en étant effective, non-restrictive, évolutive, contextuelle, historique et systématique, cette dernière caractéristique renvoyant à l’idée de corpus juris de DIDH[16].

Cette demande d’avis consultatif offre à la Cour IDH l’occasion de se positionner, à titre de pionnière, quant à la construction normative par l’entremise de sa jurisprudence d’un argumentaire en faveur de la reconnaissance et de la protection des conditions de travail et d’accès aux soins, dans l’optique d’assurer une jouissance effective du droit de vivre et de vieillir dans la dignité sans discrimination. En cela, cette jouissance signifie de pouvoir vivre dignement dans l’exercice d’un travail de soins à autrui et de pouvoir vieillir dans des conditions de vie dignes grâce à l’accès aux services de soins, dispensés par d’autres personnes. Il s’agit de tirer parti du momentum postpandémie et de l’engouement actuel en Amérique Latine[17] en faveur de la reconnaissance des soins à autrui en tant que droit humain. Puisse la Cour IDH saisir ce momentum pour ouvrir la voie à des obligations de mesures concrètes et effectives visant la protection des droits des personnes se trouvant dans une relation de soins de type soignant–soigné.

III. Développements jurisprudentiels de la Cour IDH portant sur le rôle fondamental des soins à autrui dans l’interprétation du droit à la vie et de vivre dans la dignité, et ce, en relation avec d’autres droits protégés par la CADH

La jurisprudence de la Cour IDH consacre la « fondamentalité » du droit à la vie (article 4 de la CADH), vu que l’exercice des autres droits en dépend. En raison du caractère fondamental du droit à la vie, la Cour IDH y voit une expression du concept de la dignité humaine, à savoir le droit de mener une vie digne, c’est-à-dire « le droit à ne pas se voir imposer des conditions qui l’empêchent ou compliquent l’accès à une existence digne », donnant ainsi « un contenu concret au terme de “vie” en invoquant la dignité humaine »[18].

Le rattachement du concept de dignité au droit à la vie est une spécificité de la jurisprudence de la Cour IDH[19]. C’est pourquoi nous aborderons brièvement certains développements jurisprudentiels portant sur le rôle fondamental des soins à autrui dans le maintien du droit à la vie et de vivre dans la dignité, et ce, en relation avec d’autres droits protégés au sein du système interaméricain. Cette mise en relation s’impose car elle s’inscrit directement dans le cadre de la vision globale des droits humains développée dans la jurisprudence de la Cour IDH des dernières années, en vertu de laquelle « l’interdépendance et l’indivisibilité des droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux […] et des droits civils et politiques » sont privilégiées[20].

Cette vision globale des droits humains constitue une herméneutique propre à la Cour IDH qui renvoie à une méthodologie reposant à la fois sur la CVDT et sur la CADH[21]. Cette approche se distingue singulièrement par son interprétation large et libérale des droits humains qui, elle-même, est tributaire de plusieurs caractéristiques interprétatives. Tout d’abord, selon les instructions de l’article 31(1) de la CVDT, en plus du texte conventionnel, compris eu égard à tous les éléments contextuels pertinents (cf. article 31(2)), l’objet et le but d’un traité sont primordiaux à son interprétation[22]. Dans l’Affaire Artavia Murillo et autres c Costa Rica, la Cour IDH résume bien la méthodologie et, en fait, explicite la dimension téléologique :

[A] provision of the Convention must be interpreted in good faith, according to the ordinary meaning to be given to the terms of the treaty and their context, and bearing in mind the object and purpose of the American Convention, which is the effective protection of the human person.[23]

Outre les éléments interprétatifs de texte, de contexte et d’objet, l’interprétation des droits humains, nous enseigne la Cour IDH, doit donc être effective, ce qui est connu en interprétation juridique comme étant la règle de l’« effet utile ». S’agissant de la CADH, et suivant l’objet et le but de cette Convention, cela signifie que les droits humains qu’elle garantit doivent recevoir une interprétation large et libérale, permettant de donner la plus grande protection possible à la personne humaine[24]. Dans l’interprétation de la CADH, on a articulé cette idée autour du principe pro homine (ou principe pro persona), c’est-à-dire qu’on doit favoriser le niveau le plus élevé de protection des droits humains[25].

En outre, l’interprétation téléologique de la Convention, la règle de l’effet utile et le principe pro homine s’arriment, s’agissant de ce régime régional, avec l’argument codifié à l’article 29 de la CADH, à savoir l’interprétation non-restrictive des droits humains[26]. La Cour IDH explique ainsi la synergie entre ces diverses ramifications interprétatives dans son Avis consultatif de 2014 :

It is in this sense that the American Convention expressly establishes specific standards of interpretation in its Article 29, which includes the pro persona principle, which means that no provision of the Convention may be interpreted as restricting the enjoyment or exercise of any right or freedom recognized by virtue of the laws of any State Party or by virtue of another convention to which one of the said States is a party, or excluding or limiting the effect that the American Declaration of the Rights and Duties of Man and other international acts of the same nature may have.[27]

Dans l’Affaire Artavia Murillo et autres de 2012, après avoir rappelé la dimension téléologique et expliqué l’importance d’une protection effective des droits humains sous la CADH – comme nous l’avons vu – la Cour IDH ajoute que cette interprétation doit par ailleurs être « évolutive »[28], et ce, parce que les traités de protection des droits humains ne sont pas figés dans le temps[29]. On peut dire d’une telle interprétation évolutive de ces instruments qu’elle est également « contextuelle » ou « historique » ; en fait, elle prend en considération le « contexte historique », ce qui revient à la même idée. La Cour IDH avait déjà expliqué cet élément d’interprétation dynamique – on dirait « non-originaliste », suivant le vocable d’interprétation constitutionnelle aux États-Unis[30] – dans l’Affaire sur l’assistance consulaire de 1999 : «  human rights treaties are living instruments whose interpretation must consider the changes over time and present-day conditions »[31].

La dernière caractéristique méthodologique, s’agissant des droits humains au sein du régime de la CADH, concerne l’interprétation dite « systématique », qui repose aussi sur une idée codifiée à l’article 31 de la CVDT. Tout d’abord, rappelons que le paragraphe 2 de cette disposition élargit déjà le concept de contexte interprétatif aux accords ayant rapport au traité (article 31(2)(a)) et aux instruments afférents (article 31(2)(b)). Mais encore plus significatif, le paragraphe 3 de l’article 31 de la CVDT ajoute à ce contexte et y inclut non seulement tout accord ultérieur (article 31(3)(a)) et toute pratique ultérieurement suivie (article 31(3)(b)), mais surtout, « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties » (article 31(3)(c)). C’est ce dernier élément qui a amené la Cour IDH à prendre en considération, dans le cadre de son interprétation de la CADH, l’ensemble du régime normatif en la matière, ce qui est venu à être désigné comme le corpus juris de DIDH[32].

