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« Ce qui reste, c’est ce qu’elle cherche, elle. Non plus les vies, les destins singuliers, mais ce que l’homme offre au temps, la part de lui qu’il veut sauver du désastre, la part sur laquelle la défaite n’a pas de prise, le geste d’éternité. Aujourd’hui, c’est cette part que les hommes en noir menacent. D’ordinaire, il en restait des traces, d’ordinaire l’Homme n’effaçait pas son ennemi. Ce qui se joue là, c’est la jouissance de pouvoir effacer l’Histoire ».

Laurent Gaudé[1]

« Il est parfois difficile, dans l’urgence des conflits armés et devant l’horreur des crises humanitaires, de parler de culture et de patrimoine »[2].

L’actualité a tristement rappelé qu’aux côtés des pertes humaines à déplorer depuis le début de l’opération militaire spéciale russe[3] en février 2022[4], le patrimoine culturel ukrainien est loin d’être épargné. En témoigne notamment la liste des biens culturels ukrainiens gravement endommagés, voire détruits, mise à jour par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) qui ne cesse de s’étoffer depuis le début de l’offensive[5]. En effet, en date du 27 septembre 2023, l’UNESCO dénombre pas moins de 291 sites religieux, musées et monuments historiques ou culturels détruits partiellement ou en totalité sur le territoire de la République d’Ukraine. Parmi ceux-ci, l’on peut notamment citer le musée ukrainien d’histoire locale d’Ivankiv, dans lequel se trouvaient 25 peintures, de la célèbre artiste ukrainienne Maria Prymachenko, dont le sort reste incertain[6], le Mémorial de l’Holocauste Drobytsky Yar à Kharkiv ou encore divers sites religieux parmi lesquels des églises orthodoxes érigées en bois[7].

De tels actes d’hostilité à l’égard du patrimoine culturel ukrainien – dans sa consécration matérielle – seraient, selon certains, intentionnellement orchestrés afin d’affaiblir – voire d’annihiler – l’identité du peuple ukrainien[8] : « Russia’s invasion of Ukraine aims to deny the sovereign country its right to a distinct identity »[9].

La présente contribution a dès lors pour ambition d’envisager dans quelle mesure le droit international humanitaire (DIH) protège cette identité. Face au constat qu’il est porté atteinte aux consécrations matérielles de l’identité ukrainienne, nous nous intéressons dans un premier temps à la dialectique entre patrimoine culturel et identité d’un peuple (I) avant d’envisager dans quelle mesure les règles de droit international offrent une protection au patrimoine culturel ukrainien et à l’identité qui en dépendrait (II).

I. Identité et patrimoine culturel

Selon le Kremlin, il n’existe pas d’identité nationale ukrainienne distincte de l’identité russe. Déjà dans un article du 12 juillet 2021 intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens »[10], le Kremlin défendait que l’Ukraine, en tant que telle, n’existe pas et qu’elle ne serait en réalité qu’une seule nation avec la Fédération de Russie[11]. L’apparition d’une identité ukrainienne artificielle n’aurait ainsi été qu’influencée par l’Occident[12]. Ensuite, dans un discours télévisé datant du 21 février 2022, Vladimir Poutine nia l’existence d’une entité politique et culturelle distincte[13], l’Ukraine ne pouvant être selon lui qu’un État artificiel[14]:

L’Ukraine n’est pas pour nous un simple pays voisin. Elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel […] Les autorités ukrainiennes ont commencé, dès les premiers pas, à construire leurs États sur la négation de tout ce qui nous unit. Ces autorités ont cherché à déformer la conscience et la mémoire historique de millions de personnes, de générations entières vivant en Ukraine […] Il est également important de comprendre que l’Ukraine n’a jamais eu une tradition réelle pour un véritable État. Depuis 1991, elle a suivi la voie d’une copie mécanique des modèles étrangers, détachée à la fois de l’histoire et des réalités ukrainiennes.[15]

Enfin, cette négation de l’existence d’une identité ukrainienne distincte atteignit son paroxysme à compter du 24 février 2022, l’offensive russe visant notamment à réaffirmer l’indivisibilité intrinsèque caractérisant, selon le Kremlin, les populations slaves orientales[16].

