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Les enjeux de la guerre de siège sont connus depuis des millénaires. Certains auteurs s’accordent même à dire que cette pratique est aussi vieille que celle de la guerre. À ce titre, la poliorcétique – l’art de mener un siège, ou de le contrer – a fait l’objet d’un traité militaire éponyme[1], rédigé dès le IVe siècle avant Jésus-Christ par un certain Énée le tacticien[2]. Souvent qualifié « [d’]archaïque » ou de « médiéval »[3], le siège consiste à encercler un lieu défendu par l’ennemi, en le coupant des canaux de soutien et des lignes de ravitaillement[4]. Les opérations militaires subséquentes visent ensuite à isoler la population assiégée à la fois physiquement, psychologiquement, et de nos jours, électroniquement, afin d’accélérer sa reddition, souvent par la famine[5].

Par conséquent, de nombreux sièges, certains mêmes historiques, ont conduit à de grandes souffrances de la population : en 587 avant Jésus-Christ, le siège de trente mois de la ville de Jérusalem, ordonné par le roi Nabuchodonosor II, aurait causé une famine généralisée de la population hiérosolymitaine[6]. En 1453, lorsque la ville de Constantinople est assiégée par l’armée ottomane, il est dit que « [t]he effect of bombards was mainly psychological and was felt more by the non-combatants than by the professionals[7] ». L’emploi d’une telle tactique n’a pas échappé aux souverains Slaves, car, à cette même époque, certaines villes de l’actuelle Russie ou de l’Ukraine en font également l’objet. L’empire russe a déjà recouru à de telles tactiques de nombreuses fois, les modernisant en utilisant de nouvelles armes plus efficaces. Le siège de la forteresse de Smolensk de 1514, durant la guerre russo-lituanienne, en est un bon exemple. Il se caractérise notamment par l’utilisation de deux mille canons, peu après que le tsar Vassili III a obtenu l’arme à feu[8]. En ce temps, les pièces d’artillerie lourde – trébuchets et catapultes – restent les outils de guerre traditionnels : le recours aux armes lourdes et arquebusiers « Пища́льники (pishchal'niki) » [notre traduction] n’est pas aussi perfectionné. Les campagnes moscovites menées à l’ouest évoluent, sous le règne du grand-prince successeur Ivan IV, dit « le Terrible ».

Les sièges sont davantage caractérisés par l’établissement de tranchées, le forage de mines et de sapes[9] soutenues par des bombardements d’artillerie. Jusqu’à 80 000 sapeurs auraient ainsi été impliqués dans les opérations de siège contre la ville de Polotsk (située en actuelle Biélorussie) en 1563[10]. Si, tel que présenté, le siège semble être teinté d’une connotation « médiévale », celui-ci a continué à être employé dans le cadre de conflits bien plus contemporains[11]. La Seconde Guerre mondiale a, à ce sujet, donné lieu à deux sièges majeurs, ceux-ci ayant pris place dans des villes de l’ex-URSS. Leningrad – actuelle Saint-Pétersbourg – a été encerclée par l’armée allemande et soumise à des bombardements pendant deux ans et quatre mois. Ce « blocus de 900 jours »[12] aurait causé la mort d’un million de civils, pour cause de famine. En janvier 1942, le taux de décès dus à la faim s’élevait à 4 000 par jour, les habitants n’ayant non plus de quoi se réchauffer, s’éclairer et étant contraints à vivre dans les sous-sols pour éviter les bombardements[13]. Stalingrad a, pour son cas, connu un siège de six mois durant l’hiver russe, abandonnée par les forces armées soviétiques, avant la contre-offensive d’août 1942 et l’encerclement des forces armées allemandes[14].

Le siège n’est donc pas une pratique ancrée dans une seule période historique et son recours est toujours bien actuel. Plusieurs villes ukrainiennes – telles que Marioupol, Chernihiv, Kharkiv, Izioum et d’autres – ont été assiégées dans le conflit armé international opposant l’Ukraine et la Fédération de Russie depuis février 2022, mais également durant certaines batailles du Donbass depuis 2014. Cette étude visera à analyser, au regard du droit international humanitaire (DIH) applicable, les différents sièges survenus sur le territoire ukrainien depuis le 27 février 2014. Cette date marque le début de l’occupation[15] non consentie de la Crimée par les forces armées russes[16] et, par la même, l’existence d’un conflit armé international (CAI) entre l’Ukraine et la Fédération de Russie. Un conflit armé non international (CANI) existe également entre l’Ukraine et les républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk d’avril à juin 2014. Il sera ici considéré que ce conflit a présenté un caractère international à partir de juillet 2014 par le contrôle global de la Russie exercé sur les groupes armés des républiques autoproclamées, et son intervention militaire dans l’est de l’Ukraine[17]. De fait, si nous considérons qu’il existe deux types de conflits armés en Ukraine du 27 février 2014 jusqu’en juin 2014, nous envisagerons qu’il existe seulement un conflit armé international entre l’Ukraine et la Fédération de Russie à partir de juillet 2014.

Il est à noter, à ce titre, que les dispositions relatives aux sièges diffèrent peu selon qu’elles s’appliquent lors d’un conflit armé international ou non international[18]. Ce travail ne visera donc pas à exposer les différences des normes applicables au siège lors d’un CANI et d’un CAI. Son objectif sera davantage de présenter les enjeux juridiques modernes des sièges auxquels le droit international humanitaire doit faire face, au regard de la doctrine militaire russe et de sa pratique équivalente durant le conflit en Ukraine depuis 2014. Des sièges précédents, tels que ceux de Sarajevo, Grozny ou Damas – dans lequel l’armée russe s’est impliquée – seront également pris comme exemples afin d’appuyer certaines argumentations. Le siège de Sarajevo représente, à cet égard, la première caractérisation d’un « siège » par un tribunal international[19]. Les autres sièges seront, quant à eux, mentionnés afin de sous-tendre que la pratique militaire des forces armées russes en Ukraine n’est pas inédite. Ainsi, cette contribution tendra à démontrer que les méthodes de siège employées par la Russie pour conquérir une localité urbaine sont illicites au regard des normes de DIH applicables, tout en faisant partie d’une tactique militaire récurrente. Par conséquent, cette étude analysera la pratique des forces armées russes vis-à-vis de l’emploi du siège, au regard de trois axes : la famine comme méthode de guerre, la conduite des hostilités dans une localité assiégée et l’évacuation des civils de cette localité. Le champ d’analyse de cette étude ne portera que sur l’applicabilité des obligations de DIH incombant à la Fédération de Russie[20] et certaines potentielles violations du droit international pénal lui étant imputables[21]. L’application du droit international des droits de la personne sur le territoire ukrainien en temps de guerre est exclue de ce champ d’études.

Du fait de son recours par de nombreuses armées, le siège a rapidement été inclus dans le DIH. Il est ainsi déjà mentionné dans huit articles du Code Lieber[22]. Si ces dispositions encadrent la pratique du siège, le recours à la famine n’était pas interdit. Le siège était une tactique de guerre courante et la famine, la « clé de son succès »[23]. L’article 18 précise ainsi que lorsque « a commander of a besieged place expels the noncombatants, in order to lessen the number of those who consume his stock of provisions, it is lawful, though an extreme measure, to drive them back, so as to hasten on the surrender »[24].

Repousser les civils vers la place assiégée était alors considéré comme licite en vue de « hâter la reddition »[25] de l’ennemi. Cette règle était même inscrite dans le droit coutumier et a été confirmée par un tribunal militaire américain lors des « procédures ultérieures » à Nuremberg, dans l’affaire du Haut Commandement[26]. En l’espèce, le maréchal allemand Wilhelm von Leeb avait été accusé, pendant le siège de Leningrad, d’avoir donné l’ordre à l’artillerie allemande de tirer sur les civils russes qui tentaient de fuir à travers ses propres lignes de front. Lors de son jugement de 1948, le tribunal a estimé que l’ordre de von Leeb n’était pas illégal, se fondant sur l’article 18 du Code Lieber[27]. Ne reconnaissant pas l’illégalité des ordres donnés par von Leeb, le tribunal conclut de manière désarmée : « We might wish the law were otherwise, but we must administer it as we find it. Consequently, we hold no criminality attaches on this charge »[28].

