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« Le respect des corps ne s’arrête pas quand la guerre commence »[1]

« Le droit international ne sera pas une promesse vide. [...] [V]os droits ne s’arrêtent pas lorsque les guerres commencent et vos corps [...] ne doivent jamais être traités comme des éléments du champ de bataille. » [Notre traduction.]

Pramila Patten, représentante spéciale des Nations unies sur la violence sexuelle dans les conflits (3 mai 2022)[5]

Depuis le mois de février 2022, l’on observe un foisonnement d’analyses sécuritaires détaillées couvrant les conséquences de l’invasion russe sur le territoire de l’Ukraine, à l’Est de l’Europe. Au-delà des dénonciations de génocide et crimes de guerre portées par plusieurs chefs et cheffes d’État, ce sont celles soulignant l’utilisation des violences sexuelles et basées sur le genre (VSBG)[6] en tant qu’arme de guerre qui firent leur apparition dans le discours public dès le retrait des troupes russes de la localité de Boucha, vers la fin mars 2022[7]. Cette couverture médiatique, politique et juridique hautement déployée abordant les récits de VSBG provenant du territoire ukrainien souligne un intérêt international pour la question, ainsi qu’une certaine maturité du droit pénal international (DPI) à l’égard du traitement de ces violences spécifiques.

Reconnaissant l’actualité de ce conflit particulier, il nous semble nécessaire de souligner la complexité d’obtenir un décompte précis des cas de VSBG dans un État en belligérance. Néanmoins, nous pouvons attester de l’existence de tels actes en territoire ukrainien sur base du Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine publié en mars 2023, qui constate des cas de VSBG sur des victimes de sexe féminin et masculin ainsi que sur des enfants dans neuf régions d’Ukraine et sur le territoire de la Fédération de Russie[8].

I. Les violences sexuelles liées aux conflits armés

Nous endossons dans cette analyse une définition compréhensive des violences sexuelles liées aux conflits (VSLC) entendant par là tous les

actes tels que le viol, l’esclavage sexuel, la prostitution forcée, les grossesses forcées, l’avortement forcé, la stérilisation forcée, le mariage forcé, ainsi que toute autre forme de violence sexuelle d’une gravité comparable, perpétrés contre des femmes, des hommes, des filles ou des garçons, et ayant un lien direct ou indirect avec [le] conflit.[9]

De tous les contextes dans lesquels ces différentes violences se déroulent, ce sont ceux de conflit armé, de guerre civile ou de désastre humanitaire qui laissent le plus de cicatrices ; qu’elles soient individuelles ou sociétales[10]. Et s’il est vrai que les VSLC sont reliées à des problèmes sécuritaires considérables[11], différents champs d’étude ont tenté d’apporter des éléments d’explication contextualisés afin de décrypter les raisons d’existence de ces pratiques survenant invariablement en situation de conflit. À travers diverses propositions situées dans les champs sécuritaire, anthropologique, et politique, présentons quelques pistes d’interprétation de ce que les critiques ancrées dans la pensée féministe soulignent comme « une omniprésence apparente de la violence sexuelle en temps de guerre » [notre traduction][12].

Interprétation

En tant qu’« effraction physique spécifique »[13], les VSBG endossent toujours un caractère socio-culturel qui « touche et abîme l’intégrité morale et sociale de la victime »[14]. Néanmoins, il est extrêmement nécessaire de souligner que « le climat de rivalité inhérent à un conflit […] décuple [l’] expression de masculinité qui fait de la possession sexuelle le symbole même de la force et de l’établissement d’une supériorité[15]. Le gynécologue et activiste congolais Denis Mukwege rejoint une approche critique de la sécurité internationale en soulevant que les personnes de sexe non masculin expérimentent le conflit d’une manière différente[16] ; elles sont tout juste évoquées dans le récit que l’on fait usuellement d’un conflit, excepté en tant que préjudice collatéral[17].

Dans une perspective symbolique, les VSBG en reviennent à être une « arme “bon marché” axée sur un corps à corps terrifiant »[18], qui porte une intention d’atteinte fondamentale à la dignité de la victime[19]. Cette attaque porte ensuite diverses conséquences dévastatrices, qui « détériore[nt] aussi durablement le groupe social dans la mémoire collective et la descendance, par transfert intergénérationnel du traumatisme vécu »[20].

L’usage de VSBG dans un conflit peut aussi suivre des intérêts sécuritaires, économiques et/ou stratégiques. Une mobilisation importante et systématique d’exactions de type sexuel par les forces armées engendre une propagation de terreur et pousse vers un exode massif – voire total de la population locale[21].