Cette méthode d’interprétation systématique, tenant compte de l’environnement normatif plus large que la convention comme telle, a longtemps été favorisée en DIPG[33]. Déjà en 1971, dans l’Affaire de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie, la Cour internationale de Justice écrivait que « tout instrument international doit être interprété et appliqué dans le cadre de l’ensemble du système juridique en vigueur au moment où l’interprétation a lieu »[34]. Dans le contexte de la protection des droits humains dans les Amériques, cela signifie que, dans l’interprétation de la CADH, l’ensemble des régimes normatifs en la matière, qu’ils soient universels (e.g. Convention internationale sur les droits de l’enfant) ou qu’ils soient régionaux (e.g. Convention européenne des droits de l’Homme) peuvent être pris en considération, et ce, en référence au corpus juris du DIDH[35]. Dans son Avis consultatif de 2003, la Cour IDH écrivait d’ailleurs ceci :

The corpus juris of international human rights law comprises a set of international instruments of varied content and juridical effects (treaties, conventions, resolutions and declarations). Its dynamic evolution has had a positive impact on international law in affirming and building up the latter’s faculty for regulating relations between States and the human beings within their respective jurisdictions. This Court, therefore, must adopt the proper approach to consider this question in the context of the evolution of the fundamental rights of the human person in contemporary international law.[36]

Pour être complet, ajoutons que la Cour IDH a non seulement eu recours, en référence au corpus juris de DIDH, aux normes contraignantes des sources de droit (coutume, traités universels, régionaux)[37], mais aussi aux normes non-contraignantes de « soft law »[38].

Enfin, il est intéressant de souligner qu’à l’occasion, on a considéré ce corpus juris comme incluant, en outre, les instruments nationaux (en anglais « domestic law ») de protection des droits humains[39]. Dans ce sens, l’interprétation systématique des droits humains par la Cour IDH rejoint, en matière d’interlégalité en général[40], l’idée de « globalisation judiciaire » (en anglais, connu aussi sous le nom de « transjudicialism ») proposée et articulée par Anne-Marie Slaughter[41].

***

Tenant compte de cette vision globale des droits humains protégés en vertu de la CADH, nous proposons à cette honorable Cour de rattacher au droit à la vie (droit civil et politique, article 4 alinéa 1 de la CADH) les conditions nécessaires à son effectivité, c’est-à-dire notamment en assurant l’accès à des soins et des mesures de sécurité sociale (droits économiques, sociaux, culturels, article 26 de la CADH), afin que toute personne puisse vivre et vieillir dans la dignité sans discrimination. En l’espèce, le droit de vivre dans la dignité est étroitement lié à la jouissance et à l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels (ci-après : « ESC »), protégés par l’article 26 de la CADH, dont trois d’entre eux, brièvement présentés ci-dessous, sont maintenant reconnus par la Cour IDH comme étant autonomes et, encore plus important, justiciables.

Le droit à une sécurité sociale et le droit à une retraite

La jurisprudence de cette honorable Cour reconnait la sécurité sociale et la retraite à titre de droits ESC, protégés par l’article 26 CADH, car tous deux comportent des « moyens de protection pour jouir d’une vie digne »[42]. Qui plus est, tous deux entretiennent une relation étroite avec le droit à la dignité humaine et le droit à l’intégrité personnelle (article 5 de la CADH)[43], voire d’interdépendance, vu que « la violation de l’un [peut] affecter directement l’autre », notamment dans le cas de personnes âgées, vu leur situation de vulnérabilité accrue[44].

En particulier, les affaires Muelle Flores c Pérou et ANCEJUB-SUNAT c Pérou ont reconnu ces droits comme étant autonomes et justiciables[45], en fixant leur contenu à la lumière des corpus juris international et national[46], notamment pour assurer :

le droit d’accéder à une retraite […] par la mise en place d’un système de sécurité sociale efficace ; garantir des prestations suffisantes en vue d’accéder à des conditions de vie adéquates ; rendre effectif l’accès à une retraite; garantir qu’elle soit octroyée en temps utile et mettre en place un mécanisme judiciaire permettant d’invoquer une violation de ce droit[47].

Autrement dit, la Cour IDH estime que le droit à la vie digne, associé au droit à la sécurité sociale ainsi qu’à la retraite, fait naître des « obligations positives à la charge de l’État en vue de protéger la dignité de la vie des personnes âgées, en se fondant sur le “corpus juris international” pertinent en la matière »[48], mais aussi d’autres instruments interaméricains pertinents[49].

Ce droit à la vie digne comprend l’accès au droit à la sécurité sociale et à la retraite sans discrimination, c’est-à-dire, sans égard au statut de la personne bénéficiaire, qu’elle soit citoyenne, ou une personne migrante ou réfugiée[50]. L’Affaire Roche Azaña et autres a d’ailleurs précisément reconnu la situation de vulnérabilité des personnes migrantes[51].

Or, dans le contexte du travail de soins à autrui, une proportion importante des travailleuses domestiques rémunérées en Amérique Latine se compose de personnes migrantes et qu’en cela leur accès au droit à la sécurité sociale et à une pension de retraite n’est en pratique pas garanti[52]. Selon le rapport Desigualdad, crisis de los cuidados y migración del trabajo doméstico remunerado en América Latina (2020) :

el promedio regional muestra que 3 de cada 4 trabajadoras domésticas remuneradas no están cubiertas por la seguridad social en América Latina […] Esto las afecta no sólo respecto a las prestaciones de salud asociadas a los esquemas contributivos de seguridad social, sino también respecto al ejercicio de derechos respecto a licencias por enfermedad, licencias por maternidad, derechos jubilatorios y otras prestaciones asociadas a la seguridad social[53].

Considérant la condition de vulnérabilité des personnes migrantes, telle que reconnue dans l’Affaire Roche Azaña et autres, il s’agit-là d’un exemple concret illustrant l’importance d’élargir la portée du droit de vivre et de vieillir dans la dignité afin que l’ensemble des personnes concernées par le travail de soins, dont les travailleuses domestiques, puisse avoir accès au droit à la sécurité sociale et à la retraite sans discrimination.

B. Le droit à la santé

Le droit à la santé, en plus d’être reconnu comme un droit ESC[54], se rattache à la fois au droit à la vie et à l’intégrité de la personne (droits civils et politiques)[55], et est considéré comme étant autonome et justiciable. Les États parties à la CADH ont ainsi le devoir d’assurer un accès « aux services de santé essentiels » et aux « soins médicaux de qualité efficaces », de même que de « promouvoir l’amélioration des conditions de santé de sa population »[56].