Le droit international humanitaire moderne[29], incarné dans le Règlement de la Haye, les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels, ainsi que le droit international humanitaire coutumier[30], ont apporté de nouvelles obligations en matière de conduite d’un siège. Nous ne reviendrons pas sur le caractère coutumier des traités précités. Parmi toutes les normes de DIH applicables depuis l’adoption de la Convention de la Haye de 1907, seules quatre dispositions mentionnent explicitement le terme de « siège » ou de « zone assiégée » : l’article 27 du Règlement de la Haye, l’article 15 de la Première Convention de Genève, l’article 18 de la Deuxième Convention et l’article 17 de la Quatrième Convention de Genève[31]. Tandis que l’article 27 du Règlement vise à protéger certains bâtiments assiégés, les autres dispositions visent à s’appliquer directement aux cas de zones encerclées ou assiégées, notamment celles concernant les arrangements locaux, que les États « pourront s’efforcer » de conclure, afin de favoriser l’évacuation des blessés, des malades ou de certains civils[32] de ces zones. D’autres règles, à portée plus générale, restent pertinentes pour évaluer la licéité des sièges, notamment celles relatives à la conduite des hostilités[33]. Ainsi, l’interdiction de la famine comme méthode de guerre employée contre les civils est une prescription générale s’appliquant dans toutes les situations où des hostilités prennent place[34]. Elle est néanmoins centrale lors d’un siège puisque celui-ci vise, le plus souvent, à isoler les combattants et les civils d’une localité en précipitant leur reddition par le manque d’approvisionnement en biens, dont certains sont alimentaires[35].

Toutefois, certaines remarques peuvent être formulées au regard des prescriptions relatives au siège. La notion de famine comme méthode de guerre, bien qu’interdite de manière absolue en DIH, semblerait comporter un seuil d’intentionnalité pour être caractérisée et condamnée[36]. Également, les bombardements et tirs d’artillerie employés lors d’opération de siège posent la question de la précision de l’emploi de telles méthodes de guerre afin d’assiéger une zone[37], tout en interrogeant sur les objectifs militaires licitement attaquables, puisque ceux-ci profitent à la fois aux civils et aux combattants[38]. Enfin, les normes visant à favoriser l’évacuation des civils, des blessés et des malades de zones encerclées ou assiégées ne sont en réalité que des recommandations[39], ce qui limiterait leur applicabilité à la discrétion des belligérants[40].

Au regard de la pratique russe obsidionale – relative au siège – survenue sur le territoire ukrainien depuis 2014, et à d’autres pratiques précédentes suivies par les forces armées russes, il conviendra d’analyser les normes applicables explicitement au siège, et celles qui sont pertinentes dans le cadre d’une telle opération, tout en essayant d’évaluer la licéité des opérations militaires russes ayant impliqué la tenue d’un siège sur le territoire ukrainien. La guerre de siège étant encadrée par le DIH contemporain, nous examinerons la question sous différents angles. D’abord, en l’absence d’une définition du « siège », il sera question de déterminer ce qui constitue une telle opération militaire. Nous évaluerons également les problématiques lui étant contemporaines (I). La définition doctrinale dégagée et des enjeux présentés, il s’agira ensuite d’analyser les pratiques militaires russes sous trois aspects : l’interdiction de la famine (II), la conduite des hostilités relative aux zones assiégées (III) et l’évacuation des civils (IV).

I. Définition et problématiques contemporaines du siège

Il n’existe pas de définition complètement admise de ce qui constitue un siège, néanmoins, nous pouvons essayer de tracer les contours, au regard de certains concepts doctrinaux, de la manière de qualifier ce type d’opération militaire (A). Nous tâcherons ensuite d’identifier les problématiques contemporaines relatives au recours de cette tactique militaire (B).

A. Une définition du siège : encerclement, isolement et « anéantissement de la résistance »

Il serait tout d’abord utile de tracer les contours de ce qui est considéré comme un siège. À ce titre, les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels ne donnent pas de définition du siège ou de la zone assiégée[41]. Toutefois, le Dictionnaire du droit international des conflits armés peut apporter un semblant de réponse : le siège serait ainsi un « ensemble d’opérations militaires déployées autour d’une localité (ou d’une zone) défendue et visant à la conquérir »[42]. D’autres sources définissent le siège comme tel : « An operational strategy to facilitate capture of a fortified place such as a city, in such a way as to isolate it from relief in the form of supplies or additional defensive forces »[43].

Le Commentaire des Protocoles additionnels donne aussi la définition suivante : « le siège est l’encerclement d’une localité ennemie coupant ceux qui se trouvent à l’intérieur de toute communication pour les amener à se rendre »[44]. Celui-ci se déroule traditionnellement en trois étapes, conformément à la doctrine militaire : un encerclement, l’établissement d’une tête de pont, puis un nettoyage systématique quartier par quartier[45]. Ces termes, qui semblent délimiter les « phases » d’une opération de siège, ne sont cependant pas tous définis en droit international humanitaire. Quant au Dictionnaire du droit international des conflits armés, celui-ci donne également une définition comportant trois éléments : « l’encerclement, l’isolement consécutif de la localité (ou zone) assiégée et les attaques visant à anéantir la résistance »[46]. Les manuels français, britannique et états-unien du droit des conflits armés reprennent cette définition en des termes similaires[47]. Toutefois, nous rencontrons la même lacune, à savoir que, hormis le terme « encerclement », le dictionnaire ne définit pas les notions « [d’]isolement » ou de « résistance ».

L’encerclement consiste ainsi, tel qu’énoncé, en une « opération par laquelle une unité, en progressant sur les flancs et sur l’arrière d’un déploiement ennemi, après en avoir engagé le front, le resserre totalement, en le coupant de ses lignes de communication »[48]. L’isolement peut, de cette même manière, se comprendre comme une série d’opérations, survenues concomitamment ou subséquemment à l’encerclement, visant à empêcher l’accès à des ressources nécessaires à la survie de la population civile, mais aussi d’empêcher cette dernière de quitter la zone encerclée à son gré. Un corollaire de l’isolement est notamment le contrôle des points d’entrée et de sortie de la zone assiégée[49]. Isoler la localité peut également viser à empêcher les combattants retranchés de camper leur position[50]. Nous retiendrons ici que l’isolement est davantage un moyen qu’une nécessité factuelle pour être constitué ; il est « l’essence »[51] du siège. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire que l’isolement d’une localité soit effectif et total pour être qualifié comme tel, mais que la puissance assiégeante ait un contrôle total sur l’entrée et la sortie des biens et des personnes[52]. Certaines opérations militaires ont été qualifiées de sièges bien que le cordon d’isolement n’ait pas été « imperméable » et que la population civile ait eu la possibilité, même fortement limitée, de fuir la localité assiégée[53].

Un exemple de cette pratique fut la qualification de siège à Sarajevo par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, lors de la condamnation de Dragomir Milošević, jugé pour l’ensemble des opérations qui se sont déroulées d’août 1994 à novembre 1995[54], période pendant laquelle ce dernier commandait le bataillon Sarajevo-Romanija depuis 1992[55]. Le siège a été qualifié malgré l’absence d’un encerclement total[56]. Enfin, le terme « résistance » ne doit ici pas être confondu avec celui de « mouvements de résistance »[57] énoncé dans le Protocole additionnel I, mais pourrait davantage se comprendre comme le fait que la zone encerclée est défendue, c’est-à-dire que les forces armées assiégées refusent d’ouvrir une partie de la localité à l’occupation ennemie[58]. Plus généralement, le terme « attaque visant à anéantir la résistance » s’apparente à une série d’attaques[59] de la puissance assiégeante qui tente généralement de contrôler la zone en intensifiant les hostilités, par le biais de bombardements et en recourant à l’artillerie[60].

Pour reprendre le Jugement Milošević, désigné ici car il représente une des rares qualifications d’une opération militaire[61] en siège par un tribunal international – avec la ville de Srebrenica[62] –, les trois critères précités semblent avoir été retenus : Sarajevo a fait l’objet d’un encerclement par le bataillon serbe Sarajevo-Romanija. Les opérations militaires qui ont été menées durant une période de quatorze mois ont visé, d’une part, à priver la population civile en eau, en nourriture et en autres produits de nécessité et d’autre part, à forcer les autorités militaires bosniaques à capituler[63]. Il est donc possible de retrouver les notions d’encerclement, d’isolement et d’opérations militaires visant à « anéantir la résistance », soulignant que les autorités assiégées défendent la zone et, de ce fait, n’ouvrent pas la localité à l’occupation ennemie[64]. Cette étude conservera la notion précitée de « siège » définie par le Dictionnaire, à la différence que nous ne considérerons pas uniquement que la population civile seule doive faire l’objet d’un isolement, mais que l’ensemble de la population située dans une localité (ou une zone) assiégée peut être isolée, civils et combattants confondus. Nous soulignerons tout de même par la suite que le régime de DIH applicable est très différent, selon que le siège est dirigé contre des civils ou contre des combattants uniquement[65].