Ceci induit notamment l’acquisition de territoires, de ressources stratégiques[22], ainsi que l’opportunité d’assumer un pouvoir politique concret sur certaines régions clés. L’on relève une intention politique de destruction lorsque les autorités ne mettent en place ni limitation ni punition suite à cette violence organisée[23]. Une telle « haine politique » – qui endosse une stratégie d’extermination – est distinctement observable dans les génocides documentés en Bosnie et au Rwanda[24].

Les interprétations de l’usage massif et systématique d’exactions sexuelles en situation de conflit soulèvent l’apparente dualité de celles-ci : d’un côté, elles semblent si récurrentes et inévitables qu’elles s’en retrouvent banalisées, attribuées à la temporalité de la guerre. De l’autre, une omerta sociétale les entoure – portée par une masculinité réifiée normativement[25]. Cette dualité induit alors la longue tradition de silenciation et de léthargie politico-juridique entourant les VSLC[26].

II. Le DPI se saisit des violences sexuelles liées aux conflits armés

La reconnaissance puis la criminalisation internationale des VBSG se sont faites graduellement. Observons comment la sphère d’action internationale s’est saisie de ces crimes particuliers, et à travers quels mécanismes ou acteurs satellites.

A. Panorama historique

En tant que moment de grande valeur symbolique dans le développement du système pénal international, le Tribunal militaire international de Nuremberg (1945) institua certains des principes fondateurs de celui-ci, comme la responsabilité pénale individuelle traduite au niveau international[27]. Néanmoins, les travaux du Tribunal ne proposeront aucune référence directe aux VSBG commises lors de la seconde guerre mondiale[28]. Dans son jugement dit de Tokyo (1948), le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient ne reconnaît pas non plus les pratiques d’esclavage sexuel mises en place par l’armée japonaise, et les condamnations pour VSBG visèrent seulement trois accusés, là où la Cour indique un nombre de plus de 20 000 viols uniquement en ce qui concerne la prise de Nankin[29].

C’est « sous l’action convergente des mouvements féministes, des organisations non-gouvernementales du droit humanitaire et de la société civile »[30] que la question de cette commission étendue d’exactions sexuelles en situation de conflit fut enfin mise à l’avant de l’agenda international, au courant des années quatre-vingt-dix[31].

La genèse d’une criminalisation internationale concrète des VSLC peut être retracée aux juridictions ad hoc que sont les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda (TPIR). D’abord, les statuts des deux tribunaux abordent à différents degrés la criminalisation des VSLC : l’article 5 du Statut actualisé du TPIY[32] considère le viol – et uniquement le viol – comme constitutif d’un crime contre l’humanité, là où les articles 3 et 4 du Statut du TPIR[33] proposent une incrimination légèrement plus large : la « contrainte à la prostitution et tout attentat à la pudeur »[34] sont considérés comme constitutifs de crimes de guerre. Si l’on envisage ensuite le matériel décisionnel rendu pas lesdits tribunaux, l’on peut constater de premières condamnations pour des actes de viol dans les affaires Delalic[35] et Furundzija[36] du TPIY, « qualifiés de torture et crimes de guerre »[37]. L’affaire Foca[38], elle, classe des cas de « viols répétés, collectifs et […] d’esclavage sexuel [en tant que] violations des lois et coutumes de la guerre et de crimes contre l’humanité »[39]. Enfin, « l’utilisation des violences sexuelles comme moyen de persécution sur le territoire de Bosnie »[40], ainsi que « le phénomène des viols en tant qu’instruments de mise en oeuvre de la purification ethnique »[41] furent reconnus dans d’autres jugements rendus par le TPIY[42]. Les verdicts du TPIR seront, eux, salués pour avoir mené à la qualification du crime de viol comme constitutif de torture (plus particulièrement sur la base de « souffrances psychologiques suffisamment graves »[43] – ne nécessitant donc pas la constatation de douleurs physiques additionnelles) à travers le jugement Semanza[44]. Les conclusions du jugement Akayesu[45] marqueront eux aussi grâce à leur reconnaissance du viol comme instrument de perpétration du crime de génocide[46] ainsi qu’étant constitutif de crime contre l’humanité[47], en soulignant que ces actes : « ont eu pour effet d’anéantir physiquement et psychologiquement les femmes Tutsies, leur famille et leur communauté »[48]. Enfin, le TPIR rejoint la définition jurisprudentielle du viol proposée par le TPIY dans l’affaire Kunarac[49] en son jugement Semanza[50], et permet ainsi une certaine harmonisation définitionnelle au sein du DPI[51]. Soulevons néanmoins la limite de cette première description, qui ne prend en compte que l’acte de « pénétration sexuelle »[52].