En outre, la Cour IDH reconnait « le droit de toute personne de jouir du plus haut niveau de bien-être physique, mental et social », et donc d’avoir accès à des soins « opportuns et appropriés conformément aux principes de disponibilité, d’accessibilité, d’acceptabilité et de qualité »[57]. Pour assurer l’effectivité de ce droit, les États parties doivent « accorder une attention particulière aux groupes vulnérables et marginalisés »[58], dont les personnes âgées et les femmes.

Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour IDH a eu l’occasion d’apporter plusieurs précisions concernant les composantes du droit à la santé, à titre de droit autonome et justiciable, notamment les mesures devant être mises en oeuvre en droit interne par les États afin de respecter leurs obligations conventionnelles, de même que les mesures jugées insuffisantes, voire lacunaires, portant atteinte à la jouissance effective de ce droit. À titre d’exemple, notons : l’absence de mesures garantissant l’accès à un système de santé, à des traitements adéquats et à des soins de qualité ; le non encadrement ou la non surveillance des entreprises ou des institutions publiques ou privées offrant des services soins ; l’indisponibilité des soins en temps opportun ; l’absence de soutien nécessaire à la famille en posture d’aidant ; le non-respect du droit à l’information en matière de santé, dont dépend le droit à un consentement libre et éclairé eu égard aux soins ou à l’hospitalisation ; l’absence de mesures d’accès ou d’encadrement visant la prise en charge de soins à domicile, incluant en matière de soins palliatifs[59].

Ce qui retient notre attention ici est la méthode employée par cette honorable Cour – en particulier l’interprétation systématique, renvoyant au corpus juris de DIDH comme nous l’avons vu – pour déterminer s’il y avait (ou non) violation du droit à la santé en vertu de la CADH. En effet, elle a eu recours à certaines normes non-contraignantes (en anglais, « soft law ») se rattachant à ce corpus juris international pour fonder son interprétation du contenu et de la portée de ce droit, à la lumière de différents rapports et observations de Comités des droits des personnes du système onusien.

Dans un même ordre d’idées, le statut migratoire des personnes effectuant un travail de soins à autrui ne doit pas interférer dans leur accès à des soins, sans discrimination, surtout considérant la condition de vulnérabilité des personnes migrantes, telle que reconnue dans l’Affaire Roche Azaña et autres (voir infra). Il s’agit-là d’un autre exemple concret illustrant l’importance d’élargir la portée du droit de vivre et de vieillir dans la dignité afin que l’ensemble des personnes concernées par le travail de soins puisse également avoir accès à des soins lorsque requis. À cet égard, il convient de noter, comme cette honorable Cour l’a indiqué en 2020, que : « it is especially important to ensure, promptly and appropriately, the rights to life and health of everyone subject to the State’s jurisdiction without any discrimination, including older persons, migrants, refugees and stateless persons, and members of indigenous communities »[60].

C. Le droit au travail

Par l’entremise d’une « méthodologie désormais classique quant à la reconnaissance » des droits ESC découlant de l’article 26 de la CADH[61], la Cour IDH considère le travail comme étant un droit autonome et justiciable.

Cette méthodologie a pour point de départ la Charte de l’Organisation des États américains (ci-après : « COÉA »), en l’occurrence les articles 45.b et 45.c, 46[62] et 34.g[63] qui « permettent d’identifier le droit au travail »[64]. L’article 45.b de la COÉA prévoit que :

 Le travail est un droit et une obligation sociale. Il honore celui qui l’accomplit et doit se réaliser dans des conditions qui, comportant un régime de justes salaires, garantissent l’existence, la santé et un niveau économique décent au travailleur et à sa famille, tant au cours de leurs années actives que pendant leur vieillesse, ou lorsqu’une circonstance quelconque entraîne une incapacité́ professionnelle » [nous soulignons].

Dans cette disposition de la COÉA, la Cour IDH y voit « une référence avec un degré suffisant de précision au droit à des conditions de travail équitables et satisfaisantes », pour assurer « la santé du travailleur »[65] et « la sécurité, la santé et l’hygiène au travail »[66]. Restant à déterminer le contenu de ce droit et les obligations conventionnelles qui en découlent, c’est à cette étape que la Cour IDH se réfère à d’autres normes pertinentes du système de protection des droits humains, en l’occurrence à des normes du corpus juris international ainsi qu’aux droits internes des États soumis à sa juridiction, dont ceux de la République Argentine, « tout en soulignant l’importance de l’interprétation pro persona et évolutive » de la CADH[67]. Soulignons que cette méthodologie est conforme en tous points avec l’approche interprétative large et libérale utilisée par la Cour IDH, non seulement fondée sur le principe pro homine (ou pro persona), mais qui se caractérise en outre en étant effective, non-restrictive, évolutive, contextuelle, historique et systématique, ce dernier élément rejoignant l’idée de corpus juris du DIDH, comme nous l’avons vu.

Aussi, la Cour IDH interprète de façon extensive les obligations découlant de l’article 26 de la CADH, et ce, à la lumière de l’article 1.1 de la CADH (obligation de garantir les droits conventionnels sans discrimination[68]) et de l’article 24 de la CADH (obligation de protéger l’égalité devant la loi[69]), de sorte que les États doivent désormais, « s’abstenir de prendre des mesures qui, de quelque manière que ce soit, visent, directement ou indirectement, à créer des situations de discrimination de jure ou de facto »[70].

D’ailleurs, la Cour IDH a déjà « reconnu le droit à une vie digne comme faisant partie du droit à la vie, tout comme le droit à réaliser un projet de vie, ou le droit au travail pour les migrants sans papiers »[71]. Ainsi, peu importe le statut de la personne, qu’elle soit citoyenne ou migrante ou sans papier, le principe de non-discrimination et le droit à l’égalité doivent être respectés[72] par les États de la COÉA.

Dans le contexte du travail de soins à autrui, il importe également de tenir compte du développement récent des lignes directrices en droit du travail dans la jurisprudence de la Cour IDH, incluant la « responsabilité sociale » des entreprises en lien avec les obligations conventionnelles de protéger les droits humains dans leur droit interne (article 1.1 CADH) et d’y faire respecter ces droits par l’entremise de mesures visant à réglementer et à contrôler les activités des entreprises privées (article 2 CADH)[73].

