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Durant plus d’un siècle, les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives à l’admissibilité au statut « Indien »[1] étaient discriminatoires envers les femmes autochtones. En vertu de ce régime législatif, lorsqu’une femme autochtone mariait un homme allochtone, elle perdait son statut « Indien » et les enfants issus de ce mariage n’y avaient pas droit non plus. Ce n’était pas le cas toutefois pour les hommes autochtones qui, dans des circonstances semblables, conservaient le leur. Or, sans statut, ces femmes n’étaient plus perçues comme autochtones aux yeux de l’État. Par conséquent, elles ne pouvaient plus vivre dans leur communauté ni y participer à la vie politique et sociale, et se voyaient privées de la possibilité d’élever leurs enfants au sein de leur culture, de leur langue et de leurs traditions. Cette exclusion contribua à la marginalisation économique, à l’isolement social et à la dévalorisation de la vie des femmes autochtones.

En 1985, la Loi sur les Indiens fut modifiée pour éliminer certaines des dispositions explicitement discriminatoires[2]. Dès lors, le libellé des nouvelles règles relatives à l’admissibilité au statut « Indien » fut neutre, du moins en apparence. Or, en ne restituant pas le statut aux femmes exclues par l’effet du mariage sur un pied d’égalité avec les hommes autochtones, le préjudice intergénérationnel découlant de l’opération de la loi fut maintenu[3]. Ces iniquités créées par les modifications législatives de 1985 eurent effet durant plus de trois décennies. Puis, en 2020, à la suite de l’adoption du Projet de loi S-3[4], le ministre des Services aux Autochtones annonça que « toutes les iniquités fondées sur le sexe de l’article 6 de la Loi sur les Indiens ont été éliminées »[5].

Par le présent article, je soutiendrai que, contrairement à la posture officielle du gouvernement, le Canada contrevient toujours à ses obligations internationales à l’égard des femmes autochtones et de leurs descendants. Pour étayer cette thèse, j’explorerai d’abord le contenu et la portée de l’obligation de réparation en vertu du droit international public. Je me tournerai ensuite vers les enjeux particuliers afférant à la réparation des droits des peuples autochtones, en particulier l’idée selon laquelle leurs revendications concernent des injustices dites « historiques ». Afin de contester ce postulat fondé sur une rupture fictive entre le passé et le présent, je proposerai une interprétation élargie de la portée de l’obligation étatique de réparation dans les États marqués par le colonialisme de peuplement[6], tel le Canada, en m’appuyant sur la notion de fait internationalement illicite à caractère continu. Finalement, j’illustrerai cette proposition en analysant la réponse de l’État canadien à la discrimination fondée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens. Ce cas d’étude visera à démontrer qu’en l’absence de mesures de réparation adéquates, pleines et effectives, la réconciliation risque de n’être qu’une simple posture rhétorique, sans réelles retombées pour les peuples autochtones.

I. Le principe de la responsabilité internationale

A. L’obligation de réparation

Le principe de la responsabilité prévoit l’obligation de répondre de toutes violations du droit. Tout fait internationalement illicite de l’État engage sa responsabilité et entraîne une obligation de réparer le préjudice causé par ce fait. Il s’agit « [d’]un principe du droit international, voire une conception générale du droit »[7]. En ce sens, la réparation est un complément indispensable des engagements internationaux, que cette obligation soit inscrite ou non dans la convention en cause[8]. Ainsi, la réparation est une obligation secondaire qui est enclenchée dès lors qu’il y a manquement à une obligation primaire, en l’occurrence un engagement international[9].

Le Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (ci-après « Articles ») élaboré par la Commission du droit international (ci-après « Commission »)[10] codifie d’une part, les conditions générales selon lesquelles le droit international considère qu’un État est responsable d’actions ou omissions illicites[11] et d’autre part, les conséquences juridiques en découlant[12]. Ce régime repose sur une distinction entre les règles primaires – soit le contenu des engagements des États issus du droit international positif, conventionnel et coutumier – et les règles secondaires c’est-à-dire, celles se rapportant à la qualification d’un comportement comme illicite, aux circonstances d’attribution ou d’exclusion de responsabilité à l’État en question et aux conséquences juridiques lui incombant[13]. Il est généralement admis que seules ces dernières relèvent du domaine de la responsabilité des États[14].

