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Lorsque les forces armées russes envahissent le territoire ukrainien le 24 février 2022, l’Europe se réveille témoin d’un conflit armé international sur son continent. Des notions longtemps enfouies dans les manuels sont alors dépoussiérées par des juristes davantage rodés au droit des conflits armés non internationaux. Très vite, les hostilités atteignent la centrale nucléaire de Zaporijia, dans l’oblast éponyme, située le long du fleuve Dniepr. Celle-ci dispose de six réacteurs nucléaires à eau pressurisée[1] de 1 000 MW chacun. Bien que de conception différente des réacteurs de la centrale de Tchernobyl, le risque d’un nouvel accident nucléaire est alors craint. Les centrales nucléaires fondées sur des technologies et éléments multiples et interdépendants sont destinées à produire de l’électricité grâce, notamment, à la fission d’atomes. Cette fission produit de la radioactivité. Dès lors, les centrales nucléaires contiennent des particules radioactives, forces dangereuses par nature.

Le droit international humanitaire n’est pas muet s’agissant de la protection des centrales nucléaires, et, par extension, de la protection de la population des effets de la radioactivité contenue dans ces installations. Que l’affrontement entre la Russie et l’Ukraine soit dénommé guerre ou opération spéciale, le droit international humanitaire s’applique, en particulier les Conventions de Genève de 1949 et leur Premier Protocole additionnel de 1977 (PA I). En vertu de ces instruments, les centrales nucléaires disposent d’une protection spéciale, supplémentaire à celle inhérente à leur statut de bien civil, au cours de la conduite des hostilités. Cette protection est récente dans l’histoire du droit international humanitaire[2]. En effet, avant 1977, aucune règle du droit international humanitaire ne protégeait spécifiquement les installations contenant des forces dangereuses, telles que l’eau ou des matières nocives pour la santé humaine. Conscient de l’existence d’un important vide juridique, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), dans son projet de Règles limitant les risques courus par la population civile en temps de guerre, proposa une nécessaire innovation : l’introduction d’une protection des installations contenant des forces dangereuses. Si les ambitions initiales du CICR étaient celles d’une immunité générale et absolue de ces installations contre les attaques[3], la proposition aboutit, en 1977, à l’octroi d’une protection spéciale, conditionnée et soumise à exceptions, aux articles 56 et 15 des Protocoles additionnels I et II aux Conventions de Genève, respectivement. Infrastructure publique stratégique, les centrales nucléaires bénéficient aussi d’un régime de protection particulier applicable au cours des situations d’occupation, tant pour préserver le capital de l’État occupé, en particulier s’agissant des réserves d’uranium, que pour assurer le bien-être de la population civile sur le territoire occupé.

Aujourd’hui, la plus grande centrale nucléaire européenne se trouve au coeur des affrontements entre les forces russes et les forces ukrainiennes. Cette situation inédite questionne les limites de la protection accordée par le droit international humanitaire (DIH) aux installations contenant des forces dangereuses.

Cet article se propose d’étudier dans un premier temps l’étendue de la protection des centrales nucléaires en temps de conflit armé international tel qu’issue de l’article 56 du PA I. L’article 15 du Protocole additionnel II (PA II) ne sera pas traité, son champ d’application étant limité aux conflits armés non internationaux. Né de la recherche de consensus, l’article 56 du PA I a été strictement ciselé et présente prima facie plusieurs exceptions légitimant l’attaque des centrales nucléaires. Néanmoins, ces exceptions demeurent peu applicables en pratique (I). Par ailleurs, au-delà du régime de protection spéciale instauré par l’article 56, les centrales nucléaires demeurent protégées par les règles générales du droit international humanitaire. Des principes du DIH à la protection de l’environnement et au régime de protection spécifique des biens sur territoire occupé, de multiples niveaux de protection s’appliquent à ces installations, dans l’absence d’application de l’article 56 (II). Si le régime de protection des centrales nucléaires apparaît ainsi suffisamment protecteur, ce n’est pas le cas pour les autres installations nucléaires ne répondant pas à la définition de « centrales nucléaires ». Cet article conclut ainsi sur une certaine insuffisance du droit en matière de protection des installations nucléaires dans leur généralité, et interroge ses potentielles évolutions (III).

I. LA PROTECTION SPÉCIALE DES CENTRALES NUCLÉAIRES : UNE PROTECTION ÉTENDUE MALGRÉ LES LIMITATIONS INTRODUITES DANS L’ARTICLE 56 DU PA I

Depuis 1977, les centrales nucléaires bénéficient d’une protection spéciale. Ainsi, quand bien même celles-ci constitueraient un objectif militaire, une attaque à leur encontre est interdite, sauf exception strictement définie.

En l’espèce, la Fédération de Russie et l’Ukraine, en tant que parties au PA I, sont tenues de respecter ces règles au cours du conflit armé international qui les oppose. Les opérations militaires autour des centrales nucléaires de production d’énergie électrique, dont la centrale de Zaporijia, doivent alors être menées en conformité avec les règles spéciales prévues à l’article 56.

La protection spéciale accordée aux installations contenant des forces dangereuses est établie au paragraphe premier de l’article 56[4], formulé comme suit :

Les ouvrages d’art ou installations contenant des forces dangereuses, à savoir les barrages, les digues et les centrales nucléaires de production d’énergie électrique, ne seront pas l’objet d’attaques, même s’ils constituent des objectifs militaires, lorsque de telles attaques peuvent provoquer la libération de ces forces et, en conséquence, causer des pertes sévères dans la population civile. Les autres objectifs militaires situés sur ces ouvrages ou installations ou à proximité ne doivent pas être l’objet d’attaques lorsque de telles attaques peuvent provoquer la libération de forces dangereuses et, en conséquence, causer des pertes sévères dans la population civile.

Les biens visés par l’article 56 sont définis en deux temps : il s’agit d’une part d’installations ou d’ouvrages d’art qui, d’autre part, contiennent certaines forces, qualifiées de dangereuses. Les forces dangereuses ne sont pas expressément définies par les Protocoles. On peut néanmoins conclure, à la lecture des types d’installations listées, qu’il s’agit de grandes masses d’eau, et d’émanations radioactives. Les types d’installations ou d’ouvrages d’art sont ensuite limitativement listés. Si, au début des négociations, le projet d’article 56 du PA I prévoyait une liste non limitative, c’est uniquement en s’accordant sur une liste exhaustive des catégories d’installations protégées que les États ont pu s’accorder sur des interdictions substantielles[5] et in fine adopter l’article 56 par consensus[6]. Certains ouvrages, comme les sites de stockage ou de raffinage du pétrole[7], mais aussi les usines de produits chimiques, ne sont donc pas couverts par cette protection spéciale. Ainsi, seuls les barrages, les digues et les centrales nucléaires productrices d’énergie bénéficient aujourd’hui d’une protection spéciale contre les attaques. À ce titre, la destruction partielle du barrage hydroélectrique de Nova Kakhovka, le 6 juin 2023, pourrait a priori constituer une attaque interdite en vertu de l’article 56 du PA I[8].

