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Dans une précédente recherche[1], nous nous sommes penchés sur la question de savoir s’il existait ou non une obligation, incombant aux États, de protéger la biodiversité in situ en droit international de l’environnement. Il y était souligné que, si la notion de « conservation in situ » de la biodiversité est largement reconnue dans les instruments de droit international de l’environnement[2], ce n’est pas tout à fait le cas de l’idée d’une « protection in situ », plus large, recouvrant la gestion et le maintien des éléments de la biodiversité à l’intérieur et à l’extérieur des aires protégées, c’est-à-dire sur l’ensemble du territoire national. Le recours au terme de « protection » semble pourtant refléter de façon plus actuelle le rôle qui revient aux États d’assurer non seulement la conservation, mais également l’utilisation durable de la biodiversité, dans un contexte de pressions économiques et développementales grandissantes.

Une analyse positiviste des principaux instruments juridiques internationaux et régionaux[3] portant sur cette protection a alors permis de répondre affirmativement à la question posée dans cette précédente recherche. Or, le contenu de l’obligation de protection in situ de la biodiversité, ainsi mise en évidence, reste à clarifier et c’est à cette précision que nous nous emploierons dans le présent article, en prenant essentiellement appui sur les éléments des régimes juridiques internationaux et nationaux examinés dans la précédente recherche sus-citée, mais aussi sur l’apport de la doctrine afin de compléter notre analyse documentaire. Il s’agira ici d’identifier comment se décline de façon plus fine l’obligation de protéger la biodiversité in situ et d’en définir les éléments constitutifs.

Nous verrons que l’analyse des principaux instruments juridiques internationaux et régionaux de protection in situ de la biodiversité permet de mettre en exergue plusieurs principes récurrents, qui orientent la conduite des États et participent à décliner leur obligation de protéger la biodiversité in situ. Ces principes peuvent être rassemblés sous le concept englobant du développement durable, pilier du droit de l’environnement moderne et fédérateur des principes de protection de l’environnement et de la biodiversité[4]. Parmi ses diverses composantes, il est effectivement possible de dégager des éléments communs et récurrents dans les textes examinés. Fitzmaurice, entre autres, distingue les éléments fondamentaux, inhérents au développement durable, que sont notamment les principes d’intégration et d’équité, des éléments permettant de le réaliser ou de l’opérationnaliser, tels les principes de souveraineté assortie de l’obligation de ne pas causer de dommages environnementaux transfrontières, de coopération internationale, de précaution, ainsi que d’accès à l’information, à la justice et la transparence[5]. Le cadre juridique international de la protection in situ de la biodiversité est en grande partie fondé sur ces principes[6], lesquels représentent les règles substantielles et procédurales constitutives de l’obligation étatique d’assurer cette protection.

I. Des principes inhérents au développement durable

A. Le principe d’équité intragénérationnelle et intergénérationnelle

Le principe d’équité se manifeste sous plusieurs aspects[7]. D’abord, l’équité matérielle ou distributive exige une allocation équilibrée des ressources, ainsi que des coûts et bénéfices de leur utilisation ou de leur protection, entre les différents acteurs[8]. L’équité procédurale renvoie quant à elle à une justice dans les processus décisionnels, en termes de représentativité, de participation, d’accès à l’information, de capacités et d’équilibrage des forces[9]. Ces caractères distributif et procédural se combinent avec un caractère temporel pour façonner une équité à la fois entre les individus, les communautés, les sociétés et les pays à l’intérieur d’une même génération (intragénérationnelle) et entre différentes générations (intergénérationnelle)[10]. Le principe d’équité intra et intergénérationnelle est lié à la reconnaissance d’une obligation pour les États de respecter les droits des générations à la fois actuelles et futures, notamment par une protection adéquate et efficace de la biodiversité[11]. Quatre des cinq traités internationaux et trois des huit traités régionaux examinés font référence explicitement à l’équité intra et intergénérationnelle[12].

Dans les textes où elle figure, l’équité intragénérationnelle se décline de façon à favoriser la mise en place, par les États, de mesures de protection in situ de la biodiversité qui respectent les droits des populations actuelles à un environnement de qualité et à en tirer un certain bien-être. Cela comprend de prendre les mesures nécessaires pour éviter ou corriger les situations discriminatoires liées aux ressources naturelles, dont le déséquilibre dans le partage des coûts et bénéfices de l’utilisation et de la protection de ces ressources, et de protéger les usages et connaissances traditionnels en matière de biodiversité. Cet aspect est mis en évidence dans la Convention sur la diversité biologique et la Convention africaine sur la conservation des ressources naturelles[13].

Dans sa dimension intergénérationnelle, le principe d’équité reconnaît aux générations futures le droit d’hériter d’un patrimoine naturel aussi riche en diversité que celui reçu de la génération précédente, et aux États un devoir de conservation et d’utilisation durable de la biodiversité en vue de sa transmission à ces générations futures[14]. Cela signifie observer une gestion diligente et entretenir les ressources en vue de leur transmission comme le stipule la Convention de Bonn dans son préambule, qui reconnaît que « chaque génération humaine détient les ressources de la terre pour les générations futures et a la mission de faire en sorte que ce legs soit préservé et que, lorsqu’il en est fait usage, cet usage soit fait avec prudence ».

À la lumière de la théorie de l’équité intergénérationnelle développée par Brown Weiss[15], qui s’inspire de la doctrine du public trust ou fiducie publique[16], cela signifie que ce sont aux États fiduciaires qu’incombe l’obligation de protéger ou de sauvegarder la biodiversité mondiale au nom des générations actuelles et dans l’intérêt général, notamment celui des générations futures qui en sont les véritables bénéficiaires et auxquelles ils doivent la transmettre. En tant que tels, ils sont tenus d’agir et de décider avec prudence et précaution dans l’exercice de leurs fonctions de gardiens[17].

Les États doivent faire face aux défis en termes d’équité, posés par l’utilisation des ressources biologiques par la génération actuelle, notamment la surexploitation et la destruction des habitats naturels et des écosystèmes conduisant à l’épuisement des ressources dont la disponibilité en quantité devient alors insuffisante pour permettre aux générations futures de satisfaire à leurs besoins, la dégradation de la qualité des ressources notamment en raison de la pollution, ainsi que le déséquilibre dans l’accès à ces ressources et dans les coûts et les avantages qui en sont retirés[18]. En réponse à ces défis, trois éléments de l’équité intergénérationnelle ont été définis par Brown Weiss et sont appelés à être mis en oeuvre par les États : la conservation des options ou la conservation de toute la diversité des ressources biologiques disponibles, la conservation de la qualité de ces ressources d’une façon au moins comparable à la qualité des ressources reçues des générations précédentes, et la conservation d’un accès non discriminatoire à la terre et à ses ressources[19].

