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Réduit à sa seule dimension technique, le financement des juridictions internationales n’est, à tort, pas envisagé dans la littérature scientifique comme une thématique juridique[1]. Les études sur le sujet sont dès lors peu nombreuses, abordent des aspects épars de la question[2], se limitent au financement d’une juridiction prise isolément[3], sont pour l’ensemble datées[4] et quasiment toutes issues de la littérature anglophone[5]. Les modalités du financement des juridictions internationales ont pourtant des implications sur la réalisation de leurs offices ; elles sont en outre l’objet d’une actualité renouvelée.

Les juridictions internationales sont définies dans le Dictionnaire de droit international public comme des « [i]nstitution[s] investie[s] du pouvoir de juger, c’est-à-dire de trancher des litiges entre États par décision obligatoire, qu’il s’agisse d’un organe arbitral, ou judiciaire ou de tout autre organisme disposant de pouvoirs juridictionnels »[6]. Il en sera retenu ici une définition plus large qui ne se limite pas aux différends interétatiques, mais qui inclut également les juridictions ayant vocation à trancher des différends impliquant directement les individus.

Les traités qui établissent les juridictions internationales précisent habituellement et très généralement les modalités de leur financement. La Charte des Nations Unies[7] prévoit ainsi que l’Assemblée générale est compétente en matière budgétaire[8], y compris en ce qui concerne le budget de la Cour internationale de justice (CIJ). De façon similaire, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) dispose dans un article 19 de l’annexe VI que les conditions de financement du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) sont arrêtées lors des réunions des États parties. Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale[9], plus récent, réserve tout un Chapitre XII au financement de la Cour pénale internationale (CPI) qui renvoie pour l’essentiel des questions budgétaires à d’autres instruments adoptés par l’Assemblée des États parties.

Sans entrer dans les détails à ce stade, le financement des juridictions internationales doit être envisagé en des termes différents, qu’il s’agisse du financement de juridictions permanentes ou ad hoc. La permanence d’une juridiction internationale emporte avec elle l’existence de frais de fonctionnement différents de ceux d’une juridiction dont l’existence n’est que temporaire.

Les premières ont, par exemple, besoin d’obtenir des locaux dans lesquels elles pourront s’établir de façon permanente, tel que le Palais de la paix pour la Cour permanente de justice internationale (CPJI) puis la CIJ et la Cour permanente d’arbitrage (CPA). Le partage des frais induits par le fonctionnement de l’institution est lui aussi différent. Pour ce qui est des juridictions permanentes à vocation universelle comme la CIJ, les États Parties à leur statut peuvent être amenés à financer leur fonctionnement à la différence des tribunaux ad hoc dont le financement revient bien souvent aux seules parties ayant fait appel aux services du tribunal.

Il en résulte pour les tribunaux ad hoc des difficultés de financement relativement modérées. Ainsi, en ce qui concerne les tribunaux prévus à l’annexe VII de la CNUDM[10], les frais sont divisés en parts égales entre les Parties au différend[11] ce qui, par le passé, n’a posé aucune difficulté particulière. La seule exception notable est le Différend en mer de Chine méridionale[12], la Chine ayant refusé de s’acquitter du règlement des frais associés à ce contentieux[13]. La situation des juridictions arbitrales en matière d’investissement est peut-être plus originale. Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) dont la permanence pourrait être qualifiée d’hybride[14] prévoit ainsi qu’il revient aux Parties d’en financer le fonctionnement. Les Parties règlent ces frais au début de la procédure et tout au long de son déroulé s’acquittant, le cas échéant, de la dernière tranche une fois la décision rendue[15]. Les dépens peuvent être supportés entièrement par la partie perdante dans les contentieux arbitraux d’investissement.

Cette étude concerne spécifiquement le financement de la CIJ, de la CPI et du TIDM. Ces trois juridictions permanentes ont une vocation similaire — rendre la justice — mais également leurs spécificités. La CIJ a une situation institutionnelle particulière puisqu’elle est l’un des organes principaux des Nations Unies[16]. Elle a par ailleurs vocation à résoudre tout différend qui lui est présenté par des États ayant accepté la compétence de la Cour ainsi qu’à rendre des avis consultatifs demandés par d’autres organes des Nations Unies[17]. Le TIDM a une compétence ratione materiae plus restreinte, se limitant à trancher les différends en lien avec la CNUDM ou un « accord international se rapportant aux buts de la convention »[18], mais une compétence ratione personae plus large puisqu’il peut trancher les différends incluant les organisations internationales[19]. La CPI est quant à elle une juridiction internationale visant à résoudre des différends qui impliquent directement des individus lorsque ceux-ci sont suspectés d’avoir commis un crime grave de droit international[20].

Les différentes situations institutionnelles et les différents mandats de ces juridictions internationales ont des implications sur leurs besoins de financement (I). Si elles ont recours à des méthodes de financement plus ou moins similaires, toutes ne parviennent pas à recouvrer les fonds suffisants à la réalisation de leurs offices (II). De ces difficultés de financement résultent des difficultés à assurer leur fonctionnement général ainsi que leur indépendance vis-à-vis des acteurs qui les financent (III).

I. Le cadre général des finances de la CIJ, de la CPI et du TIDM

Les besoins financiers varient d’une juridiction internationale à une autre eu égard notamment à leur mandat (A). Le montant du budget est décidé à la suite d’une discussion au sein des juridictions internationales. Ce parcours budgétaire suit une procédure encadrée notamment par les traités constitutifs et surtout par les règlements adoptés par les assemblées des États parties de ces juridictions. Malgré leur cadre juridique propre, la procédure budgétaire des différentes juridictions internationales est relativement uniforme (B).

A. Les besoins budgétaires inégaux des juridictions internationales

Parmi les trois juridictions étudiées, deux disposent de budgets plus ou moins proches. Ainsi, le budget approuvé de la CIJ était de 31 893 610 euros pour l’année 2023 et celui du TIDM de 23 443 900 euros pour l’exercice 2023-2024. Celui de la CPI culmine quant à lui à 173 234 300 euros. Ces montants doivent être mis en balance avec le nombre d’États Parties à chacun de ces instruments, respectivement 193 au Statut de la CIJ, 167 États et 1 organisation internationale à la CNUDM et 123 États au Statut de Rome[21]. Il apparaît alors que la CPI est celle qui sollicite les montants les plus importants à un nombre plus réduit d’États, ce qui la rend plus vulnérable en cas de refus d’un État de solder son engagement financier.