Une centrale nucléaire de production d’énergie se définit comme un site industriel de production d’électricité dont les réacteurs ont pour source d’énergie un combustible nucléaire. Le combustible nucléaire sert ainsi à alimenter le coeur des réacteurs pour produire de la chaleur qui est ensuite transformée en énergie électrique via des transformateurs. Les réacteurs sont donc chargés en oxyde d’uranium (uranium naturel transformé, légèrement enrichi[9]), radiotoxique[10]. Dans le cas d’une très forte irradiation (contamination radioactive de l’environnement, notamment présente dans l’air, et concentration létale de radiation gamma), un grand nombre de cellules humaines sont détruites, ce qui peut nécessiter l’amputation d’un membre ou, en cas d’atteinte des systèmes vitaux, conduire au décès de la victime[11].

C’est cette présence de matériel radioactif et leur dangerosité qui justifie la protection spéciale des centrales nucléaires en conflit armé[12]. À ce titre, le fait que celles-ci produisent ou non de l’électricité au moment de l’attaque ne doit pas être pris en compte, et par suite, la mise à l’arrêt pour une durée définie de certains réacteurs d’une centrale nucléaire ne peut conduire à lui retirer sa protection spéciale. En effet, il est, d’une part, rare que tous les réacteurs d’une même centrale soient simultanément mis à l’arrêt. D’autre part, la suspension de la protection spéciale en raison de l’absence, sur une période donnée, de production d’énergie, irait à l’encontre de l’esprit des Protocoles additionnels, puisqu’elle ferait courir à la population civile le risque d’être confrontée à une pollution radioactive. Une attaque contre la centrale nucléaire de Zaporijia, malgré la mise en arrêt de tous ses réacteurs, présente toujours des risques. Du combustible nucléaire est toujours stocké sur l’installation, les réacteurs demeurent chargés. Les auteurs du présent article estiment alors que la mise à l’arrêt temporaire d’un réacteur ne doit pas conduire à priver la centrale nucléaire de sa protection spéciale contre les attaques. Même dans cette hypothèse, l’installation demeure, dans sa fonction, une centrale nucléaire productrice d’énergie et est protégée en conséquence.

Il n’en demeure pas moins que la population civile n’est pas protégée contre toute fuite de matières radioactives : seule une petite partie des installations contenant de telles matières fait l’objet d’une protection spéciale au titre du DIH. Une centrale nucléaire décommissionnée, n’ayant plus vocation à produire de l’énergie, ne peut ainsi prétendre à la protection spéciale des articles 56 du PA I et 15 du PA II, même si elle peut pourtant contenir des matériaux radioactifs. La centrale nucléaire de Tchernobyl, à l’arrêt depuis 2000, en est un exemple. Pour autant, les centrales nucléaires décommissionnées sont des biens civils, protégés en tant que tels, à moins d’être utilisée ou destinée à un emploi militaire par la partie adverse. De même, les installations de traitement ou de stockage des déchets nucléaires, ainsi que les réacteurs nucléaires de recherche sont exclus du champ d’application de la protection spéciale au titre du DIH (voir Partie III A).

Par ailleurs, la protection spéciale des centrales nucléaires ne s’applique que contre les attaques, c’est-à-dire tout emploi de la force par les forces armées au cours de la conduite des hostilités contre leur adversaire[13]. En conséquence, la mise hors d’usage n’est pas couverte par l’article 56 du PA I, à l’inverse des interdictions par exemple issues de l’article 54 du PA I, protégeant les biens indispensables à la survie de la population. De même, la destruction de la centrale par les autorités nationales sur son territoire national ne tombe pas sous l’empire de l’article 56 du PA I[14].

La protection établie par l’article 56 du PA I s’étend également aux attaques visant des objectifs militaires, à ces installations ou à proximité de celles-ci. Ce faisant, aucun contournement du régime de protection n’est possible sous couvert de cibler des objectifs militaires légitimes situés dans le périmètre de ces installations.

En tout état de cause, les États demeurent soumis au respect des principes généraux du DIH (voir Partie II.A)[15]. L’article 56 rappelle d’ailleurs explicitement l’obligation des Parties de prendre des précautions contre les effets des attaques, en s’efforçant de ne pas placer d’objectifs militaires à proximité de ces installations. Demeure néanmoins autorisé le placement de matériels ayant comme vocation unique la protection des installations contre les attaques, et tant qu’ils sont employés à ces fins[16]. Le CICR estime que positionner une batterie antiaérienne à proximité de la centrale demeure ainsi théoriquement possible, tant que celle-ci n’est utilisée, par exemple, que contre les aéronefs qui prendraient pour cible l’installation[17]. En l’espèce, il s’avèrerait que la Russie a positionné des troupes sur le site, plusieurs sources journalistiques ayant fait état de la présence de tanks[18] et autres matériels militaires[19]. Le DIH n’interdit pas à la Russie d’occuper militairement la centrale, les forces russes devant uniquement s’efforcer de ne pas placer d’objectifs militaires à proximité, à moins que ces biens n’aient pour seule fonction la protection de la centrale. Au regard des bombardements dont aurait fait l’objet, la centrale nucléaire, les missions de protection des troupes positionnées pourraient être justifiées. S’il s’avère que les accusations ukrainiennes sont justes, et que les bombardements de la centrale sont en réalité d’origine russe, alors la licéité du positionnement de ces troupes au sein de la centrale pourrait être remise en cause.

Enfin, l’article 56 contient des stipulations résiduelles, notamment l’interdiction des représailles contre ces installations[20].

Par sa longueur, sa structure, son entrelacs de principes et d’exceptions, l’article 56 apparaît peu directement appréhendable[21] pour le commandant militaire confronté à une situation opérationnelle, telle que celle dans et autour de la centrale de Zaporijia. Pourtant, au regard des enjeux humains et environnementaux, il est crucial que des orientations claires puissent être formulées en la matière.