À la suite de ces tribunaux, d’autres processus judiciaires internationaux furent mis en place ; soit des juridictions hybrides[53] résultant d’un accord entre une organisation internationale et une entité étatique et « créées pour des circonstances et faits déterminés, [...] limités dans l’espace et dans le temps »[54]. Notons ici le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (SSL) qui apportera une avancée reconnue dans l’interprétation de la criminalisation des VSLC : son jugement RUF[55] étend les formes de pénétrations envisagées comme constitutives du crime de viol[56] ainsi que les méthodes utilisées pour la mise en oeuvre du crime[57]. Surtout, le jugement Taylor[58] rejoint celui RUF[59] dans la première reconnaissance internationale de l’esclavage sexuel en tant que crime contre l’humanité[60].

Le Statut de Rome[61] instituant la CPI[62] incrimine pour sa part les VSBG dans chacun des crimes couverts par sa compétence, à l’exclusion du crime d’agression. Son article 6 soulève « l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe »[63] (qui peut selon les cas comprendre des actes criminels sexuels) comme l’un des éléments constitutifs d’un génocide. Son article 7 (g) dispose différentes formes de VSBG[64] qui sont considérées comme des crimes contre l’humanité lorsqu’elles sont commises « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique »[65]. Finalement, l’article 8.2.b (xxii) admet les mêmes composantes définitionnelles comprises dans l’article 7 (g) comme pouvant être assimilées à un crime de guerre lorsqu’elles « s’inscrivent dans le cadre d’un plan ou d’une politique ou lorsqu’[elles] font partie d’une série de crimes analogues commis sur une grande échelle »[66].

B. Perspective critique

Force est de constater que VSLC sont aujourd’hui criminalisées - du point de vue des règles de droit – par le Statut fondateur de la CPI. Mais cette garantie de justice se traduit-elle par une application effective dans les pratiques décisionnelles de la Cour ?

Rosemary Grey relève dans son analyse jurisprudentielle comparative une tendance au double-standard – présente selon elle également dans le fonctionnement de la CPI – « d’exiger davantage de preuves pour établir la responsabilité pénale pour les crimes de violence sexuelle que pour les autres infractions courantes commises en temps de guerre » [notre traduction][67]. La première affaire sur laquelle la Cour statue – dite Lubanga[68] – témoigne pour de nombreux critiques[69] de cela : la décision du Procureur de ne pas joindre les crimes sexuels aux accusations fut qualifiée de décevante par sa conseillère spéciale sur le genre[70]. Néanmoins, il est aussi crucial de contextualiser ce choix au sein des contraintes qui s’opposèrent au Bureau du Procureur lors de cette première affaire, soit un certain sentiment d’urgence quant à la nécessité de traiter un premier dossier pour une nouvelle institution comme l’était la CPI, ainsi que des difficultés temporelles visant d’empêcher la fuite de l’accusé[71]. Le Procureur explique ainsi le choix, basé sur des preuves solides, de rester concentré sur les crimes de guerres reliés à la conscription, à l’enrôlement et l’utilisation d’enfants soldats[72].

Dans une autre affaire – Katanga[73] – « la majorité de la Chambre de première instance a condamné [l’accusé] pour tous les chefs d’accusation applicables, à l’exception du viol et de l’esclavage sexuel » [notre traduction][74]. Selon Louise Chappell, ceci démontre que la CPI n’a pas, dans ses premières années, priorisé la responsabilité pénale des crimes sexuels[75]. Cette observation peut être soutenue notamment par l’annulation en appel de la condamnation initiale pour viol, meurtre et pillage[76] dans l’affaire Gombo[77] – que Grey définit comme une véritable saga d’impunité[78].

S’il faut reconnaître la réserve distinctement présente dans une partie des arrêts de la Cour, il nous faut aussi soulever que la représentation proportionnelle des crimes de violence sexuelle dans les affaires traitées par la CPI a augmenté, pour atteindre en 2018 presque la moitié des crimes saisis par l’institution[79].