À cette fin, les États sont tenus d’adopter des mesures de prévention pour écarter les menaces pouvant affecter la pérennité ou altérer substantiellement la biodiversité. La protection in situ de la biodiversité représentant une stratégie ancrée dans la durée, cela implique une non-régression et le respect du principe d’intégrité perpétuelle. Le statut de conservation d’une aire protégée, par exemple, est supposé être sécurisé à long terme[20]. La protection de cette intégrité est la raison d’être même de ce type d’espaces et l’État en est le garant, affirme Gillespie[21]. Le principe d’intégrité perpétuelle ressort de plusieurs dispositions des textes de droit international et régional de la biodiversité examinés. Il y est lié à un certain souci d’efficacité des mesures de protection in situ de la biodiversité, compte tenu de leur finalité. La Convention sur la diversité biologique requiert ainsi de chacune des Parties qu’elle « maintien[ne] en vigueur les dispositions législatives et autres dispositions réglementaires nécessaires pour protéger les espèces et populations menacées »[22]. Certains processus et conditions exceptionnels sont mis en place et doivent être réunis pour pouvoir y déroger. La Convention Ramsar dispose que :

[l]orsqu’une Partie contractante, pour des raisons pressantes d'intérêt national, retire une zone humide inscrite sur la Liste ou en réduit l’étendue, elle devrait compenser autant que possible toute perte de ressources en zones humides et, en particulier, elle devrait créer de nouvelles réserves naturelles pour les oiseaux d’eau et pour la protection, dans la même région ou ailleurs, d’une partie convenable de leur habitat antérieur[23].

Au total, quatre des cinq textes internationaux[24] et cinq des huit textes régionaux[25] retenus comportent des dispositions similaires.

Le principe de l’intégrité perpétuelle se décline donc de façon à maintenir ou renforcer les éléments ayant conduit à la classification d’une aire protégée ou à son inscription sur une liste internationale, c’est-à-dire maintenir ses conditions d’intégrité, d’authenticité et les conditions juridiques garantissant son statut de protection. Cela signifie, pour les États concernés, de prendre les mesures adéquates et nécessaires pour écarter les menaces intérieures ou extérieures à cette intégrité. L’Accord ANASE stipule par exemple que certaines catégories d’aires protégées « doivent être consacrées aux fins pour lesquelles elles ont été créées et, à la lumière des intérêts nationaux des Parties contractantes, toute activité incompatible avec ces fins devant être interdite » [notre traduction][26] et que les Parties doivent s’efforcer de : « d’interdire ou contrôler toute activité exercée en dehors des aires protégées lorsqu’une telle activité est susceptible de perturber ou de nuire aux écosystèmes ou aux espèces que ces aires protégées sont censées protéger » [notre traduction][27].

Cela signifie également de sécuriser légalement les limites d’un site, toute modification n’étant tolérée qu’en raison d’un intérêt national majeur et urgent, et souvent lorsqu’elle est à l’initiative d’une haute autorité nationale compétente (le Parlement, le chef d’État, etc.). Dans ce cas, la perte partielle ou totale doit être compensée par la création d’un nouveau site avec les mêmes objectifs de protection, dans la même région ou ailleurs. La compensation écologique est l’ultime étape d’une séquence de mesures visant à éviter d’abord, puis minimiser et enfin compenser lorsque les mesures associées aux deux premiers objectifs ont échoué, en vue d’assurer l’absence de perte nette sur la biodiversité[28]. Encore relativement peu présente en droit international de l’environnement, dont dans les instruments internationaux retenus dans cet article[29], elle n’est pas reconnue comme un principe autonome[30] et relève plutôt de différents principes existants, comme celui d’équité de prévention[31]. Les instruments examinés évoquant la compensation sont la Convention Ramsar[32], la Convention de Bonn[33], la Directive sur les habitats[34] et la Convention africaine de 2003[35]. Une telle compensation peut cependant être questionnée, car, dans un contexte de pressions croissantes en vue du développement économique, cela laisse entendre qu’il existe une possibilité pour que la pérennité d’un site protégé puisse être remise en question.

En plus d’avoir été intégré dans le droit interne de nombreux pays[36], le principe d’équité intergénérationnelle a fait l’objet de plusieurs décisions jurisprudentielles nationales et internationales[37].

La volonté de garantir la protection des intérêts des générations futures est au coeur de l’idée d’un droit des générations futures, en émergence et qui mérite d’être soulignée. Cette idée appelle à la reconnaissance et à la protection, par les générations actuelles, de nouveaux droits en faveur des générations à naître. À l’intersection des droits de l’Homme et du droit de l’environnement, elle propose notamment de relire les droits et libertés fondamentaux traditionnels (droit à la liberté et à la propriété, liberté de penser, liberté de conscience, droit à la santé, droit à un environnement sain, droit au respect de la vie privée et familiale, etc.) suivant une approche transgénérationnelle, en faveur des générations futures[38]. Par exemple, le droit à la vie reconnu aux générations actuelles comprendrait celui, pour les générations futures, de pouvoir accéder à des ressources biologiques de qualité et en quantité suffisante pour satisfaire à leurs besoins vitaux; la liberté d’aller et venir s’étendrait au droit des générations futures de pouvoir circuler et s’établir sur un territoire exempt de toute contamination[39]. Cela implique que soient pris en compte les impacts à long terme des actions posées aujourd’hui, afin de s’assurer que les générations futures puissent jouir de ressources saines et suffisantes.

Complexe, car fondé sur une projection dans l’avenir, ce droit soulève des questions et défis quant à sa définition et sa mise en oeuvre, notamment concernant la qualification des potentiels nouveaux sujets de droit que sont les générations futures, des délits et dommages transgénérationnels, et de la manière de les réparer[40]. Quoiqu’elle fut rendue par un tribunal national, la décision Minors Oposa, désormais historique et largement citée par les tribunaux d’autres pays, mérite une mention pour s’être prononcée sur la question de savoir qui a l’intérêt pour agir au nom des générations futures. Dans cette affaire, la Cour suprême des Philippines a reconnu à des enfants l’intérêt à agir au nom des générations futures afin de réclamer pour elles et pour eux-mêmes le respect de leur droit à un environnement sain[41], ouvrant la porte à un droit des générations futures et aux actions en justice en leur nom. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour s’est basée notamment sur des dispositions constitutionnelles et législatives, certaines antérieures à la Constitution de 1987, qui mentionnent les droits environnementaux des générations actuelles et futures[42]. Les actions en justice intentées ces dernières années au niveau de divers pays pour défendre les intérêts des générations futures se situent essentiellement dans le domaine climatique, mais aussi en matière de protection de la biodiversité, portant notamment sur des cas de déforestation et d’atteinte à des biens communs, tels que des fleuves[43].