Mais le Kremlin ne semble pas se limiter à nier l’existence d’une identité ukrainienne distincte : « Russians have the precise aim to destroying our culture, as part of our identity, as something that distinguishes Ukraine from Russia »[17]. Par de tels actes d’hostilité à l’égard du patrimoine culturel, l’on porte ainsi non seulement atteinte à sa dimension matérielle – aux « vieilles pierres » – mais également à certaines « références identitaires »[18]. En effet, les biens culturels « incarnent et portent de manière vivante l’identité et l’histoire d’un peuple »[19]. Cette identité est notamment « exprimée par la langue, les coutumes, l’art et l’architecture »[20]. Le patrimoine culturel revêt dès lors une dimension humaine centrale[21], compte tenu de sa signification pour l’identité des individus et des communautés. Porter atteinte aux biens culturels se répercute dès lors sur la dimension immatérielle du patrimoine culturel, « telles les pratiques religieuses et culturelles liées aux sites et objets culturels » [22].

Ce lien entre biens culturels et identité s’observe particulièrement lorsque des actes d’hostilité sont posés à l’encontre du patrimoine culturel, à dessein d’affaiblir l’identité du peuple ainsi pris pour cible[23]. En témoignent notamment, en période d’hostilité armée, la destruction intentionnelle des Mausolées de Tombouctou par le groupe armé djihadiste Ansar Eddine[24] en 2012, qui revendiquait ainsi d’avoir « frappé un peuple dans son identité religieuse, culturelle et historique »[25], ou la destruction des temples dans l’ancienne cité de Palmyre et des milliers de manuscrits millénaires à Mossoul[26], s’inscrivant dans une « stratégie délibérée de faire table rase du passé pour instaurer le chaos »[27] afin de priver l’ennemi de son histoire et d’ainsi détruire jusqu’à son identité[28].

Cela s’illustre également lorsqu’il est question, en Ukraine, de monuments érigés à la mémoire de l’Holodomor. Cette « Grande famine », qui entraîna le décès de millions d’Ukrainiens, qualifiée de génocide par certains[29], aurait participé au façonnement de l’identité ukrainienne[30]. Sa commémoration est cependant vue par Moscou comme une hérésie identitaire[31], « en conflit avec l’identité russe ou soviétique »[32]. Le 19 octobre 2021 à Marioupol, un monument commémoratif de l’Holodomor fut démantelé[33], peu avant les commémorations du 90e anniversaire de cet événement. Cette volonté de supprimer des monuments en souvenir de l’Holodomor serait, selon Kiev, « la preuve que le pouvoir russe veut détruire l’identité ukrainienne », mettant en exergue le lien entre la mémoire intangible de l’Holodomor et la destruction de monuments commémoratifs en son souvenir[34]. Une telle destruction pourrait donc s’inscrire dans le cadre d’une « politique visant à supprimer de l’espace public les symboles des événements passés et à empêcher l’apparition des récits qui diffèrent » du discours officiel russe sur ces événements[35].

Ainsi, lorsqu’ils portent atteinte au patrimoine culturel de leur ennemi, les belligérants viseraient désormais à anéantir l’identité de l’adversaire, sa culture et son histoire[36], les biens culturels étant pris pour cible précisément en raison de leur valeur, et non en dépit de celle-ci[37].