En vertu de ces règles, la responsabilité internationale sera engagée dès lors qu’un État commet : (a) une action ou omission lui étant attribuable selon le droit international, laquelle (b) constitue une violation d’une obligation internationale[15]. Le cas échéant, les conséquences juridiques suivantes seront imposées à l’État : le maintien du devoir d’exécuter l’obligation violée[16]; la cessation du fait illicite (si celui-ci continue) et l’octroi d’assurances et de garanties de non-répétition[17]; et la réparation intégrale du préjudice causé[18] sous la forme de restitution, si possible, ou, alternativement, d’indemnisation et de satisfaction[19].

A priori, le régime de la responsabilité, à l’instar du droit international public, peut sembler ne concerner que les manquements à des obligations interétatiques[20]. Or, l’avènement du régime international de protection des droits de la personne a profondément bouleversé le droit international en créant des obligations à l’égard des personnes sous la juridiction de l’État. Corolairement, les individus devinrent titulaires de droits en vertu du droit international qui historiquement ne leur conférait que la qualité d’objet[21]. Ainsi, il apparaît indéniable aujourd’hui qu’en cas de violations du droit international des droits humains le régime de la responsabilité de l’État s’applique également à l’égard des individus ou des groupes[22]. D’ailleurs, les articles stipulent qu’en cas de violation de traités multilatéraux, les obligations de l’État responsable peuvent être dues à l’égard de plusieurs États ou à la « communauté internationale dans son ensemble »[23]. Ce choix de mots se distingue de l’expression « la communauté internationale des États » traditionnellement employée dans les instruments de droit international public[24]. Par conséquent, il doit être compris comme étant inclusif des acteurs non étatiques[25].

De surcroit, les articles prévoient une distinction entre la notion d’« État lésé » et celle de « bénéficiaires de l’obligation violée »[26]. Il en résulte que, lorsqu’il est question d’une violation d’un traité multilatéral de protection des droits de la personne, la responsabilité internationale de l’État en cause sera engagée envers les autres États membres audit traité ou même envers la communauté internationale dans son ensemble. Toutefois, l’État responsable sera tenu d’octroyer réparation aux individus sous son contrôle ayant subi un préjudice en raison de cette violation[27].

Dans l’avis consultatif sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, la Cour internationale de justice précisa que les obligations internationales de l’État comprennent l’octroi de mesures de réparation aux personnes physiques et morales ayant subi des dommages en raison de ses violations de divers instruments internationaux[28]. Par cette conclusion, la Cour paraît reconnaître qu’une violation du droit international peut entrainer, dans cet ordre juridique, un droit individuel à la réparation[29]. De façon similaire, dans l’Affaire du Massacre de Plan de Sánchez, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (ci-après « Cour interaméricaine ») indiqua que l’obligation d’octroyer réparation aux individus concernés pour toute violation du droit international des droits humains constitue une norme coutumière au coeur du régime de la responsabilité de l’État[30]. Cette interprétation a été réitérée par la Cour interaméricaine dans sa jurisprudence subséquente[31].

En somme, bien qu’initialement, le droit international public – et donc, par corolaire, les règles relatives à la responsabilité de l’État – se préoccupait uniquement de la réparation entre les États, l’avènement du régime de protection des droits de la personne a étendu la portée de ce principe à la réparation des préjudices causés aux groupes ou aux individus du fait d’une action ou omission illicite de l’État. Par conséquent, en adhérant au régime international de protection des droits de la personne, les États, incluant le Canada, ont accepté d’être soumis à une obligation de réparation envers les autres États ainsi que les individus et les groupes, ou même des peuples, en cas de violation d’une obligation juridique issue du droit international.

B. Le droit à la réparation

Alors que les principes de la responsabilité internationale imposent une obligation de réparation aux États, le régime international de protection des droits de la personne prévoit, quant à lui, un droit à la réparation pour les victimes. Celui-ci est énoncé dans de nombreux instruments internationaux. À titre d’exemple, notons la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale[32], ratifiée par le Canada en 1970, laquelle stipule à l’article 6 le droit à une voie de recours effective et à la réparation juste et adéquate pour les victimes de discrimination raciale.

De plus, certaines conventions ne prévoient que le droit à un recours utile, sans spécifier le droit à la réparation, tel le paragraphe 3 de l’article 2[33] du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[34], auquel le Canada a adhéré en 1976. Or, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a spécifié que le droit à la réparation constitue une partie intégrante du droit à un recours effectif[35].