Les mandats et l’organisation institutionnelle de chacune de ces juridictions justifient pour l’essentiel les écarts entre leurs budgets. Ainsi, les mandats relativement proches de la CIJ et du TIDM peuvent notamment être perçus par le biais de leur budget comparable. De la même manière, la singularité de la CPI vis-à-vis des deux premières est mise en évidence par le montant 5 fois plus important de son budget.

La CPI supporte des frais n’ayant pas à être pris en charge par la CIJ et le TIDM : le bureau du Procureur chargé de conduire les enquêtes ne possède pas d’équivalents au sein de la CIJ et du TIDM et compte pour beaucoup dans le budget de la CPI[22]. D’autres exemples peuvent être mentionnés tels que la prise en charge des frais de représentation des prévenus lorsque ceux-ci ne disposent pas des moyens suffisants pour l’assumer eux-mêmes[23].

Les pratiques des juridictions internationales peuvent également expliquer l’écart des montants. Par exemple, la CIJ et le TIDM peuvent tous deux faire appel à des témoins et experts pour les aider à résoudre un différend qu’elles rémunèrent directement elles-mêmes[24]. Pour autant, elles demeurent relativement frileuses à cet égard — même lorsque les experts nommés par les Parties au différend ne parviennent pas à se mettre d’accord[25] — contribuant ainsi à limiter le budget de chacune d’entre elles.

Ces différences de budgets entre la CIJ et le TIDM d’une part et la CPI d’autre part n’ont pas vocation à diminuer ; c’est même l’inverse puisque les budgets de la CIJ et du TIDM sont relativement stables depuis quelques années tandis que celui de la CPI est en constante augmentation. La CPI n’a été créée qu’en 2002, soit quelques années après le TIDM et bien après la CIJ. Sa création récente a justifié des frais, pouvant être qualifiés d’exceptionnels, nécessaires à sa mise en place tandis que ses besoins de financement se précisent au fur et à mesure de la réalisation de son mandat.

Loin d’être décidés aléatoirement, les budgets de la CPI, tout comme ceux de la CIJ et du TIDM, sont soigneusement décidés en leur sein. La procédure budgétaire est largement détaillée par un cadre juridique propre à chacune de ces juridictions ; pourtant, ces dernières ont de nombreux points communs dans l’adoption et le suivi de l’exécution de leur budget.

Tableau 1

Les budgets approuvés de la CIJ, du TIDM et de la CPI de 2005 à 2023[26] [27] [28]

Les budgets approuvés de la CIJ, du TIDM et de la CPI de 2005 à 202326 27 28

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B. La procédure budgétaire standardisée des juridictions internationales

Par la mise en place d’une procédure précise dans l’établissement de leurs budgets, les juridictions internationales cherchent à se donner du crédit auprès de leurs contributeurs en justifiant au mieux leurs demandes de financement. Cette procédure budgétaire, fixée au sein des juridictions par un cadre juridique relativement fourni, vise à s’assurer de l’efficience de l’utilisation des moyens qui leur sont alloués. Elle constitue en outre un gage de bonne utilisation des fonds auprès des contributeurs au budget.

Le droit des organisations internationales est si vaste que le spécialiste Morgan Larhant se résigne « à la recherche d’un hypothétique “droit budgétaire” des organisations internationales »[29]. Les textes qui encadrent les questions financières de chacune de ces organisations sont nombreux et laissent place à une large part de non-dit qui ne peut être saisi que par la pratique, à l’aune de grands principes des finances publiques[30]. Pour autant, les procédures budgétaires de la CIJ, de la CPI et du TIDM sont suffisamment balisées pour en souligner quatre traits communs : la densité du cadre juridique encadrant la procédure budgétaire, le rôle prédominant du greffe pour gérer les questions budgétaires, la continuité du travail budgétaire et un contrôle de la bonne utilisation des fonds.

La procédure budgétaire de ces trois juridictions est encadrée par un nombre important de textes, à savoir leur traité fondateur, mais aussi des règlements décidés par l’Assemblée de leurs États Parties ou encore des instructions non contraignantes. En ce qu’il s’agit du TIDM par exemple, les questions budgétaires sont encadrées par le Règlement du Tribunal, le Règlement financier et règles de gestion financière du Tribunal international du droit de la mer, le Règlement concernant le régime des pensions des membres du Tribunal international du droit de la mer, le Statut du personnel ou encore les Instructions pour le greffe[31]. Des lignes directrices peuvent être adoptées pour répondre à des préoccupations ponctuelles ou non envisagées par les instruments déjà cités, y compris des lignes directrices sur l’utilisation des contributions volontaires[32], qui à l’inverse des premiers textes, ne sont pas publiées sur le site du Tribunal.

Traditionnellement et de façon commune à ces juridictions, le greffe est responsable des questions financières avec notamment pour tâche de préparer un budget prévisionnel qui devra ensuite être accepté par l’Assemblée des États Parties[33]. Ce budget peut être annuel ou biennal. Le premier permet une adaptation plus grande du budget selon les besoins nouveaux exprimés d’une année sur l’autre tandis que le second a l’avantage d’offrir une visibilité financière plus grande à moyen terme. La lourdeur administrative induite par le budget biennal semble cependant avoir eu raison de ce mode de fonctionnement, du moins pour le TIDM et les Nations Unies et leurs organisations affiliées. Les Nations Unies et par voie de conséquence la CIJ sont ainsi très récemment revenues à titre expérimental à un budget annuel[34].

Pour préparer un projet de budget, il revient au greffe d’établir un projet qui tient compte notamment du calendrier de la juridiction, des affaires enregistrées au rôle ou encore du budget des années précédentes[35]. Cette vision globale de l’activité de la juridiction est complétée par une approche subsidiaire permettant à chaque organe de l’institution d’indiquer ses besoins financiers[36]. Sur cette base, le projet de budget présenté à l’Assemblée des États Parties détaille les besoins financiers de l’institution. Un organe est parfois invité à présenter des observations sur le projet budgétaire, tel que le Comité du budget et des finances à la CPI.

Le travail budgétaire n’est pas un travail ponctuel effectué seulement quelques mois en amont de l’adoption des budgets des juridictions internationales. Il est permanent puisque l’augmentation inattendue de l’activité d’une juridiction internationale peut, par exemple, la contraindre à solliciter des fonds supplémentaires en cours d’année budgétaire[37]. Pour s’adapter à un regain d’activité, les greffes des juridictions peuvent en général fondre les dépenses entre leurs différentes unités administratives[38]. Le suivi de l’exécution du budget peut par la suite permettre aux juridictions de l’ajuster d’une année sur l’autre.