Si au coeur de l’article 56 se trouve le principe d’interdiction des attaques contre les centrales nucléaires, l’intérêt de cette disposition – mais également toute sa complexité – réside en réalité dans les exceptions qu’elle pose. Ces exceptions sont le fruit d’un compromis lors des négociations de cette disposition. L’étude des travaux préparatoires aux Protocoles additionnels, et notamment les échanges entre experts lors des réunions antérieures à la conférence diplomatique de 1974, montrent que les discussions ont oscillé entre les partisans d’une interdiction totale des attaques contre les installations pouvant libérer des forces dangereuses[22], et ceux favorables à une approche « relativiste ». Ces derniers souhaitaient ménager des marges de manoeuvre aux parties à un conflit armé pour attaquer ces installations dans certaines situations exceptionnelles. Le premier projet d’article 49 soumis par le CICR aux participants de la conférence diplomatique optait clairement pour la première approche, en faisant de ces installations des biens protégés contre toute attaque en toutes circonstances. C’est au cours des négociations de la conférence diplomatique que les premières brèches dans ce principe sont rapidement apparues. La délégation américaine, en explication de sa proposition d’amendement concernant l’alinéa 1er de l’article 49[23], a tout d’abord fait remarquer qu’« il est impossible de conclure que chaque attaque de ces installations libérera des forces dangereuses, ni même que la libération de ces forces mettra la population civile en péril »[24].

Cette proposition est à la source de la formulation actuelle de l’alinéa 1er qui instaure un seuil en deçà duquel la protection spécifique des installations dangereuses ne s’applique pas. En effet, ce régime spécial de protection ne s’applique que lorsque l’attaque envisagée contre la centrale nucléaire peut provoquer la libération des forces dangereuses et, en conséquence, causer des pertes sévères dans la population civile. A contrario, toute attaque dont les effets prévisibles tomberaient sous ce seuil n’entre pas dans le champ d’application de cette disposition. Dans cette hypothèse, il n’y aurait pas pour autant de vide juridique dans la mesure où l’attaque en question demeurerait soumise aux principes généraux régissant la conduite des hostilités (voir Partie II A).

Selon les auteurs de cet article, le seuil d’activation de la protection spéciale des centrales nucléaires est relativement bas, et ce pour deux raisons principales.

Tout d’abord, le choix du verbe modal « pouvoir »[25] (« lorsque de telles attaques peuvent provoquer la libération de ces forces ») par les rédacteurs de l’article 56 éclaire l’interprétation qui doit être privilégiée. Ainsi, la lettre de l’article – selon le sens ordinaire[26] des termes utilisés – n’exige pas qu’il soit probable ou qu’il y ait un risque élevé que l’attaque sur les installations de la centrale libère des forces dangereuses, mais seulement qu’il y ait une possibilité en ce sens. À l’inverse, d’autres stipulations du PA I semblent traduire un seuil plus élevé de probabilité par l’emploi d’expressions différentes (telles que « dont on peut attendre que »[27]).

La deuxième raison tient à la perspective du destinataire de la norme fixée par l’article 56. À cet égard, tout travail d’exégèse de cet article doit se faire en gardant en mémoire que c’est au commandant militaire qu’incombera la responsabilité de déterminer si l’attaque planifiée relève du champ d’application de la protection spéciale prévue par le PA I. Or, on ne peut attendre du responsable militaire une connaissance exhaustive et spécifique du fonctionnement d’une centrale nucléaire de production d’énergie électrique. Les auteurs de cette contribution sont d’avis que compte tenu de ce degré de connaissance, le responsable militaire « raisonnable » – selon le standard usuel en la matière – devrait être enclin à considérer qu’un large éventail d’attaques sur une centrale nucléaire peut provoquer la libération de forces dangereuses. Dans cette perspective, il est vraisemblable que seules des attaques au moyen d’armes légères sur des installations éloignées des zones les plus sensibles de la centrale puissent tomber sous le seuil de déclenchement de la protection spéciale prévue par l’article 56 du PA I.

L’activation de la protection spéciale des centrales nucléaires est également conditionnée à l’étendue des effets néfastes sur les personnes civiles que la libération de matières radioactives provoquerait. En effet, au regard de la formulation retenue au premier alinéa de l’article 56, l’interdiction d’attaquer les centrales nucléaires s’applique uniquement aux attaques qui, par la libération des matières radioactives, peuvent causer des « pertes sévères »[28] dans la population civile. Ici aussi, c’est le responsable militaire qui, à l’aune des informations à sa disposition et des circonstances de l’espèce, devrait prévoir le cas échéant quelles seraient les conséquences de l’attaque sur la population civile si de la matière radioactive devait être libérée. Une telle évaluation constitue assurément une tâche difficile, mais rappelons toutefois que l’article 56 n’exige pas du responsable militaire qu’il acquiert la certitude que son attaque causera des pertes sévères dans la population civile, pour prendre la décision de l’annuler, sous peine de violer cet article.

En outre, on peut attendre de tout individu raisonnable, y compris non spécialiste, qu’il soit à même de mesurer les risques pour la santé de la population civile[29] liés à la libération de matières radioactives, en particulier en situation de conflit armé. En temps de paix, les accidents nucléaires de Tchernobyl en 1986[30] et plus récemment de la centrale de Fukushima-Daiichi en 2011[31], témoignent en ce sens des graves conséquences pour la population environnante.

Après avoir proposé une analyse des conditions de déclenchement de la protection spéciale des centrales nucléaires en situation de conflit armé, il convient d’examiner succinctement les situations dans lesquelles ce régime peut être levé. La protection spéciale du DIH contre les attaques des centrales nucléaires et autres installations contenant des forces dangereuses n’est en effet pas absolue ; elle peut être levée dans certaines circonstances exceptionnelles en situation de conflit armé international[32]. En effet, au titre du paragraphe 2 de l’article 56 :

La protection spéciale contre les attaques prévues au paragraphe 1 ne peut cesser : […] b) pour les centrales nucléaires de production d’énergie électrique, que si elles fournissent du courant électrique pour l’appui régulier, important et direct d’opérations militaires, et si de telles attaques sont le seul moyen pratique de faire cesser cet appui[33].

