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Le 24 février 2022, la Russie a lancé contre l’Ukraine une offensive armée d’envergure[1], plongeant les deux États dans une phase d’hostilités à l’intensité inédite depuis le début du conflit entre eux en 2014[2]. La survenance d’un conflit armé est de nature à déclencher l’application d’un corpus juridique qui a été rédigé spécifiquement pour régir ce type de situations : le droit international humanitaire (DIH), aussi connu sous le nom de droit de la guerre, ou droit des conflits armés. L’objectif de ce corpus juridique est de limiter les souffrances qui découlent de la guerre, et de protéger celles et ceux qui ne participent pas ou plus aux hostilités. Le DIH s’accompagne également d’autres branches du droit international qui s’appliquent en période de conflit armé : (1) le droit international pénal (DIP), dont l’objectif est de lutter contre l’impunité et qui sanctionne les violations du droit de la guerre au titre de « crimes de guerre »[3] ; (2) le droit international des réfugiés (DIR), qui offre une protection à celles et ceux qui quittent leur territoire en raison d’un risque de persécution basé sur l’un des motifs énumérés dans la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés[4] ; (3) mais aussi le droit international des droits humains (DIDH), qui impose aux États de protéger et respecter les droits et libertés fondamentales des individus, et dont l’application a été reconnue aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre[5]. Face à la médiatisation intense du conflit depuis février 2022, le projet de recherche Osons le DIH ! Promotion et renforcement du droit international humanitaire : une contribution canadienne (Osons le DIH !)[6], dirigé par la professeure Julia Grignon, a mis en place un système de publications et d’interventions pour rappeler et expliquer au grand public qu’il existe un droit dans la guerre. S’en est alors suivi une série de neufs billets de blogue rédigés par le collectif d’Osons le DIH !, mettant en lien divers éléments rapportés par différents médias dans le cadre du conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine avec les règles de droit international applicables en période de conflit armé : le 27 février 2022[7], le 4 mars 2022[8], le 8 mars 2022[9], le 15 mars 2022[10], le 24 mars 2022[11], le 1er avril 2022[12], le 12 avril 2022[13], le 21 avril 2022[14] et le 12 juillet 2022[15].

Nous proposons à travers cet article une « revue de presse juridique », se calquant sur l’approche adoptée dans la série de billets publiés par les membres d’Osons le DIH !. Cette revue de presse juridique prévue pour cet article consiste en une sélection des principaux points de droit que le groupe de recherche a mis en lien avec des éléments spécifiques rapportés par les médias tout au long de l’année 2022. Cet article n’a pas pour ambition d’effectuer un recensement exhaustif des actes commis en Russie ou en Ukraine, mais de se baser sur certains faits sélectionnés afin de faire comprendre, à la lumière de ceux-ci, le droit qui s’applique dans le cadre du conflit qui se déroule en Ukraine. Pour faciliter la lecture et la compréhension de ces analyses juridiques variées, l’article sera scindé en plusieurs grandes parties, correspondant chacune à une branche différente du droit international (DIH, DIP, DIR, DIDH). Ces parties principales seront elles-mêmes scindées en sous-parties, correspondant aux règles spécifiques qui s’appliquent dans le cadre de chacune de ces branches du droit international (par exemple les règles régissant la conduite des hostilités et les règles protégeant les prisonniers de guerre dans le cadre du DIH).

Osons le DIH ! n’oublie pas pour autant les autres conflits armés qui se déroulent (ou se sont déroulés) ailleurs dans le monde. Le DIH ne crée pas de hiérarchie entre les conflits. C’est pourquoi notre groupe de recherche s’est aussi lancé dans une nouvelle série portant sur les conflits oubliés[16]. Cependant, le recueil de la RQDI étant dédié au conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine, cet article se concentrera uniquement sur nos recherches liées à l’Ukraine.

I. Droit de la guerre et guerre en Ukraine : ce qu’il faut savoir

A. Qualification du conflit, parties au conflit, et cadre juridique applicable

Premièrement, avant toute démonstration juridique basée sur le DIH, il convient de qualifier le conflit pour déterminer : 1) si ce droit d’applique ; 2) quelles sont les règles spécifiques de ce corpus peuvent être utilisées. En effet, ce ne sont pas les mêmes règles qui s’appliquent selon qu’il s’agisse d’un conflit armé international (CAI) (un conflit armé entre un ou plusieurs États[17]) ou d’un conflit armé non international (CANI) (un conflit armé entre un ou plusieurs États et un ou plusieurs groupes armés, ou entre de tels groupes armés[18]). Le conflit entre l’Ukraine et la Russie oppose deux États, c’est donc le droit des CAI qui va s’appliquer du côté du DIH, à savoir : les quatre Conventions de Genève de 1949 (à l’exception de l’article 3 commun qui ne s’applique qu’aux CANI)[19], le Protocole additionnel I relatif aux CAI qui a été ratifié par l’Ukraine et qui est donc applicable en Ukraine[20], ainsi que les règles de DIH coutumier qu’il est possible de retrouver dans l’Étude menée par le CICR sur le DIH coutumier[21].