Pour s’assurer de la bonne marche budgétaire des juridictions internationales, celles-ci font appel aux regards d’experts pour conduire des audits et contrôler la bonne utilisation des fonds qui leur sont alloués[39]. Ce contrôle est opéré par différents acteurs associant autant des acteurs internes et externes à ces juridictions. Ces organes sont chargés de s’assurer que les « financial statements gave a true and fair view of the [jurisdictions’] assets, liabilities and financial position »[40] en suivant des standards d’audit et comptables internationaux applicables aux institutions publiques internationales[41]. Parmi ces standards, les normes comptables internationales du secteur public (ou IPSAS en anglais) sont les plus suivies par les juridictions internationales[42]. Ces standards contribuent à uniformiser la gestion des questions budgétaires de ces juridictions et facilitent leur comparaison. Ils visent l’ensemble des entreprises publiques à but non commercial. C’est donc notamment en se basant sur ces standards que les organes responsables des contrôles émettent des recommandations dont les juridictions internationales semblent dûment tenir compte[43].

En matière budgétaire, les discussions sont nombreuses et donnent lieu à de riches rapports publics. Cette transparence, quand bien même elle est inégale selon les juridictions, leur permet d’assurer un suivi de leur gestion financière au risque de prêter le flanc à la critique.

L’établissement du budget n’est cependant qu’une étape dans l’octroi de moyens financiers aux juridictions internationales, leur permettant de réaliser leur mandat. Elle est suivie d’une autre consistant au recouvrement de ces sommes, qui ne se fait jamais sans difficulté.

II. L’avarice des contributeurs aux budgets des juridictions internationales

Les États Parties aux statuts des juridictions internationales supportent équitablement entre eux la charge financière de leur fonctionnement (A). En pratique, certains États rechignent à verser les contributions dues en temps et en heure. Cette difficulté s’étant pérennisée, certaines font le choix de se tourner vers d’autres acteurs pour obtenir les fonds nécessaires à la réalisation de leur mandat (B).

A. Les États, premiers pourvoyeurs des juridictions internationales

En principe, c’est aux États Parties qu’il revient de financer solidairement le fonctionnement de ces juridictions[44]. Ce principe inscrit au sein des instruments constitutifs de ces juridictions est une obligation au même titre que les autres obligations contenues dans ces textes. Il constitue la conséquence logique au fait qu’en principe, ce sont les États qui créent ces juridictions.

1. Les contributeurs désignés au financement des budgets des juridictions internationales

C’est une constante des instruments mettant en place ces juridictions de ne pas prévoir de frais particuliers — frais d’enregistrement du différend, frais de fonctionnement du secrétariat durant la procédure ou rémunération des juges — pour les acteurs faisant appel à l’office de ces juridictions. Ainsi, comme le prévoit l’article 33 du Statut de la CIJ, « [l]es frais de la Cour sont supportés par les Nations Unies de la manière dont l’Assemblée générale décide ». Ces coûts se révèlent être supportés par les États parties au Statut de la CIJ puisque les États membres des Nations Unies y sont tous parties[45]. Dans la situation plus exceptionnelle où un État est Partie au Statut de la CIJ sans être membre des Nations Unies, celui-ci doit également contribuer au budget de la Cour[46]. Dans la même perspective, l’article 19 du Statut du TIDM prévoit que « [l]es frais du Tribunal sont supportés par les États Parties et par l’Autorité dans les conditions et de la manière arrêtée lors de réunions des États Parties » [nos italiques][47].

Cette solidarité est aussi à l’oeuvre lorsque des États non-Parties au Statut de la CIJ lui soumettent la résolution d’un différend, conformément à l’article 35 (2) de son Statut et à la résolution 9 (1946) du Conseil de sécurité qui vient le préciser[48]. Dans une telle situation, la Cour fixe le montant de la contribution aux frais de l’État en question. Lorsque ces situations se sont produites, le Greffe de la Cour a fixé le montant de ces frais en se fondant sur la part du budget dont aurait dû s’acquitter l’État s’il était Partie à son Statut sur une année[49].

Alors même que les crimes commis par les individus présentés à la CPI « touchent l’ensemble de la communauté internationale »[50], le financement de la CPI est celui qui s’éloigne le plus de cette perspective « solidariste ». Ainsi, l’article 115 du Statut de Rome prévoit que :

Les dépenses de la Cour et de l’Assemblée des États Parties, y compris le Bureau et les organes subsidiaires de celle-ci, inscrites au budget arrêté par l’Assemblée des États Parties, sont financées par les sources suivantes :

a) Les contributions des États Parties ;

b) Les ressources financières fournies par l’Organisation des Nations Unies, sous réserve de l’approbation de l’Assemblée générale, en particulier dans le cas des dépenses liées à la saisine de la Cour par le Conseil de sécurité.

Il en résulte que si les États se partagent le financement du fonctionnement de la CPI, la contribution financière des Nations Unies n’est envisagée qu’au prisme de la saisine de la Cour par le Conseil de sécurité[51].

2. Le partage équitable des contributions aux budgets des juridictions internationales

Le montant des contributions des États au budget de ces juridictions ne se veut pas égal, mais équitable. Il est envisagé au regard de leur seule capacité financière sans égard pour le recours ou non à la juridiction en question[52]. L’Assemblée générale des Nations Unies a ainsi rappelé à différentes reprises que si l’ensemble des États a l’obligation de contribuer au financement des Nations Unies, il existe « le principe fondamental selon lequel les dépenses de l’Organisation doivent être réparties approximativement en fonction de la capacité de paiement »[53].

Différents critères économiques sont pris en compte pour déterminer les quotes-parts de chaque État, y compris le revenu national brut, les taux de conversion financière ou le revenu par habitant[54]. Ce barème des quotes-parts établi par les Nations est repris par les autres juridictions internationales comme le prévoit notamment le règlement financier du TIDM :

Les contributions mises en recouvrement auprès des États Parties, dont le montant est fixé conformément à un barème convenu des quotes-parts, fondé sur le barème des quotes-parts pour le financement du budget ordinaire de l’Organisation des Nations Unies pour l’année civile précédente et ajusté pour tenir compte des différences entre la composition de l’Organisation des Nations Unies et celle des États Parties à la Convention, assorti d’un taux plancher et d’un taux plafond fixé et, si besoin est, révisé par la Réunion des États Parties[55].