C’est dans l’Affaire Los Buzos Miskitos (Lemoth Morris et autres) c Honduras de 2021 que la Cour IDH a notamment eu l’occasion de se prononcer sur les obligations conventionnelles et les mesures de droit interne en ce qui a trait à la responsabilité sociale des entreprises privées. D’une part, les États parties à la CADH ont l’obligation d’adopter les normes nécessaires pour encadrer les activités des entreprises privées, peu importe leur taille ou leur secteur, conformément « aux droits humains reconnus dans les différents instruments du système interaméricain de protection des droits de l’homme – y compris la Convention américaine et le Protocole de San Salvador – notamment dans le cadre d’activités à risque »[74]. D’autre part, lesdits États doivent réguler la mise en oeuvre de l’obligation de moyen des entreprises privées, consistant à « adopter, de leur propre chef, des mesures préventives pour protéger les droits humains de leurs travailleurs, ainsi que des mesures visant à empêcher que leurs activités aient des impacts négatifs sur les communautés dans lesquelles elles opèrent »[75]. Pour interpréter la portée et le contenu des mesures appropriées en droit interne, la Cour s’est notamment référée aux Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, adoptés par les Nations Unies en 2011, à titre de corpus juris international[76]. À la lumière des principes 15 à 24, elle considère que :

les États doivent adopter des mesures visant à garantir que les entreprises disposent : a) de politiques appropriées en vue de protéger les droits humains ; b) de procédures de diligence raisonnable pour l’identification, la prévention et la correction des violations des droits humains, ainsi que pour garantir un travail digne et décent ; et c) de procédures qui permettent à l’entreprise de réparer les violations des droits humains qui se produisent à la suite des activités qu’elles mènent, en particulier lorsqu’elles affectent des personnes qui vivent dans la pauvreté ou appartiennent à des groupes en situation de vulnérabilité [nous soulignons][77].

Il en ressort que la responsabilité d’un État partie à la CADH peut être retenue si, par exemple, « des mesures d’inspection ou de contrôle » des conditions de travail au sein des entreprises privées n’assurent pas la mise en oeuvre de ses obligations étatiques[78], dont celles se rattachant au droit de vivre et de vieillir dans la dignité.

Bien que ces lignes directrices ne portent pas précisément sur le travail de soins à autrui, leur développement jurisprudentiel s’avère des plus pertinents eu égard à l’encadrement des conditions de travail des personnes prodiguant de soins au sein d’une entreprise privée mais aussi aux conditions d’accès à des soins de qualité pour les bénéficiaires.

***

Suivant ce rappel des développements jurisprudentiels de la Cour IDH portant sur le rôle fondamental des soins à autrui dans l’interprétation du droit à la vie et de vivre dans la dignité, et ce, en relation avec d’autres droits protégés par la CADH, un constat en ressort : dans la jurisprudence de la Cour IDH, une méthodologie a été développée afin que certains droits en lien avec les soins à autrui, dont l’accès à la protection sociale (droit à la retraite)[79], aux soins de santé (droit à la santé)[80], et à des conditions dignes de travail (droit au travail), soient considérés comme autonomes et justiciables. Leur contenu est déterminé à l’aide des éléments normatifs du corpus juris de DIDH, tant au niveau international que national (en anglais « domestic law »).

Dans le cadre de notre intervention, nous souhaitons retenir cette méthodologie employée par la Cour IDH, mais cette fois eu égard à la détermination des obligations étatiques en matière de soins en relation avec le droit de vivre et de vieillir dans la dignité. Pour ce faire, nous allons nous référer à des principes et certaines normes provenant du corpus juris du DIDH et, subsidiairement du DIT, en vue de proposer un rapprochement avec et entre :

le droit à l’accès aux soins sans discrimination pour vivre et vieillir dignement (droits à l’égalité et à la non-discrimination par l’entremise de protections spéciales ciblant des groupes vulnérables, dont les aîné·e·s, les femmes, les migrant·e·s et/ou leur intersection);

la reconnaissance et la protection du travail de soins à autrui afin que les personnes effectuant ce travail (peu importe leur statut, âge, genre, ou encore le lieu de travail) puissent en vivre dignement (salaire, sécurité sociale, retraite), et de sorte qu’elles puissent ensuite, à leur tour, bénéficier et exercer pleinement leur droit d’accès à des soins pour vivre et vieillir dignement.

IV. Obligations de l’État en matière de soins en relation avec le droit à la vie et « à la vieillesse » dans la dignité à la lumière des principes de DIDH

En lien avec la question spécifique « iii.c. les soins et le droit à la vie », quelles sont les obligations de l’État en matière de soins en relation avec le droit à la vie à la lumière de l’article 4 CADH et de l’article 6 de la CIDFPA?

A. Article 4 de la CADH

Pour déterminer les obligations conventionnelles en matière de soins en lien avec le droit à la vie, il convient d’interpréter l’article 4 de la CADH conjointement avec l’article 1.1 de la CADH (obligation étatique de respecter les droits conventionnels[81]) qui impose notamment des obligations positives[82].

Comme nous l’avons vu, dans la jurisprudence de la Cour IDH, une méthodologie a été développée afin que le droit à la santé et d’autres droits ESC (interconnectés avec le droit à la vie) – compris de façon large et libérale, eu égard au principe pro homine (ou pro persona), et suivant une interprétation effective, non-restrictive, évolutive, contextuelle, historique et systématique – soient considérés comme autonomes et justiciables.

Pour fixer le contenu et la portée des droits protégés par la CADH, nous invitons la Cour IDH à faire appel à certains de ces principes provenant du corpus juris du DIDH.

Le principe pro persona : La Cour IDH développe déjà une interprétation des normes du système interaméricain selon le principe pro homine (ou pro persona), qui propose de recourir à l’interprétation la plus favorable à l’individu, comme nous l’avons vu en détail ci-dessus.

Le principe d’interprétation progressive des droits humains : Rappelons également que, l’une des caractéristiques de la méthodologie favorisant une approche large et libérale par la Cour IDH, fondée sur le principe pro homine (ou pro persona), a trait à l’interprétation évolutive de la CADH, eu égard par ailleurs au corpus juris international, incluant certaines règles interprétatives relevant du DIPG. En effet, à la fois reposant sur les règles interprétatives codifiées à l’article 31 de la CVDT et en lien avec le principe d’interprétation non-restrictive de l’article 29 de la CADH, examinés plus haut, cette interprétation dynamique (ou évolutive, ou non-originaliste) favorise une compréhension contemporaine et actualisée du contenu et de la portée des dispositions de protection des droits humains dans le régime des Amériques. Cet exercice peut, en outre, prendre en considération un large éventail de sources externes à la CADH – instruments universels ou régionaux ; normes contraignantes ou de « soft law » – suivant la méthode interprétative dite systématique, ouvrant donc la porte à l’ensemble de la normativité en matière de droits humains. Ce fut notamment le cas du droit à la santé et d’autres droits ESC (interconnectés avec le droit à la vie).