Lors de la Conférence diplomatique (1974-1977), des représentants d’organisations non gouvernementales s’étaient émus de l’insertion de cette exception, qui laissait, selon eux[34], une marge d’interprétation trop large aux responsables militaires, pour décider d’écarter ou non la protection spéciale des centrales nucléaires. Celle-ci peut ainsi être évincée uniquement en vertu des deux conditions cumulatives que sont la fourniture substantielle d’énergie électrique pour les opérations de l’armée adverse, et l’absence d’alternatives autres que l’attaque de la centrale nucléaire pour mettre fin à cet approvisionnement[35]. On se contentera de souligner ici qu’en pratique, le cumul de ces deux conditions rend peu probables les hypothèses de levée de la protection spéciale des centrales nucléaires.

En conclusion, les attaques sont en principe interdites contre la centrale nucléaire de Zaporijia tant qu’elle n’est pas décommissionnée (comme c’est le cas pour l’ancienne centrale nucléaire de Tchernobyl). De manière exceptionnelle, l’article 56 du PA I autorise certaines attaques, sous des conditions strictes. Or, celles-ci étant extrêmement réduites, il apparaît très peu probable qu’une attaque contre la centrale nucléaire de Zaporijia remplisse les conditions pour être licite au titre de l’article 56 du PA I. À la connaissance des auteurs de cette contribution, aucune des parties au conflit n’a d’ailleurs essayé de justifier d’éventuelles frappes sur les installations de la centrale de Zaporijia en se fondant sur les exceptions prévues par le droit.

Prima facie, l’article 56 du Protocole additionnel I peut ressembler à un trompe-l’oeil : né d’une d’un consensus entre intérêt militaire et protection de la population civile, il est truffé de limites et d’exceptions. Et pourtant, ces limites et exceptions sont rarement applicables, faisant de cette protection spéciale un régime solide, auquel viennent s’ajouter les règles générales de la conduite des hostilités et du droit de l’occupation.

II. LES RÈGLES GÉNÉRALES DU DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE : UNE PROTECTION SUPPLÉMENTAIRE DES CENTRALES NUCLÉAIRES

Dans l’hypothèse où une attaque contre les centrales nucléaires serait licite, ou que l’article 56 ne s’appliquerait pas, les règles générales du DIH continuent de s’appliquer, et de protéger les centrales nucléaires que ce soit au cours des hostilités (A) et en situation d’occupation (B).

A. Les obligations des parties au conflit en vertu des principes généraux de conduite des hostilités en faveur de la protection de la centrale nucléaire de Zaporijia

Quand bien même une attaque tomberait en dehors du champ d’application de l’article 56, c’est-à-dire lorsqu’elle ne risque pas de libérer de forces dangereuses pouvant causer des pertes sévères au sein de la population civile, cela ne signifie pas pour autant qu’il existe une liberté totale dans l’attaque. Le droit international humanitaire, dans son ambition d’alléger les souffrances causées par les conflits armés, connaît des principes cardinaux que le commandement doit respecter dans chacune de ses opérations. De plus, certaines dispositions spécifiques du Protocole Additionnel I, complémentaires à l’article 56, peuvent s’avérer être particulièrement pertinentes pour limiter les attaques contre les centrales nucléaires. L’article 56 du PA I n’a par ailleurs vocation à s’appliquer qu’une fois que la centrale nucléaire répond aux critères de l’objectif militaire.

Tout d’abord, sans qu’il soit nécessaire de s’y épancher, les principes du droit international humanitaire tels que celui de distinction, celui de proportionnalité et celui de précaution sont applicables aux centrales nucléaires et leur assurent une protection à tout le moins minimale.

En particulier, en vertu du principe de précaution (article 57 du PA I), les parties au conflit doivent prendre des mesures pour protéger les civils contre les effets indirects des attaques. Il en résulte un devoir pour le commandement de considérer les conséquences futures prévisibles et probables[36], avant de mener son attaque. Si ces effets incidents sont excessifs, l’attaque doit être interrompue ou annulée. A priori, le cas des centrales nucléaires apparaît entrer aisément dans la catégorie des attaques devant être annulées ou interrompues en vertu de ce principe. Il semble incontestable que les effets incidents d’une attaque contre une centrale nucléaire peuvent avoir des conséquences particulièrement dommageables pour la population civile. D’une part, les effets sur la population civile d’une pollution radioactive peuvent être particulièrement délétères, et en conséquence caractériser des dommages excessifs au regard de l’avantage militaire recherché. D’autre part, à l’inverse de l’article 56 qui exige la libération de forces dangereuses, le principe de précaution englobe tous les dommages envisageables. Or, les développements actuels de l’énergie ont largement démontré l’importance de l’électricité produite par les centrales pour la population civile. Leur destruction ou leur endommagement peut ainsi la toucher de manière incidente, par ricochet. En fonction des circonstances, il pourrait être argué que priver la population civile d’électricité peut constituer des dommages excessifs (tel que priver la population civile de moyen de se chauffer en plein hiver d’Europe centrale, ou fragiliser le fonctionnement normal des hôpitaux en plein conflit armé). Ainsi, outre l’éventuelle libération d’agents radioactifs, des dommages excessifs peuvent aisément être causés aux personnes civiles en cas d’attaque contre une centrale nucléaire. Dès lors, le strict respect du principe de précaution semble exiger une interdiction quasi systématique des attaques contre les centrales, quand bien même la protection spéciale issue de l’article 56 ne s’appliquerait pas.