Figure 1

Rosemary Grey, « Finding the positives » dans Rosemary Grey, dir, Prosecuting Sexual and Gender-Based Crimes at the International Criminal Court: Practice, Progress and Potential, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, 247 à la p 253

Rosemary Grey, « Finding the positives » dans Rosemary Grey, dir, Prosecuting Sexual and Gender-Based Crimes at the International Criminal Court: Practice, Progress and Potential, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, 247 à la p 253

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Figure 2

Rosemary Grey, « Finding the positives » dans Rosemary Grey, dir, Prosecuting Sexual and Gender-Based Crimes at the International Criminal Court: Practice, Progress and Potential, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, 247 à la p 254

Rosemary Grey, « Finding the positives » dans Rosemary Grey, dir, Prosecuting Sexual and Gender-Based Crimes at the International Criminal Court: Practice, Progress and Potential, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, 247 à la p 254

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En fin de compte, la lignée de condamnations de la Cour s’oriente vers une compréhension et criminalisation plus conséquentes des crimes sexuels, notamment dans l’affaire Ntaganda[80] – où l’accusé est déclaré coupable de 18 chefs d’accusation, dont pour viols et esclavage sexuel[81]. La Chambre de première instance IV confirme également la reconnaissance préalablement établie par les tribunaux ad hoc des crimes de violence sexuelle comme « l’une des pires souffrances qu’un être humain puisse infliger à un autre »[82].

L’incrimination spécifique et la prise en compte judiciaire progressive des VSLC que nous venons de rappeler ne s’est pas déroulée hors des sphères d’influence externe. Préalablement à l’existence de la CPI, ce sont des interventions d’amici curiae[83] qui ont mené la grave problématique des VSBG jusqu’aux chambres pénales internationales[84]. Il est également primordial de noter que la maturation du DPI à l’égard du traitement de ces crimes fut rendue possible grâce à un travail conséquent d’activisme féministe – ou ce que Janet Halley qualifie de « feminist governance »[85].

C. Les VSLC en Ukraine : condamnation et mobilisation

En observant la situation actuellement en cours à l’Est de l’Europe depuis février 2022, l’on peut constater une certaine rapidité dans l’attribution d’un caractère tactique et organisé aux récits d’exactions sexuelles provenant d’Ukraine. Une rhétorique de responsabilisation pénale fait aussi rapidement son apparition et qualifie en écho les agissements russes de criminels et déviants[86].

Selon les théories politiques réalistes, la dénonciation de cette instrumentalisation criminelle et politique des crimes sexuels peut parfois servir les intérêts sécuritaires, politiques ou encore judiciaires d’un État ou groupe d’États[87]. En ce sens, la dénonciation des VSBG comme « arme de guerre » (ou le « weapon of war frame »[88]) porte une puissance particulière dans le discours public international : la censure et la sanction sociale[89] collectives sont mobilisées afin de « renforcer la solidarité interne de la communauté morale » [notre traduction][90] internationale. Les décisions judiciaires pénales adressant les crimes sexuels commis sur le territoire ukrainien pourraient alors s’inscrire comme précédent moral, permettant à l’Ukraine de se positionner en conséquence du bon côté de l’histoire, et du droit[91].

III. État des lieux judiciaire en Ukraine

Il y a consensus dans le milieu juridique : dès le début de l’invasion, l’Ukraine a démontré une maîtrise remarquable du « lawfare »[92], jusqu’à devenir « le conflit armé le plus documenté de l’histoire » [notre traduction][93]. Cette « politique pénale agressive mais efficiente »[94] se décline à travers une combinaison forte de mécanismes juridiques pluriels aux portées diverses.

A. État des actions judiciaires internes

Sur base de la compétence territoriale[95], l’on recense en mai 2023 plus de 80 000 enregistrements pour crimes de guerre auprès du Bureau du procureur général d’Ukraine[96], dont au moins 156 affaires relevant de cas de violence sexuelle[97]. Une première décision a également été rendue dans cette matière par un tribunal du district de Novozavodsk à Chernihiv, qui a condamné deux soldats russes par coutumace – notamment pour des faits de viol[98]. Après l’invasion russe, la loi ukrainienne a également été modifiée afin de permettre la prise en compte de témoignages vidéo de victimes et témoins en tant que matériel de preuve dans les procédures pénales – ce qui permet d’éviter une « traumatisation secondaire » [notre traduction][99], soit un stress émotionnel et psychologique supplémentaire[100]. Si les institutions ukrainiennes démontrèrent dès le début de l’invasion une détermination évidente à assurer le traitement judiciaire des crimes sexuels commis en leur sol, la Procureure en charge des affaires de violence sexuelle soulève néanmoins l’incapacité technique de faire face à l’afflux extrême d’affaires à traiter[101]. Afin de faire face à cette charge de travail conséquente, les instances ukrainiennes bénéficient de divers mécanismes de soutien et de renforcement externe : des aides financières et de l’expertise – notamment par le soutien d’experts en matière de VSLC parrainés par le Royaume-Uni[102] – mais également des équipes de justice mobile composées d’experts internationaux et ukrainiens ainsi qu’un un groupe d’appui consultatif à la disposition du procureur général[103].