Il convient de préciser que, quand bien même il s’agit d’un CAI, il ne s’agit pas pour autant d’un conflit mondial. Bien qu’il ait été rapporté que la France et l’OTAN ont fourni un soutien à l’Ukraine en armes et en matériel[22], un tel soutien n’est pas suffisant pour faire rentrer un État en conflit avec un autre État sur le plan juridique[23]. Il faut pour cela la constatation d’une attaque armée directe, ce qui ne s’est pas encore produit entre la Russie et les autres États de l’OTAN, malgré la crainte suscitée par un missile potentiellement russe qui serait tombé en territoire polonais (l’intention russe n’a finalement jamais été déterminée)[24]. De même, le fait que des combattants étrangers (y compris français et canadiens) aient rejoint de leur propre chef l’Ukraine pour combattre[25], ne fait pas rentrer les pays dont ils ont la nationalité dans ce conflit : s’ils sont incorporés aux forces armées ukrainiennes, ils ont alors le statut de combattant et se battent, aux yeux du droit international, au nom de l’Ukraine ; s’ils ne sont pas incorporés aux forces armées ukrainiennes et ne répondent pas aux critères cumulatifs des combattants (à savoir d’avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ; d’avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ; de porter ouvertement les armes ; et de se conformer, dans leurs opérations, aux lois et coutumes de la guerre[26]), alors ils seront à considérer comme des personnes civiles participant directement aux hostilités. Dans ce dernier cas, ces personnes pourront donc être attaquées pendant leur participation aux combats, mais ne pourront pas bénéficier des avantages liés au statut de combattant[27].

Cependant, le fait que des tirs aient été dirigés contre l’Ukraine depuis le territoire Biélorusse[28] peut être considéré comme un acte d’hostilité de la Biélorussie envers l’Ukraine, faisant rentrer la première en conflit contre la dernière.

B. L’occupation

Selon l’article 42 du Règlement de La Haye de 1907, « [u]n territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie »[29]. Dans le cadre du conflit entre la Russie et l’Ukraine, plusieurs portions de territoire ukrainien se sont retrouvées à différents moments placées de fait sous l’autorité de l’armée russe, notamment les grandes villes[30]. Si l’ensemble du territoire ukrainien ne semble jamais avoir été placé sous occupation russe puisque le président Zelensky a gardé ses fonctions et un certain niveau de contrôle sur le pays tout au long du conflit, une certaine doctrine défend la théorie selon laquelle il est possible de ne considérer qu’une partie de territoire d’un État comme étant occupée[31]. En retenant cette théorie, cela reviendrait à déclencher le régime juridique de l’occupation dans les zones où l’autorité russe est en mesure de s’exercer (et uniquement dans ces zones), pour la période où cette autorité est en place. Cette dernière précision temporelle a son importance, car l’Ukraine est déjà parvenue, durant le conflit, à reprendre le contrôle de villes auparavant sous occupation russe[32].

En DIH, l’occupation n’est pas anodine, puisqu’elle fait peser sur les épaules de la Puissance occupante (la Russie en l’espèce) un certain nombre d’obligations spécifiques qui se retrouvent à la Section III du Titre III de la Quatrième Convention de Genève[33]. Ces obligations juridiques ont pour objectif de limiter les conséquences néfastes de l’occupation pour la population civile sur place, afin qu’elle puisse vivre le plus normalement possible compte tenu des circonstances. Par exemple, la Puissance occupante est tenue de faciliter « le bon fonctionnement des établissements consacrés aux soins et à l’éducation des enfants » dans les zones sous son autorité[34]. De même, les médias ont relevé une certaine pratique consistant à enlever les maires ukrainiens dans les zones sous occupation russe[35]. Si le régime de l’occupation n’interdit pas à la Puissance occupante d’écarter de leurs postes des titulaires de fonctions publiques[36], l’enlèvement de telles personnes est prohibé : au titre de la prise d’otage si une rançon a été demandée[37] ; au titre de disparition forcée[38] ; ou encore au titre d’atteinte à leur dignité et à la commission d’actes de violence et d’intimidation[39] si la méthode consistant à mettre un sac sur la tête des maires est avérée[40]. Certes, la Russie est autorisée à enfermer des Ukrainiens se trouvant sous son contrôle, mais uniquement si cet internement est « absolument nécessaire »[41], et à condition qu’il soit effectué en conformité avec les règles procédurales et de traitement de la Quatrième Convention de Genève, ce qui n’est pas le cas dans le cadre de l’enlèvement abrupt et arbitraire des maires.

De nombreux viols et actes constitutifs de violences sexuelles auraient également été commis par les forces armées russes à l’égard de femmes ukrainiennes dans les zones sous leur contrôle[42]. Il convient à ce titre de rappeler que les femmes en DIH sont « spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur »[43]. Une vision plus moderne de cette interdiction englobe aussi les actes de viols et de violences sexuelles à l’encontre des hommes ou des personnes LGBT+, qui sont aussi particulièrement à risque en période de conflit armé[44]. À ce titre, il est important de rappeler que même si la Russie se positionne contre l’homosexualité et les personnes trans*[45], les personnes appartenant à de tels groupes qui se trouveraient dans des zones contrôlées par la Russie sont protégées contre la discrimination, les actes de violence, les traitements inhumains et dégradants, ou encore les viols, en vertu de l’article 27 de la Quatrième Convention de Genève.

C. Le traitement des prisonniers de guerre

Les combattants appartenant aux forces armées d’États engagés dans un CAI ont droit au statut de prisonnier de guerre lorsqu’ils sont capturés par l’ennemi, et relèvent ainsi de la protection juridique accordée par la Troisième Convention de Genève[46]. En vertu de ce statut de prisonnier de guerre, ils ne peuvent être poursuivis pour des actes de guerre licites au regard du droit national et international[47], et ils doivent être relâchés à la fin des hostilités[48]. Ceci s’explique par le fait que leur détention n’est pas une sanction, mais une façon de les mettre hors d’état de combattre. En contrepartie, ils peuvent être détenus durant cette période sans procès, pour leur simple participation aux hostilités.