II. DIH et actes d’hostilité à l’encontre du patrimoine culturel

Le DIH contient des dispositions tant coutumières que conventionnelles régissant spécifiquement la protection du patrimoine culturel en période de conflit armé : le Règlement de La Haye de 1907 – dont l’article 27[38] est à l’origine de la définition du crime d’attaque contre le patrimoine culturel qui se trouve désormais dans le Statut de Rome[39] –, la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en période de conflit armé (Convention de La Haye de 1954) adoptée au sortir de la Seconde Guerre mondiale – conflit qui eut un effet particulièrement dévastateur sur le patrimoine culturel[40] – et ses Protocoles additionnels de 1954 et de 1999 ou encore l’article 53 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux de 1977[41] (Protocole additionnel I).

À l’origine, le DIH visait à préserver le patrimoine culturel en tant que tel. Désormais, il semblerait que cet objectif originel se double d’une approche anthropocentrée[42]. Ainsi, les actes d’hostilité à l’encontre du patrimoine culturel ne seraient plus uniquement une atteinte à l’encontre des biens, mais également à l’encontre des collectivités humaines[43]. L’importance grandissante des droits humains semble avoir incité ce changement de paradigme, venant ainsi influencer la compréhension de certaines dispositions relatives au patrimoine culturel qui n’avaient pourtant pas vocation à véhiculer, à l’origine, une approche fondée sur les droits humains[44].

Le DIH ne se prononce pas sur la question de l’atteinte à l’identité. Ainsi, pour envisager la protection accordée à l’identité culturelle en période de conflit armé[45], les dispositions de DIH doivent être examinées, non pas isolément, mais en prenant en compte d’autres branches du droit international[46]. Ainsi, dans une perspective d’interprétation du DIH[47], diverses dispositions répressives internationales ou relatives aux droits fondamentaux permettent de recourir à d’autres langages que celui du DIH, comme l’illustre la jurisprudence internationale.

Le Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY) a en effet affirmé que la destruction de certains biens culturels pouvait « constituer un déni manifeste ou flagrant d’un droit fondamental de la personne »[48]. La Cour pénale internationale (CPI), quant à elle, porte une grande attention à l’impact de la destruction du patrimoine culturel sur la population[49]. Elle souligne notamment que l’attaque n’a pas seulement détruit et endommagé des structures physiques, elle a également « eu des répercussions sur la communauté et a affaibli le lien qui unissait la communauté locale à ce patrimoine culturel si précieux, auquel elle s’identifiait »[50]. Ainsi, « la destruction du patrimoine culturel détruit une partie de la mémoire partagée et de la conscience collective de l’humanité »[51].

Le DIH et le droit international des droits de l’homme offrent donc des protections complémentaires et synergiques[52]. Envisager les dispositions de DIH relatives à la protection du patrimoine culturel à la lumière des droits humains permet d’en compléter le contenu[53] et de rendre compte de cette impossibilité de « séparer le patrimoine culturel d’un peuple du peuple lui-même et de ses droits »[54] en période de conflit armé[55]. En prenant en compte l’impact des actes d’hostilité à l’égard du patrimoine culturel ukrainien – sa destruction intentionnelle pouvant « avoir des conséquences préjudiciables sur la dignité humaine et les droits de l’homme »[56] – sur l’exercice de certains droits fondamentaux, notamment le droit de prendre part à la vie culturelle[57], en bénéficiant d’un « accès à son propre patrimoine culturel »[58] et de sa jouissance[59], ou le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ainsi, « both Russia and Ukraine, as party to the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights, must ensure the realization of the right to access and enjoy cultural heritage »[60].

La destruction du patrimoine culturel advient généralement dans le cadre de conflits armés sous forme soit de ciblage délibéré des biens culturels, soit de dommage collatéral[61]. Nous envisagerons dès lors l’application des principes de distinction et de proportionnalité sous le prisme de la destruction du patrimoine culturel. Dans un premier temps, il s’agit d’envisager – à la lumière du principe de distinction en droit de la conduite des hostilités – dans quelle mesure les actes d’hostilité dirigés à l’encontre du patrimoine culturel matériel sont prohibés (A). Dans un second temps – à la lumière de la règle relative à la proportionnalité –, nous nous intéressons à la prise en compte de la valeur culturelle du patrimoine culturel dans l’équation proportionnelle, qui nécessite la mise en balance de l’avantage militaire concret et direct attendu avec les pertes et dommages civils prévisibles (B).