B. État des actions judiciaires internationales

Dans son dernier rapport publié en mars 2023, la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine conclut que les autorités russes se sont rendues responsables de divers crimes de guerre[104], notamment concernant des cas de viols et violences sexuelles[105], de VSBG assimilables à de la torture[106], et des cas de nudité forcée qui pourraient être assimilés à une forme de violence sexuelle[107].

En parallèle des actions intentées au niveau national, la situation en Ukraine a aussi été rapportée à la CPI, qui a depuis 2013[108] juridiction sur tout crime commis sur le territoire ukrainien. Dès le 2 mars 2022, le Bureau du Procureur annonce l’ouverture d’une enquête sur tous les crimes commis durant le conflit armé en Ukraine, suivant la saisine initiale portée par la Lituanie[109]. La Cour ordonne alors le déploiement logistique de médecins et anthropologues légistes, d’analystes, d’enquêteurs et d’avocats sur le territoire ukrainien[110], et délivre en mars 2023 les deux premiers mandats d’arrêt relatifs à la situation en Ukraine[111]. Si ces premières initiatives judiciaires ne concernent pas encore les VSLC, le procureur reconnaît que « [son] Bureau continue à explorer de multiples pistes d’enquête liées entre elles [et n’hésitera] pas à soumettre d’autres demandes de mandats d’arrêt lorsque les éléments de preuve l’exigeront »[112]. Enfin, la Cour a signé le 23 mars 2023 un accord de coopération pour l’établissement d’un « bureau de pays » permettant une présence directe sur le terrain[113]. La CPI pourra donc être compétente pour juger les crimes sexuels les plus graves commis durant l’invasion – ceci excluant ceux traités directement par les cours ukrainiennes, suivant l’aspect complémentaire de sa compétence[114].

La CPI participe aussi à l’Équipe commune d’Enquête sur l’Ukraine (ECEU) sous les auspices d’Eurojust – sa toute première adhésion à une ECE[115]. Basée sur un accord juridique entre les autorités de plusieurs États[116] et du Bureau du Procureur de la Cour[117], l’ECEU a comme objectif principal de permettre une plus grande coordination entre les diverses enquêtes lancées et de centraliser les informations récoltées – quatorze réunions de coordination ont eu lieu à ce jour[118]. La nécessité de pouvoir disposer d’un ‘répertoire de preuves central’[119] dans le cas de l’Ukraine entraîne en juin 2022 l’extension du mandat d’Eurojust[120], avec la création d’une base de données judiciaire sur les crimes internationaux graves (CICED) pour « le stockage sécurisé, la transmission sûre et l’analyse avancée » [notre traduction][121] de divers éléments de preuve – une étape remarquable en termes de coopération pénale internationale. L’un des objectifs d’Eurojust est de créer des rapports thématiques sur base des informations recueillies à travers la CICED – dont un dossier spécifique sur les VSBG[122].

Il ne fait aucun doute que de nombreuses parties prenantes sont impliquées dans le traitement judiciaire des crimes commis en Ukraine. Sur base de la compétence universelle - « une base coutumière pour les crimes internationaux graves »[123] – plus de vingt pays ont déjà ouvert des procédures d’enquêtes, dont quatorze États membres de l’UE[124]. Trial International mentionne que ces enquêtes ouvertes par des parquets nationaux s’appuient sur la collecte et la préservation des preuves disponibles sur le territoire des États concernés auprès de la population réfugiée ukrainienne – et donc de victimes et témoins[125].

IV. L’application au terrain ukrainien

Si nous avons soulevé plus haut la criminalisation formelle de certaines formes de VSLC par des développements jurisprudentiels fondamentaux[126], de nombreux manquements sont encore relevés quant au traitement de ces crimes – globalement ainsi que pour le cas de l’Ukraine. Relevons donc les critiques émises et les difficultés qui s’opposent à la récolte des données primaires.