Concernant les membres du groupe Wagner, la société de sécurité militaire privée russe, ceux-ci n’auront droit au statut de prisonnier de guerre en vertu de l’article 4 de la Troisième Convention de Genève[49] que s’ils sont intégrés aux forces armées de la Russie, s’ils sont contractés par la Russie pour assumer des rôles de combat, ou encore s’ils sont autorisés à accompagner les forces armées russes. Si aucune de ces conditions n’est remplie, ils auront alors le statut de civils internés en cas de capture et relèveront de la protection de la Quatrième Convention de Genève qui est relative aux civils. Plus concrètement, cela signifie qu’ils ne bénéficieraient pas du privilège de belligérance dans un tel cas : ils pourront être poursuivis même pour leurs actes licites au regard du DIH, et ils n’auront pas à être relâchés dès la fin des hostilités, mais « aussi rapidement que possible après la fin des hostilités »[50].

La question du statut de prisonnier de guerre se pose aussi pour les civils participant à une levée en masse. De tels civils ont le droit au statut de prisonnier de guerre en cas de capture, sous réserve de trois conditions : la spontanéité de la résistance face à l’avancée ennemie, le fait de porter ouvertement les armes, et le respect du droit des conflits armés[51]. Dans le cadre de l’Ukraine, il se peut que le critère de la spontanéité ait été rempli au tout début de l’invasion russe. Cependant, une fois l’effet de surprise passé, il est plus probable que ces civils soient à considérer comme des civils participant directement aux hostilités, qui relèveraient alors de la Quatrième Convention de Genève en cas de capture : ils ne bénéficieront donc pas non plus du privilège de belligérance susmentionné.

Enfin, concernant l’activité des espions et des saboteurs qui oeuvrent en Ukraine pour le compte de la Russie (notamment afin de marquer les bâtiments à cibler)[52], celle-ci n’est pas illicite au regard du DIH. Toutefois, si en cherchant à se dissimiler, ils venaient à manquer à leurs obligations de se distinguer de la population civile et de porter ouvertement les armes, ils ne répondraient alors plus à la définition de combattant[53], et ne pourraient donc pas bénéficier du statut de prisonnier de guerre en cas de capture.

Il a été relevé durant le conflit que l’Ukraine permettait aux mères de prisonniers de guerre russes d’aller rendre visite à leurs fils détenus en Ukraine[54]. Une telle initiative représente une marque de respect du DIH, qui cherche à ce que les prisonniers de guerre et leurs proches puissent se tenir informés de leurs situations respectives, à travers notamment l’obligation de la mise en place et de la transmission de cartes de capture[55], et le droit pour les prisonniers de guerre de correspondre avec leur famille[56]. L’Ukraine a aussi élaboré un site Internet permettant aux familles russes de connaître le sort de leurs proches capturés en Ukraine[57]. Malgré le caractère potentiellement informatif de ce site, celui-ci a aussi pour effet d’exposer les prisonniers de guerre sur Internet et sur YouTube. Le cumul de cette exposition avec les parades de prisonniers de guerre russes organisées en public[58] constituent, de la part de l’Ukraine, une violation de l’article 13 de la Troisième Convention de Genève, qui protège les prisonniers de guerre contre l’intimidation, les insultes ainsi que contre la curiosité publique[59]. L’objectif d’une telle règle est de protéger la dignité des prisonniers de guerre, qui ne cesse pas après la capture. En effet, les prisonniers de guerre doivent être traités en tout temps avec humanité[60]. À ce titre, ils sont aussi protégés contre les actes de torture ou les mauvais traitements. Or, il a été relevé autant du côté de l’Ukraine que de la Russie, des actes de torture ou de mauvais traitement à l’égard des prisonniers de guerre[61].

D. La conduite des hostilités

Les règles régissant la conduite des hostilités en DIH peuvent être scindées en quatre règles majeures : (1) la règle de la distinction, consistant à faire la distinction en tout temps entre combattants et civils, ainsi qu’entre objectifs militaires et bien civils[62] ; (2) la règle de la précaution, consistant à prendre toutes les mesures pratiquement possibles pour éviter les dommages civils incidents, quand bien même l’objectif visé serait une cible militaire[63] ; (3) la règle de la proportionnalité, consistant à s’assurer que les dommages civils incidents, s’ils ont lieu malgré les précautions prises, restent inférieurs à l’avantage militaire direct et concret attendu lors de l’attaque[64] ; et enfin (4) l’interdiction des maux superflus, consistant à recourir aux méthodes et moyens de guerre les moins douloureux possibles[65].

En ce qui concerne la distinction entre les cibles civiles et les cibles militaires, il convient de préciser que constituent des objectifs militaires licites, les

biens qui par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l’action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis[66].

Bien que la Russie nie souvent les faits[67] (ce qui témoigne de l’influence du DIH sur les gouvernements), plusieurs attaques de la Russie contre des infrastructures civiles[68], notamment contre des hôpitaux[69], des écoles[70] ou des biens culturels[71], ont été relevées. De telles attaques représentent bien évidemment une violation de la règle fondamentale de la conduite des hostilités, qui est celle de la distinction entre les civils et les combattants, ainsi qu’entre les biens civils et les objectifs militaires. Dans le cadre des attaques contre les hôpitaux, les écoles ou les biens culturels, il convient de préciser que ces derniers bénéficient d’une protection spécifique supplémentaire en DIH en plus de leur protection en tant que bien civil[72]. À ce titre, les biens culturels sont également protégés contre les actes de pillage en temps de guerre[73]. Pourtant, certains médias rapportent que la Russie aurait procédé à d’importantes saisies d’oeuvres d’art dans les musées de villes ukrainiennes occupées par ses forces armées, notamment à Marioupol, ce qui constitue donc une violation du DIH[74].