B. Le principe d’intégration

Le principe d’intégration apparaît dans trois des cinq instruments internationaux et dans six des huit instruments régionaux retenus[44]. Il renvoie à une obligation de moyen à la charge des États, de tenir compte de la biodiversité lors de la prise de décisions et de mesures susceptibles d’avoir une incidence négative sur elle[45]. Par exemple, la Convention sur la diversité biologique engage chaque Partie à intégrer « la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique dans ses plans, programmes et politiques sectoriels ou intersectoriels pertinents »[46]. Cela signifie que toute politique nationale pertinente (par exemple, d’aménagement du territoire) doit prendre en compte les objectifs de protection in situ de la biodiversité[47] et tout projet de développement (par exemple dans le secteur de l’énergie, des mines, du tourisme et du transport) doit être évalué en fonction de ces objectifs. Le principe d’intégration vise donc à décloisonner et à mettre en cohérence les différentes politiques ou mesures sectorielles afin d’éviter tout conflit avec les objectifs de protection in situ de la biodiversité[48].

Ce décloisonnement permet non seulement aux préoccupations communes en matière de biodiversité d’être prises en compte dans les processus de développement économique et social, mais aussi, inversement, aux considérations socio-économiques d’être prises en compte dans les stratégies de protection in situ de la biodiversité. Notamment, l’approche de gestion par écosystème promue par la Convention sur la diversité biologique tient compte de l’ensemble des interactions des espèces entre elles et avec leur milieu naturel, dont l’humain[49]. Elle reconnaît l’importance des spécificités, besoins et savoirs des activités des populations autochtones et des communautés locales dans la protection et la gestion de la biodiversité, et la nécessité de les impliquer dans les processus décisionnels en la matière[50]. De même, le Protocole relatif aux zones protégées de la Convention de Nairobi souligne : « [l]es Parties contractantes prennent en considération, dans les mesures de protection qu’elles édictent, les activités traditionnelles des populations locales dans les zones à protéger »[51]. La mise en oeuvre d’une approche de protection intégrée peut se manifester, par exemple, par l’établissement d’une réglementation associée à un zonage, permettant aux objectifs de développement socio-économique et de conservation de la biodiversité de cohabiter dans la gestion d’une aire protégée.

La recherche d’un équilibre entre les différents objectifs sociaux, économiques et de conservation, qui découle du principe d’intégration et qui est au coeur même de la notion d’utilisation durable ou rationnelle de la biodiversité, a toutefois le potentiel de produire des effets défavorables pour la biodiversité. La Convention sur la diversité biologique engage d’ailleurs ses Parties à encadrer cette utilisation pour en éviter ou réduire les effets défavorables sur la biodiversité[52]. L’introduction de cette notion, par exemple à l’article 3(1) de la Convention Ramsar, mitige le degré de protection des zones humides en ouvrant la porte à un possible développement économique dans les limites de ces zones. Les États parties de la convention ont intégré cette notion dans leurs politiques et cadres législatifs nationaux sur ces zones, ainsi que dans les plans de gestion des sites Ramsar, en respectant toutefois une obligation d’étude d’impacts préalable à tout projet de développement pouvant affecter ces sites. Par ailleurs, tout changement visant à retirer un site de la liste ou à en restreindre les limites ne peut généralement être justifié que par des « raisons urgentes d’intérêt national » et devrait donner lieu à une compensation par la création d’une nouvelle aire protégée[53].

Des obligations semblables se retrouvent dans la Directive sur les habitats, qui exige que tout projet ou plan susceptible d’affecter l’intégrité des zones spéciales de conservation soit soumis à une évaluation d’impacts[54]. Cependant, en dépit d’effets négatifs avérés, les États peuvent déroger aux obligations imposées en autorisant certains projets ou plans pour des « raisons impératives d’intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique », auquel cas des mesures compensatoires doivent être adoptées[55]. Il n’en demeure pas moins que les impératifs économiques[56] ne peuvent aisément prendre le dessus sur les objectifs écologiques des directives sur les oiseaux et les habitats, surtout lorsque ces impératifs économiques affectent les limites d’une zone protégée d’importance communautaire[57]. À titre d’exemple, dans l’affaire Commission c Allemagne[58], l’Allemagne avait planifié et entrepris des travaux pour la construction d’une digue susceptible non seulement d’avoir des effets néfastes sur l’habitat d’oiseaux sauvages se trouvant dans une zone de protection spéciale, mais aussi d’entraîner une réduction de cette zone. La Commission européenne a émis une injonction pour que cessent les travaux. La Cour de justice de l’Union européenne a établi que l’Allemagne avait enfreint l’article 4 de la Directive sur les oiseaux, les États membres ne pouvant affecter les limites d’une zone de protection spéciale que pour des raisons exceptionnelles, en vertu d’un intérêt général supérieur aux intérêts écologiques mis de l’avant par la directive. Or, selon la Cour, les « exigences économiques et récréationnelles »[59] dont se prévalait l’Allemagne au titre de l’article 2 de cette directive étaient insuffisantes pour constituer un tel intérêt général. La Cour a toutefois fini par autoriser les travaux en tenant compte des bienfaits écologiques incidemment offerts par la digue, dont la création de nouveaux espaces propices à servir d’habitat pour les oiseaux.

Toujours en droit européen, l’article 11 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne énonce une obligation, pour les institutions de l’Union européenne (UE), d’intégrer les exigences de protection de l’environnement dans la définition et la mise en oeuvre des politiques et actions de l’UE[60]. Cette obligation peut faire l’objet d’un contrôle juridictionnel de la Cour de justice de l’UE, qui pourrait annuler une politique ou action ne tenant pas compte des considérations environnementales[61]. Krämer note que cela ne signifie pas que la protection de l’environnement doit primer sur les autres considérations (sociaux, économiques, etc.) dans les politiques européennes[62]. Cela signifie uniquement que cette protection doit être prise en compte au même titre que ces autres considérations, de façon à éviter ou minimiser les impacts négatifs sur l’environnement et à équilibrer les intérêts concurrents.