A. Limites du champ et de la criminalisation

Permettons-nous de soulever un instant « la juxtaposition [des] affres de la naissance politique des tribunaux pénaux internationaux et [des] poursuites et procès apolitiques ultérieurs » [notre traduction] [127] afin d’aborder les limites structurelles du champ de la justice pénale internationale. En effet, la création d’un tel système judiciaire est impérativement reliée à la volonté politique d’entités étatiques et d’organisations – en tant qu’acteurs centraux au système international[128]. Dans le cas de l’Ukraine, les dénonciations d’une ‘sélectivité de l’indignation’ et de doubles standards en termes de mobilisation se font rapidement entendre[129]. L’on peut également soulever l’inquiétude ou la critique fréquente d’une CPI politisée[130] ; soit de la pratique d’une ‘justice des vainqueurs’ servant les intérêts des puissances occidentales[131]. Il s’agit alors de se questionner quant à la capacité du système pénal international d’extraire le politique afin de garantir une posture neutre et sereine face à l’effervescence des actions judiciaires en place pour juger les crimes commis en Ukraine[132]. Si ces critiques font sens, rappelons que le dessein initial d’une justice supranationale était toutefois profondément ancré dans le légalisme[133]. Ainsi, si l’on prend conscience de cette composante politisée et politisante intrinsèque aux processus juridiques pénaux internationaux, nous nous devons de considérer ceux enclenchés par l’Ukraine comme ce que F. Mégret considère tel qu’un « phénomène ancré dans le pouvoir mais simultanément capable de le transcender » [notre traduction][134], car symbole, aussi, d’une période extrêmement riche pour le champ[135].

Pour l’interprétation féministe, une compréhension juridique sans équivoque des VSLC fait également encore défaut : les accusations, inculpations et condamnations sont souvent réellement « limitées et localisées »[136], et face à l’ampleur du phénomène, le nombre insuffisant de poursuites révèle un espace d’impunité assez évident[137]. De plus, le Women’s Initiative for Gender Justice relève un manque de clarté quant à l’étendue des comportements qui peuvent être compris comme « un acte de nature sexuelle » dans l’appellation ‘toute autre forme de violence sexuelle’ au sein du Statut de la CPI[138]. Ceci n’assure ni exhaustivité des accusations, ni reconnaissance de l’ampleur des exactions, et permet entre autres certaines requalifications de crimes qui ne reflètent pas le préjudice subi par les victimes[139].

B. Récolte des preuves en état de belligérance

En situation de conflit, le plus grand obstacle à la réalisation pénale pour les victimes se trouve au niveau de la récolte des données primaires reliées aux crimes : recueillies grâce à des processus médico-légaux, elles constituent les preuves nécessaires aux enquêtes ultérieures.

Le Protocole d’Istanbul[140] soulève plusieurs difficultés inhérentes en la matière : « la peur des représailles, le manque de formation, le manque de temps, le manque d’espace ou de conditions professionnelles adéquates pour le personnel médico-légal »[141]. Surtout, l’accès est le premier paramètre crucial qui manque[142] : pour permettre des poursuites judiciaires, des « rapports médicaux, déclarations de témoins, inspection et preuves matérielles »[143] doivent être obtenus – or certaines zones du pays sont hors d’atteinte au moment où l’exaction sexuelle est commise.

Dans certains cas, le conflit entraîne aussi l’effondrement partiel ou total de l’état de droit[144], donc aussi la faillite des institutions médico-légales – ce qui, pour les crimes sexuels, signifie après 72 heures la disparition des preuves sur le corps de la victime ou de l’assaillant[145]. Ces preuves sont également de nature délicate, et des préoccupations éthiques se posent, notamment à l’égard de la nécessité de ne pas compromettre la sécurité des victimes[146]. Dans le cas de l’Ukraine, la Procureure chargée des affaires de violence sexuelle rapporte que les victimes des zones désoccupées à l’Est se voient d’abord proposer une relocalisation en centres d’hébergement dans la partie occidentale du pays et une assistance psychologique avant d’évoquer le processus judiciaire[147]. Elle déplore le fait qu’il n’existe pas encore de cadre public à échelle nationale pour le soutien aux victimes et aux témoins : le travail est donc largement accompli par les organisations non-gouvernementales (ONG)[148].

Le paysage d’enquêtes concernant les crimes sexuels commis en Ukraine est aussi fragmenté et complexe[149], et la multitude d’acteurs sur le terrain est un facteur aggravant pour la fragmentation des informations recueillies. En plus des associations et ONG, forces armées et sécuritaires, équipes mobiles de soutien, centres d’aides pour la famille, bureaux d’aide juridique et professionnels de la santé sont tous actifs en terrain ukrainien[150] : cette prolifération est susceptible d’altérer le bon déroulement des enquêtes – surtout lorsqu’on le couple au foisonnement des procédures pénales.