Le conflit en Ukraine a également fait de nombreuses victimes parmi les animaux, qu’ils soient domestiques ou considérés comme du bétail[75]. Bien que le DIH soit silencieux au sujet des animaux, en reprenant la définition de ce qui constitue un objectif militaire[76], il semble difficile de faire rentrer les animaux domestiques et le bétail dans cette catégorie, et toute attaque à leur encontre serait donc illicite. De plus, le bétail peut être considéré comme un bien indispensable à la survie de la population civile (et ces biens sont protégés contre les attaques)[77], et le DIH interdit encore plus spécifiquement l’utilisation de la famine comme méthode de guerre[78].

En ce qui concerne les attaques qui n’auraient été, selon le gouvernement russe, dirigées que contre des bases militaires ukrainiennes (des centres de commandement ou des bases aériennes)[79], celles-ci seraient respectueuses de la règle de la distinction puisque le DIH n’interdit pas de s’attaquer à des bases ou des combattants ennemis.

La question est un peu plus complexe en ce qui concerne les combats qui ont eu lieu près de centrales nucléaires, notamment près de la centrale nucléaire de Zaporijia, considérée comme étant la plus grande d’Europe[80], ou encore près de la centrale de Tchernobyl qui a été pendant une période sous occupation russe[81]. Dans l’hypothèse où de tels lieux pourraient être considérés comme des objectifs militaires (par exemple, parce qu’ils accueillent des soldats ukrainiens ou parce qu’ils sont utilisés pour alimenter les bases militaires ukrainiennes), il convient de rappeler que le DIH interdit les attaques contre les forces dangereuses, dont font partie les centrales nucléaires[82]. Le but d’une telle interdiction est de faire respecter la règle de la précaution et de la proportionnalité, compte tenu du nombre important de victimes civiles incidentes qui pourraient résulter de l’explosion de ces centrales. C’est la raison pour laquelle le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique s’était dit « extrêmement préoccupé par la situation », craignant les conséquences de tirs d’obus sur l’intégrité de la centrale et par incidence sur la sûreté de la région[83].

De façon plus générale, la menace de l’emploi d’armes nucléaires, bien que non explicitement interdite en DIH[84], a déjà été considérée comme étant contraire aux règles et principes du droit des conflits armés par la Cour internationale de justice[85]. En effet, il semble difficile d’imaginer qu’une telle arme puisse respecter la règle de la distinction en n’étant dirigée que contre des cibles militaires compte tenu de son champ d’action très large. L’arme nucléaire se trouve également aux antipodes de la règle de la précaution, puisque cette arme ne permettrait pas de « réduire au minimum les pertes en vies humaines dans la population civile, les blessures aux personnes civiles et les dommages aux biens de caractère civil qui pourraient être causés incidemment »[86]. De plus, la règle de la proportionnalité aurait de fortes chances d’être violée compte tenu du nombre élevé de victimes civiles qui découlent d’une attaque nucléaire (et dont les effets sont qui plus est étendus dans le temps)[87]. Enfin, à cause de ses effets radioactifs et des longues et douloureuses maladies qu’elle est de nature à provoquer, une telle arme violerait également la règle de l’interdiction des maux superflus[88]. Les menaces continues[89] du gouvernement russe de recourir à de telles armes constituent donc une violation manifeste du droit des conflits armés.

Les médias ont également documenté l’utilisation de bombes à sous-munitions par les deux parties au conflit à plusieurs reprises[90]. Bien que ni l’Ukraine ni la Russie ne soit partie à la convention interdisant spécifiquement l’emploi de telles armes[91], il convient de rappeler que leur utilisation ne permettrait pas de respecter les règles régissant la conduite des hostilités (auxquelles la Russie et l’Ukraine sont parties à travers le Protocole additionnel I), notamment car elles ne permettent pas de faire la distinction entre les combattants et les civils, et, car elles sont de nature à infliger des maux superflus en provoquant des blessures profondes chez les civils et les combattants. Les deux parties au conflit devraient donc cesser l’utilisation de telles armes en vertu de la règle de la distinction et de celle de l’interdiction des maux superflus.

Les États-Unis ont craint, à un moment du conflit, l’utilisation d’armes chimiques par la Russie[92]. De son côté, la Russie a accusé l’Ukraine et le Pentagone américain d’avoir collaboré à la création d’armes biologiques[93]. Ces deux catégories d’armes sont formellement interdites en DIH[94], compte tenu des souffrances excessives qu’elles occasionnent et de leur caractère indiscriminé par nature qui mettrait en péril la survie de la population civile. Si elles n’ont pas été encore officiellement utilisées en Ukraine, il faut espérer que les inquiétudes à leur sujet restent au stade des hypothèses, car en aucun cas, leur utilisation ne pourrait être justifiée au regard du DIH.

Il a également été rapporté que des mines terrestres antipersonnel étaient utilisées par la Russie dans ce conflit[95]. L’utilisation de telles mines n’est pas formellement interdite par le DIH, mais elle est limitée : des précautions particulières doivent être prises afin de réduire au minimum leurs effets indiscriminés[96]. Dans cette optique, leur emplacement doit notamment être enregistré[97], et elles doivent être enlevées ou neutralisées à la fin du conflit[98]. La Russie, au contraire de l’Ukraine, n’a pas ratifié la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction[99]. Cependant, elle a ratifié la Convention sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi de certaines armes classiques et son deuxième protocole qui imposent aux États d’équiper leurs mines antipersonnel d’un système d’autoneutralisation[100].