Ainsi, à ce jour, tant en droit international qu’en droit de l’UE, le principe d’intégration est considéré comme un outil de conciliation des objectifs du développement socio-économique et de la protection de l’environnement, notamment de la biodiversité, en vue d’un développement durable. Montini estime toutefois que ce principe est appelé à se renforcer et à voir son champ d’application s’élargir à l’avenir, en raison des interrelations croissantes entre les politiques, stratégies, objectifs et actions en matière de développement durable et de lutte contre les changements climatiques[63].

II. Des principes opérationnels du développement durable

A. Les principes de prévention et de précaution

Les principes de prévention et de précaution figurent explicitement dans deux des traités internationaux et quatre des traités régionaux examinés[64], dont la Convention africaine pour la conservation de la nature selon laquelle les Parties ont pour obligation fondamentale de prendre et mettre en oeuvre « toutes les mesures nécessaires pour réaliser les objectifs de la présente convention, notamment par des mesures de prévention et l’application du principe de précaution »[65]. Les deux principes se retrouvent également implicitement dans l’esprit des autres instruments. Parmi les principes fondamentaux de la CITES il est ainsi souligné que, malgré qu’elles ne soient :

pas nécessairement menacées actuellement d’extinction, [certaines espèces] pourraient le devenir si le commerce des spécimens de ces espèces n’était pas soumis à une réglementation stricte ayant pour but d’éviter une exploitation incompatible avec leur survie[66].

C’est pourquoi la convention constitue une Annexe II listant ces espèces et établit des règles préventives à leur égard.

Le principe de précaution impose aux États, même en « l’absence de certitudes scientifiques totales » et « lorsqu’il existe une menace de réduction sensible ou de perte de la diversité biologique », de prendre, sans les différer, « les mesures qui permettraient d’en éviter le danger ou d’en atténuer les effets »[67]. Le risque est ici incertain et hypothétique, mais l’absence de preuve de sa réalisation ne doit pas justifier l’inaction. En effet, en matière de biodiversité, l’incertitude scientifique sur l’état des ressources biologiques, leurs vertus potentielles, la complexité de leurs interactions et l’ampleur des impacts engendrés par les activités humaines fait planer la menace de l’irréversibilité[68]. L’incertitude exige une vigilance accrue de la part des États et une certaine précaution dans la prise de décisions. Inversement, le principe de prévention suppose que le risque est connu et donc prévisible ou même certain. Les États doivent alors prendre des mesures pour prévenir la réalisation de ce risque. La prévention est associée à la reconnaissance d’une vulnérabilité face à un risque connu et, compte tenu de cela, à la nécessité de prendre en compte le long terme. Prévenir suppose donc d’adopter une vision à long terme et un souci d’efficacité, à l’inverse d’une approche de réparation qui peut s’avérer plus coûteuse[69].

Les principes de prévention et de précaution se déclinent de plusieurs manières dans les textes analysés. D’abord, leur mise en oeuvre nécessite l’adoption de mesures d’identification, de surveillance et de contrôle[70]. Il s’agit pour les États Parties d’identifier et d’assurer la surveillance des éléments de la biodiversité faisant l’objet d’une protection in situ ainsi que des menaces pesant sur eux, puis de prendre les mesures nécessaires, y compris légales et réglementaires, pour contrôler ces menaces en les éliminant ou en les réduisant. Entre autres, la Convention de Bonn requiert des États se trouvant dans l’aire de répartition d’une espèce migratrice incluse dans son Annexe I qu’ils s’efforcent de « prévenir [...] les effets négatifs des activités ou des obstacles qui constituent une gêne sérieuse à la migration de ladite espèce ou qui rendent cette migration impossible » et « de prévenir, de réduire ou de contrôler les facteurs qui mettent en danger ou risquent de mettre en danger davantage ladite espèce »[71]. La Convention sur la diversité biologique stipule également que lorsque des processus ou catégories d’activités bien identifiés produisent ou peuvent produire des effets dommageables importants sur la biodiversité, les États doivent intervenir pour les règlementer et les gérer[72]. Une certaine vigilance et une obligation de surveillance pèsent donc sur les États, lesquels sont appelés à intervenir lorsqu’une menace, potentielle ou réelle, est identifiée.

Ensuite, la mise en oeuvre des principes de prévention et de précaution nécessite d’adopter une approche de prudence en ce qui a trait aux décisions ou projets pouvant présenter des risques pour la protection in situ de la biodiversité. Selon la Convention de Bonn, « lorsqu’il [...] est fait usage [des ressources de la terre], cet usage soit fait avec prudence »[73]. Cela requiert la réalisation d’une évaluation d’impacts préalable à l’autorisation des projets de développement présentant des risques pour la biodiversité et sa protection in situ, afin d’anticiper les effets dommageables. Ainsi, les Parties à la Convention sur la diversité biologique ont l’obligation d’:

[a]dopte[r] des procédures permettant d’exiger l’évaluation des impacts sur l’environnement des projets qu’elle a proposés et qui sont susceptibles de nuire sensiblement à la diversité biologique en vue d’éviter et de réduire au minimum de tels effets[74].

Enfin, le principe de prévention nécessite de prendre des mesures pour éviter de causer des dommages à la biodiversité située hors des juridictions nationales des États. La Convention sur la diversité biologique énonce en effet que les États « ont le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommage à 1’environnement dans d’autres États ou dans des régions ne relevant d’aucune juridiction nationale »[75]. Cette obligation de ne pas causer de dommage environnemental transfrontière et l’obligation de diligence raisonnable qui en découle ont été affirmées dans plusieurs décisions internationales de justice. Par exemple, dans l’affaire de la Fonderie de Trail, datant de 1938, faute de règle de droit international sur la pollution de l’air, le tribunal arbitral adopta un raisonnement par analogie en se basant sur les principes du droit international et du droit interne (y compris de décisions de la Cour suprême) des États-Unis sur la pollution de l’eau, pour affirmer que :

aucun État n’a le droit d’utiliser ou de permettre l’utilisation de son territoire de manière à causer des dommages par des émanations sur ou au territoire d’un autre État ou aux biens ou personnes qui s’y trouvent, lorsque le cas a des conséquences sérieuses et que le dommage est établi par des preuves claires et convaincantes [notre traduction][76].