La prise en compte de critères purement financiers pour alimenter le budget de ces institutions est bornée ; les États doivent contribuer au minimum à 0,001 % du budget et au maximum à 22 %[56]. En établissant un seuil minimal, l’objectif est que l’ensemble des États Parties se sente concerné par le financement de ces institutions. À l’inverse, limiter le financement à 22 % vise tant à éviter que les plus gros contributeurs se sentent lésés dans le financement de ces institutions qu’à modérer la dépendance des juridictions au financement d’un seul État dont la contribution serait trop importante[57].

Malgré la préoccupation d’inscrire dans les textes fondateurs de ces juridictions les conditions de leur financement, et ce par le biais de dispositions contraignantes, les juridictions ne sont pas épargnées par des difficultés. Les greffes de ces juridictions ne sous-estiment pas les besoins de financement de leurs institutions. Si les sommes nécessaires sont dues par les États, elles ne sont pas systématiquement perçues par les juridictions. Ces difficultés sont attribuables aux premiers qui ne versent pas toujours leurs contributions, ce qui contraint les juridictions à trouver de nouvelles sources de financement.

B. La diversification des contributeurs aux budgets des juridictions internationales

1. Les difficultés de recouvrement des contributions étatiques

Régulièrement, l’ONU, le TIDM et la CPI font état de difficultés à recouvrer les contributions exigibles des États. Ces difficultés sont inégales. Si le TIDM rencontre des difficultés à obtenir des États qu’ils versent leurs contributions[58], le solde des arriérés au budget global du Tribunal stagne depuis 2014[59]. Concernant le budget de la CIJ intégré dans celui de l’ONU, près des quatre cinquièmes des membres des Nations Unies s’acquittent régulièrement des sommes dues même si en général, un grand nombre d’États effectue leur paiement tardivement[60]. La CPI est la juridiction qui fait le plus directement face à des difficultés de financement. En 2021, le montant des impayés s’élevait à près de 36 millions d’euros[61]. Les États ne sont pas les seuls « mauvais payeurs ». Les Nations Unies n’ont pas versé leur contribution au budget de la CPI comme le prévoit pourtant l’article 115 du Statut de Rome[62].

Tableau 2

Analyse de l’évolution des contributions mises en recouvrement de 2011 à 2021[63]

Analyse de l’évolution des contributions mises en recouvrement de 2011 à 202163

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Le plus souvent, l’incapacité des États à tenir leurs engagements en temps donné est justifiée par des difficultés économiques. En période de vache maigre, les États réagencent leurs priorités économiques et font passer leurs engagements financiers internationaux au second plan. Le Venezuela par exemple traverse une crise aiguë depuis 2013-2014 et a vu ses impayés augmenter tant auprès de la CPI[64] qu’auprès des Nations Unies[65].

Le refus des États de se conformer à leurs obligations financières peut également s’expliquer par des considérations politiques plus générales. Sous la présidence de Donald Trump, les États-Unis ont adopté une politique isolationniste et mis la pression sur les Nations Unies pour faire baisser leur contribution à son budget ordinaire[66].

Pour pallier ces problèmes financiers, les juridictions internationales mettent en place des fonds de roulement. Leur volume est variable : il permet d’assurer près de trois semaines d’activités pour le TIDM[67], un mois d’activité pour les Nations Unies [68]et un mois d’activité pour la CPI[69] qui dispose d’un fonds de roulement s’élevant en théorie à 7 millions d’euros[70]. Par ailleurs, ces juridictions et l’ONU, en ce qu’il s’agit de la CIJ, n’hésitent pas à proposer des modes de paiement permettant aux États de réaliser leurs engagements[71] sans que cela ait vraiment l’effet escompté[72].

Les juridictions internationales et les organisations internationales sont relativement impuissantes pour recouvrer les arriérés. La plupart du temps, elles se limitent à des appels aux États à « s’acquitter de leur mise en recouvrement », répétés comme des mantras[73]. Quand bien même elles en publient les chiffres[74], ces institutions évitent de recourir au name and shame pour dénoncer le non-paiement de leurs contributions par les États. Les Nations Unies préfèrent ainsi mettre en avant les États ayant honoré leurs obligations financières plutôt que de rendre facilement accessibles les noms des États qui y rechignent[75].

La CPI et l’Assemblée générale en ce qu’il s’agit de la CIJ disposent d’un autre outil qu’elles sont plus ou moins frileuses à utiliser. Ainsi, l’article 112 (8) du Statut de Rome prévoit :

Un État Partie en retard dans le paiement de sa contribution aux dépenses de la Cour ne peut participer au vote ni à l’Assemblée ni au Bureau si le montant de ses arriérés est égal ou supérieur à la contribution dont il est redevable pour les deux années complètes écoulées. L’Assemblée peut néanmoins autoriser cet État à participer au vote à l’Assemblée et au Bureau si elle constate que son manquement est dû à des circonstances indépendantes de sa volonté[76].

Cet outil permettant de suspendre ou de restreindre la participation politique des États au fonctionnement des juridictions a des effets plus ou moins importants. En ce qu’il s’agit de la CIJ, les effets dévastateurs d’une telle mesure — qui viendrait priver un État de son droit de vote à l’Assemblée générale — décidée par les Nations Unies dissuadent les États de manquer à leurs obligations financières. Cependant, cet outil est utilisé avec parcimonie[77] ; mais lorsqu’il est utilisé, il conduit de nombreux États à régler leurs arriérés[78]. La CPI y recourt également et, même si l’enjeu est moindre, parvient parfois à contraindre les États à s’acquitter d’un paiement minimum, ce qui permet aux Parties de recouvrer leur droit de vote à l’Assemblée des États parties[79]. En revanche, l’impuissance de la CPI demeure totale en qui concerne les impayés du Conseil de sécurité.

Au regard de la difficulté à recouvrer les sommes promises par leurs États contributeurs, les juridictions internationales peinent à assurer leur bonne marche budgétaire, hormis le TIDM qui n’est impacté que très relativement en raison de sa bonne santé financière. Cela conduit les juridictions à solliciter des contributions volontaires auprès d’un large panel d’acteurs internationaux.

2. L’appel aux mécènes de la justice internationale

Pour mener à bien leurs activités, les juridictions internationales se démènent en vue de l’obtention de moyens financiers plus importants. Les premiers destinataires de leurs demandes financières sont les États ou organisations internationales parties à leurs instruments, invités à donner des « contributions volontaires ». Est alors substitué au critère objectif de la capacité financière des États un autre critère plus subjectif justifiant la participation aux budgets : la seule volonté des contributeurs.