Enfin, toujours dans la thématique de la licéité des moyens de guerre utilisés en Ukraine, les médias ont rapporté le recours à des drones ou des armes autonomes dans le cadre de ce conflit[101]. Le DIH est un droit ancien dont les principaux textes ont été rédigés avant même que les gouvernements ne pensent à la création de telles armes. Néanmoins, ce droit n’est pas sans recours face aux nouvelles technologies. Pour déterminer la licéité (ou non) de nouvelles armes au regard du droit des conflits armés, il faut se référer à l’article 36 du Protocole additionnel I, selon lequel la licéité d’une nouvelle arme se détermine au regard des règles régissant la conduite des hostilités (notamment la règle de la distinction, de la précaution, de la proportionnalité et de l’interdiction des maux superflus comme susmentionnés)[102]. Les drones et armes autonomes, pour être licites, doivent donc permettre de faire la distinction entre les civils et les combattants, éviter le plus possible les dégâts incidents, ne pas causer de pertes civiles disproportionnées par rapport à l’avantage militaire direct et concret attendu, et ne pas causer de maux superflus. Le respect de plusieurs de ces règles est menacé dans le cadre notamment des « drones suicides » utilisés en Ukraine[103]. En effet, ces drones ne bénéficient pas d’un contrôle humain, et ils peuvent potentiellement connaître un dysfonctionnement de l’intelligence artificielle qui pourrait prendre pour cible des personnes civiles, ou créer des pertes incidentes trop élevées en ne prenant pas en compte l’environnement autour d’une cible militaire licite. La plus grande prudence est donc de mise avec l’utilisation de telles armes, qui ne sont cependant pas illicites par nature.

E. Un droit dans la guerre, un droit dans la mort

Après que l’Ukraine ait repris le contrôle de la ville de Boutcha, ville ukrainienne qui était pendant un temps sous occupation russe, de nombreux corps ont été retrouvés par les habitants, parfois dans des états dégradants (notamment des parties de corps éparpillées dans des sacs, des corps laissés à l’air libre en décomposition, l’instauration de fosses communes, des corps dépouillés…)[104]. En DIH, la protection de la personne humaine et de sa dignité ne s’arrête pas avec la mort. L’article 16 de la Quatrième Convention de Genève protège ainsi les défunts contre le vol, les mutilations et les mauvais traitements[105]. L’article 130 de la même Convention dispose que les corps des personnes décédées doivent être inhumés de façon respectueuse, et en évitant autant que possible l’incinération[106]. L’état dans lequel les habitants de Boutcha ont retrouvé les corps de leurs proches représenterait donc une violation du DIH par la Russie. De plus, la règle 114 de l’Étude du CICR sur le DIH coutumier dispose que les corps des défunts et leurs effets personnels doivent être retournés, autant que possible, à leurs familles[107]. Le fait que les habitants de Boutcha aient dû attendre le retrait des troupes russes pour retrouver les corps de leurs proches constitue donc également une violation de ce corpus juridique.

Une problématique similaire semble se retrouver du côté des soldats ukrainiens, qui ont parfois également tendance à laisser les corps des soldats russes à l’endroit où ils sont morts, alors qu’ils prennent le temps de récupérer les corps de leurs camarades tombés au combat[108].

F. Un droit dans la guerre : oui ; un droit dans la guerre sur mer : aussi

Il existe non seulement un droit de la guerre sur terre, mais aussi un droit de la guerre sur mer. Or, une partie du conflit entre l’Ukraine et la Russie se déroule justement sur mer. Les médias ont notamment rapporté le blocus du Port d’Odessa provoqué à la fois par la Russie (pour assiéger l’Ukraine) et l’Ukraine (pour empêcher la Russie d’accoster), provoquant la perte de nombreuses marchandises[109]. Afin de déterminer la licéité – ou non – d’un tel blocus au regard du droit international, il est possible de se référer au Manuel de San Remo sur le droit international applicable aux conflits armés en mer[110] qui, bien que non contraignant en soit, regroupe et adapte à la réalité du milieu marin différentes règles de droit international qui, elles, sont contraignantes. En théorie, les blocus ne sont pas interdits par le DIH, mais ils doivent respecter certaines règles : ils doivent être déclarés et notifiés[111], ils ne doivent pas avoir pour objectif d’affamer la population civile[112], ils doivent permettre de laisser passer les biens nécessaires à la survie de la population civile[113] et les biens médicaux[114], et ils ne doivent pas causer de dommages excessifs à la population civile par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu[115]. Or, le blocus d’Odessa a été effectué notamment à travers la pose de mines[116], ce qui rend difficile le respect des différents droits de passage pour les biens nécessaires à la survie de la population civile et les fournitures médicales. De plus, en ce qui concerne les dommages excessifs auprès de la population civile, ces blocus ont provoqué des pénuries alimentaires non seulement au niveau ukrainien, mais aussi au niveau mondial[117], laissant supposer un caractère excessif des atteintes auprès de la population civile.

En ce qui concerne la conduite des hostilités sur mer, le 14 avril 2022, l’Ukraine a coulé le premier navire de guerre russe depuis la Seconde Guerre mondiale[118]. Les règles de la conduite des hostilités sur mer sont les mêmes que sur terre, et l’Ukraine semble avoir respecté la règle de la distinction (le navire russe était un objectif militaire compte tenu notamment de sa participation au bombardement de villes ukrainiennes et à sa participation à la capture de l’île aux serpents[119]), de précaution et de proportionnalité (aucune victime civile n’aurait été à déplorer). Cependant, en ce qui concerne la règle de la proportionnalité, la guerre sur mer implique de tenir compte également des dégâts effectués à l’environnement marin dans la balance[120]. À ce niveau, peu d’informations sont disponibles sur les dégâts environnementaux qui auraient été causés, mais il s’agit d’une donnée à prendre en compte autant du côté russe que du côté ukrainien avant de couler un navire. Cela est d’autant plus important que les épaves de navires sont susceptibles de causer des dégâts conséquents et durables au niveau des fonds marins, et les fuites de pétrole qui en découlent sont susceptibles de provoquer des marées noires de plus ou moins grande envergure.