Une dizaine d’années plus tard, dans l’affaire du Détroit de Corfou, la Cour internationale de justice rappelle ce principe général désormais « bien reconnu »[77] et le rattache à la règle de la responsabilité internationale de l’État. En 2010, dans l’affaire des Usines de pâte à papier sur le fleuve, la Cour réitère cette obligation d’utilisation non dommageable du territoire national et énonce :

que l’on peut désormais considérer qu’il existe, en droit international général, une obligation de procéder à une évaluation de l’impact sur l’environnement lorsque l’activité industrielle projetée risque d’avoir un impact préjudiciable important dans un cadre transfrontière, et en particulier sur une ressource partagée[78].

B. Le principe de coopération

Le principe de coopération en matière de protection in situ de la biodiversité figure parmi les règles les plus récurrentes dans les textes étudiés. L’ensemble des cinq traités internationaux et sept des huit traités régionaux le retiennent[79]. En général, dans ces textes, le principe se décline de façon à promouvoir les partenariats entre les États et avec les différents acteurs concernés, dans la mise en oeuvre des engagements internationaux en matière de protection in situ de la biodiversité. Les Parties aux différents traités sont en effet invitées à coopérer entre elles et à coordonner leurs efforts pour mettre en oeuvre leurs obligations conventionnelles, particulièrement en matière de prévention des dommages pouvant affecter la biodiversité et plus spécifiquement lorsqu’il s’agit de ressources partagées comme les espèces migratrices ou les cours d’eau transfrontières. Par exemple, la Convention Ramsar énonce que :

[l]es Parties contractantes se consultent sur l’exécution des obligations découlant de la Convention, particulièrement dans le cas d'une zone humide s’étendant sur les territoires de plus d’une Partie contractante ou lorsqu’un bassin hydrographique est partagé entre plusieurs Parties contractantes. Elles s’efforcent en même temps de coordonner et de soutenir leurs politiques et réglementations présentes et futures relatives à la conservation des zones humides, de leur flore et de leur faune[80].

Le principe de coopération se décline également de façon à favoriser les échanges d’informations, la transparence et la consultation mutuelle entre les États dans la protection in situ de la biodiversité, dans un esprit de partenariat. La Convention africaine pour la conservation de la nature souligne par exemple l’importance de la coopération entre les Parties, notamment :

lorsqu’une Partie a des raisons de croire qu’un programme, une activité ou un projet projeté dans une zone relevant de sa juridiction peut avoir un impact négatif sur les ressources naturelles d’un autre État, elle fournit à cet autre État les informations pertinentes sur les mesures projetées et ses effets possibles, et tient des consultations avec ledit État[81].

Cela a été rappelé dans les affaires Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan[82], dans lesquelles, d’une part, le Costa Rica reprochait au Nicaragua d’effectuer des travaux de dragage dans le fleuve frontalier San Juan, qui affectaient le débit des eaux du fleuve Colorado ainsi que les zones humides et réserves naturelles de faune et de flore sauvage situées sur son territoire. D’autre part, le Nicaragua alléguait des dommages à l’environnement sur son territoire, causés par la construction d’une route le long du San Juan, par le Costa Rica. Dans sa décision, la Cour internationale de justice a établi un lien entre l’obligation de notification et de consultation et l’obligation d’évaluation préalable des impacts sur l’environnement, au coeur du principe de prévention. Selon la Cour :

[s]i l’évaluation de l’impact sur l’environnement confirme l’existence d’un risque de dommage transfrontière important, l’État d’origine est tenu, conformément à son obligation de diligence due, d’informer et de consulter de bonne foi l’État susceptible d’être affecté, lorsque cela est nécessaire aux fins de définir les mesures propres à prévenir ou réduire ce risque[83].

Le principe de coopération vient aussi renforcer l’idée d’une responsabilité de protection partagée par la communauté des États. On le retrouve en effet dans l’idée du traitement différencié qui fonde la notion de responsabilités communes, mais différenciées. De ce point de vue, l’un des objectifs de la coopération est de doter les institutions chargées du devoir fiduciaire[84], qui se voient confier la gestion des aires protégées à l’échelle nationale et locale, de moyens de gestion et de surveillance suffisants pour leur permettre d’assumer leur responsabilité en termes de protection. C’est ainsi que la Convention sur la diversité biologique prévoit que :

[l]es Parties qui sont des pays développés fournissent des ressources financières nouvelles et additionnelles pour permettre aux Parties qui sont des pays en développement de faire face à la totalité des surcoûts convenus que leur impose la mise en oeuvre des mesures par lesquelles ils s'acquittent des obligations découlant de la présente Convention et de bénéficier de ses dispositions[85].

C. Le principe de participation

Le principe de participation représente une règle procédurale largement reprise par les régimes juridiques internationaux et régionaux de protection de la biodiversité. Il figure explicitement ou implicitement dans quatre des textes internationaux et cinq des textes régionaux retenus[86].

Dans ces textes, le principe se décline sous plusieurs formes, mais, d’une manière générale, il renvoie à la nécessité de prévoir des mécanismes garantissant l’accès à l’information et la transparence, y compris des procédures de notification et de consultation préalables de la population et du grand public, ainsi qu’un accès juste et équitable à des recours administratifs ou judiciaires. Il renvoie donc à l’implication de tous les acteurs concernés, dans les processus décisionnels relatifs à la planification et la mise en oeuvre des mesures de protection in situ de la biodiversité comme la création et la gestion des aires protégées, ou dans les processus pouvant affecter les objectifs de cette protection comme les décisions de développement ou d’aménagement du territoire. Notamment, la Convention sur la diversité biologique prévoit que les États mettent en place des processus d’évaluation d’impacts des projets, mesures ou décisions pouvant avoir des impacts sur la biodiversité et les soumettent à la participation publique[87].

L’implication des communautés locales et des populations autochtones doit plus spécifiquement être favorisée. Dans la Convention africaine pour la conservation de la nature, il est écrit que les Parties « prennent les mesures nécessaires pour permettre une participation active des communautés locales au processus de planification et de gestion des ressources naturelles dont elles dépendent »[88]. L’importance du rôle joué par les communautés locales et peuples autochtones est aussi mise de l’avant par la Convention sur la diversité biologique, qui engage les États à reconnaître, respecter et préserver leurs usages, connaissances et pratiques traditionnels, notamment en matière de protection in situ de la biodiversité[89].

L’interaction continue entre les pouvoirs étatiques et les acteurs locaux pleinement associés à la protection in situ de la biodiversité peut s’avérer déterminante pour la réalisation des objectifs de protection, en termes d’acceptabilité et de légitimité des régimes juridiques de protection retenus et des espaces de protection créés, tout en facilitant l’identification d’un juste milieu entre les intérêts poursuivis par les différents acteurs[90].