C. L’Ukraine comme levier majeur

Malgré ces difficultés inhérentes au recueil des données concernant les crimes sexuels, le momentum observé aujourd’hui ; soit une criminalisation conséquente des VSLC et une mobilisation particulière pour le conflit ukrainien pourrait constituer un « levier majeur pour le développement du champ » de la justice pénale internationale[151].

1. Innovations méthodologiques

De multiples outils de soft law prennent directement en compte ces difficultés d’enquête spécifiques aux crimes sexuels et sont applicables à celles réalisées en Ukraine.

Basé sur les leçons tirées du TPIR cité plus haut, le Manuel de bonnes pratiques pour l’enquête et la poursuite des crimes de violences sexuelles dans les régions post-conflit aborde en détail les différentes étapes de la procédure pénale et propose des bonnes pratiques, notamment en termes de transfert entre les équipes d’enquête et celles chargées des poursuites[152]. L’Organisation mondiale de la Santé a aussi publié des recommandations éthiques et sécuritaires en matière de gestion des cas de VSLC[153]. Le Bureau des affaires étrangères du Royaume-Uni a pour sa part émis le Protocole international relatif aux enquêtes sur les violences sexuelles ; outil méthodologique pratique proposant des techniques particulières d’entretien et de documentation[154], en plus d’aborder les spécificités concernant les victimes de sexe masculin et les enfants[155]. Le Protocole d’Istanbul (issu du système onusien) réussit aussi à se positionner comme un outil contemporain à travers sa nouvelle version publiée en 2022, en proposant notamment une compréhension inclusive des notions d’identité de genre, de sexe et d’orientation sexuelle[156], ainsi qu’en soulevant en particulier les mauvais traitements vécus par les membres de la communauté LGBTQIA+[157]. Le Code Murad est une initiative consultative récente pour la création d’un code de conduite mondial pour la collecte et l’utilisation d’informations sur les crimes sexuels[158], qui vient compléter les lignes directrices en DPI des principes de La Haye[159].

Surtout, dans le cadre du conflit en Ukraine, Eurojust publie en septembre 2022 un Guide pratique à l’intention des organisations de la société civile en matière de collecte d’informations relevant de crimes internationaux[160], et y mentionne notamment l’importance du consentement de la victime relatif au partage médico-légal avec les autorités[161]. Enfin, l’application Back Up proposée par l’ONG We are not weapons of war est une innovation qui pourrait révolutionner les procédures d’enquêtes de la justice pénale internationale en concentrant numériquement recueil des données, signalement des victimes, et coopération interdisciplinaire avec les relais locaux[162] – elle est actuellement en cours de déploiement, entre autres en Ukraine[163].

Conviction partagée, la nécessité d’une « approche globale et multisectorielle impliquant la fourniture coordonnée de soins de santé, de protection, d’abris et de services de réhabilitation, de soutien psychosocial et d’accès à la justice pour les survivant.e.s »[164] est soulignée par les experts du traitement des crimes sexuels en temps de guerre, et il est crucial qu’elle reste une priorité absolue à travers le paysage complexe de ce conflit.

2. Reconnaissance internationale

Comme nous l’avions soulevé dès le début de cet article, déclamations dénonciatrices et rapports alarmants n’ont pas tardé à proliférer suite à l’invasion. D’autres actions effectives d’États-tiers démontrent aussi une mobilisation et condamnation forte, soutenue et remarquable des crimes sexuels commis en Ukraine.

Un débloquement de fonds important d’abord, à destination du Fonds des Nations unies pour la population dans le cadre de son appel urgent pour l’Ukraine[165]. Une mobilisation remarquable ensuite, de la part de l’État accueillant le siège de la CPI. Les Pays-Bas ont en effet démontré une volonté d’assistance appuyée au développement du DPI, en hébergeant à domicile la Conférence sur la responsabilité en Ukraine[166] ou en dépêchant nombre d’expertes et experts néerlandais en appui à l’enquête de la CPI[167]. Un appui au regroupement d’associations Abortion without borders a aussi été endossé par la Belgique afin de soutenir les efforts de terrain visant à assurer les droits sexuels et reproductifs des victimes ukrainiennes arrivant en Pologne[168]. Voisin de l’Ukraine, l’État polonais accueille plus d’un million de réfugiés et, en plus d’avoir criminalisé l’avortement sur son territoire depuis 2020, porte la 42ème place au classement ILGA qui illustre la situation juridique et politiques des personnes LGBTQIA+ en Europe[169], ce qui représente un danger pour les victimes de VSBG[170].