Enfin, un dernier élément à prendre en compte dans le cadre de la guerre sur mer, c’est le sauvetage des naufragés. Le navire russe qui a été coulé offre un exemple intéressant d’application de la Deuxième Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer[121]. En effet, plusieurs soldats russes se sont retrouvés naufragés (ou auraient pu se retrouver naufragés) à la suite de cette attaque. La règle en DIH est de rechercher et de recueillir ces personnes[122], puis de les traiter et de les soigner avec humanité[123]. Selon la Russie, les membres du navire auraient été évacués avant même le naufrage par d’autres navires russes[124]. Si cette information est vraie, alors il s’agirait d’un exemple de bonne application de la Deuxième Convention de Genève.

G. Et un droit dans l’espace et le cyberespace ?

Le conflit entre l’Ukraine et la Russie est considéré par le ministre ukrainien de la transformation numérique comme la « première guerre où les capacités spatiales commerciales jouent un rôle si important »[125]. En effet, la Russie possède de nombreux satellites, qui peuvent être utilisés pour guider des frappes précises depuis l’espace[126]. Les alliés de l’Ukraine (surtout les États-Unis) disposent aussi de satellites qui ont fait l’objet de cyberattaques de la part de la Russie pour brouiller leurs informations[127].

Face à cette « guerre des étoiles », il convient de rappeler que même depuis l’espace, les États sont tenus de respecter les règles régissant la conduite des hostilités. À ce titre, si des satellites venaient à être détruits et à s’écraser sur terre, ils pourraient être considérés comme des méthodes de guerre indiscriminées compte tenu de l’absence de contrôle lors de leur chute qui pourrait aussi bien impacter des combattants que des personnes civiles. Mettre hors d’état de fonctionner des satellites ayant des fonctions primordiales pour la population civile, pourrait aussi être considéré comme une atteinte à des biens civils (par exemple des satellites permettant aux civils de communiquer entre eux, de se tenir informés, d’avoir accès à internet…).

En ce qui concerne les cyberattaques, les parties à un conflit peuvent se référer au Manuel de Tallinn 2.0[128] qui, à l’image du Manuel de San Remo pour le domaine maritime, adapte les règles de DIH existantes au domaine de la cybernétique afin de limiter les conséquences néfastes de telles attaques sur la population civile. Par ailleurs, toujours dans le domaine des cyberattaques, il est important de préciser que les civils qui rejoignent l’IT Army of Ukraine (l’armée informatique ukrainienne [notre traduction]) pour commettre des cyberattaques à l’encontre des forces russes[129] n’endossent pas le statut de membres des forces armées, malgré le nom trompeur de leur mouvement. Il en est ainsi, car ils ne répondent pas aux conditions de l’article 4 de la Troisième Convention de Genève pour endosser le statut de combattants : ils ne portent pas d’uniforme, ils ne relèvent pas d’un commandement responsable, ils ne possèdent pas de signe distinctif visible à distance, et il est impossible de déterminer s’ils se sont engagés à respecter les lois et coutumes de la guerre. Si leurs actes atteignent un seuil de nuisance suffisamment élevé et de nature militaire, ils pourront être considérés comme des civils participant directement aux hostilités[130], et ils pourront alors faire l’objet d’attaques, mais uniquement pendant le moment où ils participent aux hostilités, c’est-à-dire lors de la commission de cet acte de nuisance. Toutefois, en prenant en compte que la plupart des attaques consistent en des dénis de service de sites internet russes divers (banques, gouvernement, sites d’entreprise…)[131], il serait difficile d’y voir un seuil de nuisance militaire suffisant pour considérer ces hackeurs comme participant directement aux hostilités. Un tel seuil de nuisance pourrait plutôt être retenu, par exemple, lorsque les pirates informatiques s’attaquent à des sites de transport biélorusses censés transporter des troupes[132].

H. Le Comité international de la Croix-Rouge, le gardien du DIH

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est considéré comme étant le gardien du DIH[133]. Il ne s’agit pas d’un organe de sanction, mais il veille à travers d’autres moyens à son respect, à sa bonne compréhension, à sa diffusion et à son développement. Notamment, pour veiller au respect du DIH à l’égard des prisonniers de guerre, le CICR dispose d’un droit de visite dans les prisons des parties au conflit, où il peut s’entretenir sans surveillance avec les détenus[134]. À ce titre, le CICR a été autorisé à rendre visite à des prisonniers de guerre russes et ukrainiens à plusieurs reprises depuis le début du conflit[135]. De telles visites permettent à la fois d’apporter des nouvelles aux proches des prisonniers de guerre, et de veiller à ce qu’ils ne subissent pas de mauvais traitements dans le cadre de leur détention. C’est pourquoi le droit de visite du CICR aux prisonniers de guerre est juridiquement consacré à l’article 126 de la Troisième Convention de Genève, selon lequel les délégués du CICR « seront autorisés à se rendre dans tous les lieux où se trouvent des prisonniers de guerre »[136]. Permettre au CICR de rendre visite aux prisonniers de guerre est une marque de respect du DIH de la part des deux parties au conflit qui doit être maintenue.