En ce sens, le courant jurisprudentiel de la Cour IDH depuis les dernières années est venu préciser la nature et la portée des obligations qui découlent des droits ESC. Requérant parfois une « une exigibilité immédiate », d’autres fois « un caractère progressif », l’article 26 de la CADH (lu avec article 1 alinéas 1 et 2 de la CADH) exige surtout un devoir de non-régression, en vue de faire progresser la pleine efficacité des droits ESC en adoptant des mesures efficaces, conformément à : « l’obligation concrète et constante de progresser aussi rapidement et efficacement que possible vers la pleine efficacité dudit droit, dans la mesure de leurs ressources disponibles, par le biais de la législation ou d’autres moyens appropriés »[83]. Ce principe s’avère des plus importants en l’espèce, car tenant compte de la vision globale des droits humains protégés en vertu de la CADH, nous proposons à cette honorable Cour de rattacher au droit à la vie (droit civil et politique, article 4 alinéa 1 de la CADH) les conditions nécessaires à son effectivité, c’est-à-dire notamment en assurant l’accès à des soins et des mesures de sécurité sociale (droits ESC, article 26 de la CADH), afin que toute personne puisse vivre et vieillir dans la dignité sans discrimination. En l’espèce, le droit de vivre dans la dignité est étroitement lié à la jouissance et à l’exercice des droits ESC, dont la sécurité sociale, la santé et le travail, maintenant reconnus par la Cour IDH comme étant autonomes et, encore plus important, justiciables. Lorsque ces droits liés au domaine des soins sont lus ensemble, selon une interprétation progressive des droits humains, un constat s’impose : autant le droit d’accès aux soins que le droit à des conditions de travail (incluant dans le domaine des soins, peu importe le lieu de service, institutions ou entreprises privées ou publiques ou encore domiciles) doivent être protégés parallèlement en vue de permettre à toute personne (dans une relation de type soignant-soigné) de vivre et de vieillir dans la dignité, et ce, présentement et éventuellement.

Le principe d’égalité et de non-discrimination : Principe auquel la Cour IDH adhère et renforce par l’entremise de sa jurisprudence afin que soit jugée incompatible à la CADH «  toute situation qui considère un groupe particulier comme supérieur aux autres en le traitant comme privilégié, ou comme inférieur, avec hostilité ou en le discriminant de quelque manière que ce soit dans la jouissance de ses droits »[84]. En l’espèce, les facteurs de discrimination sont « notamment le sexe, l’orientation sexuelle et l’identité de genre, doivent être pris en considération »[85], mais aussi « toute autre condition sociale » (article 1.1 de la CADH), car il s’agit-là d’une liste non exhaustive. En cela, d’autres situations peuvent être prises en compte par la Cour IDH, et ce, par l’entremise d’une interprétation évolutive[86] et pro persona[87]. Pour ce faire, il s’avère important que la Cour tienne compte, dans son interprétation normative, des perspectives de genre et d’intersectionnalité, comme elle le fait déjà, de même que cela est maintenant pratique courante au sein du système onusien.

Le principe de protection spéciale : Dans certains cas, notamment lorsqu’il est question de personnes considérés comme étant en situation de vulnérabilité et de risque, « une approche différenciée doit être appliquée dans les réglementations et les politiques qui tiennent compte de la situation d’inégalité structurelle dans laquelle se trouvent certains groupes, en particulier »[88], dont les personnes âgées et les femmes. Pour ce faire, il s’avère important que la Cour tienne compte, dans son interprétation normative, des perspectives de genre et d’intersectionnalité, comme elle le fait déjà, de même que cela est maintenant pratique courante au sein du système onusien.

Par perspective de genre, l’idée est de rendre « visible la position d’inégalité et de subordination structurelle des femmes »[89]. En l’espèce cette position peut prendre différentes formes, dont : les femmes âgées rencontrant des difficultés d’accès, voire d’admissibilité, à recevoir des soins à titre de bénéficiaires, en raison d’une précarité économique ; les femmes effectuant des soins à autrui, mais se trouvant en surcharge de travail, ce qui porte atteinte à la jouissance de leurs droits, dont ceux de vivre et de vieillir dans la dignité. La Cour IDH a d’ailleurs sa propre définition de la discrimination « historique » ou « structurelle », laquelle :

réfère à des comportements ancrés dans la société, qui impliquent des actes de discrimination indirecte ou incontestée à l’encontre de certains groupes et qui se manifestent par des pratiques qui génèrent des désavantages comparatifs pour certains groupes et des privilèges pour d’autres. Ces pratiques peuvent être présentées comme neutres, mais ont des effets disproportionnés sur les groupes discriminés[90].

Quant à l’intersectionnalité, il s’agit de la perspective « qui expose une ou plusieurs formes de discrimination aggravée qui s’expriment par des expériences dont les conséquences se manifestent différemment chez les femmes, compte tenu des circonstances de vulnérabilité particulière à chaque groupe »[91]. La Cour IDH a également prévu sa propre définition, à savoir la « confluence de différents facteurs de vulnérabilité, de risque ou de sources de discrimination »[92]. À titre d’exemple, on peut penser aux femmes (genre) migrantes (ethnie, origine) effectuant un travail de soins peu rémunéré (situation économique) qui doivent, d’une part, bénéficier de conditions de travail leur permettant de vivre dans la dignité (temps présent) et, d’autre part, exercer éventuellement leur droit d’accès à des soins par l’entremise d’une sécurité sociale leur permettant de vieillir dans la dignité (temps futur). Autrement dit, « le cumul de ces différents facteurs de discrimination conduit les victimes à se trouver dans des états de vulnérabilité renforcée et de marginalisation contre lesquels les États doivent lutter »[93], et ce, autant dans la sphère publique (entreprises ou institutions publiques ou privées) que privée (domicile ou résidence). Concrètement, les mesures de droit interne doivent éviter les risques de « discrimination structurelle » (désavantages en raison de situation de vulnérabilité et de pauvreté en lien avec un travail particulier) et de « discrimination intersectionnelle » (appartenance simultanée à divers groupes vulnérables en lien avec travail particulier) afin que toute personne puisse exercer leur travail sans entrave à leur droit de vivre dans la dignité et de vieillir dignement en ayant accès à des soins de santé[94].

B. Article 6 de la CIDFPA

Par ailleurs, pour déterminer le contenu et la portée des obligations conventionnelles en matière de soins en lien avec le droit de vieillir dans la dignité au sens de l’article 6 de la CIPDPA, les normes du corpus juris international ne proposent pas, ou que peu, de base de référence. En effet, la CIPDPA, incluant son article 6, représente une initiative normative du système interaméricain, précurseur au système onusien, car à l’heure actuelle « il n’existe aucune norme internationale universellement applicable pouvant servir de référence pour élaborer une législation afin de protéger [l]es droits » des personnes âgées[95].