A. Destruction intentionnelle et principe de distinction

Une double protection est accordée aux biens culturels[62]. En effet, ces biens, spécifiquement protégés, n’en restent pas moins des biens civils[63]. Mais ils présentent une « importance supplémentaire par rapport aux biens de caractère civil »[64], car c’est « toute une histoire, toute une identité qui est affectée par [leur] destruction »[65]. Ainsi, ils bénéficient d’une protection additionnelle. En nous focalisant sur cette dernière ci-après, nous envisagerons non seulement son apport certes symbolique – permettant de prendre en considération la valeur intrinsèque de tels biens[66] – mais surtout les exceptions prévues par cette lex specialis[67], plus restreintes que celles qui concernent les biens civils entendus strictement.

La présente section s’intéressera dès lors au principe de distinction, sous le prisme de la protection du patrimoine culturel.

Le coeur du DIH conventionnel en matière de protection du patrimoine culturel en période de conflit armé est la Convention de La Haye de 1954, s’appliquant au conflit armé entre l’Ukraine et la Russie en ce qu’elle a été ratifiée par les deux États[68].

En son article premier, elle propose une définition des biens culturels, déclinée en trois catégories, accompagnées d’une liste d’exemples non exhaustive parmi lesquelles les « biens, meubles ou immeubles, qui présentent une grande importance pour le patrimoine culturel des peuples »[69]. Cela a vocation à notamment protéger les biens culturels d’importance nationale ukrainienne qui font partie intégrante du patrimoine de l’humanité[70]. On y trouve également listés les bâtiments conservant ou exposant les biens culturels meubles ainsi que les « centres monumentaux ».

L’ensemble des biens culturels ukrainiens n’a pas encore fait l’objet d’un marquage[71] par le biais de l’apposition d’un bouclier bleu[72]. À cet égard, à la suite d’une réunion extraordinaire du 18 mars 2022 portant sur la protection du patrimoine culturel durant le conflit armé russo-ukrainien. Le Comité pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé a adopté une déclaration encourageant « l’Ukraine […] à envisager de marquer aussi rapidement que possible les principaux monuments et sites historiques à travers l’Ukraine […] avec [ledit] signe distinctif »[73]. Mais, puisque ces biens ont malgré cette absence de marquage une importance historique, artistique ou architecturale, il existe en réalité une présomption qu’il s’agit de biens culturels revêtant une grande importance pour le patrimoine culturel de l’État ukrainien[74].

Outre une obligation de sauvegarde de tels biens, les États parties doivent également s’abstenir de tout acte d’hostilité à leur égard et de toute utilisation à des fins qui pourraient exposer ces biens à de tels actes d’hostilité[75]. Par acte d’hostilité, l’on entend tout acte lié au conflit portant, ou pouvant porter, une atteinte matérielle aux biens protégés[76], sans qu’un dommage ne doive nécessairement en découler[77].

Il semble relativement établi que la Convention de La Haye de 1954 a été violée sur le territoire ukrainien, ce que confirme la déclaration de l’UNESCO qui

prie instamment la [Russie] de se conformer aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 4 de la Convention de La Haye de 1954 […] en s’abstenant d’utiliser le bien […] à des fins susceptibles de l’exposer à la destruction ou à l’endommagement en cas de conflit armé, et en s’abstenant de tout acte d’hostilité à l’encontre de ce bien[78].

À titre d’exemple de tels actes d’hostilités, l’on peut citer le bombardement du Mémorial de l’Holocauste Drobytsky Yar à Kharkiv ou les actes d’hostilité à l’encontre du musée ukrainien d’histoire locale d’Ivankiv.