Pour ce qui est du budget de la CIJ, il est difficile de déceler des contributions volontaires étatiques adressées aux Nations Unies qui viseraient spécifiquement le budget de la Cour. Pour ce qui est du TIDM, les contributions volontaires des États sont relativement modestes et ne représentent annuellement que quelques dizaines, voire des centaines de milliers d’euros[80]. La CPI s’appuie davantage sur les contributions volontaires des États Parties dont le versement a été envisagé dès la mise en place du Statut de Rome[81]. Elle les sollicite largement auprès de ses États-Parties,[82] mais également auprès d’autres sujets de droit international non-Parties au Statut de Rome, notamment l’Union européenne qui lui octroie régulièrement des financements[83].

En matière de contributions volontaires, la CIJ et le TIDM ont peu d’autonomie sur l’utilisation de ces fonds. Ces contributions sont le plus souvent fléchées puisque leur destination est décidée par les contributeurs[84]. Une grande part abonde sur les fonds respectifs de ces deux juridictions, destinés à financer la présentation de différends à la Cour par les États aux moyens limités[85]. D’autres contributions volontaires peuvent servir l’intérêt d’activités plus annexes tel que le « renforcement des capacités pour conseillers juridiques en matière de règlement des différends internationaux relatifs au droit de la mer »[86].

Toujours en matière de contributions volontaires, on assiste depuis quelques années à une diversification du financement des juridictions internationales qui implique désormais les individus, les associations, les fondations, les ONG, les acteurs universitaires et plus généralement la communauté civile. Il ne faut pas voir en la contribution des acteurs privés au financement du fonctionnement des juridictions internationales un phénomène nouveau. En 1903 déjà, Andrew Carnegie fit un don de 1,5 million de dollars US — une somme d’autant plus importante pour l’époque — en vue de la construction du Palais de la paix à La Haye. Ayant vocation à accueillir la CPA, ce palais est par la suite devenu le siège de la CPJI puis celui de la CIJ. La CIJ continue à bénéficier de dons privés quand bien même ces dons sont peu sollicités. Ils demeurent pour l’essentiel limités à des dons d’ouvrages[87].

En dehors de la CIJ, la contribution des acteurs privés ne se limite pas au financement d’infrastructures ou d’ouvrages. Il vise à financer l’aide juridictionnelle aux acteurs qui souhaitent saisir les juridictions internationales, les activités juridictionnelles de ces dernières ou encore la mise en oeuvre de leurs décisions. Le TIDM est touché par ce phénomène, même s’il reçoit peu de dons d’acteurs privés. Tout comme celle de la CIJ, la bibliothèque du TIDM bénéficie de la générosité de nombreux donateurs privés dont l’identité est précisée dans les rapports annuels du TIDM[88]. Cette pratique est couplée à la réception de fonds visant à permettre au Tribunal la réalisation d’activités annexes. Par exemple, la Nippon Foundation réalise régulièrement des dons au Tribunal — depuis 2007, ce qui permet chaque année d’octroyer des bourses à des individus du monde entier en vue de renforcer leurs compétences en droit de la mer[89].

Parmi les trois juridictions étudiées, la CPI est celle qui sollicite le plus directement l’aide des acteurs privés[90], y compris pour certaines de ses activités principales. Ainsi, les contributions privées nourrissent le Fonds pour le financement des visites familiales[91] ou celui au profit de la réparation des victimes[92]. Établir la proportion de ce soutien n’est pas aisé. Le rapport à l’Assemblée des États Parties sur les activités et les projets du Conseil de direction du Fonds au profit des victimes pour l’exercice du 1er juillet 2021 au 30 juin 2022 mentionne ainsi des dons de la part d’acteurs privés s’élevant à 18 111,40 €, bien en deçà des contributions volontaires des États portées à 3 288 059,98 €[93]. Pour autant, la Cour s’appuie aussi largement sur les activités des acteurs privés, y compris des ONG, pour l’aider à accomplir sa mission[94].

Malgré un large éventail de contributeurs au budget des juridictions internationales, ces dernières continuent de pâtir de leur manque de moyens. Elles sont alors contraintes d’adapter leur fonctionnement au risque notamment de remettre en cause leur indépendance.

III. Les incidences du financement des juridictions internationales sur leur office

En dépit de leur manque de moyens, les juridictions internationales s’efforcent de s’acquitter de leur mandat. Elles n’y arrivent qu’au prix d’une adaptation de leur fonctionnement (A) susceptible d’augmenter leur vulnérabilité envers les États, qui demeurent leurs plus grands contributeurs (B).

A. La détérioration de la justice internationale ?

La CIJ a longtemps été l’organe mal doté du système onusien et le demeure dans une large mesure[95]. Cela ne signifie pas que sur le temps long, rien n’a changé. Dans les années 1970, l’effectif de la Cour était déjà réduit puisque les juges ne disposaient pas de référendaires et se partageaient même les services des secrétaires[96]. Point positif, les effectifs de la CIJ ont tout de même évolué. Les juges disposent désormais chacun de leurs secrétaires, de leur référendaire. Ils disposent même de leur fellow, en principe financés par leurs universités d’origine[97].

Les affaires qui lui sont soumises sont en parallèle de plus en plus nombreuses et complexes[98]. Pourtant, le budget de la Cour a peu évolué depuis 2015. Si certains frais fixes n’augmentent pas lorsque les affaires sont plus abondantes[99], il est étonnant que le budget de la Cour n’ait pas augmenté sur le même laps de temps. Certes, la Cour n’en est pas paralysée ; elle est cependant grandement ralentie dans son travail[100]. La lecture d’une décision et les audiences ne représentent que la face émergée de son activité. Pour être publiée, il est entre autres nécessaire que la décision soit traduite dans l’autre langue officielle de la Cour[101] ce qui nécessite par exemple un département linguistique fourni. Puisque le coût de ces services est ponctionné directement sur le budget ordinaire de la Cour, le montant alloué à la traduction n’augmente pas proportionnellement à l’augmentation des affaires. Plus généralement, le manque de moyens financiers de la CIJ constitue « un sérieux handicap pour la justice internationale »[102].

La Cour tente cependant de s’adapter. Du point de vue de son fonctionnement interne, celle-ci a mis en place un certain nombre de mesures visant à rendre plus efficient son fonctionnement. Ainsi, les juges ne pourront désormais participer qu’à un seul arbitrage interétatique en parallèle de leurs activités devant la Cour[103], tandis que le volume des annexes soumises par une Partie à la Cour dans le cadre d’une affaire est désormais en principe limité à 750 pages[104]. Il peut aussi être noté que le temps de traduction des écritures présentées à la Cour est relativement long et qu’elle semble parfois même s’en dispenser pour une partie des annexes.