Il ne fait aucun doute que dénonciation des crimes sexuels et soutien pour l’Ukraine sont aujourd’hui transnationaux, suite à une réponse judiciaire organisée, à une mobilisation du langage du droit et un travail actif de relations publique[171]. Ces moyens considérables et ce soutien logistique permettront un appui pratique ainsi qu’une effectivité presque assurée d’un déploiement[172] de la justice pénale internationale.

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L’esquisse politique et judiciaire du traitement des exactions sexuelles proposée ci-dessus aura permis de situer la puissance discursive, symbolique et effective du droit. Extrêmement mobilisé depuis le 24 février 2022, le discours d’une justice supranationale entoure et transcende les mouvements de l’attaque russe ainsi que les récits de crimes sexuels commis sur le territoire du ‘Pays des confins[173]’.

Ainsi, nous pouvons conclure que l’état du DPI tel qu’il est aujourd’hui permettra – en complémentarité aux procédures nationales – un traitement important des crimes sexuels commis durant le récent conflit armé entre la Russie et l’Ukraine. Par sa substance d’abord, la maturation du champ pénal international fait état aujourd’hui d’une criminalisation compréhensive des exactions sexuelles en temps de guerre – même si, à l’égard de la conception du ‘genre’, ce sont plutôt les outils de soft law qui en proposent une interprétation moderne. Nous les considérons ici comme partie intégrante de la substance du champ, car ils peuvent être mobilisés en situation de conflit tel qu’en Ukraine. Le règlement de preuve ensuite, suit l’évolution mature susmentionnée : la règle 71 du Règlement de procédure et de preuve de la CPI (2019) souligne que « les Chambres n’admettent aucune preuve relative au comportement sexuel antérieur ou postérieur d’une victime ou d’un témoin »[174], témoignage du travail de plaidoirie des organisations féministes à l’égard du fonctionnement de l’institution. Le « statut central des victimes à la notion de justice pénale internationale »[175] a été reconnu, et leur participation au procès acquise par l’article 68 du Statut de Rome (2002).

Alors, il s’agira d’observer le déroulement de cette légalité adressant les crimes sexuels commis en Ukraine telle qu’elle se dessine aujourd’hui : appuyée d’une reconnaissance internationale et publique exceptionnelle, d’outils modernes favorisant une meilleure récolte des données primaires, et d’une coopération multisectorielle – que l’on souhaite effective, progressiste et inclusive[176]. Il serait alors possible que ce momentum historique du conflit ukrainien mène vers la création d’un « écosystème judiciaire modèle, associant forces nationales, dispositifs régionaux et CPI »[177].

Néanmoins, permettons-nous de nuancer cette conclusion favorable : soulignons qu’un terrain toujours sujet aux hostilités pose une difficulté supérieure au déroulement déjà extrêmement complexe du recueil des données concernant les crimes sexuels – telles qu’elles sont : sensibles au facteur temps.

Dans un contexte de capacités et moyens soutenus internationalement mais néanmoins limités, la CPI cherchera à inculper les plus hautes personnalités responsables des crimes tels que définis par son Statut - car son action est axée sur des jugements individuels et non étatiques[178]. Or, la Cour « s’appuie sur les États pour traduire les suspects en justice »[179] et ne peut pas mener de procès in abstentia[180]. Il semble ainsi inconcevable que les responsables des crimes sexuels ne se rendent à La Haye à leur propre initiative[181]. Un scénario probable pourrait alors se dérouler et porter atteinte à une justice complète pour les survivantes et survivants : la Russie étant déjà visée par des sanctions internationales importantes, les États Parties à la CPI pourraient décider de lier l’allègement desdites sanctions à une coopération avec la Cour – ou à l’inverse, « [la partie] russe pourrait exiger, dans le cadre des négociations d’un potentiel accord de paix avec l’Ukraine, que la CPI abandonne ses enquêtes ou inculpations »[182]. Un tel ajustement mettrait à mal tout le travail judiciaire actuellement mis en place.

Enfin, justice pénale et humaine sont à discerner : l’impact sociétal et individuel des crimes sexuels doit être envisagé dans un plus long terme que celui de la justice. Ainsi, lorsque la gestion judiciaire des exactions sexuelles perpétrées dans ce conflit sera complétée – on espère à la hauteur de la promesse conjoncturelle internationale – il s’agira de faire voler en éclat « les expressions des haines et mépris collectifs [qui se réalisent] dans la cruauté des sinistres mais abyssales jouissances de la domination sexuelle »[183].

Pour que les droits humains et le respect des corps ne s’arrêtent point où les guerres commencent[184].