Qui plus est, l’Assemblée générale des Nations unies a précisé en 2005 que le droit à la réparation est un élément constitutif de l’obligation juridique générale de respecter, de faire respecter et d’appliquer le droit international des droits humains[36]. Ainsi, bien que certains instruments juridiques, tels que la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[37], ne prévoient ni le droit à un recours efficace ni le droit à la réparation, tous les États membres – incluant le Canada qui l’a ratifiée en 1981 – sont considérés comme ayant accepté une obligation implicite de réparation. De façon analogue, bien que la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme soit silencieuse sur cette question, la Commission interaméricaine des droits de l’homme considère que les États membres de l’Organisation des États américains, ce qui inclut le Canada, ont l’obligation d’octroyer réparation lorsqu’ils contreviennent à un droit y étant stipulé[38].

En définitive, le régime international de protection des droits de la personne confère un droit à la réparation à toutes les victimes de violations du droit international des droits humains. En contrepartie, les États ont un devoir d’octroyer réparation à ces dernières, devoir qui découle de leur obligation générale de respecter, faire respecter et appliquer le droit international des droits humains et, plus largement, du régime de la responsabilité de l’État[39].

C. La réparation des violations dites « flagrantes »

Bien que, en vertu du droit international, toutes les violations du droit international de protection des droits de la personne engendrent un droit à la réparation pour les victimes, il a été jugé nécessaire d’accorder une attention particulière à certains types de violations jugées flagrantes[40]. Conséquemment, en 2005, l’Assemblée générale des Nations unies adopta les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire (ci-après « Principes »)[41]. Ce document vise à codifier la normativité existante, sans toutefois créer de nouvelles obligations juridiquement contraignantes pour les États[42]. Les principes et directives y étant énoncés sont destinés à servir d’outil pour les États dans l’élaboration et la mise en oeuvre de politiques et programmes axés sur les victimes. Ils visent également à offrir à ces dernières un guide à l’appui de leurs revendications individuelles et collectives[43].

Toutefois, les Principes ne définissent pas ce qui constitue une violation flagrante du droit international des droits humains, à défaut de consensus à cet égard durant les négociations[44]. Néanmoins, dans un premier rapport soumis à la Commission des droits de l’homme des Nations unies en 1993, le rapporteur spécial de la Sous-Commission sur la prévention de la discrimination et la protection des minorités – organe mandaté d’entreprendre une étude sur le droit à la réparation pour les victimes de violations flagrantes des droits de la personne – affirma qu’une définition rigoureuse et exhaustive de ce concept n’était pas souhaitable, puisqu’elle risquerait de limiter indument le champ d’application de celui-ci. Cela dit, il opina qu’à tout le moins les violations suivantes devraient être considérées comme étant flagrantes :

Le génocide, l’esclavage et les pratiques esclavagistes, les exécutions sommaires et arbitraires, la torture et les traitements ou châtiments cruels, inhumains ou dégradants, les disparitions forcées, la détention arbitraire et prolongée, la déportation ou le transfert forcé de populations, la discrimination systématique fondée notamment sur la race ou le sexe[45].

Cette liste est non exhaustive et non contraignante. Néanmoins, les types de violations du droit international des droits humains y étant énoncés ont en commun qu’ils affectent le droit à la vie et à l’intégrité physique et morale des personnes, et qu’ils sont souvent commis à grande échelle[46]. Par ailleurs, « en raison de leur gravité, [ces violations] constituent un affront à la dignité humaine »[47]. En ce sens, elles peuvent également inclure des violations délibérées, systématiques et massives des droits économiques et sociaux[48].

En cas de violations flagrantes, le droit à la réparation comprend deux volets. D’une part, au niveau procédural, les victimes doivent avoir accès à la justice dans des conditions d’égalité et doivent pouvoir accéder aisément aux informations utiles concernant les violations et les mécanismes de réparation[49]. D’autre part, la réparation octroyée aux victimes doit être adéquate, effective et rapide, en plus d’être proportionnelle à la gravité du préjudice subi et adaptée aux circonstances[50]. À cette fin, les mesures de réparation, collectives et individuelles, doivent prendre les formes suivantes : la restitution, l’indemnisation, la satisfaction, la réadaptation et les garanties de non-répétition[51]. Le recours à un large éventail de mesures de réparation vise à assurer la flexibilité nécessaire pour répondre aux besoins multiples des nombreuses victimes. De plus, agencer des mesures pécuniaires et symboliques sert à assurer une prise de conscience accrue du sort des victimes et à aider « à donner un sens aux évènements douloureux du passé »[52]. Or, qu’en est-il des violations flagrantes survenues avant l’émergence du régime international de protection des droits de la personne ?