Les États qui présentent des différends à la CIJ tentent eux aussi de s’adapter, au risque peut-être d’alourdir davantage encore le travail de la Cour. Face à une décision qui se fait attendre, les Parties peuvent être tentées de recourir plus facilement à des demandes en mesures conservatoires en vue d’obtenir une « première décision » rapidement et protéger leurs droits. Plus le délai de rendu d’une décision est long, plus les États sont susceptibles de vouloir se protéger d’un préjudice irréparable.

La situation budgétaire de la CPI a des implications encore plus grandes sur son fonctionnement. Certes, elle peut ajuster, au moins en partie[105], sa charge de travail en fonction de ses financements[106]. La CPI a en partie la main sur les affaires qu’elle traite eu égard au rôle de l’un de ses organes — le bureau du Procureur — dans l’introduction d’affaires devant la Cour[107]. Le Procureur est cependant régulièrement pointé du doigt, accusé de ne pas remplir en intégralité la mission qui lui est attribuée par le Statut de Rome.

La mission de la CPI ne peut être comprise sans mettre en évidence, comme le prévoit d’ailleurs l’article 1er du Statut de Rome, que l’institution « est complémentaire des juridictions pénales nationales »[108] voire supplétive. Comme le précise le préambule du même instrument, elle a été établie avec pour objectif la traduction en justice des responsables des crimes les plus graves de droit international[109].

Cet objectif très large qui suppose un travail herculéen n’est pas véritablement atteint par la CPI. Cette dernière ne peut certes pas avoir connaissance de la commission de tout crime international dès qu’il est commis. Elle ne peut davantage traduire en justice l’ensemble des responsables qui demeurent encore trop nombreux. Pour autant, il est régulièrement reproché au Bureau du Procureur de ne pas enquêter systématiquement ni de soumettre les affaires à la Cour, ce alors même que les faits sont parmi les plus graves et leurs commanditaires connus de tous. Le Procureur, qui refuse de voir en cela des choix politiques, affirme que le manque de moyens subit par son bureau ne lui permet pas de réaliser sa mission. Cela le conduit parfois à réduire le spectre de ses enquêtes comme dans le cas de l’affaire afghane :

Alors que mon Bureau se prépare à reprendre son enquête, dans l’attente de l’autorisation des juges, je suis conscient des ressources limitées dont il dispose face à l’ampleur et à la nature des crimes relevant de la compétence de la Cour qui ont été commis ou sont commis à l’heure actuelle à travers le monde. J’ai donc décidé d’axer les enquêtes de mon Bureau en Afghanistan sur les crimes qui auraient été commis par les Talibans et l’État islamique de la province du Khorasan, au détriment d’autres aspects de l’enquête[110].

Du reste, lorsque réduire le champ des enquêtes ne suffit pas, le Bureau du Procureur priorise les affaires. Il justifie cette pratique au titre de l’article 54-1-b du Statut de Rome qui évoque notamment « les mesures propres à assurer l’efficacité des enquêtes et des poursuites visant des crimes relevant de la compétence de la Cour »[111]. Dans un souci d’indépendance, d’impartialité et d’objectivité, le Bureau énonce différents critères devant être pris en compte dans le cadre de cette politique de priorisation :

a) Une évaluation comparative des affaires sélectionnées en tenant compte des mêmes facteurs qui déterminent leur sélection ;

b) La question de savoir si une personne ou des membres du même groupe ont déjà fait l’objet d’une enquête ou de poursuites engagées par le Bureau ou un État pour un autre crime grave ;

c) Les répercussions des enquêtes et des poursuites sur les victimes des crimes et les communautés touchées ;

d) Les répercussions des enquêtes et des poursuites sur la criminalité en cours et/ou leur contribution à la prévention des crimes ; et e) La capacité du Bureau à mener, en parallèle ou l’une après l’autre, des affaires impliquant des parties belligérantes et l’incidence qui en découlerait[112].

En plus du bureau du Procureur, les autres organes de la CPI font également face à des difficultés de financement. C’est notamment le cas des services de traduction qui ont pu refuser de traduire des documents, eu égard aux « limited resources of the ICC Language Services Section (LSS) »[113]. Si la Première Chambre a affirmé que la défense n’avait pas de droit à la traduction de ces documents, mais que « the requested translations will be provided within the time frame allowed by that section’s workload, on the basis of the level of urgency of any competing requests »[114], le juge unique a par la suite prié le Greffe de revoir la traduction d’une écriture, celle-ci se trouvant être erronée par endroits[115]. De même, les avocats des accusés se font souvent l’écho de difficultés importantes à obtenir de la CPI des moyens financiers et humains suffisants pour défendre leurs clients lorsque ces derniers n’ont pas les moyens de financer eux-mêmes leur défense, au point même de porter atteinte aux droits de la défense[116].

Le manque de moyens contraint les juridictions internationales à opérer des choix d’organisation préjudiciables au bon fonctionnement de la justice internationale, quand il ne conduit pas à réduire voire paralyser leur activité. Ces choix en viennent, par définition, à être contestés au point de parfois remettre en cause l’indépendance de ces juridictions.

B. La remise en cause de l’indépendance des juridictions internationales par l’instrumentalisation de leur financement

Certes, les critiques habituellement adressées par les États au sujet de l’indépendance des juridictions internationales visent la plupart du temps à en délégitimer leurs décisions. Néanmoins, cela ne veut pas dire que cette question n’a pas lieu d’être, notamment au regard des enjeux financiers déjà soulevés. Priver une juridiction des fonds nécessaires revient à paralyser son action et à mettre en échec la réalisation de son objectif. Lui attribuer des fonds supplémentaires, notamment par le biais de contributions volontaires, lui permet à l’inverse de réaliser son mandat et parfois d’en tirer un profit.

Les États ne s’en cachent d’ailleurs pas ; financer les juridictions internationales vise à poursuivre des intérêts collectifs, mais aussi individuels. Ainsi, la question du financement des juridictions est envisagée par la France au prisme de sa politique d’influence au même titre que le financement de n’importe quelles autres organisations internationales[117]. Il ne faut pas y voir ici une exception française. La question est traitée dans les mêmes termes au Canada par exemple[118]. L’argent peut alors devenir la carotte ou le bâton dans le cadre de cette politique d’influence.