Outre les principes généraux, et fondateurs, du DIH, d’autres règles peuvent participer à la protection des centrales. Parmi elles, les dispositions exigeant des parties à un conflit armé le respect de l’environnement naturel peuvent s’avérer pertinentes en l’espèce. Le Protocole additionnel I impose de protéger l’environnement naturel contre des dommages étendus, durables et graves[37]. Il est par ailleurs interdit de mener une attaque qui « [causerait] ou dont on peut attendre [qu’elle cause] de tels dommages à l’environnement naturel, compromettant, de ce fait, la santé ou la survie de la population »[38]. Le terme de santé est entendu de manière large par le CICR[39]. Cette protection, qu’elle ait pour objet l’environnement lui-même ou la population in fine, est particulièrement conditionnée. En effet, elle exige que le dommage soit important dans l’espace (« étendu »), mais aussi dans le temps (« durable ») et d’une certaine intensité (« grave »). Les trois conditions sont cumulatives, et les rédacteurs du Protocole n’ont pas semblé s’accorder sur une définition précise de chacun des termes. De surcroît, s’agissant de la protection ayant pour destinataire final la population, il est essentiel de démontrer une certaine mise en danger de celle-ci. Toutefois, cette protection présente un double avantage : tout d’abord, ici encore, la simple probabilité de dommage qualifié suffit à interdire l’attaque, à condition qu’elle ait pu être prévisible pour le commandement raisonnable décidant de l’attaque ; ensuite l’interdiction est entièrement dépourvue d’exception. En l’espèce, même l’existence d’un objectif militaire particulièrement significatif ou déterminant justifiant l’attaque de la centrale nucléaire de Zaporijia (et si les conditions des autres règles du DIH sont remplies) ne peut légitimer cette attaque si en conséquence des dommages étendus, durables et graves sont infligés à l’environnement. Cela constitue une distinction considérable avec la formulation de l’article 56 du Protocole. Nous connaissons en effet les risques pour l’environnement, et par suite, ceux pour la santé humaine, que peut engendrer une fuite d’agents radioactifs. La lourde expérience de Tchernobyl a démontré que l’explosion d’un réacteur nucléaire conduit à une importante pollution d’une zone de plusieurs kilomètres carrés autour de la centrale, et ce, pour plusieurs décennies[40] : il s’agit de dommages graves, étendus et durables sans doute aucun. De plus, l’exposition directe d’un individu à cette pollution peut conduire à l’apparition du syndrome de l’irradiation aiguë, pouvant causer la mort des individus malades, ou encore des leucémies et cancers. Ainsi, au sein de la population de la zone avoisinante à la centrale de Tchernobyl, de nombreux cas de cancer de la thyroïde ont été signalés (compromettant la santé et la survie de la population)[41]. Les auteurs estiment ainsi que les accidents nucléaires risquent fortement de causer des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel, compromettant la santé humaine. Partant, les attaques contre la centrale de Zaporijia entraînant un risque d’accident nucléaire seront vraisemblablement interdites par le droit international humanitaire, quel que soit l’avantage militaire attendu, sur le fondement de l’article 55 du PA I.

Enfin, le DIH offre une protection spéciale aux biens dits « indispensables à la survie de la population ». L’article 54 du PA I prévoit en effet une interdiction « d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population civile » à moins que ces biens ne soient exclusivement utilisés par la force armée adverse. Deux conditions doivent être réunies pour voir cette protection s’appliquer. D’une part, le bien doit être effectivement considéré comme indispensable. D’autre part, l’attaque doit avoir un but particulier : celui « d’en priver, à raison de leur valeur de subsistance, la population civile ou la Partie adverse, quel que soit le motif dont on s’inspire ». S’agissant de cette seconde condition, il est intéressant de noter que la seule privation suffit, indifféremment de son but ou de son motif. Cet élément est particulièrement pertinent pour le conflit armé opposant la Russie et l’Ukraine, puisque des motifs autres que l’atteinte volontaire à la population civile par la privation d’électricité pourraient être avancés pour se prétendre en accord avec l’article 54 du PA I (comme détruire l’alimentation en électricité des forces adverses, ou affaiblir l’économie de l’ennemi). Cet argumentaire serait cependant inopérant en vertu de l’article 54.

En revanche, la condition de biens « indispensables à la survie de la population » restreint la portée de l’article 54. En effet, tous les biens ne s’avèrent pas essentiels à la survie de la population. L’emploi du terme survie, et non santé – à l’instar de la protection de l’environnement – par exemple, limite la portée de la protection : il ne s’agit pas de protéger les biens assurant la bonne santé de la population, mais uniquement des biens sans lesquels la population ne peut pas survivre, tels que les denrées, récoltes, réserves d’eau potable, et bétails. Ainsi, tout l’enjeu, s’agissant de la protection de la centrale nucléaire de Zaporijia, réside dans le fait de savoir si l’électricité qu’elle produisait dans des circonstances normales peut être considérée comme un bien essentiel à la survie de la population. Il est vrai que l’électricité apparaît a priori comme une source de biens indispensables (source de chauffage, source de nourriture), sans être en elle-même un bien indispensable (elle ne nourrit, ni n’hydrate, ni ne chauffe) car elle peut être substituée par d’autres sources d’énergie (bois de chauffage). Il serait alors possible de s’en dispenser. En effet, « indispensable » est synonyme de « essentiel »[42]. Dès lors, il apparaîtrait que l’électricité produite par la centrale n’est a priori pas essentielle puisque remplaçable, et qu’en conséquence les attaques à son encontre ne tombent pas sous l’application de l’article 54.

Cependant, c’est en réalité selon les circonstances spécifiques de chaque espèce qu’il s’agira de déterminer si un bien est ou non essentiel. En ce sens, le CICR, dans son commentaire, expliquait qu’« il n’est pas exclu qu’en raison du climat ou d’autres circonstances, des biens tels que des abris ou des vêtements doivent être considérés comme indispensables à la survie »[43]. Ainsi, c’est au regard des circonstances particulières du conflit en Ukraine, et non de considérations générales, que doit être interprété le caractère essentiel de l’électricité produite par la centrale de Zaporijia. Or, l’Ukraine connaît des hivers particulièrement froids, pendant lesquels le chauffage est essentiel pour survivre aux basses températures et c’est grâce à l’électricité que la plupart des Ukrainiens chauffent leur habitation. En parallèle, la centrale de Zaporijia est la centrale nucléaire la plus importante d’Ukraine, et assure une très large part de la couverture des besoins en électricité dans le pays. Cette considération climatique, que déjà en 1987 le CICR invitait à prendre en compte dans son commentaire, pourrait conduire à reconsidérer le caractère non essentiel de l’électricité dans les circonstances particulières des attaques conduites en Ukraine en hiver. Et si des vêtements peuvent être indispensables dans certaines conditions, pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’électricité dans certaines circonstances particulières ?

Dès lors, bien que la question du caractère indispensable de l’électricité produite par la centrale nucléaire de Zaporijia ne soit pas tranchée en droit international, il pourrait a priori sembler raisonnable de la considérer comme telle, et de lui faire bénéficier, de lege feranda, de la protection prévue par l’article 54 dans des circonstances très précises.

En tout état de cause, le régime de protection spéciale accordé aux centrales nucléaires en vertu de l’article 56 du PA I n’est pas le seul dispositif du droit international humanitaire de nature à protéger ces installations et les objectifs militaires situés à leur proximité. Ces éléments renforcent l’interprétation selon laquelle il est interdit, de manière quasi systématique, de prendre pour cible les centrales nucléaires, dont celle de Zaporijia, dans un conflit armé international.