Les caractéristiques précitées du siège ont cependant un effet limité sur l’applicabilité du régime juridique obsidional[66]. À cet égard, toute personne bénéficie d’une protection adéquate dès lors que celle-ci se retrouve dans une « zone assiégée ou encerclée »[67]. En outre, le Commentaire de 1958 des Conventions de Genève – dont ces derniers sont les seuls traités à employer de tels termes – tente de dessiner les contours de ce qui caractérise une zone assiégée ou encerclée, mais les définit de la même manière. Ces zones sont « non seulement un espace de terrain ouvert, plus ou moins étendu et occupé par une armée encerclée, mais aussi bien une ville ou une place forte qui résisteraient de toutes parts à un assiégeant »[68]. Nous ne ferons, non plus, pas de différence entre ces deux termes qui seront considérés comme interchangeables. Les dispositions des Conventions de Genève se rapportant explicitement au siège[69] s’appliquent donc dès que les forces armées assiégeantes commencent à encercler une localité (ou une zone) – ces termes sont aussi interchangeables –, mais également lorsque les hostilités sont actives depuis une période donnée. Enfin, nous supposerons que le siège est levé dès lors que les opérations s’y rapportant prennent fin, c’est-à-dire que les unités déployées à ces effets ne privent plus les forces assiégées de tous les canaux d’approvisionnement dont elles souhaiteraient disposer et que la population, tant civile que combattante, peut entrer et sortir de la zone à son gré.

Sur la question de connaître la limite de taille d’une zone assiégée, les Commentaires des Conventions de Genève considèrent que ce terme pourrait s’appliquer à plusieurs agglomérations[70]. En ce sens, l’encerclement de plusieurs villages, y compris dans une zone équivalente à un « vaste territoire »[71] ou à une « portion de pays »[72], pourrait résulter en une situation de siège. Cela s’est notamment produit lorsque la Ghouta orientale, région à l’est de la ville syrienne de Damas, a été assiégée par les forces syriennes et russes[73]. Les villes et villages encerclés étaient Douma, Mesraba, Arbin, Hamouria, Saqba, Modira, Eftreis, Jisrin ainsi que certaines banlieues de Damas. Entre 400 000 et 1,1 million de personnes se sont ainsi retrouvées prises au piège dans une zone d’environ 100 kilomètres carrés[74]. Cet apport des Commentaires a élargi la notion de siège en ne la restreignant pas aux localités urbaines ni rurales, mais davantage comme une situation de fait. Il s’agira, dans cet article, de considérer la situation de siège dès lors qu’il y a encerclement et rupture d’approvisionnement d’une ou plusieurs zones – ou localité – défendues, comme une ou plusieurs localités rurales ou urbaines voire une étendue urbanisée telle qu’une gare ou un aéroport.

B. Enjeux contemporains de l’emploi du siège : famine, emploi de tirs indirects et multiplication des conflits urbains

Les enjeux modernes du siège sont nombreux : conflits urbains asymétriques, c’est-à-dire marqués par une différence significative de capacité militaire entre les forces armées[75], population assiégée souffrant de la faim et bombardements sont les caractéristiques majeures représentant la guerre de siège contemporaine. La prévalence du recours à cette méthode peut s’expliquer notamment par le fait que la puissance assiégeante a souvent une supériorité militaire contraignant les forces armées ennemies à se retrancher dans une localité urbaine ou urbanisée afin de privilégier un combat non ouvert[76]. Le siège peut aussi s’inscrire dans une planification plus globale des opérations, en visant par exemple à anéantir des poches de forces armées qui resteraient après une invasion[77]. D’un autre point de vue, le recours aux tirs indirects et aux bombardements peut être considéré par l’assiégeant comme une méthode plus « sécuritaire » d’obtenir un avantage militaire[78]. Bien que les sièges soient coûteux et s’inscrivent dans une longue période, ils peuvent, dans certaines circonstances, être plus faciles à employer que d’engager l’ennemi directement dans un conflit urbain ouvert. Les opérations menées au sein d’un milieu urbain, veillant à contrôler une ville où une localité maison par maison, peuvent offrir de nombreux avantages pour les forces assiégées[79]. Ces dernières sont protégées par les bâtiments dans une zone urbaine alors qu’elles ne le seraient pas en terrain ouvert, et il existe un plus grand nombre d’objets spécifiquement protégés, ce qui réduit la flexibilité de manoeuvre des attaquants[80]. Pourtant, le siège d’une localité qui n’a pas été évacuée de ses civils peut souvent exposer davantage de civils que de combattants aux attaques de la puissance assiégeante[81].

L’urbanisation et l’évolution de la guerre, passant de la lutte pour le territoire à la lutte pour le contrôle des populations et du capital humain, laissent également penser que le recours aux sièges et autres opérations qui piègent ou isolent les populations civiles s’intensifiera[82]. De tels types d’opérations militaires se multiplient déjà dans les villes et cet environnement tend à être le milieu dans lequel les hostilités devraient se dérouler en majorité[83]. Le phénomène d’urbanisation est certainement une cause à cette tendance, puisqu’il mène à une concentration progressive d’un nombre croissant de populations et d’instances politiques, financières ou religieuses au sein des villes[84]. Une autre cause peut être avancée pour expliquer la multiplication des conflits en zone urbaine : il s’agit du démantèlement des armées de masse et du nombre limité de troupes qui en résulte. En d’autres termes, cela signifie que les armées ne sont plus assez grandes pour former des fronts ou pour encercler des villes entières[85]. Puisqu’il n’est plus possible de mener une guerre de front où des armées de masse se rencontrent sur un terrain ouvert, la guerre se disperse dans les villes où, concentrant des réseaux de transport, des infrastructures nationales et le pouvoir politique, le principal centre d’intérêt tactique et opérationnel a été relocalisé[86].

La guerre de siège est cependant encadrée par le DIH contemporain et, au vu de la définition doctrinale dégagée et des enjeux présentés, il sera ainsi question d’analyser les pratiques militaires russes au regard de celui-ci sur trois aspects : l’interdiction de la famine (II), la conduite des hostilités relative aux zones assiégées (III) et l’évacuation des civils (IV).

II. L’interdiction de la famine contre les civils en tant que méthode de guerre, une prohibition conditionnée par l’intentionnalité de son emploi ?

Si le Code Lieber autorisait l’usage de la famine à l’encontre des civils en 1863[87], le droit international humanitaire moderne interdit de telles pratiques lorsqu’elles sont directement utilisées contre la population civile en tant que « méthode de guerre ». L’interdiction est un apport des Protocoles additionnels, mais est aujourd’hui reconnue comme faisant partie du droit international coutumier[88]. Elle s’applique tant dans un conflit armé international que non-international[89]. Le Protocole additionnel I, en son article 54, précise « [qu’]il est interdit d’utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre »[90] dans un CAI. De même, l’article 14 du Protocole additionnel II – applicable lors d’un CANI – interdit la famine « comme méthode de combat »[91] comme une interdiction générale à laquelle aucun État ne peut déroger.

Toutefois, la famine en tant que telle n’est pas définie dans les Protocoles additionnels. Le Commentaire du premier Protocole reste évasif, arguant que « le terme “famine” est généralement compris de chacun »[92] tout en renvoyant à une définition du Robert. La famine consisterait ainsi en une « disette générale d’aliments par laquelle une population souffre de la faim [ou] meurt de faim »[93]. Le Commentaire français de l’article 14 reprend cette définition[94], cependant, les commentaires anglais opèrent une distinction pour définir la famine lors d’un CANI, qui serait ainsi une situation de « extreme and general scarcity of food »[95]. Une partie de la doctrine anglophone s’est donc interrogée sur ces différences de termes. Il existerait des seuils différents pour qualifier la famine, celui de l’article 14 du Protocole additionnel II étant apparemment plus élevé[96]. Nathalie Durhin[97] privilégie la définition du Commentaire de l’article 54(1)[98], à savoir l’état général d’une population civile souffrant de la faim et privée de nourriture, en se concentrant davantage sur la souffrance des populations civiles plutôt que sur le résultat, afin de refléter avec précision la gravité de la famine et l’étendue des dommages causés[99]. Sa position sera retenue dans le cadre de cette étude, afin de fournir une définition uniforme de la famine lors d’un CAI et d’un CANI. Durhin argumente notamment en s’appuyant sur les travaux de la Commission préparatoire de la Cour pénale internationale (CPI)[100], qui reconnaissent que :

In accordance with major dictionaries, it [the term starvation] was meant to cover not only the more restrictive meaning of starving as killing by hunger or depriving of nourishment, but also the more general meaning of deprivation or insufficient supply of some essential commodity, of something necessary to live[101].