Cela dit, à la lumière des principes de DIDH et de DIPG, une interprétation large et libérale du régime conventionnel des Amériques, fondée sur le principe pro homine (ou pro persona) – interprétation qui est par ailleurs effective, non-restrictive, évolutive et systématique (en lien avec le corpus juris international) – en l’occurrence du contenu de l’article 6 de la CIDFPA, induit une certaine forme de reconnaissance des soins à autrui en tant que droit humain, car l’accès à ce droit est conditionnel à la jouissance effective du droit de vieillir dans la dignité, et ce, dans des conditions d’égalité. Les soins à autrui y étant implicitement reconnu en tant que droit humain, il s’agit-là pour la Cour IDH d’une occasion opportune d’élargir la portée de cette obligation conventionnelle en développant une jurisprudence audacieuse et innovante en la matière.

Soulignons également que, au sein du corpus juris national argentin, l’Argentine reconnaît le droit de vieillir dans la dignité (article 6 de la CIPDPA), car la CIPDPA a été ratifiée par l’Argentine[96] et mise en oeuvre dans son droit interne. Qui plus est, l’Argentine se réfère à cette convention dans sa jurisprudence en relation aux droits des aînés. Par exemple, l’article 6 de la CIPDPA a été cité en jurisprudence en lien avec le droit de vivre et de vieillir dans la dignité, et ce, dans une affaire liée au droit à la santé, par la « Cámara Contencioso Administrativa de Segunda Nominación » :

El marco normativo y constitucional relativo a los derechos humanos, sumado a la adopción de la Convención Interamericana sobre la Protección de los Derechos Humanos de las Personas Mayores, que reconoce un tratamiento preferencial e integral, con el propósito de promover, proteger y asegurar el pleno goce y ejercicio de los derechos de la persona mayor, y a fomentar un envejecimiento activo y saludable en todos los ámbitos, provee del más adecuado fundamento razonable, a la decisión de encuadrar al amparista en el régimen de excepción para la cobertura prestacional pretendida de su obra social. […]

La Convención Interamericana sobre protección de los derechos humanos de las personas mayores garantiza el goce efectivo del derecho a la vida y a vivir con dignidad en la vejez hasta el fin de sus días, en igualdad de condiciones con otros sectores de la población (art. 6). Para efectivizar tal principio se deben realizar ajustes razonables tanto en las órbitas legislativas, como administrativas y judiciales. En armonía con ello, el TSJ aprobó documentos elaborados en el marco del Proyecto de Acceso a la Justicia de Grupos Vulnerables (AJUV) de la Oficina de Derechos Humanos y Justicia - los “Protocolos de actuación para el Acceso a la Justicia”, las “Cartillas de derechos en lenguaje claro” y los “Compendios Normativos con resúmenes en lenguaje claro” aprobados por AR 1619 Serie A del 10/3/2020- entre los que se impulsan las Guías de Reglas de Actuación como medio para asegurar el acceso a la Justicia de las personas mayores, que promueven la observancia de principios en las buenas prácticas del servicio de justicia. De esta manera, en los pleitos suscitados en torno a aspectos ligados a la dignidad humana, los jueces deben dejarse iluminar por la directiva axiológica y hermenéutica pro homine, que informa en toda su extensión al campo de los derechos humanos. Así, cuando se debe efectuar un juicio de ponderación entre fuentes constitucionales, convencionales y legales, sobre los derechos humanos de las Personas Mayores y el ejercicio de las prerrogativas estatales, la tarea judicial consiste en establecer un diálogo entre las diferentes fuentes (arts. 1 y 2 del CCC), observando el deber de sopesar con un grado sumo de prudencia las consecuencias individuales, sociales y económicas que generan sus decisiones[97].

Aussi, en lien avec le corpus juris national, nous prenons acte que le droit argentin reconnaît déjà plusieurs droits relatifs aux soins, conformément à ses obligations internationales et son droit interne, notamment sa constitution. En plus du droit international, le système du Mercosur reconnaît aussi l’importance des politiques des soins. La Recommandation CMC N° 03/18 : Politiques de soins [98] et la Recommandation CMC 04/21 : Systèmes de soins intégraux[99] du Mercosur sont des exemples de reconnaissance de l’importance de prévoir des politiques publiques et mesures sur le droit aux soins.

V. Mesures à prendre par les États dans le domaine des soins afin de garantir des conditions de vie dignes pour toutes personnes se situant dans une relation de type soignant-soigné, et ce, à la lumière des normes et principes des corpus juris international et national

En lien avec la question spécifique « iii.c. les soins et le droit à la vie », quelles mesures les États doivent-ils prendre dans le domaine des soins afin de garantir des conditions de vie dignes?

A. Article 4 de la CADH

Pour déterminer les mesures à adopter en droit interne en matière de soins en lien avec le droit à la vie, il convient d’interpréter l’article 4 de la CADH de façon systématique, c’est-à-dire conjointement avec l’article 2 de la CADH (obligation d’adopter des mesures de droit interne)[100], une obligation positive en vertu de laquelle les États parties doivent adopter des mesures visant à garantir la jouissance effective du droit à la vie et de vieillir dans la dignité.

À vrai dire, comme nous l’avons vu, la jurisprudence de la Cour IDH a élargi la portée et le contenu des obligations positives visant à garantir le droit à la vie des personnes relevant de la juridiction des États parties. Dès lors, ces obligations doivent conduire les États à adopter des mesures visant à protéger et à préserver le droit à la vie « conformément au devoir de garantir le plein et libre exercice des droits à toute personne relevant de leur juridiction »[101]. Ces mesures doivent notamment assurer l’accès à des conditions d’existence qui garantissent une vie digne, sur la base du concept de « vida digna »[102], dont l’accès à la protection sociale (droit à la retraite), aux soins de santé (droit à la santé), et à des conditions dignes de travail (droit au travail). Leur contenu est déterminé à l’aide des éléments normatifs du corpus juris de DIDH, tant au niveau international que national (en anglais « domestic law »).

En vue de proposer des mesures effectives et non restrictives, celles-ci doivent garantir la mise en oeuvre des obligations des États du système interaméricains, découlant des droits ESC se rattachant au droit à la vie et de vieillir dans la dignité, comme nous l’enseigne la jurisprudence de la Cour IDH.

Concernant le droit à la sécurité sociale, toute personne doit pouvoir éventuellement avoir accès à des soins pour vivre et vieillir dans la dignité, et ce, sans discrimination. L’Argentine est un État partie à plusieurs Conventions internationales et régionales de protection des droits humains. Ces normes du corpus juris international, intégrées au droit national argentin, reconnaissent des droits sans discrimination, et ainsi, les droits des personnes migrantes ou sans papier à une certaine forme de sécurité sociale peu importe leur statut migratoire, dont ceux prévus dans les instruments internationaux ou régionaux suivants : Déclaration universelle des droits de l’homme (ci-après : « DUDH »)[103]; Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après : « PIDCP »)[104]; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ci-après : « PIDESC »)[105]; article 9 du Protocole additionnel à la Convention interaméricaine relative aux droits de l’homme traitant des droits économiques, sociaux et culturels (ci-après : « Protocole de San Salvador »)[106]; Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme[107].