De surcroît, plusieurs règles du droit international humanitaire relatives au droit de l’occupation tendent à participer à la protection des centrales nucléaires en conflits armés, au-delà des règles de la conduite des hostilités. En effet, s’il n’existe, à ce jour, aucune disposition spécifique à ces installations au cours d’une situation d’occupation, les dispositions générales trouvent à s’appliquer, imposant des obligations à la Russie, Puissance occupante, en faveur de la protection de la centrale de Zaporijia.

B. Les obligations de la Russie en faveur de la protection de la centrale nucléaire de Zaporijia au titre du droit de l’occupation

L’ingéniosité du droit international humanitaire réside dans sa capacité à régir des situations pourtant illicites au regard de la conduite des relations internationales. Ainsi, le droit de l’occupation belligérante encadre le pouvoir de la puissance militaire ayant envahi puis occupé un territoire étranger, actes pourtant interdits au titre du jus ad bellum. Le régime de l’occupation belligérante permet ainsi, d’une part, de préserver la souveraineté de l’État occupé, et d’autre part, d’assurer la protection de la population civile face à une armée étrangère. Ainsi, en tant qu’infrastructure publique, la centrale nucléaire de Zaporijia bénéficie d’un certain niveau de protection[44] lors des situations d’occupation.

Au printemps 2023, la centrale de Zaporijia est considérée occupée par la Russie car elle demeurera « placé[e] de fait sous l’autorité de l’armée ennemie »[45]. Cette situation d’occupation perdurera tant que : les forces armées russes sont présentes sur la zone de l’installation, l’Ukraine, autorité légitime, n’est plus en mesure de maintenir son autorité sans le bon vouloir des forces occupantes, et celles-ci sont en mesure d’exercer l’autorité sur la zone occupée[46]. En l’espèce, les forces armées russes détiennent effectivement le contrôle sur le fonctionnement quotidien de la centrale. Par ailleurs, les forces armées ukrainiennes demeurent à distance de la zone, et ne sont donc pas en mesure de contester l’autorité de fait actuellement exercée par la Russie sur cette portion du territoire ukrainien. Il convient de rappeler ici que le contrôle des forces armées russes sur la centrale nucléaire de Zaporijia ne confère pas pour autant à la Fédération de Russie la propriété sur l’installation. Le droit de l’occupation est un régime intérimaire, qui régule une situation illicite sans pour autant avaliser la prise de contrôle du territoire par une force armée étrangère. En cela, la Russie n’acquiert ni la propriété des biens immeubles du territoire occupé[47], ni, a fortiori, la souveraineté sur ce territoire. Une situation d’occupation, aussi longue soit-elle, ne peut affecter le statut juridique du territoire en question[48].

En tant que Puissance occupante, il est tout d’abord interdit à la Russie de détruire tout bien privé ou public sur le territoire occupé, sauf nécessité militaire impérieuse[49]. Ainsi, la destruction de la centrale nucléaire de Zaporijia serait susceptible de constituer un crime de guerre en droit international au titre de l’article 8 du Statut de Rome[50]. En l’espèce, il apparaît délicat d’envisager une situation dans laquelle la nécessité militaire pourrait requérir la destruction de cette installation. En effet, même dans l’hypothèse où l’électricité générée par la centrale nucléaire fournissait un soutien aux forces armées adverses, la simple destruction des lignes de courant transportant l’énergie vers les zones sous contrôle ukrainien suffirait à rompre le soutien. En cas d’alternative à la destruction de la centrale, il n’existerait pas de situation de nécessité militaire impérieuse. En tout état de cause, aucune nécessité militaire, aussi impérieuse soit-elle, ne justifie la destruction d’un bien à travers une attaque qui violerait le DIH. Ainsi, dans l’hypothèse où la destruction de la centrale nucléaire constituerait une nécessité impérieuse, la nécessité ne pourra en aucun cas justifier la violation de l’article 56 du PA I ou la commission d’une attaque violant les règles de la conduite des hostilités.

L’interdiction de la destruction des biens appartenant à l’État adverse est d’autant plus légitime en situation d’occupation, au cours desquelles la Puissance occupante est investie d’un rôle d’administrateur du territoire occupé[51]. En tant que Puissance occupante, la Russie est donc contrainte d’administrer le territoire occupé de manière à respecter le statu quo ante, dans la limite des moyens disponibles[52]. La Russie doit donc entretenir la centrale en vertu des règles de l’usufruit[53] dans l’intérêt de la population civile[54]. La Puissance occupante a ainsi un rôle d’administrateur (et non de propriétaire), des biens immeubles publics (dont la centrale nucléaire) de l’État occupé. Elle a donc la charge du bien-être général de la population civile sous occupation. La Russie est ainsi dans l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer un fonctionnement normal de la centrale et de s’efforcer, là encore dans la mesure de ses moyens, de la conserver en état.

Si elles en ont les moyens, c’est-à-dire si les circonstances leur permettent, les forces armées russes doivent donc s’assurer que les lignes distribuant l’énergie nécessaire au bon fonctionnement des réacteurs nucléaires sont dans en état de fonctionnement. Elles devront aussi s’assurer que des générateurs d’appoint, en cas de coupure des lignes, sont conservés sur le site de la centrale et en mesure de remplir leurs fonctions. L’intégrité générale de la centrale est donc désormais de leur responsabilité, en tant que puissance administratrice de l’installation. Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’une obligation des forces armées russes d’accomplir par eux-mêmes ces fonctions, mais plutôt d’en assurer l’accomplissement optimal par les techniciens présents sur le site et ne pas obérer l’organisation normale de l’installation. Assurer le fonctionnement normal, autant que faire se peut, de la centrale nucléaire, est ainsi un moyen parmi d’autres pour la Russie de respecter son obligation de répondre aux besoins essentiels de la population civile[55]. Enfin, au titre de son obligation de maintenir l’ordre et la sécurité publique[56] et au titre de son obligation de prendre toutes les précautions contre les effets d’une attaque[57], la Puissance occupante doit s’assurer que tout est mis en oeuvre pour éviter la libération de matière radioactive.