Physiquement, lorsqu’elle n’entraîne pas la mort, la famine peut avoir de graves effets à long terme en affectant la santé physique et cognitive intergénérationnelle[102]. De plus, elle engendre une réaction en chaîne qui entraîne une multitude d’autres risques sanitaires, notamment une vulnérabilité accrue aux infections graves[103]. L’interdiction générale et absolue de la famine vise donc à protéger la population civile de souffrances inutiles. Il s’agira, dans le cas d’un siège et pour la suite de cette étude, de parler de « privation par encerclement » – se rapportant à l’article 54(1) du Protocole additionnel I – si la rupture des canaux d’approvisionnement produit une situation de famine chez la population assiégée.

L’article 54(2) du Protocole additionnel I est quant à lui un corollaire au principe d’interdiction de la famine, puisqu’il encadre les attaques menées contre des « biens indispensables à la survie de la population civile »[104] [BISPC]. Il est ainsi interdit d’attaquer ou de détruire des denrées alimentaires, des canalisations d’eau,[105] mais également, dans une interprétation extensive, de priver les civils de carburant domestique et d’électricité pour se réchauffer[106]. Cette « privation par la destruction, l’enlèvement ou la mise hors d’usage »[107] résulte ainsi non pas d’un manque d’approvisionnement, mais d’attaques visant à priver la population de tels biens. Ce principe connaît cependant une exception, puisque si les biens en question servent « [d’]appui direct d’une action militaire »[108], alors ils deviennent des objectifs militaires ; un générateur électrique pourrait à titre d’exemple être détruit s’il sert directement à l’appui des communications ennemies. Lors d’un siège, la difficulté majeure rencontrée par la puissance assiégeante est que certains biens tombant dans le champ de l’article 54(2) sont à la fois utilisés par les combattants et les civils[109], étant par la même qualifiés de « biens à double usage »[110]. Notons cependant qu’il ne s’agit pas d’une définition reconnue en droit international humanitaire, la dichotomie entre bien civil et objectif militaire restant fondamentale[111]. Par exemple, la destruction d’une source d’énergie, qui peut entraver le système de commandement et de communication de la force ennemie, peut également être fatale à une personne en réanimation. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point[112].

Toutefois, nombreuses de ces situations se retrouvent dans le conflit russo-ukrainien de 2022. Ainsi, la ville d’Izioum, située dans l’oblast de Kharkiv à l’est de l’Ukraine, a connu un siège où il a été rapporté que les forces russes auraient attaqué ou détruit plusieurs épiceries[113]. De même, l’accès à l’électricité, au gaz, au chauffage et aux télécommunications aurait été coupé. Les civils auraient également souffert d’un manque d’installations sanitaires et d’une pénurie d’eau[114]. La sécurité alimentaire des gens dépendait alors du fait qu’ils aient réussi à faire des réserves suffisantes avant la crise et qu’ils aient pu accéder à ces réserves. Dans le nord du pays, après l’encerclement de la ville frontalière de Soumy le 25 février, les voies d’approvisionnement essentielles ont également été bloquées par les forces armées russes et les stocks de nourriture ont diminué[115]. La population s’est trouvée dans une situation de privation alimentaire telle qu’elle a été incitée à faire fondre de la neige[116] pour se procurer de l’eau et a été privée d’aide alimentaire jusqu’au 18 mars[117]. La tactique du siège, bien qu’elle ne soit pas interdite en droit international humanitaire, peut donc inévitablement amener à une situation de famine par l’emploi de certaines méthodes de guerre.

Pourtant, l’interdiction générale de la famine telle qu’entendue dans l’article 54(1) du Protocole additionnel I comporte certaines exceptions : la famine doit être employée en tant que méthode de guerre, c’est-à-dire comme suivant une stratégie militaire volontairement employée par la puissance assiégeante contre la population civile. Dès lors, la famine dite « collatérale », c’est-à-dire qui résulte de la privation de biens à la suite d’un encerclement, et ce, même de manière involontaire, ne serait pas interdite. Nous ne rejoignons pas cette position, puisque de nombreuses dispositions viennent proscrire l’obligation de fournir une assistance humanitaire à une population affamée (A). Si cette question se pose au sujet de la famine contre les civils, la famine contre les combattants est quant à elle licite et son emploi ne contrevient à aucune règle du droit international humanitaire (B).

A. L’illicéité de la famine collatérale au regard des obligations de fournir l’assistance humanitaire aux zones assiégées

La théorisation de la famine collatérale est issue d’une interprétation selon laquelle celle-ci doit être volontairement causée par les forces assiégeantes. Les commentaires soutiennent cette position, en précisant qu’utiliser la famine comme méthode de guerre serait « la provoquer délibérément »[118]. Le Manuel de San Remo sur le droit international applicable aux conflits armés en mer[119] ou le Manual on International Law Applicable to Air and Missile Warfare[120], relatifs aux blocus maritimes et aux blocus aériens – méthodes de guerre qui peuvent entrer dans le cadre de sièges – adoptent une position légèrement différente. Si le Commentaire soutient que la famine ne doit pas être causée volontairement, et ainsi être un des objectifs poursuivis par l’installation d’un siège, il ne précise pas que la famine doit être le seul but du siège. Or, ce n’est pas le cas des manuels précités. Le Manuel de San Remo précise ainsi que « [l]a déclaration ou la mise en place d’un blocus [naval] est interdite [s’]il a pour unique objectif d’affamer la population civile ou de lui interdire l’accès aux autres biens essentiels à sa survie »[121]. En ce sens, les opérations militaires entreprises lors d’un siège pour affamer les forces ennemies et qui affament involontairement des civils ne tomberaient pas dans le champ de l’article 54(1) ou de la coutume applicable.

Une autre interprétation vient cependant interdire la famine collatérale, en ce qu’elle serait une conséquence visible des opérations menées par la Puissance assiégeante. À ce titre, les opérations qui priveraient la population des biens indispensables à sa survie seraient qualifiées de famines[122], même si celles-ci représentent des objectifs militaires et/ou que la puissance assiégeante n’a pas la volonté de causer des souffrances aux civils[123]. Ces attaques laisseraient en effet à la population civile « si peu de nourriture ou d’eau qu’elle serait réduite à la famine ou forcée de se déplacer »[124] conformément au Protocole additionnel I. Ce point de vue est corroboré par le Commentaire de l’article 14 du Protocole additionnel II :

L’omission peut également provoquer la famine. Décider délibérément de ne pas prendre de mesures pour approvisionner une population en biens indispensables pour survivre deviendrait alors en quelque sorte une méthode de combat par abstention, interdite au sens de cet article[125].

Comprendre l’interdiction de cette manière remettrait également en question l’idée selon laquelle il existe une distinction entre la privation par encerclement (article 54(1)) et la privation par destruction, attaque, enlèvement ou mise hors d’usage (article 54(2)). Si la famine en tant que méthode de guerre est la privation de biens essentiels à la survie des civils dans le cadre d’une stratégie visant à vaincre l’autre partie, la question de savoir si elle a pour but d’infliger un type particulier de souffrance aux civils par l’absence d’approvisionnement ou la destruction est peu pertinente si les deux privations en question aboutissent aux mêmes conséquences. L’article 54(2)a), en ce sens, a pour but de « développe[r] le principe […] d’interdiction de recourir à la famine à l’encontre de la population civile [et d’en] expose[r] ses modalités d’application les plus fréquentes »[126]. Nous sommes d’avis que cette approche est privilégiée, et qu’autant le principe d’interdiction de la famine que la destruction, l’enlèvement ou la mise hors d’usage de BISPC doivent être prohibés d’une manière absolue.