Il existe une dérogation à cette protection générale en cas de nécessité militaire impérative[79]. Pour illustrer cette dérogation, envisageons le cas de l’Église de la Résurrection du Christ à Lukashivka qui aurait été gravement endommagée suite à une explosion. S’il s’avère exact qu’elle était bel et bien utilisée par l’armée russe afin de stocker des munitions explosives[80], encore faudrait-il qu’une telle destruction s’inscrive dans le cadre de cette dérogation, en ce qu’aucun autre choix ne serait pratiquement envisageable pour obtenir un avantage militaire équivalent. Il semblerait cependant que ce lieu de culte ait été endommagé par le déclenchement impromptu d’une munition russe qui y était stockée[81].

Compte tenu des répercussions sur les droits culturels, une interprétation du DIH sous l’angle des droits humains amène à interpréter strictement une telle dérogation, rendant licite la destruction de biens culturels[82], en raison notamment de la menace d’irréversibilité que fait peser une telle destruction sur l’exercice des droits culturels[83]. En effet, les biens culturels doivent être préservés de manière à conserver leur authenticité et leur intégrité[84].

La jouissance par un bien à caractère civil de cette protection en tant que bien culturel se distingue de la protection (encore plus) particulière accordée aux biens culturels sous protection spéciale[85], ne bénéficiant cependant à aucun bien culturel ukrainien. L’Ukraine n’a en effet pas fait de demande d’inscription au « Registre international des biens culturels sous protection spéciale », registre qui est par ailleurs très peu utilisé. Il en est de même concernant la Liste internationale des biens culturels sous protection renforcée, prévue par le Deuxième Protocole relatif à la Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, adopté en 1999[86]. Cette troisième catégorie concerne les biens culturels présentant la plus haute importance pour l’humanité. À nouveau, aucun bien culturel ukrainien n’y a été inscrit. Pourtant, dans sa déclaration, le Comité envisage « l’inclusion potentielle de certains biens du patrimoine culturel ukrainien sous protection renforcée »[87]. Pour l’heure, cela n’a cependant aucune incidence, d’autant que le deuxième Protocole de 1999 n’a pas été ratifié par la Russie. Le principal apport – non négligeable il nous semble – de ces deux régimes de protection, dans l’hypothèse où ils s’appliqueraient, concernerait l’immunité renforcée dont bénéficieraient les biens culturels lorsqu’ils deviennent des objectifs militaires[88].

En raison du conflit armé international opposant l’Ukraine et la Russie, l’article 53 du Protocole additionnel I – ratifié par les deux États belligérants[89] – trouve également à s’appliquer[90]. Là où, malgré certaines divergences d’interprétation, le champ d’application ratione materiae se présente comme semblable à celui de la Convention de La Haye de 1954, la principale différence concerne le régime dérogatoire.