Conscientes de l’enjeu, les juridictions internationales ont cherché à assurer leur indépendance financière et s’attellent à la réaffirmer à chaque occasion. Chacun de leurs statuts consacre l’indépendance des juges — et du Bureau du Procureur pour la CPI —, sans interroger l’indépendance plus générale de l’organe, y compris son indépendance financière[119]. Comme le note pourtant l’Institut de Droit international à l’article 5 de sa résolution du 9 septembre 2011 :

L’indépendance d’une juridiction est fonction, non seulement des conditions de nomination des juges et de leur statut, mais encore des modalités d’organisation et de fonctionnement de cette juridiction. À cet égard, les greffes des cours et tribunaux, tout en jouissant de l’autonomie nécessaire à une bonne gestion, doivent en dernier ressort demeurer sous l’autorité de la cour ou du tribunal concerné. La cour ou le tribunal doit en outre rester seul responsable des propositions à faire aux autorités budgétaires et doit pouvoir les défendre directement devant ces autorités. Ces dernières ne sauraient substituer leur appréciation à celle de la cour ou du tribunal dans la gestion de son personnel[120].

Là encore, les juridictions internationales du fait de l’organisation institutionnelle sont inégales dans la sauvegarde de leur indépendance financière. Si le libellé de l’article 33 du Statut de la Cour semble laisser une large liberté à l’Assemblée générale en ce qu’il s’agit de la gestion financière de la CIJ[121], cette dernière a su s’assurer une indépendance et une autonomie financière relativement importantes, obtenues notamment au gré d’avis consultatifs qu’elle a pu rendre.

Dans son avis du 13 juillet 1956 portant sur les Effets de jugements du Tribunal administratif des Nations Unies accordant indemnité, la Cour est revenue sur le financement du Tribunal administratif dont l’Assemblée générale des Nations Unies à la charge financière au même titre que pour la CIJ conformément à l’article 17 de la Charte des Nations Unies. La CIJ a notamment affirmé que :

La fonction d’approuver le budget ne signifie pas que l’Assemblée générale ait un pouvoir absolu d’approuver ou de ne pas approuver les dépenses qui lui sont proposées ; car certains éléments de ces dépenses résultent d’obligations déjà encourues par l’organisation et, dans cette mesure, l’Assemblée générale n’a pas d’autre alternative que de faire honneur à ces engagements[122].

Cette affirmation s’applique mutatis mutandis au budget de la CIJ elle-même. Phillipe Couvreur, lorsqu’il était greffier de la Cour, ne manquait ainsi pas d’affirmer qu’« [a]ucune décision se rapportant au budget ne peut déroger au principe de l’indépendance institutionnelle de la Cour, dans les limites, toutefois, des règles de droit »[123].

Eu égard à cette indépendance, la CIJ n’est sujette que dans une faible mesure aux mesures financières vexatoires décidées par les États dans le financement de ses activités. Les décisions étant prises par l’Assemblée générale des Nations Unies et les États ne pouvant cibler leur participation dans leur contribution au budget de l’organisation, les implications financières des décisions de la Cour se révèlent assez faibles et sont discutées au sein des organes de l’organisation. Pour autant, la CIJ n’est pas épargnée par les pressions financières. Puisqu’elle ne peut prévoir le nombre de différends qui lui seront présentés, son budget peut s’en trouver bouleversé lorsque les affaires en viennent à être plus nombreuses que prévu[124]. Ainsi, l’Assemblée générale des Nations Unies a récemment sollicité un avis consultatif de la Cour internationale de Justice au sujet des Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est[125]. Lors de la discussion du projet de résolution, le Secrétaire général a fourni un rapport sur l’incidence d’un tel avis consultatif pour les finances de la Cour mentionnant un besoin de fonds supplémentaires pour mener à bien cette mission[126].

La discussion de cette rallonge par la Cinquième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies a donné lieu à la politisation de la question du financement de la CIJ. Israël s’est opposé à cette rallonge budgétaire visant « à promouvoir le dessein anti-israélien des Palestiniens sur la scène internationale »[127]. L’Australie s’est quant à elle abstenue, dénonçant des « biais très clairs » à l’encontre d’Israël[128]. Les Pays-Bas ont pour leur part rappelé que la Cinquième Commission de l’assemblée générale des Nations Unies n’a en charge que les questions administratives et budgétaires — et non les questions politiques — visant à permettre la réalisation de leurs mandats par les institutions onusiennes[129]. Si les États se sont finalement entendus pour permettre à la CIJ de réaliser son mandat, les votes exprimés mettent en évidence la politisation accrue de la question du financement de l’activité de la Cour[130]. Cette dernière a sans doute intérêt à anticiper ces difficultés lors de la préparation de son budget en vue de préserver son indépendance.

Pour assurer son indépendance, le TIDM se situe dans une position institutionnelle moins avantageuse que la CIJ. Si un État refuse de verser sa contribution, cela entraîne des conséquences moins importantes que pour la CIJ. L’État n’affaiblit sa position qu’envers le Tribunal et non envers l’Organisation des Nations Unies tout entière, comme cela est le cas s’il venait à refuser de financer la CIJ. Par ailleurs, la question du financement du TIDM semble avoir été détachée de la question de son indépendance dans les textes qui y sont consacrés. Ainsi, ni la CNUDM, ni le Statut du Tribunal, ni même le Règlement financier et règles de gestion financière du TIDM ne notent la nécessité d’envisager le financement du fonctionnement du TIDM en préservant son indépendance. Au mieux, le TIDM se contente d’affirmer, en ce qu’il s’agit des contributions volontaires qui peuvent être réalisées en vue de la poursuite d’objectifs énoncés par le contributeur lui-même, que « [l]e Tribunal peut accepter des contributions volontaires, dons et donations, qu’ils soient ou non en espèces, à condition qu’ils soient offerts à des fins compatibles avec la nature et les fonctions du Tribunal »[131].

Pour autant, l’indépendance du TIDM demeure relativement bien préservée du fait de sa bonne santé financière. Il n’est tout de même pas exempt de tentatives d’influence. À titre d’exemple, la Chine a pu se prévaloir de sa large participation au budget du Tribunal, réalisée en temps et en heure, pour souligner sa bonne foi dans le respect de ses engagements internationaux, y compris ceux contenus dans la CNUDM[132]. Cette bruyante déclaration ne parvient pourtant que timidement à masquer dans le même temps le non-respect par le même État des obligations juridiques contenues au sein du même instrument[133].