Pour aider le personnel du CICR dans ses différentes missions, l’emploi de l’emblème de la Croix-Rouge sur fond blanc offre une protection supplémentaire à celui-ci ainsi qu’au personnel et aux unités sanitaires contre les attaques[137]. Malgré cette protection, un entrepôt du CICR à Marioupol a été la cible d’attaques russes, alors qu’il avait bien été identifié par la croix rouge sur fond blanc[138]. Cette attaque constitue donc une violation du DIH.

En raison de ses fonctions indicatives et protectrices, l’utilisation de l’emblème de la Croix-Rouge est réservée aux organismes internationaux de la Croix-Rouge, ainsi qu’au personnel et aux unités sanitaires[139]. Il est interdit pour les parties à un conflit armé d’en détourner l’usage à leur bénéfice[140] afin de préserver la neutralité, l’indépendance et l’impartialité du CICR. Ces caractéristiques sont nécessaires pour consolider son rôle de gardien du DIH et conserver ses accès à toutes les parties à un conflit armé, et ainsi améliorer le sort des victimes de la guerre. C’est notamment pour cette raison qu’il n’était pas possible d’accéder à la demande du président ukrainien Zelensky, qui avait reproché au CICR de ne pas lui avoir permis d’utiliser l’emblème de la Croix-Rouge pour des véhicules humanitaires ukrainiens[141].

II. La protection des réfugiés

Juridiquement, un réfugié est une personne qui se trouve en dehors de son pays de nationalité, car elle craint d’être persécutée en raison « de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques », et qu’elle ne peut ou ne veuille réclamer de la protection du pays dont elle a la nationalité en raison de cette crainte[142]. Le conflit en Ukraine, à l’image des autres conflits armés qui font (ou qui ont fait) rage dans le monde, a été à l’origine d’un nombre important de réfugiés qui ont cherché à fuir le pays, car ils ou elles craignaient pour leur vie en raison de la guerre. L’agence des Nations Unies pour les réfugiés a ainsi enregistré plus de 6,2 millions de réfugiés provenant de l’Ukraine depuis le début du conflit[143].

Cependant, l’accueil des réfugiés venant d’Ukraine ne s’est pas fait sans heurts sur le plan juridique. Il a été relevé dans les médias que les personnes résidant en Ukraine, mais qui n’ont pas la nationalité ukrainienne (notamment des étudiant-e-s provenant de pays africains) ont subi des discriminations aux postes de frontière en cherchant à fuir le pays[144]. Certains pays frontaliers, notamment la Pologne, réserveraient l’entrée sur leur territoire aux « vrais Ukrainiens »[145]. Le droit international des réfugiés est clair à ce sujet : aucune discrimination ne doit être faite entre les personnes cherchant à fuir un danger pour leur vie. Il n’existe pas de condition de nationalité pour obtenir le statut de réfugié en vertu de l’article 1.A.2) de la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié[146]. L’interdiction de discrimination entre les réfugiés en raison de « la race, la religion ou le pays d’origine » est même consacrée à l’article 3 de cette Convention[147].

Une autre règle relative au statut de réfugié est celle de l’interdiction de refoulement, présente à l’article 33 de la Convention relative au statut de réfugié, selon lequel

[a]ucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques[148].

Face à l’afflux massif de réfugiés provenant d’Ukraine, l’Union européenne a décidé d’activer pour la première fois de son histoire la Directive 2001/55/CE du Conseil de l’Union européenne, permettant d’offrir une protection temporaire aux réfugiés provenant d’Ukraine[149]. Cette protection temporaire comprend un droit de séjour, l’accès au marché du travail, au logement, à l’aide sociale ou médicale[150]. Une crainte de discrimination pèse également concernant la mise en oeuvre de cette directive, puisque si les ressortissants ukrainiens peuvent bénéficier de cette aide sans condition, il n’en est pas de même pour celles et ceux qui résident en Ukraine, mais qui ont la nationalité d’un pays tiers. Dans ce dernier cas, le bénéfice de la protection accordée par la directive est conditionné à l’impossibilité de retour dans leur pays d’origine[151], ce qui peut être considéré comme une forme de discrimination.

D’une façon plus générale, le fait que le conflit se déroule en Ukraine aux portes de nombreux pays européens ne doit pas faire oublier que d’autres conflits se déroulent dans le monde, et que les réfugiés syriens ou afghans ne sont pas moins des réfugiés que les Ukrainiens. Les règles juridiques relatives aux réfugiés ne portent ni de nationalité, ni de couleur de peau, ni de religion. Tous les réfugiés devraient être traités de la même manière, ce qui est encore loin d’être le cas aujourd’hui à cause de préjugés qui influent sur la bonne application de ces règles.

Des risques de discriminations relatives au statut de réfugié se font également ressentir au niveau de la population LGBT+ qui souhaite fuir le conflit. En effet, la Pologne, pays frontalier vers lequel se tournent les réfugiés provenant d’Ukraine, est ouvertement opposée à l’homosexualité et aux personnes trans*[152]. Non seulement il convient de rappeler que le droit des réfugiés interdit toute discrimination, mais en plus, il a été reconnu que l’orientation sexuelle ou le genre pouvaient constituer des motifs de persécution permettant d’obtenir le statut de réfugié au regard de l’article 1.A.2) de la Convention[153].

III. Le droit international des droits humains et le conflit entre l’Ukraine et la Russie

Il est important de rappeler que les droits humains ne cessent pas de s’appliquer en période de conflit armé[154]. L’application de ce corpus juridique, qui n’a pas été conçu pour régir spécifiquement les conflits armés, peut être adaptée à la réalité de la guerre, mais elle ne peut pas être totalement écartée[155].