Les membres de la société civile ont également un rôle important à jouer, en attirant l’attention du public et des autorités publiques responsables sur les problèmes de non-respect des engagements internationaux des États en matière d’environnement, en médiatisant ces problèmes ou en engageant des recours judiciaires, pour susciter un effet dissuasif[91]. Il est à noter que certains textes offrent au public la possibilité d’assister aux rencontres habituellement fermées des Parties ou de certains organes des conventions. Par exemple, la Convention de Bonn prévoit que :

[t]oute organisation ou toute institution techniquement qualifiée dans le domaine de la protection, de la conservation et de la gestion des espèces migratrices et appartenant aux catégories mentionnées ci-dessous, qui a informé le Secrétariat de son désir de se faire représenter aux sessions de la Conférence des Parties par des observateurs, est admise à le faire à moins qu’un tiers au moins des Parties présentes ne s’y oppose [...]. Une fois admis, ces observateurs ont le droit de participer à la session sans droit de vote[92].

D. Le principe de souveraineté permanente sur les ressources naturelles

La souveraineté permanente des États sur leurs ressources biologiques est un autre des éléments normatifs du régime international de la biodiversité[93]. Une référence à cette souveraineté apparaît dans trois des régimes juridiques internationaux et deux des régimes juridiques régionaux de protection in situ de la biodiversité examinés[94], comme un aspect essentiel et prédominant du droit des États à disposer de leurs ressources naturelles comme bon leur semble, lequel est cependant de plus en plus modulé de diverses façons par les engagements souscrits dans les textes. Nous verrons ainsi, avec l’apport important de la doctrine, que cette conception de la souveraineté permanente exclusivement fondée sur les droits n’est plus aussi figée dans un contexte juridique évolutif et qu’il convient de s’y attarder plus spécifiquement, en raison du caractère ambigu des effets engendrés, entre droits et obligations.

1. Un principe en mutation : entre droits et obligations étatiques

La souveraineté permanente sur les ressources naturelles est reconnue comme étant un principe de droit coutumier bien établi dans la plupart des traités internationaux et régionaux sur la biodiversité[95]. La Convention sur la diversité biologique[96] affirme le droit de tout État de conserver et de gérer sa biodiversité selon sa propre politique, qui est un élément central de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles. La Convention Ramsar prévoit que « [l]’inscription d’une zone humide sur la Liste est faite sans préjudice des droits exclusifs de souveraineté de la Partie contractante sur le territoire de laquelle elle se trouve située »[97]. La Convention sur le patrimoine mondial réfère elle aussi à la souveraineté des États sur leur patrimoine naturel et culturel[98]. Il s’agit donc avant tout d’une prérogative de l’État, mais il est de plus en plus admis dans la littérature qu’elle est balisée ou délimitée par des obligations qui lui sont étroitement liées et qui s’imposent de plus en plus aux États avec l’évolution du cadre juridique environnemental international[99].

En effet, compte tenu du contexte dans lequel le principe de souveraineté permanente des États sur leurs ressources naturelles a émergé, c’est-à-dire un contexte de revendication de droits à l’autodétermination et de contrôle sur leurs ressources naturelles par des pays en développement nouvellement indépendants, la conception traditionnelle de ce principe a d’abord mis de l’avant l’aspect des droits[100]. Il visait principalement à assurer aux États le droit d’utiliser pleinement leurs ressources en vue du développement social et économique. Or, avec l’avènement du droit international de l’environnement moderne, les États s’engagent de plus en plus à respecter certaines règles dans l’exercice de cette souveraineté. Schrijver constate que :

la souveraineté permanente n’est plus seulement la source de la liberté de chaque État de gérer ses ressources naturelles, mais aussi la source de responsabilités correspondantes qui requièrent une gestion prudente et qui imposent une redevabilité aux niveaux national et international [notre traduction][101].

et souligne : « les États peuvent être “souverains” et dotés de “droits souverains” et les peuples peuvent avoir droit à l’“autodétermination”, mais cela ne signifie pas que l’un ou l’autre est au-dessus des lois et intrinsèquement à l’abri de devoirs » [notre traduction][102].

Ainsi, en corollaire des droits étatiques de disposer librement des ressources de la biodiversité sur leur territoire, de les gérer et les protéger conformément à la politique nationale, de les utiliser en faveur du développement économique, de contrôler leur exploitation et de bénéficier équitablement de l’exploitation des ressources transfrontalières[103], il y a ce que Schrijver appelle « l’envers de la médaille » [notre traduction][104]. Il s’agit notamment des obligations, pour chaque État, de prendre en compte, dans l’exercice de sa souveraineté, les intérêts et le bien-être de la population, y compris ceux des générations futures et de l’humanité tout entière, de respecter les droits humains et notamment des peuples autochtones, de coopérer avec les autres États dans la gestion et l’utilisation des ressources transfrontalières, de protéger et gérer ses propres ressources avec précaution et prudence, de façon à prévenir les dommages à la biodiversité située hors de ses frontières, et, enfin, de respecter le droit international et les engagements internationaux pris dans l’exercice de la souveraineté[105]. Ces obligations accompagnent les déclarations sur les droits souverains des États dans les différents traités et peuvent en être tirées[106].

L’évolution de la perception traditionnelle de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles s’est donc traduite par le passage d’une conception basée sur la totale liberté d’action vers une conception plus équilibrée, avec des droits assortis de contraintes, une souveraineté fonctionnelle en quelque sorte[107]. Cela établit également un certain équilibre dans le rôle attendu de l’État, notamment en liant étroitement l’exercice de la souveraineté à la protection des autres éléments fondamentaux que sont sa population et son territoire, y compris la biodiversité qui s’y trouve. En ce sens, la protection in situ de la biodiversité est l’expression de l’exercice de la souveraineté et de la gouvernance territoriale des États.

2. L’exercice des droits souverains dans l’intérêt de tous

Tout d’abord, selon Fischer « la souveraineté signifie que l’État veille à l’intérêt général et contrôle dans ce but, l’exercice du droit de propriété »[108]. La souveraineté peut donc s’exprimer en termes de responsabilité de l’État envers la population, exigeant que les droits étatiques souverains soient exercés de façon équitable et visent le bien-être de l’ensemble de la population et non d’une partie uniquement. Par exemple, si l’État est libre de prendre toute décision en termes d’utilisation des ressources de la biodiversité située sur son territoire en vue de son développement économique, il doit s’assurer que ce développement ne profite pas à quelques-uns tout en altérant le bien-être du reste de la société. Cela exige que l’État adopte et mette en oeuvre des mesures pour réglementer et contrôler les activités réalisées sur le territoire, afin qu’elles respectent les intérêts et le bien-être de sa population.