Par ailleurs, à titre de corpus juris international pertinent en la matière[108], la Cour IDH peut également se référer au cadre normatif du DIT, dont les normes prévues dans la Convention (no 102) concernant la sécurité sociale (norme minimum) et/ou dans la Convention (no 128) concernant les prestations d’invalidité, de vieillesse et de survivants[109], ou encore aux observations générales de comités des Nations Unies[110] dans l’exercice de son interprétation des obligations conventionnelles des États parties à la CADH.

Plus précisément en lien avec le corpus juris national argentin, nous notons le Décret n° 475/2021, qui reconnaît le droit des femmes à la retraite, en considérant les tâches liées à la garde des enfants comme des années de service, afin de rendre visible et corriger une inégalité historique et structurelle dans la répartition des tâches de soins[111].

Concernant le droit à la santé (droit d’accès aux soins), toute personne devrait pouvoir bénéficier de soins pour vivre et vieillir dans la dignité, et ce, sans discrimination. L’Argentine est un État partie de plusieurs instruments internationaux (DIDH et DIT) et régionaux en matière de protection des droits humains, dont certains abordent directement ou directement l’accès au droit à la santé : article 25 de la DUDH de 1948 ; article 12 du PIDESC[112] ; article 5e)iv) de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale[113] de 1965 ; articles 11(1)(f), 12 et 14(2)(b) de la Convention sur l’élimination de toute forme de discriminations à l’égard des femmes (ci-après : « CEDEF »)[114] de 1979; article 3(f) de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes[115] de 1993; article 25 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées[116] de 2007; articles 28, 43(e) et 45(c) de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille[117] de 1990.

À noter également que la Cour IDH pourrait se baser sur d’autres initiatives, quoique non contraignantes, visant la protection des droits humains et issues du système onusien et/ou des systèmes régionaux, pour élargir la portée de la protection du droit à la santé des personnes migrantes, incluant les directives du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme Covid-19 et droits humains : les problèmes et défis doivent être abordés dans une perspective de droits humains et respectant les obligations internationales[118] et les cadres d’action discutés lors des conférences (dialogues) entre les juridictions régionales en lien avec les défis de la pandémie COVID-19 sur la protection des droits humains[119].

Quant au corpus juris national, l’Argentine a déjà mis en place des politiques publiques concernant les soins. À titre d’exemple, la Ley nacional de atención y cuidado integral de la salud durante el embarazo y la primera infancia (Ley 27611) prévoit les soins de santé pour les femmes enceintes et les enfants jusqu’à trois ans. Par exemple, l’article 16 prévoit ainsi :

Modèle de soins complets. L’autorité d’application de la présente loi doit concevoir un modèle de soins et de soins de santé complets spécifiques et adaptés au stade de la grossesse et jusqu’à l’âge de trois (3) ans, dans la perspective du droit à la santé globale des femmes, autres femmes enceintes personnes, garçons et filles, et en tenant compte des particularités territoriales de l’ensemble du pays. Le modèle de soins définis doit inclure les trois (3) sous-secteurs qui composent le système de santé de manière transversale et s’articuler avec les autres instances publiques compétentes en la matière. [notre traduction]

Il existe plusieurs autres mesures et politiques publiques de soins en vigueur en Argentine. Mentionnons, par exemple : les services de soins, les transferts et les prestations de protection sociale liés aux soins, les infrastructures de soins. Conformément aux sources mentionnées dans sa demande d’avis consultatif, l’Argentine a adopté des décrets, projet de loi, décisions, entre autres documents, qui reconnaissent le droit aux soins en droit argentin[120].

Concernant le droit au travail, les personnes qui dispensent des soins à autrui doivent avoir accès à des conditions de travail justes, équitables et satisfaisantes qui garantissent la sécurité, la santé et l’hygiène au travail, pour être en mesure, elles-mêmes, de vivre et de vieillir dans la dignité, ce qui passe par l’exercice et la jouissance des droits à la santé et à la sécurité sociale. Ainsi, peu importe le statut de la personne, qu’elle soit citoyenne ou migrante ou sans papier, le principe de non-discrimination et le droit à l’égalité doivent être respectés[121] par les États membres du système interaméricain. La Cour IDH, dans sa méthodologie jurisprudentielle, peut se baser également sur les normes de protection prévues au sein du corpus juris du DIDH, incluant celles de la DUDH, de la CEDEF, du PIDCP, mais aussi eu égard aux décisions pertinentes du Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies[122].

En outre, la Cour IDH peut se référer aux normes du corpus juris du DIT, incluant celles de la Constitution de l’Organisation internationale du travail[123] et de la Convention no 155 relative à la sécurité et la santé des travailleurs[124], de même que d’autres normes pertinentes issues du système interaméricain, dont la Charte de l’Organisation des États Américains[125], et des autres systèmes régionaux de protection, dont la Charte sociale européenne[126], la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[127] et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[128].

Aussi, comme nous l’avons vu plus haut, la Cour IDH peut se référer aux Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, adoptés par les Nations Unies en 2011, à titre de corpus juris international. Cette référence s’avère opportune également en l’espèce, considérant que toute personne doit pouvoir avoir droit à des conditions de travail sans discrimination, incluant dans le domaine des soins, peu importe que le lieu des services soit une institution ou une entreprise ou un domicile, de la sphère privée ou publique.

En ce qui a trait aux conditions de travail des personnes migrantes concernées par le travail de soins, dont les travailleuses domestiques, il peut également s’avérer utile pour la Cour IDH de faire un parallèle avec les nouvelles normes de l’Organisation internationale du travail (ci-après : « OIT ») et du système onusien portant sur le travail décent, incluant le travail de soins à autrui (ou de care) non rémunéré et de son passage de l’économie informelle à formelle[129]. Rappelons d’ailleurs qu’il est maintenant pratique usuelle pour la Cour IDH de se référer aux normes de l’OIT dans son interprétation de certaines dispositions de la CADH, à titre de normes du corpus juris international applicables, en tant que lex specialis, ainsi qu’aux décisions des organes de contrôle de l’OIT[130].