S’agissant de la privation par encerclement, le Commentaire rapporte l’interdiction de la famine à l’approvisionnement des zones assiégées, en n’autorisant aucune dérogation. D’autres dispositions viennent compléter cette obligation, dont l’article 23 de la Quatrième Convention de Genève qui précise à cet effet que chaque Haute Partie contractante devra accorder[127] « le libre passage de tout envoi de médicaments et de matériel sanitaire […] destinés uniquement à la population civile d’une autre Partie contractante »[128], et ce, même si la population appartient à la partie adverse[129].

Cette obligation tient également pour « le libre passage de tout envoi de vivres indispensables, de vêtements et de fortifiants »[130], mais leurs destinataires sont restreints, à savoir les « enfants de moins de quinze ans [ou les] femmes enceintes ou en couches »[131]. L’article 70 du Protocole additionnel I vient renforcer cette obligation en autorisant le passage « rapide et sans encombre de tous les envois, des équipements et du personnel de secours »[132]. Un contre-argument peut être avancé, en soutien de la thèse de la famine collatérale, puisque ces actions de secours seraient menées « sous réserve de l’agrément des Parties »[133]. Selon cet argument, le Protocole additionnel I n’impose aucune limite à la discrétion des États concernés de refuser ce consentement. Certains auteurs soutiennent ainsi que les États peuvent refuser de donner leur consentement afin de poursuivre leurs objectifs de guerre en imposant un siège complet résultant en une privation par l’encerclement[134]. Nous ne rejoignons pas cette position, car si le Protocole additionnel ne donne pas d’indications sur ce qui constitue une raison valable pour refuser l’assistance humanitaire[135], son Commentaire précise bien que l’article 70 n’accorde pas aux parties « la liberté absolue et illimitée de refuser leur accord pour des actions de secours. Elles ne peuvent le faire que pour des raisons valables et pas pour des raisons arbitraires ou par caprice »[136]. Le refus arbitraire du consentement est donc interdit et il est constitué dans les cas où l’assiégeant refuse d’apporter l’assistance humanitaire[137]. Le consentement des parties est une obligation qui découlerait davantage des difficultés pratiques d’accéder à des zones assiégées et des risques auxquels une organisation humanitaire pourrait être exposée en cas d’approvisionnement non consenti[138]. Il est ainsi établi que « [si] une population civile est menacée de famine et si une organisation humanitaire qui fournit des secours de manière impartiale et sans discrimination est en mesure de remédier à la situation, la partie concernée est tenue de donner son agrément »[139].

S’agissant de la privation par la destruction, l’enlèvement ou la mise hors d’usage, l’interdiction de diriger une attaque contre des BISPC est absolue si de tels biens ne bénéficient qu’aux civils. Du moins, ce point est difficilement discutable. En revanche, les biens à double usage peuvent inclure des BISPC, tels qu’une centrale électrique, qui sert à la fois à alimenter les communications des combattants assiégés, mais également les systèmes de canalisations et les hôpitaux. Le Comité international de la Croix-Rouge[140] et certains académiciens[141] proposent une approche fondée sur le principe de proportionnalité dans l’appréciation de l’attaque menée contre des biens civils à double usage et nous pourrions – à juste titre – considérer que cette approche soit adoptée à l’égard des BISPC. Néanmoins, il est difficile de considérer qu’un simple test de proportionnalité puisse convenir à l’appréciation d’une attaque future contre un BISPC, même si celui-ci prenait en compte les effets indirects et collatéraux[142] de l’attaque. Nous ne considérons pas non plus que l’approche dite de « protective proportionality »[143] émise par Henry Shue[144] et David Wippman[145], visant à imposer un critère de « nécessité militaire impérieuse »[146] à l’évaluation d’une attaque contre un BISPC puisse être pertinente. Au contraire, de telles approches justifieraient la destruction d’un tel bien en conformité avec la nécessité militaire et pourraient les rendre comme des biens civils, en faisant perdre leur caractère protégé.

Dès lors, au regard de la lex lata, notre approche serait de préconiser que tout BISPC présent dans une zone assiégée avant l’encerclement et tout bien de ce type approvisionné dans la localité ne doit être l’objet d’une attaque, et ce, même s’il peut être bénéfique aux combattants. Le cas échéant, l’assistance humanitaire nécessaire devra alors être apportée[147]. Une lecture littérale de l’article 54(2) nous précise bien que la destruction, l’enlèvement ou la mise hors d’usage du BISPC ne doit pas « priver […] la population civile ou la Partie adverse » [nos soulignements][148] et que ce dernier perd sa protection s’il est utilisé « pour la subsistance des seuls membres de ses forces armées » [nos soulignements][149]. Il ne semble pas, de ce point de vue, que le fait que les combattants utilisent un BISPC tout en faisant bénéficier les civils présents dans la localité assiégée fasse perdre son statut au bien en question[150]. Enfin, si certains manuels invoquent l’argument que la destruction d’un BISPC est illicite si celle-ci a pour intention d’empêcher l’approvisionnement de la population civile[151], le Manuel de droit international humanitaire pour les forces armées de la Fédération de Russie[152] n’évoque pas ce critère d’intentionnalité. Il interdit seulement de ne pas « utiliser la famine des civils pour atteindre des objectifs militaires »[153] [notre traduction] tout en obligeant les forces armées à ne pas « détruire, enlever ou rendre inutilisables les objets indispensables à leur survie. »[154] [notre traduction]. Le siège récent de la ville de Marioupol, au sud-est de l’Ukraine, par les forces armées russes, est néanmoins un exemple manifeste de privations par l’encerclement et par destruction, mise hors d’usage ou enlèvement.

Le 1er mars 2022, les forces armées russes commencent à encercler la ville de Marioupol, composées de 14 000 soldats[155] selon le journal The Economist, dont 5 000 Tchétchènes, selon les déclarations de Ramzan Kadyrov[156], président de la Tchétchénie. Les soldats ukrainiens auraient été entre 3 500 et 8 000[157]. En infériorité numérique, les combattants ont subi des bombardements indiscriminants des forces armées russes début mars 2022[158], détruisant ou endommageant 90 % des infrastructures de la ville – selon les déclarations du maire Vadym Boichenko[159] – et faisant 20 000 morts civils selon ses estimations[160]. Entre 150 000 et 300 000[161] civils étaient pris au piège dans la ville, manquant d’eau et de nourriture[162]. Les opérations visant à isoler les forces ennemies, par leurs effets physiques ou psychologiques, ont eu des répercussions manifestes sur les civils. Leur situation de vulnérabilité accrue les a rendus fortement susceptibles de subir les privations de l’encerclement et de l’isolement bien plus tôt et dans une plus large mesure que leurs co-assiégés militaires[163]. À Marioupol, les civils auraient été privés d’eau durant toute la période du siège, deux mois et vingt-six jours[164]. La poursuite des bombardements a également empêché la réparation des infrastructures endommagées, privant la population d’électricité, d’eau, de communication et de chauffage[165]. Les habitants de la ville, y compris des femmes enceintes et des enfants, ont passé des semaines dans des sous-sols froids en raison des hostilités constantes, et ont dû endurer de longues périodes sans accès à l’eau potable ou même à l’eau courante, à la nourriture, à des installations sanitaires adéquates et aux médicaments[166]. En outre, la Russie n’a pas accepté que l’aide humanitaire soit délivrée[167].

Au regard des dispositions précédentes, si les forces armées russes ont procédé à l’encerclement de la ville et détruit des BISPC – ce qui, pour le deuxième point, constituait déjà une violation de l’article 54(2) du Protocole additionnel I –, elles auraient dû s’assurer que les convois humanitaires rentrent dans la ville, ce qui n’a pas été effectué[168]. Ce même raisonnement peut s’appliquer à la destruction systématisée des ponts et autres lignes d’approvisionnement de la ville d’Izioum[169], empêchant la population civile de recevoir l’aide humanitaire. À Chernihiv également, des témoins ont fait part de grandes difficultés d’accès à l’assistance humanitaire sans risquer d’être exposés à des dangers, notamment que des civils auraient été visés par des drones pendant qu’ils faisaient la queue[170].