Les obligations de l’État souverain envers sa population s’étendent aux générations futures. Brown Weiss affirme en effet que ce n’est pas parce que des ressources naturelles se trouvent exclusivement sur le territoire d’un État en particulier que ce dernier peut en faire ce qu’il veut, en vertu de sa souveraineté sur ces ressources. Bien au contraire, il est tenu par l’obligation de les préserver pour les générations actuelles et futures, auxquelles il se doit de les transmettre en quantité et en qualité au moins égales aux ressources reçues des générations précédentes[109].

Ensuite, certains textes internationaux et régionaux examinés rattachent à l’exercice de la souveraineté permanente des États sur leurs ressources biologiques des engagements à respecter les droits des communautés locales et des populations autochtones[110]. La tempérance de la souveraineté étatique par des obligations envers les communautés locales et les populations autochtones se retrouve notamment dans la Convention africaine pour la conservation de la nature, laquelle proclame dans un premier temps « le droit souverain [des États] d’exploiter leurs propres ressources selon leur politique en matière d’environnement et de développement »[111], et énonce par la suite des obligations envers les communautés locales et les populations autochtones qui viennent limiter l’exercice de cette souveraineté[112]. Il en va de même pour le Protocole relatif aux zones protégées de la Convention de Nairobi qui stipule que « [l]es Parties contractantes prennent en considération, dans les mesures de protection qu’elles édictent [souverainement], les activités traditionnelles des populations locales dans les zones à protéger »[113].

Les obligations de l’État souverain existent, enfin, envers l’humanité tout entière. Lors des négociations de la Convention sur la diversité biologique au début des années 1990, le statut de « patrimoine commun de l’humanité », initialement proposé pour la biodiversité, impliquant un accès et une utilisation libre des ressources de la biodiversité, n’a pas fait l’unanimité entre les États. Certains d’entre eux ont revendiqué des droits souverains sur leurs ressources naturelles, conduisant à la réaffirmation de ces droits et à l’adoption du terme plus nuancé de « préoccupation commune de l’humanité » dans le texte final de la convention[114]. Une telle formulation a permis d’asseoir leur souveraineté sur l’utilisation de leurs ressources en vue de leur développement économique et non pas uniquement en vue de la conservation comme le suggéraient d’autres pays. Cependant, si la biodiversité ne peut se prévaloir juridiquement d’un statut de « patrimoine commun de l’humanité », dans les faits, elle revêt tout de même ce statut,[115] car la finalité derrière les termes est la même. Qu’il s’agisse de patrimoine ou de préoccupation communs à l’humanité, c’est l’importance pour l’humanité tout entière de la biodiversité, où qu’elle se situe, qui est centrale. Les deux notions appellent à la collaboration de tous les États à sa protection, au nom d’un intérêt commun légitime qui est le bien-être et la survie de toute l’humanité, d’aujourd’hui et de demain[116]. Dans les deux cas, l’intérêt et l’action de la communauté internationale suscités viennent limiter l’exercice absolu du pouvoir souverain des États[117]. Comme le souligne Bartenstein, le concept de « préoccupation commune de l’humanité » peut revêtir bien plus qu’une simple importance politique, car si « aucune règle de conduite précise n’en découle; la souveraineté étatique s’en trouve néanmoins limitée dans la mesure où celle-ci doit être exercée dans le respect de cette nouvelle responsabilité globale »[118]. Certains auteurs vont jusqu’à y déceler un élément de détermination de l’existence du jus cogens, qui engendrerait des obligations erga omnes à l’encontre de tous les États et dont le respect intéresserait l’ensemble d’entre eux[119].

Même s’il ne peut, dans les faits, éviter à la souveraineté étatique d’être restreinte par les considérations globales, il reste que la notion de préoccupation commune de l’humanité place l’État souverain au premier plan de la protection in situ de la biodiversité se trouvant sur son territoire et crée des attentes à son encontre. Ses droits souverains sont mis de l’avant, mais également ses obligations au regard de la communauté internationale et de l’intérêt universel[120]. Beurier note en effet que ces droits sont consentis en contrepartie d’une indissociable responsabilité de conservation et d’utilisation durable de la biodiversité[121]. En d’autres termes, « malgré – et même en raison – des droits souverains des États sur leurs ressources naturelles, ils ont, chacun, une responsabilité individuelle de conservation et d’utilisation durable des composantes de la biodiversité sur laquelle ils exercent ces droits »[122]. L’obligation de protection in situ de la biodiversité est donc étroitement liée à la souveraineté et cela renvoie, encore une fois, à l’idée selon laquelle l’emphase sur le principe de la souveraineté permanente dans les instruments juridiques internationaux et régionaux analysés n’a fait que renforcer le rôle premier de l’État dans cette protection, même s’il s’en acquitte avec le concours de la communauté internationale.

3. L’exercice des droits souverains en coopération avec les autres États et de façon à prévenir les dommages environnementaux transfrontaliers

La reconnaissance d’une responsabilité collective des États dans la protection in situ de la biodiversité vient relativiser encore plus les caractères à priori absolu, exclusif et défensif de la souveraineté. La souveraineté de chaque État est alors tempérée par son engagement en faveur de la protection in situ de la biodiversité, laquelle nécessite une coopération internationale. À ce sujet, Schrijver note que, dans le contexte actuel de la mondialisation, malgré une souveraineté apparente, les États sont plus que jamais interdépendants au regard d’enjeux et de crises globaux, comme la perte de biodiversité, auxquels ils tentent de répondre en adhérant à des traités qui les amènent à coopérer sur des questions relevant en principe de leur juridiction nationale. Cela le conduit à repenser l’interprétation de la souveraineté, qu’il qualifie non plus de « permanente », « absolue » et « inaliénable », mais plutôt de « restreinte », « fonctionnelle » ou même « en suspens »[123].

L’interdépendance des États au regard de l’environnement global est d’ailleurs rappelée par bon nombre d’instruments internationaux. L’article 20 de la Convention sur la diversité biologique qui met à la charge des pays développés le financement des mesures de protection de la biodiversité in situ dans les pays en développement où se trouve concentrée une majeure partie de la biodiversité mondiale, constitue un autre exemple du caractère relatif de la souveraineté et de cette interdépendance des États entre eux dans la protection in situ de la biodiversité.