B. Article 6 de la CIDFPA

En ce qui concerne la détermination des mesures à adopter en droit interne en matière de soins à autrui pour vieillir dans la dignité, il convient de se référer au contenu du « nouvel » article 6 de la CIDFPA, lequel prévoit ce qui suit :

Les États parties adoptent toutes les mesures nécessaires afin de garantir aux personnes âgées la jouissance effective du droit à la vie et du droit à vivre leur vieillesse dans la dignité, jusqu’à la fin de leur vie, dans des conditions d’égalité avec d’autres secteurs de la population.

Les États parties prennent des mesures pour que les institutions publiques et privées offrent aux personnes âgées un accès non discriminatoire à des soins intégraux, y compris aux soins palliatifs, évitent leur isolement et gèrent de manière appropriée les problèmes liés à la peur de la mort chez malades en phase terminale et à la douleur et qu’elles évitent les souffrances inutiles et les interventions futiles et sans aucune utilité, conformément au droit des personnes âgées à exprimer un consentement éclairé. [nous soulignons]

Certes, l’article 6 de la CIDFPA représente, en soi, une avancée normative précurseur dans le système de protection universelle des droits humains, en l’occurrence des personnes aînées. Toutefois, son contenu ne doit pas limiter l’étendue de la couverture des mesures, car il faut privilégier une interprétation large, systémique, pro persona et progressive des droits humains, et ce, de façon à inclure « les aidé·e·s et les aidant·e·s », sans exclure les personnes non âgées.

D’ailleurs, eu égard à l’interprétation jurisprudentielle d’une « obligation positive » dans l’Affaire ANCEJUB-SUNAT c Pérou, § 186, les États doivent « adopter des mesures positives, concrètes et visant à satisfaire le droit à une vie digne, en particulier lorsqu’il s’agit de personnes en situation de vulnérabilité et de risque »[131]. En référence aux principes de DIDH mentionnés plus haut, il convient d’interpréter les droits à l’égalité et à la non-discrimination afin d’adopter des mesures de protection spéciales ciblant des groupes vulnérables, dont les aîné·e·s, les femmes, les migrant·e·s, tout en tenant compte de l’intersectionnalité. La condition de vulnérabilité et de risque des personnes se situant dans une relation soignant-soigné demandent des mesures adaptées à leur situation, tenant compte de la relation d’interdépendance et de chaînes de solidarité entre les personnes dans le domaine des soins, peu importe que leur lieu de travail ou de services de soins soit dans des entreprises ou des institutions publiques ou privées, ou même dans des domiciles privés. Ainsi, les mesures susceptibles d’être effectives ne doivent pas être restrictives dans leur champ d’application, de sorte à couvrir l’ensemble des groupes en situation de « vulnérabilité » et de « risque » actuel et futur. Cette compréhension s’impose, notamment, sur la base du principe pro homine et suivant l’argument d’interprétation non-restrictive des droits humains codifié à l’article 29 de la CVDT. Une approche inclusive des mesures, qui tient compte des circonstances particulières de ce groupe, est à privilégier.

Ceci inclurait : couverture complète des personnes liées au travail de soins ; mesures doivent être rédigées de façon non restrictive ; cycle de la vie, les aidant·e·s deviendront les aidé·e·s, et devront alors pouvoir tout autant bénéficier des soins pour vivre et vieillir dans la dignité; toute personne doit pouvoir faire valoir leur droit en cas de violation et, le cas échéant, pouvoir exercer les recours nécessaires afin d’obtenir réparation.

VI. Conclusion

Ce mémoire a abordé la question spécifique « iii.c. les soins et le droit à la vie » en proposant quelques observations quant à l’ouverture de la portée du système de protection en droit international en ce qui concerne les personnes se trouvant dans une relation de soins de type soignant–soigné.

Dans un premier temps, nous avons référé à la jurisprudence de la Cour IDH portant sur le rôle fondamental des soins à autrui dans la jouissance effective du droit à la vie, conformément à l’article 4 alinéa 1 de la CADH, en vue d’élargir le cadre interprétatif (la portée) des obligations de protection spéciale adressant la situation de vulnérabilité des personnes concernées par le travail et/ou les services de soins (cf. vulnérabilité omniprésente dans les relations d’interdépendance en soins). Ce survol jurisprudentiel avait pour but de mettre en lumière la vision sociale des droits humains par la Cour IDH, ayant pour fondement la notion de dignité[132], qui dans une approche systématique est inséparable du principe d’égalité et du principe de non-discrimination, protège ainsi les groupes vulnérables (vu les protections spéciales et les obligations effectives)[133].

Dans un deuxième temps, nous avons référé aux principes et quelques-unes des normes pertinentes des corpus juris international et national, portant sur le travail de soins à autrui et les conditions de son exercice dans le respect des droits humains, en vue de proposer des mesures effectives et non restrictives susceptibles de couvrir l’ensemble des personnes engagées (ou susceptibles d’être engagées) dans une relation de soins, soit autant les personnes prodiguant des soins à autrui que celles en bénéficiant, en vue d’élargir le cadre interprétatif (le contenu) du « nouvel » article 6 de la CIDFPA. Essentiellement, ce que nous proposons est une approche inclusive des mesures, qui puisse couvrir l’ensemble des groupes en situation de vulnérabilité et de risque, et ce, dans une perspective qui tient compte du cycle de la vie et des groupes vulnérables, dont les aîné·e·s, les femmes, les migrant·e·s, tout en tenant compte de l’intersectionnalité.

Cette compréhension de la normativité applicable s’inscrit en droite ligne avec l’herméneutique propre à la Cour IDH. Comme nous l’avons vu, celle-ci renvoie à une interprétation large et libérale des droits humains – tant les obligations à respecter que les mesures à prendre – fondée sur le principe pro homine; cette méthodologie se caractérise par ailleurs en étant effective, non-restrictive, évolutive, contextuelle, historique et systématique, ce dernier élément rejoignant l’idée de corpus juris du DIDH.

En ressort deux constats que nous souhaitons porter à l’attention de cette honorable Cour : (1) l’importance du concept de dignité par rapport au droit à la vie au sein de la jurisprudence du système interaméricain, et ce, autant pour interpréter les obligations étatiques dites positives que les mesures devant être mises en oeuvre en droit interne pour assurer les conditions nécessaires pour que toute personne (sans discrimination) puisse exercer leur droit de vivre et de vieillir dignement en ayant accès à des soins maintenant et dans le futur ; (2) l’importance à la fois de l’accès aux soins et des conditions de travail (incluant dans le domaine des soins) pour interpréter la portée des obligations étatiques dites positives du droit à la vie ainsi que le contenu des mesures nécessaires pour vivre et vieillir dans la dignité, car autant le droit d’accès aux soins que le droit à des conditions décentes de travail dans le domaine des soins doivent être protégés parallèlement en vue de permettre à toute personne (dans une relation de type soignant-soigné) de vivre et de vieillir dans la dignité (présentement et éventuellement).