En droit international pénal, la reconnaissance de la famine utilisée volontairement comme méthode de guerre est relativement récente puisqu’elle est reconnue comme un crime de guerre – lors d’un CAI uniquement – par le Statut de Rome en 1998[171]. Cette reconnaissance a depuis évolué depuis 2019, puisque la famine constitue désormais un crime de guerre lors d’un CANI[172]. Toutefois, les formulations du Statut de Rome conservent la notion de famine provoquée « délibérément »[173]. Ce n’est pas dissonant avec l’interdiction large de la famine – même collatérale –. L’élément psychologique retenu par le Statut de Rome au sujet de l’intention est ici, relativement à un crime résultant d’une conséquence, « [qu’]une personne entend causer cette conséquence ou est consciente que celle-ci adviendra dans le cours normal des événements »[174]. Le seuil de cette dernière forme d’intention a été défini dans l’affaire Lubanga de la Cour pénale internationale comme étant atteint lorsque l’auteur a agi avec une « virtual certainty[175] (quasi-certitude) » [notre traduction] que le résultat se produirait. Au regard du conflit russo-ukrainien, force est de constater que depuis le 24 février 2022, de nombreuses preuves matérielles viennent soutenir que la population civile se voit souvent être privée de biens indispensables à sa survie lors de sièges[176]. Si l’élément objectif est rempli au regard des dispositions du Statut de Rome, la question cruciale est de savoir si les individus impliqués dans ces actions avaient l’intention d’affamer les civils comme méthode de guerre[177]. Cette question nécessite néanmoins une analyse plus approfondie, ce que nous ne nous bornerons pas à faire dans le cadre de cette étude.

B. La famine contre les combattants : le seul cas de siège licite ?

S’agissant de la famine contre les combattants, celle-ci est licite et même explicitement reconnue dans le Protocole additionnel I. S’il est précisé « [qu’i]l est interdit d’utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre »[178], a contrario aucune disposition n’interdit d’employer la famine contre les combattants. L’article 54(3) vient ainsi compléter cette affirmation au regard des BISPC : « Les interdictions prévues au paragraphe 2 [de l’article 54] ne s’appliquent pas si les biens énumérés sont utilisés par une Partie adverse pour la subsistance des seuls membres de ses forces armées »[179]. À l’exception de ceux qui sont hors de combat[180], les combattants ne bénéficient pas d’une interdiction contre la famine. Recourir au siège en vue d’affamer des forces armées retranchées dans une ville ou une localité est donc licite[181]. Il est ainsi avancé que : inasmuch as only the sustenance of combatants is at stake, starvation is a legitimate method of warfare, and it is permissible to destroy systematically all foodstuffs and drinking water installations which can be of use to the besieged[182].

Seulement, si les combattants et les civils se trouvent dans la même localité assiégée nécessitant la délivrance d’une aide humanitaire, il reste difficile de considérer que des militaires se privent de nourriture pour transférer la totalité de l’aide alimentaire et humanitaire à la population civile[183]. L’absolue interdiction d’emploi de la famine comme méthode de guerre contre les civils et la licéité totale de l’affamement des combattants a ainsi été longuement critiquée, laissant parfois certains sous-entendre qu’un siège réunissant civils et combattants ne peut être à la fois licite et stratégique pour la partie assiégeante. À Sarajevo, un expert canadien des Nations Unies avait fait le constat suivant : « the only way to starve-out a besieged military force, a legitimate act of war, is to starve the civilian population[184]. Nous examinerons ci-après le cas des batailles de l’aéroport de Donetsk, survenues alors que des militaires étaient uniquement présents dans la zone assiégée.

Dans la période du 26 mai 2014 au 21 janvier 2015[185], les forces ukrainiennes défendent l’aéroport international Sergueï Prokofiev de Donetsk. Encerclées, elles connaissent les bombardements aériens et les attaques de l’artillerie des forces russes et des forces armées de la république autoproclamée de Donetsk[186]. L’aéroport devient rapidement une zone de conflit où toutes les infrastructures sont détruites[187]. L’eau, l’électricité et le chauffage ne sont plus accessibles et les forces ukrainiennes sont comparées à des « cyborgs »[188] du fait de leurs conditions. La bataille a notamment été comparée au siège de Stalingrad, chaque partie luttant dans un « fierce combat fought for every meter of dead earth[189]. Mais bien que les affrontements aient été reconnus comme rudes par les forces ukrainiennes, les hostilités ont majoritairement affecté les combattants. De surcroît, de réels efforts ont été menés pour permettre l’évacuation des civils et les blessés[190].

Le siège de l’aéroport de Donetsk aurait ainsi été l’un des sièges les plus licites du conflit dans le Donbass. Celui-ci a pris place dans un lieu où peu de civils étaient concentrés, la destruction des biens alimentaires ou indispensables destinés aux combattants n’a donc violé aucune obligation de la puissance assiégeante. Toutefois, ce siège tient manifestement d’une exception plutôt que d’un cas général. S’il prouve qu’une localité peut être licitement assiégée, ses particularités sont aussi un témoignage que de nombreux autres sièges plus « conventionnels » sont incompatibles avec les méthodes de guerres qui peuvent y être employées.

III. Le recours aux armes explosives sans discrimination dans une zone assiégée

Comme vu précédemment, le siège est une stratégie impliquant un encerclement puis une série d’attaques de la puissance assiégeante afin d’accélérer la reddition. Toutefois, la pratique moderne du siège – incluant la doctrine russe – s’est caractérisée par une stratégie d’isolement parfois « hermétique » des puissances assiégées et le recours à des bombardements répétés[191], cela dans un but d’affaiblissement des combattants. Il convient dès lors d’identifier le cadre juridique relatif au ciblage et à la conduite des hostilités lors d’un siège en zone densément peuplée (A). Nous évaluerons ensuite ce régime juridique au regard de la pratique actuelle du siège par les forces armées russes (B).

A. Cadre normatif du recours aux bombardements explosifs en zone densément peuplée

Le recours aux bombardements, qu’il se manifeste par l’emploi « [d’]armes explosives à large rayon d’impact »[192] – mais aussi d’armes incendiaires[193] –, est devenu une composante centrale de la guerre de siège moderne, qu’il soit par attaque aérienne, artillerie ou tir naval[194]. Le premier point sera ici analysé. Lorsqu’elles encerclent une localité, les forces armées recourent souvent aux bombardements explosifs, en employant des bombes et missiles de grande taille, des armes à tir indirect – telles que des canons ou des mortiers – ou des lance-roquettes multiples[195]. Cela leur assure une limitation des pertes au sein de leurs propres troupes tout en évitant d’engager un combat direct. Toutefois, une campagne de bombardement peut s’inscrire comme, d’une part, une forme de guerre psychologique visant à démoraliser la population assiégée et ainsi causer de nombreux traumatismes aux civils[196], mais également les rendre davantage vulnérables aux attaques. L’utilisation d’armes explosives ayant une large zone d’impact s’est en effet avérée être l’une des principales causes de blessures et de décès parmi les civils et de dommages aux biens civils[197].

Or, tous les principes de conduite des hostilités s’appliquent lors des phases d’un siège. La puissance assiégeante doit, dès lors, pouvoir diriger ses attaques conformément à trois principes cardinaux[198] : la distinction entre les civils et les combattants et entre les biens à caractère civil et les objectifs militaires[199], la proportionnalité dans l’attaque[200] et la précaution dans l’attaque[201]. Au regard du premier principe, le Protocole additionnel I qualifie les bombardements explosifs « [d’]attaque[s] sans discrimination »[202] s’ils ne sont pas « dirigé[s] contre un objectif militaire déterminé »[203], ou s’ils sont « propre[s] à frapper indistinctement des objectifs militaires et des personnes civiles ou des biens de caractère civil »[204]. Ainsi, la zone assiégée ne doit pas être considérée comme un objectif militaire unique, même si elle peut en contenir plusieurs. L’article 51(5)(a) vient ici précisément énoncer que

[sont interdites] les attaques par bombardement […] qui traitent comme un objectif militaire unique un certain nombre d’objectifs militaires nettement espacés et distincts situés dans une ville, un village ou toute autre zone contenant une concentration analogue de personnes civiles ou de biens de caractère civil[205].

En outre, l’article 51(5)(b) fait la distinction entre deux types d’attaques qui, « parmi d’autres », doivent être « considérées comme indiscriminées ». Ces attaques comprennent les bombardements de zone et d’autres attaques dites « disproportionnées » :

une attaque [est interdite si l’]on peut attendre qu’elle cause incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu[206].

Collectivement, les dispositions de l’article établissent clairement le devoir d’une force assiégeante de choisir des objectifs définis et précis dans la zone assiégée et de n’employer que des armes et des tactiques appropriées à ces objectifs[207]. Au sujet des attaques menées contre un bien à « double usage » qui n’est pas un BISPC[208], nous rejoignons la position de Laurent Gisel[209] pour considérer que : the destruction of the civilian part of this object, or more generally, the fact that the attack puts an end to its use by civilians, as well as the reverberating effects of such damage forms part of the incidental damage that must be taken into account under the proportionality principle[210].