En ce qui concerne le champ d’application ratione materiae de l’article 53 du Protocole additionnel I, les divergences d’interprétation sont de deux ordres. D’une part, la lettre de l’article 53 du Protocole additionnel I envisage per se le patrimoine cultuel, à savoir « les lieux de culte qui constituent le patrimoine […] spirituel des peuples » [nos italiques], là où cette catégorie des « lieux de cultes » n’est pas explicitement couverte par la Convention de La Haye de 1954[91]. Bien que d’aucuns considèrent qu’une telle précision permette à certains lieux de culte n’ayant aucune valeur culturelle et historique de bénéficier, en reconnaissance de leur valeur spirituelle[92], d’une protection contre les actes d’hostilité[93] nous considérons à l’inverse que cela n’élargit pas le champ d’application matériel. Outre le fait que la protection des lieux de culte est en réalité antérieure à la consécration du terme de bien culturel en 1954, en témoigne notamment l’article 27 du Règlement de La Haye de 1907[94], le concept de culture comprend notamment – comme le souligne le Comité des droits économiques, sociaux et culturels – « la religion ou les croyances, les rites et cérémonies »[95]. D’autre part, ces biens culturels qui bénéficient en l’espèce d’une protection sont ceux qui « constituent le patrimoine culturel ou spirituel des peuples »[96]. Les Commentaires des Protocoles additionnels précisent à cet égard que l’expression « patrimoine des peuples » a été préférée afin d’éviter des problèmes de tolérance entre la culture prédominante d’un État et les diverses identités nationales et religieuses de ses populations minoritaires[97] tout en ajoutant que ce concept n’est pas une notion différente de celle envisagée par la Convention de La Haye de 1954, malgré une opinion divergente répandue[98]. Lorsque l’on envisage le régime dérogatoire prévu à l’article 53 du Protocole additionnel I, il apparaît au premier abord qu’aucune dérogation n’y est explicitement prévue. Bien que les Commentaires des Protocoles additionnels précisent que cela ne souffre aucune exception[99], plusieurs délégations avaient originellement défendu l’idée que ces biens culturels pourraient tout de même être pris pour cible s’ils sont illégalement utilisés à des fins militaires[100]. Rappelons cependant que, d’emblée, l’article 53 du Protocole additionnel I précise qu’il s’applique « sans préjudice des dispositions de la Convention de La Haye de [1954] »[101]. Ainsi, tant la Russie que l’Ukraine étant liées par cette dernière, son régime dérogatoire subsiste, pour autant que le bien en question ne soit transformé en objectif militaire[102]. Le cadre normatif envisagé ci-avant est reflété par la coutume. En effet, l’interdiction de détruire de manière délibérée des biens qui présentent une grande importance pour le patrimoine culturel des peuples[103] et une grande valeur pour l’humanité s’élève au niveau du droit international coutumier[104]. Ce que l’on peut observer de la pratique étatique en la matière, notamment russe, vient d’ailleurs confirmer cette observation : la destruction de biens culturels, de monuments historiques, de lieux de culte et d’autres bâtiments qui représentent le patrimoine culturel ou spirituel d’un peuple est une méthode de guerre interdite[105].

Outre de telles dispositions de DIH, le droit international pénal peut nous éclairer sur la nature criminelle des attaques contre le patrimoine culturel et l’identité culturelle qu’il dévoile.

Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale[106] est applicable à la situation en Ukraine en raison de l’acceptation par l’Ukraine de la compétence de la Cour pour les crimes commis sur le territoire ukrainien depuis 2014[107]. Selon l’article 8(2)(b)(ix) du Statut,

le fait de diriger intentionnellement des attaques contre des bâtiments consacrés à la religion, à l’enseignement, à l’art, à la science ou à l’action caritative, des monuments historiques […] à condition qu’ils ne soient pas des objectifs militaires[108]

est qualifié de crime de guerre, en tant que violation grave du DIH, également au sens de l’article 85(4)(d) du Protocole additionnel I.

Il existe ainsi une dérogation à cette interdiction lorsque les biens culturels immeubles deviennent des objectifs militaires[109]. À cela s’ajoute que ce crime de guerre relatif aux attaques contre le patrimoine culturel ne fait pas mention des biens culturels meubles, tels que les peintures de l’artiste Maria Prymachenko dont l’attaque intentionnelle ne pourrait dès lors être criminalisée sur cette base. L’atteinte à tels biens meubles peut tout de même être envisagée comme un acte d’hostilité à l’égard de biens de caractère civil, au sens de l’article 8 (2)(b)(ii) du Statut de Rome[110].