Certes, le principe de souveraineté entraîne l’inscription de dispositions davantage incitatives, laissées à la discrétion des États, dans les accords internationaux et régionaux sur la protection in situ de la biodiversité[124]. Il implique, par exemple, que l’initiative et la décision de créer des aires protégées, de fixer les modalités de leur gestion ou d’inscrire un site important sur une liste, appartiennent exclusivement à chaque État[125]. L’action internationale n’est donc possible que parce que l’État souverain y a consenti en adhérant au traité de son choix. Cependant, le choix d’adhérer à un tel traité, et ainsi de s’engager à se soumettre à des obligations internationales reste une manifestation du pouvoir étatique souverain qui renforce l’idée d’une étroite imbrication entre les droits souverains des États sur leur biodiversité et les obligations qui leur incombent dans la protection de celle-ci. Du choix de prendre des engagements internationaux découle des obligations de mise en oeuvre des engagements pris, de surveillance et de suivi, ainsi que le souligne Hyde :

[a] state has the power to control and use its natural wealth and resources. It may thus enter into binding agreements for the development of its natural wealth and resources. In the exercise of its power, it is obligated to act in accordance with recognized principles of international law as well as international agreements[126].

Un autre caractère dual du principe de la souveraineté permanente, auquel est associée une obligation de prévention, mérite d’être souligné[127]. Le principe est ainsi formulé dans plusieurs textes en droit international de l’environnement, dont l’article 3 de la Convention sur la diversité biologique qui se lit comme suit :

Les États ont le droit souverain d’exploiter leurs propres ressources selon leur politique d’environnement et ils ont le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommage à l’environnement dans d’autres États ou dans des régions ne relevant d’aucune juridiction nationale[128].

Il s’agit d’une souveraineté à double tranchant, non plus absolue, mais modulée, un droit assorti d’une obligation. Cela illustre bien le caractère équilibré qu’on a voulu donner au principe de la souveraineté permanente. Une telle interprétation double est d’autant plus renforcée que le principe de ne pas causer de dommages à l’environnement d’autres États est, tel que mentionné plus haut, profondément inscrit dans le droit coutumier international et constitue une règle coutumière reconnue, utilisée notamment par les tribunaux internationaux dans les affaires de la Fonderie de Trail[129], des Usines de pâte à papier sur le fleuve[130] et du Détroit de Corfou[131].

En somme, le principe de souveraineté permanente a évolué et s’appréhende aujourd’hui dans un sens plus large, non plus uniquement traditionnel. Un aspect du principe, en termes de responsabilité, est particulièrement mis en évidence en matière de biodiversité, laquelle suscite des questions globales nécessitant des réponses concertées[132]. Les préoccupations liées aux menaces pesant sur une biodiversité vitale pour l’humanité ont en effet contribué à moduler l’exercice de cette souveraineté à la fois comme un droit et une obligation, et ouvert la porte à l’implication de la communauté des États en vue de sa protection, où qu’elle se trouve, au nom de l’intérêt général ou universel[133]. La tendance en droit international dans ce domaine est donc au contrebalancement des droits souverains par une obligation de protection. Par ailleurs, la volonté, la liberté et la capacité même des États à s’engager sont une manifestation forte de leur souveraineté et renforcent l’idée d’une souveraineté à double tranchant. Les États souverains sont supposés respecter le droit international et les engagements internationaux pris dans l’exercice de leur souveraineté. De plus, l’obligation des États à intervenir dans la protection in situ de la biodiversité repose précisément sur leur souveraineté et la légitimité de leur mission d’intérêt général. Certains auteurs rappellent la mission sociale inhérente à l’État et son rôle dans la garantie d’une « continuité écologique »[134]. L’État est le garant de l’intérêt général vers lequel tend la protection in situ de la biodiversité. La prise en charge publique de cette protection apparaît comme un moyen de transcender les intérêts particuliers et d’assurer la prise en compte des intérêts de la planète tout entière, notamment des générations actuelles et futures. L’État est supposé assurer la protection du droit de sa population à un environnement sain et sauvegarder son patrimoine naturel pour le transmettre en héritage aux générations à venir. Bref, la souveraineté permanente des États sur leurs ressources naturelles renvoie aussi, désormais, à une obligation positive envers le territoire. La proclamation systématique de ce principe dans les principaux instruments juridiques internationaux et régionaux de protection in situ de la biodiversité constitue ainsi non seulement une réaffirmation des droits des États sur leur biodiversité, mais aussi une reconnaissance de leurs obligations envers sa protection. La souveraineté, considérée non plus comme une prérogative, mais comme une obligation de l’État, représente alors un élément important de l’obligation de protéger la biodiversité in situ.

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Cet article avait pour objectif de décliner les composantes de l’obligation de protéger la biodiversité in situ afin de donner une idée plus claire et plus synthétique de ce en quoi elle consiste. L’analyse a démontré que la perspective particulière du développement durable a marqué la formulation des règles qui définissent cette obligation et le cadre juridique de la protection in situ de la biodiversité. Ainsi, les éléments constitutifs de l’obligation de protéger la biodiversité in situ sont fédérés au coeur de l’objectif de développement durable et de certains de ses principes, thématisés pour la protection in situ de la biodiversité. Ce sont les principes d’équité intra et intergénérationnelle, d’intégration, de prévention et précaution, de coopération, de participation et de souveraineté permanente sur les ressources naturelles. Ces règles substantielles et procédurales constituent le fondement normatif de l’obligation de protection in situ de la biodiversité.

Il est à noter que cette obligation est tributaire de son contenu normatif. Bien que les principes la composant soient très présents en droit international de l’environnement, le statut juridique de certains d’entre eux demeure controversé. C’est le cas du principe de précaution qui s’apparente davantage à un principe « en voie de consolidation » et dont la nature juridique fait l’objet d’incertitudes[135]. Par ailleurs, certains principes, comme ceux d’équité intra et intergénérationnelle, d’intégration et de participation, sont peu contraignants, inversement à d’autres comme le principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles et son obligation de ne pas causer de dommages environnementaux aux autres États, le principe de prévention et son obligation d’études d’impacts, ainsi que le principe de coopération, lesquels sont des règles coutumières. Il est à noter également que le fait pour les régimes juridiques internationaux et régionaux étudiés de mettre l’accent sur des dispositions plus souples et moins coercitives, davantage axées sur la prévention que sur la réparation ou la sanction, ajoute à la relativisation de l’obligation étatique de protection in situ de la biodiversité. Enfin, Fitzmaurice rappelle que l’identification de règles substantielles et procédurales en droit international de l’environnement, pour plaider la responsabilité de protection des États sur la base d’un intérêt commun à l’humanité devant les tribunaux internationaux, demeure difficile et incertaine[136].