D’autres obligations viennent également s’installer, notamment l’interdiction du recours aux attaques et menaces dirigées dans « le but principal […] de répandre la terreur parmi la population civile »[211], qui est inscrite à l’article 51(2)[212] du Protocole additionnel I, mais dont la nature coutumière a été reconnue[213]. Dans ce cas précis, l’intention de semer la terreur parmi les civils est un élément nécessaire pour caractériser une telle attaque[214], car l’état de guerre crée inévitablement un tel ressentiment chez la population civile, en particulier en situation de siège. Si la disposition a une rédaction plutôt large, il est ici question que ces « actes de terreur » ne doivent pas nécessairement ou exclusivement frapper des civils ou des infrastructures civiles[215]. En ce sens, le recours à des bombardements directs en zone urbaine a pu être qualifié de recours à la terreur si ceux-ci ont visé délibérément des civils[216], ou si une campagne de bombardements répétés a visé à démoraliser sa population[217], comme cela a été le cas à Sarajevo[218].

La configuration actuelle des opérations menées en zone urbaine tend à gravement exposer les civils à subir les attaques de la puissance assiégeante[219]. De février 2022 à mars 2023, les civils ont été majoritairement exposés aux bombardements en Ukraine[220] et environ 90,3 % des victimes civiles ont été causées par des armes explosives à large rayon d’impact, dont des obus d’artillerie, des missiles de croisière et balistiques, et des frappes aériennes[221]. La plupart d’entre elles se sont produites dans des zones peuplées[222]. Au-delà des impacts directs, l’emploi d’armes explosives crée un impact à long terme vis-à-vis du fonctionnement des infrastructures et des services indispensables au maintien de la vie dans ces zones[223]. Certains bâtiments peuvent se fragiliser et par la suite mettre en danger des civils qui y résident[224], de même que certaines bombes ou pièces d’artillerie employées dans des bombardements peuvent devenir des munitions non explosées[225]. Ces pièces qui peuvent détoner à tout moment présentent un grand danger pour la population civile résidant en milieu urbain puisqu’elles créent une source de danger imprévisible[226]. À titre d’exemple, lors du conflit dans le Donbass, la Mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine estimait en 2021 que 470 civils avaient été blessés dû à des mines, des munitions non explosées ou d’autres explosifs[227]. Elle a également relevé que dans la période de novembre 2019 à mars 2021, cinquante-neuf civils étaient morts des suites de bombardements contre soixante-seize d’entre eux par des munitions non explosées[228]. De fait, les principes régissant la conduite des hostilités, autant cardinaux que connexes, peuvent être confrontés à l’emploi de nombreux bombardements, mais également à leurs effets à long terme, privant également la population civile de certains biens indispensables[229].

B. Doctrine militaire russe obsidionale et composition des forces armées : le rôle central de l’artillerie en tant que « dieu de la guerre »

Le recours aux bombardements lors de sièges s’illustre notoirement dans la doctrine militaire russe et l’évolution de la composition de ses forces armées. En cas de rencontre avec des forces ennemies égales, la tactique russe impose généralement d’éviter l’engagement direct, les bataillons étant davantage encouragés à mener des « блокирование »[230] (« blokirovaniè » ou « tactiques de blocage » [Notre traduction]). Ceux-ci établiront des « Блока́да » (« blokada »), l’équivalent du siège en russe, afin de limiter la possibilité de l’ennemi. Par la suite, les forces ennemies alors immobilisées seront ciblées et détruites par des tirs (barrages d’artillerie, frappes de missiles de précision, etc.[231]). À titre illustratif, durant le conflit au Donbass, de nombreuses batailles menées par les milices des républiques autoproclamées et la Russie ont consisté à assiéger les forces terrestres ukrainiennes et à employer continuellement des tirs indirects et des poussées blindées[232]. La bataille de Debaltseve qui s’est déroulée de janvier à février 2015 en est une illustration notoire. Cette ville de 25 000 habitants[233] était défendue par les forces ukrainiennes depuis juillet 2014. Le 14 janvier 2015, les forces armées russes et les milices indépendantistes ont commencé à encercler la ville puis ont procédé à de nombreux bombardements notamment avec des lance-roquettes et des unités blindées[234]. Ils ont ensuite coupé l’accès à l’électricité, l’eau et au chauffage puis procédé à de nombreux tirs d’artillerie ou de lance-roquettes multiples pour complètement encercler les forces ukrainiennes et les empêcher d’entrer ou de sortir de la ville[235]. Plus de 6 000 civils seront tués par des bombardements[236] pendant la durée du siège, qui se terminera le 20 février[237]. Celui-ci aura également forcé 8 000 autres civils à fuir la ville[238]. En outre, la 128e brigade mécanisée de l’armée ukrainienne, le bataillon Donbas et d’autres formations ukrainiennes ont été pratiquement détruits[239].

La structure des forces armées russes reflète également leur capacité à privilégier le recours aux bombardements. Celles-ci comptent souvent des unités d’artillerie en plus grand nombre. Par exemple, une brigade de fusiliers motorisés russe se compose de trois bataillons motorisés, d’un bataillon de chars et de trois à quatre bataillons d’appui-feu[240] (artillerie ou appui antiaérien), alors qu’un détachement américain de même taille ne dispose que d’un seul bataillon d’artillerie[241]. De nombreuses opérations militaires emploient concomitamment des tirs indirects avec les assauts de l’infanterie – tactique dite d’appui-feu (de l’anglais fire support[242]). Mais tandis que de nombreuses forces armées utilisent l’artillerie afin de fournir un appui à l’infanterie, la tactique militaire russe considère depuis longtemps l’artillerie comme un élément central de la conduite des hostilités, matrice autour de laquelle gravitent les autres bataillons[243] : « [d]ans les guerres modernes, l’artillerie est Dieu »[244] [notre traduction]. Le recours aux tirs indirects s’applique aussi aux scénarios de siège, notamment durant le conflit au Donbass où ces bombardements ont servi à détruire lentement l’équipement militaire et à démoraliser les forces assiégées[245]. À Marioupol, les unités d’infanterie sont venues réduire la poche d’encerclement de la ville, appuyant les tirs d’artillerie[246] qui étaient centraux dans la conduite du siège. Après la destruction de la ville, le siège a continué autour de l’usine Azovstal où s’étaient retranchés plusieurs combattants ukrainiens et un millier de civils. L’aviation russe à Marioupol a continué à procéder à plusieurs bombardements au phosphore blanc[247] jusqu’à la capitulation des soldats ukrainiens le 17 mai 2022[248].

En outre, une corrélation semble se dessiner entre le recours aux bombardements et la famine apparaissant lors d’un siège. Ainsi, lorsque la Russie a commencé à fournir une assistance militaire et stratégique au gouvernement syrien en 2015[249] – mais également mener des bombardements avec ses propres forces armées –il a été constaté que la famine s’était davantage répandue[250]. Leur campagne de guerre de siège a utilisé une variété de tactiques. Plusieurs armes explosives ont été employées par l’alliance russo-syrienne, notamment des armes à sous-munitions[251], des bombes barils[252] ou des armes incendiaires[253].

IV. Évacuation des civils et isolement complet : un siège licite contrevient à l’effectivité militaire de l’encerclement

Lorsque les hostilités se déroulent dans une localité où des civils peuvent être mis en danger, l’évacuation des personnes civiles et des blessés est envisageable. L’article 18 de la Première Convention de Genève prévoit ainsi que « des arrangements locaux pourront être conclus entre les Parties au conflit pour l’évacuation ou l’échange des blessés et malades d’une zone assiégée ou encerclée »[254]. Une disposition similaire s’applique à l’évacuation par la mer[255]. De même, l’évacuation de certains civils est prévue par l’article 17 de la Quatrième Convention de Genève, à savoir les « infirmes, [l]es vieillards, [l]es enfants et [l]es femmes en couches »[256]. Ces dispositions prévoient également « le passage des ministres de toutes les religions, du personnel et du matériel sanitaires à destination de cette zone »[257]. De prime abord, ces normes soulèvent deux problématiques.