Au titre du droit de l’occupation, et à l’inverse des biens immeubles (la centrale), certains biens meubles peuvent être saisis par la Russie, qui peut en disposer selon sa volonté. Ainsi, parmi les biens meubles susceptibles d’être saisis par l’occupant, le Règlement de La Haye autorise la saisie de « toute propriété mobilière de l’État de nature à servir aux opérations de la guerre »[58]. À ce titre, Yoram Dinstein[59] considère que si le pétrole brut non encore pompé constitue un bien immeuble, insusceptible d’appropriation par l’État occupant en tant que ressource naturelle[60], le pétrole brut déjà pompé et stocké en réservoir est un bien meuble qui peut être saisi par la Puissance occupante. Par analogie, il pourrait être considéré que le minerai d’uranium ukrainien, source de l’électricité fournie par la centrale, sert aux opérations de la guerre en ce qu’il permet une production d’énergie essentielle pour le fonctionnement d’une armée. Les auteurs de cet article estiment pour autant que l’analogie ne peut se faire. L’uranium des mines ukrainiennes n’est pas « de nature à servir aux opérations de la guerre »[61]. Stocké dans les mines, il constitue un bien immeuble, dont les forces russes ne peuvent disposer. Extrait, il ne peut être directement employé par les forces armées. Quand bien même le minerai était passé par toutes les phases de modifications nécessaires pour en faire un matériau apte à produire de l’énergie, l’uranium n’est que la source de l’électricité produite par les centrales nucléaires. Or, c’est l’électricité produite qui peut être considérée comme de nature à servir aux opérations de la guerre, caractérisation qui ne s’étend pas au minerai la produisant. L’uranium ukrainien n’est donc pas un bien meuble susceptible d’être saisi par les forces armées russes au titre de l’article 53 du Règlement de La Haye. Une telle extension de l’interprétation de cette disposition irait à l’encontre du caractère limitatif de la liste initialement instituée par les rédacteurs.

En conséquence, les auteurs estiment que les mines d’uranium ukrainien et les stocks de minerai qui seraient sous occupation russe ne peuvent être saisis par la force occupante que dans la mesure où ils sont utilisés pour le fonctionnement normal des centrales nucléaires sous contrôle russe. En aucun cas cependant l’utilisation des ressources naturelles de l’Ukraine ne peut conduire à un appauvrissement excessif de ses ressources, et pour cette raison, seul un emploi, normal, durable des ressources en minerai d’uranium peut être attendu de la part de la Russie[62], obligation qui découle de son statut de puissance usufruitière du territoire[63]. La Russie ne peut pas en effet utiliser les ressources naturelles du territoire de manière négligente ou abusive, qui conduirait à la destruction de la valeur du bien (comme un minage excessif)[64]. De même, le pillage de ces ressources est interdit[65]. Ainsi, et de manière générale, l’occupation ne doit pas conduire à une situation dans laquelle l’État ukrainien serait privé, au retour de la paix, de la jouissance des ressources naturelles de son territoire, qui demeurent sans réserve sous sa propriété permanente[66].

Au vu de l’ensemble de ces développements, il est désormais certain que les centrales nucléaires, et en particulier celle de Zaporijia, bénéficient d’une protection importante en situation de conflit armé, à la fois contre les attaques, mais aussi contre les utilisations abusives de la Puissance occupante. Néanmoins, des défis institutionnels et juridiques subsistent, limitant la portée du régime protecteur instauré par le DIH aux centrales nucléaires. Certaines évolutions, en vue d’une meilleure protection contre les effets néfastes de la guerre, objectif suprême du DIH, pourraient être les bienvenus.

III. QUELQUES PISTES POUR AMÉLIORER LA PROTECTION DES CENTRALES NUCLÉAIRES EN SITUATION DE CONFLIT ARMÉ

Si, comme a tenté de le démontrer cet article, les centrales nucléaires bénéficient aujourd’hui d’une protection forte dans les conflits armés internationaux, interdisant de manière quasi systématique aux belligérants de lancer des attaques contre elles, même si elles constituent des objectifs militaires, la situation de la centrale de Zaporijia montre que certains défis, institutionnels (A) et juridiques (B), demeurent pour renforcer la protection de ces installations critiques.

A. Le rôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) dans les conflits armés à renforcer

L’AIEA est instituée en 1957 en réponse aux développements technologiques et aux inquiétudes que suscitait la technologie nucléaire. Aujourd’hui, 175 États sont parties à son Statut, dont l’Ukraine et la Russie. Pensée pour « s’efforce[r] de hâter et d’accroître la contribution de l’énergie atomique à la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier »[67], elle contribue à assurer la sureté et la sécurité des centrales nucléaires dans le monde. Bien qu’elle ne soit pas une création d’un instrument de droit international humanitaire, elle joue également, indirectement, un rôle dans la prévention des conflits armés et de lutte contre la prolifération des armes nucléaires, en s’assurant que les produits, services, équipements et installations fournis par elle ne sont pas utilisés à des fins militaires.

Si son Statut limite ses fonctions et ne lui attribue pas de rôle spécifique au cours d’un conflit armé, le conflit en Ukraine a démontré l’interprétation téléologique que l’Agence adopte dans son application de son Statut. L’Agence apparaît ainsi aujourd’hui comme un acteur essentiel pour assurer un suivi neutre des centrales nucléaires placées au coeur d’un conflit armé et tenter de les protéger, en application du DIH. L’Agence est ainsi particulièrement attentive au déroulement des opérations autour de la centrale de Zaporijia. Elle a ainsi dépêché des experts chargés de veiller à la sureté du site à la suite des bombardements sur l’installation à la fin de l’été 2022[68]. Par ailleurs, elle s’avère en pratique être une interlocutrice centrale pour la négociation et la mise en oeuvre, le cas échéant, d’accords spéciaux entre les parties aux conflits, notamment en vue de création de zones de sécurité autour des centrales nucléaires[69].

Toutefois, l’Agence, malgré sa démarche proactive et opportune, rencontre, sur les théâtres des hostilités, d’indéniables difficultés. Tout d’abord, en ce que rien n’impose, en droit international, aux parties de laisser les agents accéder aux centrales. C’est pour cette raison que la venue, en septembre 2022, des agents de l’AIEA sur le site de la centrale a dû faire l’objet de négociations. Ainsi, les États peuvent bloquer ou complexifier l’accès aux installations, mettant en péril la sécurité des agents. Il est à noter en ce sens que le droit international ne régit pas les exigences de maintien de la sécurité des unités déployées par l’AIEA. En effet, il n’existe à ce jour aucune disposition spéciale contraignant les forces armées ukrainiennes et russes à protéger les agents de l’AIEA, en dehors de l’interdiction de cibler des personnes civiles. À ce titre, notons que l’évolution du DIH en la matière pourrait s’inspirer des dispositions relatives au rôle du CICR, dont les agents bénéficient de garanties particulières.