Financée directement par ses États Parties, la CPI se trouve à première vue dans une situation institutionnelle analogue à celle du TIDM. La CPI subit pourtant plus frontalement des atteintes à son indépendance, y compris par le biais de son financement, et ce notamment en raison de son objet et de ses choix judiciaires. L’exposition de la CPI à ces risques s’explique également par le volume financier de son budget, bien plus élevé que celui de la CIJ et du TIDM[134], qui nécessite d’autant plus de contributions de la part des États. Cela s’explique aussi par son fonctionnement eu égard au rôle du Bureau du Procureur[135].

Parmi les mesures les plus attentatoires à l’indépendance de la Cour, celles décidées par les États-Unis — pourtant non-Parties au Statut de Rome — occupent une place privilégiée[136]. Interdisant notamment au personnel de la CPI d’entrer sur le territoire américain, la législation américaine visait également leur porte-monnaie en raison d’enquêtes sur des Américains ou des nationaux de l’un de leurs « alliés »[137]. Ces mesures visaient également toute personne qui aurait pu aider, par le biais d’une contribution financière ou matérielle, l’activité de la CPI[138]. Cette dernière a dénoncé « une nouvelle tentative d’interférer avec l’indépendance de la justice et des poursuites de la Cour et son travail crucial pour lutter contre les crimes graves qui touchent la communauté internationale, conformément au Statut de Rome de la CPI »[139]. La révocation du décret a finalement été décidée par l’administration Biden le 1er avril 2021[140], suivie quelques mois après par une déclaration du Procureur de la CPI restreignant son enquête aux crimes commis par l’État islamique et les talibans, ce malgré la large documentation des crimes américains sur le territoire afghan[141].

Plus récemment, l’actualité donne un autre exemple d’un dévoiement relativement important du mode de financement de la Cour, qui remet en cause son indépendance. Si l’Ukraine n’est pas Partie au Statut de Rome, elle a, conformément à son article 12 (3), réalisé une déclaration permettant à la CPI d’enquêter et de juger les individus responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité sur son territoire depuis le 20 février 2014[142]. Le 28 février 2022, à la suite de l’agression et de l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, le Procureur a exprimé sa volonté d’ouvrir une enquête sur tout crime ayant été commis en Ukraine[143]. Il a dans le même temps sollicité un soutien international, surtout financier, pour la réaliser :

Je demanderai également à tous les États parties ainsi qu’à la communauté internationale dans son ensemble de soutenir mon Bureau au moment où il entreprend de mener ses enquêtes. Je demanderai une aide budgétaire supplémentaire, des contributions volontaires à l’appui de l’ensemble des situations dont nous sommes saisis, et la mise à disposition de personnel à titre gracieux. Le degré d’urgence et l’importance de notre mission sont bien trop grands pour que nous nous laissions prendre dans l’étau du manque de moyens[144].

À la suite de cet appel, de nombreux États ont déféré la situation au Bureau du Procureur, lui permettant de se dispenser de l’accord de la Chambre préliminaire pour conduire une enquête[145]. Un an plus tard, une chambre préliminaire de la CPI a émis un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine, Président de la Fédération de Russie, et de Maria Lvova-Belova, Commissaire au droit de l’enfant le 17 mars 2023 pour crimes de guerre et déportation illégale d’enfants[146]. En manque de moyens, le Procureur a déclaré :

Le soutien des États parties et de la communauté internationale dans son ensemble [sera crucial] pendant que nous nous efforcerons de surmonter les difficultés inhérentes à la conduite de ces enquêtes. Je chercherai, par conséquent, à établir des partenariats avec l’ensemble des États et je ferai appel à leurs contributions afin de répondre à nos besoins en ressources supplémentaires pour toutes les situations dont mon Bureau est saisi[147].

Cet appel n’est pas resté lettre morte. Le 20 mars 2023, une quarantaine d’États étaient représentés à une conférence internationale organisée par le Royaume-Uni et les Pays-Bas en vue d’apporter à la CPI un soutien pour mener à bien son enquête en Ukraine — soutien habituellement plus mesuré pour les autres activités de la Cour. Cet appui financier des États n’est pas neutre. Il ne vise pas seulement à permettre à la Cour d’enquêter sur la situation en Ukraine ; il doit permettre de façon opportune d’établir la responsabilité des individus à l’origine de « crimes contre la population ukrainienne »[148] ou encore « faire en sorte que la Russie rende des comptes »[149]. La CPI ne semble pas leur avoir tenu grief de ces dons très orientés, et ce malgré des déclarations antérieures soulignant que les contributions des États ne devaient pas remettre en cause l’indépendance de la Cour[150].

Si ce soutien au travail de la Cour reste le bienvenu, de nombreuses critiques ont été exprimées. Elles dénonçaient notamment un double standard, la situation en Ukraine ayant bénéficié d’un large appui financier des États, tandis que d’autres situations n’ont pas retenu un intérêt similaire. L’enquête en Palestine n’a par exemple pas bénéficié d’un soutien financier comparable, ce qui est certes d’abord imputable aux États Parties. Il faut toutefois noter qu’à la différence de la situation ukrainienne, le Bureau de Procureur n’a pas lancé d’appel public visant l’obtention de moyens financiers qui lui permettraient de mener à bien son enquête en Palestine.

En permettant aux États de cibler leur soutien à une situation donnée, la CPI renonce à une part de son autonomie financière et le Bureau du Procurer voit se réduire sa marge de manoeuvre pour ouvrir des enquêtes prospères. À l’inverse, les États ont la possibilité de donner un coup de pouce à la Cour en alimentant son budget permettant ainsi de voir aboutir les enquêtes qu’ils veulent voir réussir ; s’abstenant de la même générosité pour celles qu’ils veulent voir échouer. 

***

Que peuvent faire les juridictions internationales pour remédier à leur problème de financement ? À cet égard, on ne peut que constater leur impuissance. Les États qui ont créé ces juridictions demeurent leurs indispensables bailleurs de fonds. Tout l’enjeu est alors pour ces juridictions de réaliser leur mission, tout en suscitant l’adhésion des États. Aujourd’hui, cela constitue un difficile exercice de funambulisme.

L’état actuel des finances des trois juridictions étudiées — insatisfaisant sans être trop mauvais — laisse à penser qu’elles y parviennent avec difficultés. Pour reprendre les termes de Romain Gary tout à fait transposables aux juridictions internationales :

Ce que je veux dire c’est que, pour les [juridictions internationales], il n’est pas indispensable de résoudre les problèmes. Naturellement, il faut essayer. Mais il s’agit pour [elles] moins de résoudre les problèmes que de durer plus longtemps que ceux-ci[151].