Sur le sol russe, notamment, où le conflit ne se déroule pas, la population russe devrait pouvoir continuer de bénéficier de son droit à la liberté d’expression et de son droit à la liberté de réunion et d’association[156]. Pourtant, plusieurs milliers de manifestants russes opposés à la guerre ont été arrêtés, voire torturés par les forces de l’ordre russes[157]. Il convient de rappeler que si des restrictions peuvent être apportées au droit à la liberté d’expression et au droit à la liberté de réunion et d’association, ces restrictions doivent être prévues par la loi, nécessaires dans une société démocratique, et prises dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publique ou les droits et libertés d’autrui[158]. En ce qui concerne la condition de la restriction prévue par la loi, il a été rapporté qu’une loi russe a été promulguée pour interdire les actions publiques « discréditant les forces armées »[159]. Toutefois, les critères de la nécessité dans une société démocratique et de la sauvegarde de la sécurité publique risquent d’être difficiles à démontrer étant donné qu’il s’agit de manifestations pour la paix, majoritairement pacifiques d’après les rapports de l’ONU[160]. Ces arrestations considérées comme « arbitraires », et qui ont lieu également en Biélorussie,[161] pourraient aussi constituer une atteinte au droit à la liberté et à la sûreté des citoyens et citoyennes russes et biélorusses[162].

De plus, si les actes de torture qui suivent ces arrestations sont avérés[163], il convient de rappeler que l’interdiction de la torture est une norme absolue et indérogeable en droits humains[164]. Rien ne peut justifier de tels actes. Cette interdiction de la torture est d’ailleurs partagée par les autres branches du droit international applicables en période de conflit armé, puisqu’elle se retrouve également dans les textes de DIH[165], et elle est constitutive de crime de guerre au regard du DIP[166]. Les potentiels actes de torture commis par la Russie envers ses propres ressortissants qui manifestaient représentent donc une violation importante de plusieurs corpus de droit international. Les rapports selon lesquels les soldats russes auraient commis des actes de torture envers des personnes ukrainiennes, notamment dans la ville de Boutcha[167], laissent également présager une violation de cette interdiction fondamentale par la Russie. Que ce soit sur le sol russe, sur le sol ukrainien ou dans quelques pays que ce soit, la torture est interdite en toutes circonstances.

L’un des fondements du DIDH est l’interdiction de discrimination[168]. Or, de nombreuses inquiétudes se soulèvent en Ukraine sur le sort qui attend les personnes LGBT+, que ce soit par l’Ukraine ou par la Russie[169]. En effet, de l’homophobie a été constatée au sein même de l’armée ukrainienne[170]. Or, en droits humains, il a été reconnu que le genre et l’orientation sexuelle faisaient partie des motifs selon lesquels il était interdit de discriminer[171]. Une autre inquiétude réside dans l’interdiction pour les hommes ukrainiens de quitter le pays[172]. En plus d’être constitutif d’une discrimination basée sur le genre, une telle interdiction pourrait affecter les femmes trans*, en particulier celles dont les marqueurs de genres sur leurs papiers d’identité mentionnent non pas leur identité de genre, mais leur sexe biologique.

Conclusion : quid des sanctions et des réparations ?

La conclusion de cet article ne pouvait qu’aller de pair avec le dernier corpus juridique à s’appliquer, sur le plan chronologique, dans le cadre d’un conflit armé : le DIP. En effet, il s’agit de la branche du droit international qui sanctionne – entre autres – les violations du droit de la guerre[173]. Son intervention est donc postérieure au DIH : le DIH pose des règles pour les parties au conflit, le DIP sanctionne la violation de ces règles par les parties au conflit. C’est le principe de la responsabilité individuelle qui gouverne le DIP, ce sont des individus (hauts placés) et non des États qui sont condamnés.

Actuellement, la figure de proue du DIP est la Cour pénale internationale (CPI), dont les règles sont dictées dans le Statut de Rome instaurant la Cour pénale internationale (Statut de Rome)[174]. Ni l’Ukraine ni la Russie n’ont ratifié ce Statut de Rome. Cependant, l’Ukraine a reconnu la compétence de la CPI à travers deux déclarations successives, qui ont permis à cette dernière de s’intéresser aux crimes internationaux commis sur le territoire ukrainien depuis le 21 novembre 2013[175]. Depuis, quarante-trois États parties au Statut de Rome ont renvoyé à la CPI la situation en Ukraine liée au conflit armé contre la Russie[176]. Le Procureur a ouvert une enquête à ce sujet le 2 mars 2022[177]. Un an plus tard, un mandat d’arrêt a été émis à l’encontre des deux individus considérés comme étant les principaux responsables de la commission de crimes de guerre relatifs à la déportation illégale et au transfert illégal d’enfants de l’Ukraine vers la Russie : le président Russe, Vladimir Poutine, et sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Alekseïevna Lvova-Belova[178].

Bien que ce mandat d’arrêt n’ait pas permis pour l’instant de juger les deux accusés, il a tout de même eu pour effet de limiter leurs déplacements. En effet, les États parties à la CPI sont tenus de coopérer avec cette dernière en lui remettant, à sa demande, les individus suspectés d’avoir commis des crimes internationaux qui se trouvent sur leur territoire[179].

La justice essaye donc elle aussi de se frayer un chemin en Ukraine. Car oui, il existe un droit dans la guerre, celui-ci doit être respecté, et des sanctions peuvent survenir en cas de violation.