À titre comparatif, bien que cela ne s’inscrive pas dans le champ du principe de distinction en droit de la conduite des hostilités, de tels actes d’hostilité aux biens culturels peuvent également être envisagés sous l’angle du crime contre l’humanité de persécution. Lorsque de tels actes sont posés à des fins discriminatoires, ils constituent un crime de persécution au sens de l’article 7(1)(h) du Statut de Rome, à savoir un « déni intentionnel et grave de droits fondamentaux en violation du droit international, pour des motifs liés à l’identité du groupe ou de la collectivité qui en fait l’objet »[111]. Parmi les actes de destruction du patrimoine culturel matériel, sont également concernées les destructions[112] ou dégradations délibérées de bâtiments culturels[113]. Ces actes d’hostilité sont reconnus comme constituant des attaques à l’encontre de l’identité même d’un peuple[114], d’autant que l’auteur doit avoir posé de tels actes à dessein de discriminer ce groupe, notamment pour des motifs culturels[115], à savoir : chercher à éliminer la langue, l’art, les coutumes ou encore le patrimoine historique d’un groupe[116]. De tels actes viseraient dès lors à refuser au groupe le droit d’avoir une identité et une culture qui lui soient propres[117].

B. Dommages collatéraux psychologiques et principe de proportionnalité

Pour que les dispositions relatives au principe de distinction s’appliquent, les actes d’hostilité doivent être posés délibérément à l’égard des biens culturels. Mais si, de facto, les biens culturels sont endommagés incidemment, l’attaque sera envisagée sous le prisme de la règle relative à la proportionnalité. Bien qu’aucune référence à cette règle ne soit faite ni dans la Convention de 1954 ni à l’article 53 du Protocole additionnel I, il s’agit d’une règle coutumière[118] applicable à tout bien de caractère civil, ce que sont les biens culturels, lorsqu’une attaque peut produire des conséquences collatérales.

Lorsqu’une partie au conflit prend pour cible un objectif militaire, elle doit avoir effectué, en amont, un calcul de proportionnalité afin de s’assurer que les biens culturels ne seraient pas, incidemment, démesurément endommagés dans l’attaque. Les dommages collatéraux qui en résultent ne doivent pas être excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu[119]. Si le caractère excessif des dommages collatéraux était prévisible ex ante, la règle relative à la proportionnalité serait alors violée.

En matière de patrimoine culturel, la chambre de première instance du TPIY dans l’affaire Prlić et consorts a considéré que l’impact psychologique de la destruction du pont de Mostar en Bosnie-Herzégovine entraînait des dommages excessifs par rapport à l’avantage militaire attendu[120]. Une telle violation de la règle relative à la proportionnalité découlait du caractère exceptionnel de cet ouvrage, lié à sa valeur symbolique importante[121]. La chambre d’appel renversa ensuite cette décision, considérant que l’attaque du pont était justifiée par des nécessités militaires, dès lors qu’il représentait un objectif militaire et qu’il offrait sans conteste un avantage militaire certain[122]. Dans son opinion dissidente, le juge Fausto Pocar rappela cependant que « l’importance culturelle remarquable du pont signifiait que l’analyse des nécessités militaires et de l’objectif militaire aurait dû être plus rigoureuse que si elle se rapportait à des biens autres que des biens protégés »[123]. Ainsi, tant la chambre de première instance que l’approche du juge Pocar défendent une approche selon laquelle « l’évaluation des dommages collatéraux susceptibles d’être causés aux biens culturels n’est pas uniquement une question de mètres cubes mais également, et essentiellement, une question relative à la valeur culturelle »[124].

En adoptant une telle approche, l’on introduit dans l’équation la valeur intangible du patrimoine culturel. Le recours à d’autres corpus de règles de droit international pour compléter les dispositions de DIH permet ainsi de prendre en compte dans l’évaluation des dommages collatéraux l’impact de la destruction du patrimoine culturel sur les droits fondamentaux. La gravité d’une telle destruction du patrimoine culturel est ainsi mieux prise en compte[125], ce qui permet de minimiser les dommages collatéraux irréversibles[126] portant atteinte au patrimoine culturel[127].