Par ailleurs, si l’Agence peut librement formuler un ensemble de garanties en vue de la sureté et de la sécurité des centrales en conflit armé, les États n’ont pas non plus l’obligation de les accepter, celles-ci n’étant pas contraignantes[70]. La difficulté de mettre en place une zone de sécurité à la centrale nucléaire de Zaporijia malgré les multiples recommandations de l’AIEA atteste de cette limite. En effet, le 11 août 2022 par exemple, le directeur général de l’AIEA intervenait devant l’Organisation des Nations Unies pour réitérer sa demande d’accès à la centrale de Zaporijia[71], demande qui restait sans réponse depuis plusieurs semaines déjà. Le même jour, le secrétaire général des Nations unies appelait à une démilitarisation de la zone[72], demande qui, là encore, est restée lettre morte, faute pour l’AIEA de pouvoir prendre des mesures contraignantes. Une telle zone de démilitarisation aurait l’avantage d’assurer matériellement la protection de la centrale nucléaire, en addition des garanties juridiques existantes développées par cet article. Elle permettrait aussi de protéger les installations annexes à la centrale nucléaire, en particulier les réseaux d’alimentation de la centrale nucléaire en énergie, dont elle dépend pour assurer le refroidissement des réacteurs. En effet, les réseaux électriques avoisinant la centrale sans en faire partie ne sont pas couverts par la protection spéciale de l’article 56.

En tout état de cause, l’existence d’un organe international (incarné par l’AIEA) disposant de prérogatives permettant d’assurer la protection des centrales nucléaires constitue, pour les auteurs de cet article, un atout pour une meilleure protection de la population civile. Additionnellement, une protection supplémentaire pourrait être pensée pour les autres installations contenant des matières nucléaires.

B. Renforcer la protection juridique des centrales nucléaires en conflit armé : les lacunes de l’article 56

Tout d’abord, s’agissant des défis juridiques, force est de constater que le droit ne protège que les centrales nucléaires productrices d’énergie[73]. Pourtant, ont été développées à partir des années 1970 de nombreuses installations, autres que des centrales nucléaires, destinées à gérer les déchets radioactifs et combustibles usés, qui représentent pareillement un risque important de libération de forces dangereuses. Ces installations sont destinées au traitement des déchets, à leur entreposage et à leur stockage définitif[74]. Une atteinte à l’intégrité de ces installations peut entraîner des fuites radioactives. Ainsi, les déchets radioactifs « risquent de menacer l’homme et son environnement pendant très longtemps » et il s’agit, selon l’AIEA, d’« un sujet essentiel de préoccupation »[75]. Au vu de ces considérations, il semblerait cohérent de penser que les installations nucléaires, de manière générale, doivent bénéficier d’une protection accrue contre les attaques. Or, tel n’est pas le cas, à ce jour, en droit international humanitaire : celui-ci ne protège spécialement que les installations produisant de l’énergie nucléaire. Certes, elles se voient appliquer, comme toute installation civile, les principes généraux du DIH, particulièrement les règles relatives à la distinction et à la proportionnalité. Toutefois, aucune disposition spéciale ne les protège. Cette lacune est-elle due à une absence de pratique lors de la rédaction des Conventions de Genève, et surtout de leurs Protocoles additionnels[76] ou à une réelle volonté de les exclure ? Une évolution plus protectrice par le droit international serait, en tout état de cause, non seulement possible mais également bienvenue.

Ceci trouve d’ailleurs une résonance particulière dans le conflit russo-ukrainien. Quelques jours après le début de l’offensive russe, le site d’une installation de stockage définitif de déchets radioactifs à Kyiv avait été touché par des missiles russes, sans pour autant que des rejets de matières radioactives ne soient constatés[77]. Les forces russes ont aussi occupé la centrale nucléaire décommissionnée de Tchernobyl. Celle-ci ayant été désaffectée, elle n’est plus protégée par l’article 56 du PA I, à l’instar des installations de stockage de déchets. Il n’en demeure pas moins qu’elle abrite diverses installations dangereuses, en particulier, les ruines du réacteur n° 4, hautement radioactives et protégées sous un sarcophage afin de garder étanche la zone contaminée pour les cent prochaines années[78]. Afin d’éviter l’occurrence de telles attaques, mettant en péril la sureté des sites et surtout la santé de la population, ne serait-il pas opportun de prévoir expressément la protection de ces sites ?

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La protection des centrales nucléaires en situation de conflit armé se révèle être un terrain particulièrement complexe. Il est certain que de nombreuses dispositions du DIH protègent aujourd’hui les centrales nucléaires en conflit armé contre les attaques à leur encontre, et limitent, ce faisant, les risques pour la population d’une catastrophe nucléaire. Certaines dispositions du droit international pénal permettant aussi de poursuivre les individus ayant lancé une attaque contre une centrale nucléaire. À ce titre, le fait de décider, en connaissance de cause, de lancer une attaque contre une centrale nucléaire causant des pertes dans la population civile qui seraient excessives au regard de l’avantage militaire envisagé constitue une violation grave du Protocole additionnel[79] et un crime de guerre au titre du Statut de la Cour pénale internationale[80]. En l’espèce, alors que ni l’Ukraine ni la Russie ne sont parties au Statut de la Cour pénale internationale, celle-ci est néanmoins spécialement compétente pour les crimes commis sur le territoire de l’Ukraine[81]. En vertu de cette compétence territoriale, la Cour serait ainsi en mesure de poursuivre et juger les auteurs d’attaques illicites contre la centrale nucléaire de Zaporijia, indépendamment de la nationalité de l’auteur présumé du crime.

Néanmoins, la spécificité et la complexité de la protection spéciale instaurée à l’article 56 du PA I, ainsi que l’enchevêtrement de règles spécifiques et générales apparaissent, dans l’état actuel du droit, comme des freins à des garanties efficaces contre les effets dévastateurs de fuites radioactives. De nombreux vides juridiques demeurent, notamment s’agissant de la protection des installations nucléaires dans leur ensemble, du fait probablement du développement relativement récent de la technologie nucléaire. S’il est certain que le droit ne peut régir de manière exhaustive l’ensemble des situations, il semblerait bienvenu que les États, les organisations internationales – gouvernementales ou non – ou encore la société civile tirent les leçons du conflit russo-ukrainien : la protection des installations nucléaires dans leur ensemble est encore, à ce jour, une matière à développer.