En premier lieu, le fait que les arrangements « pourront » être conclus ne crée a priori aucune d’obligation vis-à-vis des parties. Les belligérants sont alors fortement incités à mettre en oeuvre de tels arrangements chaque fois que l’intérêt de la population le commande et si les exigences militaires le permettent[258], mais sans réelle portée contraignante. Cependant, le principe d’interdiction de la famine introduit par les Protocoles additionnels serait venu contrebalancer – dans un seul cas précis – la valeur incitative de l’article 17. Selon le Commentaire de l’article 54 du Protocole additionnel I, il incomberait aux parties au conflit d’évacuer les civils et des personnes blessées et malades « si l’envoi de secours en suffisance, au profit d[e ces] éléments particulièrement faibles de la population d’une zone assiégée ou encerclée, se révélait impossible »[259]. Cette disposition s’articule ainsi particulièrement avec l’obligation, pour l’assiégeant, d’approvisionner une population qui souffre de la famine[260]. Dès lors, interpréter largement l’interdiction de la famine nous amènerait à considérer que dans le cas où l’assistance humanitaire ne peut suffisamment ou manifestement pas approvisionner une localité assiégée, alors les parties doivent permettre l’évacuation des civils. En particulier, il est ici précisé que l’envoi de secours doit se révéler impossible, ce qui équivaudrait davantage à une situation de famine de facto où l’intentionnalité de l’assiégeant pour affamer les civils n’est pas un élément caractéristique[261].

Il en ressort ainsi, selon cette position soutenue par le Commentaire du Protocole additionnel I, que l’assiégeant a, dans un premier temps, l’obligation de ne pas affamer la population civile et de ne pas viser ou détruire des BISPC qui forceraient celle-ci à fuir la localité. Dans un second temps, si la famine s’installe dans la zone assiégée[262], la partie qui contrôle les canaux d’approvisionnement doit permettre le passage de l’assistance humanitaire et, si ce dernier est impossible, alors les parties doivent conclure un arrangement pour évacuer les civils présents dans la localité[263]. Ce qui représente d’abord une recommandation d’évacuation devient dès lors une obligation, si deux éléments sont remplis : les civils souffrent de famine et l’assistance ne peut matériellement pas parvenir à la zone assiégée. Néanmoins, il est clair qu’une interprétation aussi large « would revolutionize the law applicable to encirclements and consequently the military art of siege »[264]. Cela peut interroger plus largement sur la pertinence d’employer une technique induisant la famine, tout en obligeant la partie qui la mène à prendre le plus de mesures pour l’empêcher[265].

La seconde problématique vise l’article 17 de la Quatrième Convention de Genève, puisqu’il désigne des catégories de civils précises. Les infirmes, femmes enceintes, enfants et personnes âgées sont directement visés, et a contrario, les hommes en bonne santé ne pourraient l’être. Les interprétations divergent, certains considérant que la disposition s’étend à tous les civils[266] en raison de sa présence dans le titre II de la Quatrième Convention de Genève – intitulé Protection générale des populations contre certains effets de la guerre –, et de son application subséquente à « l’ensemble des populations des pays en conflit »[267]. Dans une interprétation littérale, seuls les civils visés par l’article 17 sont autorisés à être évacués. De même, le texte semble ne mentionner que seuls les « ministres de toutes les religions, du personnel et du matériel sanitaires » [268] sont autorisés à se rendre dans la zone assiégée, sans que la disposition ne traite d’une obligation de fournir de l’aide alimentaire. Si l’évacuation est donc une solution à envisager tout au long du siège, mais qu’elle devenait obligatoire lorsque la population souffre de la famine et qu’aucune aide n’est acheminée, elle présente de nombreuses complexités pratiques dans sa mise en oeuvre. D’emblée, il reste particulièrement difficile de parvenir à la conclusion d’un accord entre les belligérants, puisque la puissance assiégeante pourrait ne pas voir d’intérêt à « soulager » les forces assiégées. L’objectif qu’elle poursuit par le siège est en effet de précipiter leur reddition par l’isolement. Dans le sens inverse, l’assiégé peut refuser de procéder à l’évacuation des civils puisque la partie adverse aurait ensuite licitement le droit d’empêcher tout approvisionnement de la localité tout en intensifiant ses attaques[269]. Cette pratique est évidemment interdite puisqu’elle reviendrait notamment à utiliser les civils pour « mettre certains points ou certaines zones à l’abri des opérations militaires »[270] et donc comme boucliers humains.

La Russie a, par exemple, tenté de procéder à de nombreux isolements des localités assiégées depuis la défaite de la première bataille de Grozny. De décembre 1994 à mars 1995, la capitale de la République tchétchène d’Itchkérie est la cible de bombardements russes[271]. Toutefois, les forces armées n’arrivent pas à encercler la ville et à établir un « cordon imperméable ». L’absence de siège, et par conséquent de mainmise sur l’approvisionnement de la partie adverse, a facilité de nombreux combattants internationaux à rejoindre les groupes armés tchétchènes. En recevant eux-mêmes le ravitaillement et du matériel nécessaire pour continuer les hostilités[272], l’encerclement partiel de la première bataille de Grozny, qui ne correspond pas à un « siège » selon la définition de cette analyse, a empêché les forces armées russes de conquérir la ville[273]. Ainsi, durant la seconde guerre de Tchétchénie, la deuxième bataille de Grozny visait à complètement isoler la ville[274] en intensifiant le recours à l’artillerie[275]. Bien que la Russie ait distribué des pamphlets incitant les civils à évacuer la localité[276], ses forces armées et les groupes de la République d’Itchkérie n’ont pas réussi à prendre de mesures sérieuses pour permettre une évacuation sûre[277]. Nombre d’entre eux ont été tués – dans le but de contraindre les rebelles à se rendre – alors qu’ils tentaient de fuir la ville[278]. Cette stratégie d’isolement complète s’est également observée lors de sièges dans le conflit au Donbass. Plus récemment, il a également été observé que de nombreux civils étaient piégés à Marioupol et Kharkiv, les forces assiégeantes refusant qu’elles quittent la ville[279] sans pour autant parvenir à établir des couloirs humanitaires sans risques. De surcroît, les belligérants se sont réciproquement accusés de diriger des bombardements et des attaques à l’encontre des civils évacués[280].

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En définitive, nous avons pu examiner le corpus juridique qui s’applique aux opérations de siège, mais également relever les problématiques contemporaines liées à l’emploi de certaines armes ou de certaines méthodes de guerre en zone peuplée. Néanmoins, force est de constater que cette méthode de guerre rencontre de nombreuses difficultés d’application ; si l’interdiction de la famine devait commander toutes les opérations de siège, ceux-ci seraient peu effectifs d’un point de vue militaire. Les différences d’interprétation entre les universitaires et les praticiens sur l’application du droit des conflits armés à cette méthode de guerre se répercutent également sur la tenue et la perception de ces opérations militaires. Plus généralement, hormis les questions pertinentes de DIH soulevées, on voit que le siège est employé de manière répétée par les forces armées de Russie. Les dommages collatéraux sont ici manifestement excessifs par rapport aux avantages présumés, laissant comparer la guerre urbaine de la Russie à un urbicide. Ce concept, imaginé par l’architecte de Belgrade Bogdan Bogdanović, décrit le « meurtre rituel des villes »[281], l’ensemble des violences qui visent « la destruction d’une ville non en tant qu’objectif stratégique, mais en tant qu’objectif identitaire »[282]. La ville, en tant que reflet propre de multiples identités[283] qui l’habitent, devient alors la cible d’une agression[284]. En ce sens, le corpus juridique existant autour de la pratique du siège, bien que certaines notions soient controversées, reste applicable en zone urbaine si les parties convenaient de ne pas y employer certaines méthodes, dont les bombardements indiscriminants ou les tirs indirects. Toutefois, l’emploi de telles méthodes, non justifiées, trouve une explication dans la visée démoralisatrice des attaques ou la volonté de détruire l’identité des zones assiégées, une critique soulevée par Mary Kaldor[285], considérant que « the new warfare aims to create an unfavourable environment for all those people it cannot control »[286]. Bien que des méthodes de guerre telles que les sièges mettent en danger les civils qui se trouvent dans des zones souvent densément peuplées, celles-ci ne risquent pas de s’arrêter aussitôt, en raison de l’urbanisation du territoire qui produit la concentration des points d’intérêts que visent les forces armées. Si, dans de nombreux conflits contemporains, les forces armées peuvent être amenées à violer le DIH, la doctrine militaire et les tactiques employées sont parfois intrinsèques aux conséquences qui surviendront en cas de siège.