L’on a beaucoup parlé en mars 2022 d’une frappe de missile visant la tour de télévision de Kiev qui aurait incidemment endommagé le mémorial de l’Holocauste de Babyn Yar[128] qui se situe sur l’emplacement d’une fosse commune où des milliers de personnes, principalement de confession juive, furent massacrées en 1941[129]. Malgré que, de facto, ledit mémorial n’aie pas été incidemment endommagé[130], une telle frappe nous a tout de même amenée à envisager le respect du principe de proportionnalité. Dans un contexte où les discours de Vladimir Poutine font référence à une volonté de « dénazification de l’Ukraine » et allant jusqu’à qualifier les dirigeants ukrainiens de néonazis[131], l’importance symbolique de ce mémorial érigé à la mémoire des victimes de la Shoah ainsi que sa valeur irremplaçable pour l’éducation et la commémoration de l’Holocauste ne semblent pas faire l’ombre d’un doute. Ainsi, le calcul de proportionnalité ex ante devrait dûment prendre en compte de tels dommages collatéraux « psychologiques », l’impact intangible de ces destructions.

***

En portant atteinte aux biens culturels, l’on porte également atteinte à l’histoire d’un peuple et à son identité[132]. Dès lors, l’atteinte aux biens culturels signifie en réalité « beaucoup plus que de détruire des briques, du bois ou du mortier »[133]. L’offensive armée lancée par la Russie en février 2022, qui semble constituer notamment une tentative d’effacer l’identité de la nation ukrainienne, en est une triste illustration. En effet, de tels biens « are seen as key to Ukrainian identity and independence »[134] et leur destruction « puts country’s identity in peril »[135].

Au travers de cette contribution, nous nous sommes attachée à souligner que, lorsqu’il s’agit des actes d’hostilité à l’encontre du patrimoine culturel, une approche se limitant aux disposition de DIH prises isolément aurait pour conséquence d’ignorer les dimensions culturelles et psychologiques qu’impliquent de tels actes d’hostilité. Ainsi, recourir à des fins interprétatives à d’autres corpus de règles du droit international devrait permettre de renforcer la protection du patrimoine culturel en période de conflit armé, en approchant de manière éclairée ce qui permet, en période de conflit armé, de protéger de facto l’identité culturelle.

Outre la notion de dommage collatéral « psychologique » et la prise en compte de l’atteinte à certains droits culturels qui permettent d’interpréter le DIH sous le prisme des droits fondamentaux, l’étude des dispositions dérogatoires a également permis de mettre en exergue le caractère irremplaçable du patrimoine culturel. Le patrimoine culturel « prend son sens dans la transmission et la réception de souvenirs et de savoirs et la perte de ce dernier signifie qu’on doit faire le deuil de la possibilité de le transmettre »[136]. De tels biens culturels ne peuvent donc pas être remplacés dans leur essence, malgré une envisageable reconstruction. Ainsi, les dispositions relatives à la sauvegarde – pendant aux mesures de protection notamment envisagées dans la Convention de La Haye de 1954 en son article 3 –, consistent en des mesures à adopter a priori et jouent également un rôle central pour éviter que ces actes d’hostilité se concrétisent. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie nous en offre d’ailleurs quelques illustrations, parmi lesquelles l’utilisation de sacs de sable pour recouvrir certains biens culturels[137] ou l’acheminement hors du territoire ukrainien de certaines oeuvres d’art, afin de les mettre à l’abri, notamment en Espagne[138]. L’adoption de mesures de sauvegarde dès le temps de paix semble constituer un élément tout aussi primordial afin d’assurer une protection effective des biens culturels lorsqu’un conflit armé se déclenche[139]. On peut notamment penser à une « planification des mesures d’urgence pour assurer la protection des biens contre les risques d’incendie ou d’écroulement des bâtiments » ou à la « préparation de l’enlèvement des biens culturels meubles ou la fourniture d’une protection in situ adéquate »[140].