D. Les injustices historiques

Les faits survenus par le passé ayant causé des dommages à un groupe particulier sont d’ordinaire décrits comme étant des « injustices historiques »[53]. Celles-ci se caractérisent généralement par le fait que les personnes ayant causé le préjudice de même que les victimes sont décédées, souvent depuis longtemps[54]. Néanmoins, malgré le passage du temps, les dommages causés sont tels qu’ils continuent à avoir une importance sociale, notamment en raison de leur ampleur et de la persistance des conséquences du préjudice subi[55].

Au courant des dernières décennies, les revendications relatives à des injustices historiques se sont amplifiées. Elles sont aujourd’hui multiples et diverses. Dinah Shelton les classifie en cinq catégories, qui, sans être exhaustives, sont utiles pour comprendre l’ampleur du phénomène : les injustices à l’égard de certains groupes en période de guerre ; les lois et politiques discriminatoires visant certaines minorités ; la colonisation; l’esclavage transatlantique et la ségrégation raciale; les revendications des peuples autochtones[56].

En raison de la notoriété de ces faits historiques et de la disponibilité de preuves convaincantes, la question juridique principale n’est pas de démontrer que les évènements eurent bel et bien lieu, mais plutôt de déterminer s’ils sont justiciables aujourd’hui. Comme le démontre Mayo Moran, initialement, le droit ne voyait pas ces revendications comme des problèmes juridiques, seulement des enjeux de nature morale, politique ou historique[57]. Or, cette perception selon laquelle le passé est nécessairement au-delà de la portée du droit s’érode graduellement. Les procès de Nuremberg et de Tokyo ont introduit l’idée que la responsabilité juridique est une composante importante de la réponse aux grandes injustices de l’histoire[58]. De plus, l’émergence de la justice transitionnelle[59] vers la fin des années 1980 a, quant à elle, élargi la notion de responsabilité juridique au-delà des procédures pénales en mettant en avant des mesures alternatives de justice et de réparation pour les victimes de violations flagrantes du droit international des droits humains et de violations graves du droit international humanitaire[60].

Ce nouvel intérêt pour la justice réparatrice suscita notamment le recours au droit international devant des tribunaux domestiques pour tenter d’obtenir réparation pour des injustices historiques. Malgré les nombreux obstacles procéduraux et juridictionnels, dont l’épineuse question de la prescription et celle de l’intérêt pour agir, certaines de ces actions juridiques ont été fructueuses. Dans de tels cas, les instances judiciaires ont su démontrer une ouverture face aux injustices historiques, entre autres lorsque les cas devant elles concernent des violations graves et délibérées de droits fondamentaux et que la preuve est accablante, comme ce fut notamment le cas dans l’affaire Mutua portée devant les tribunaux anglais[61].

Cela dit, la question de la réparation des injustices historiques demeure controversée. Certains auteurs y voient le risque d’ouvrir la porte à un déluge de demandes ingérables, voire injustes pour les générations d’aujourd’hui qui n’y sont pour rien[62]. D’autres affirment qu’au contraire la réparation est un prérequis à la guérison et la réconciliation[63], ou encore qu’il faille d’abord analyser la façon dont chaque régime de réparation est conçu avant de pouvoir statuer sur leur bien-fondé[64]. Cela dit, peu importe la position défendue, un élément demeure : il existe des barrières juridiques considérables à l’obtention de mesures de réparation pour des injustices historiques.

Tout d’abord, il incombe de justifier pourquoi les sociétés d’aujourd’hui seraient tenues de réparer les injustices du passé auxquelles elles n’ont pas participé. Ensuite, il faut parvenir à expliquer pourquoi et comment les descendants des victimes des injustices historiques peuvent réclamer réparation, alors que le préjudice a été subi par leurs parents ou même leurs ancêtres. Finalement, il convient de déterminer ce qui peut compter comme une réparation juste et adéquate, ce qui soulève, de surcroit, la question de comment faire une telle détermination[65].

Les difficultés émergent du fait qu’il faille faire le lien entre le passé et le présent, tout en tentant de réparer ce qui est devenu irréparable en raison justement du passage du temps[66]. Bien que ces obstacles ne puissent être ignorés, il importe aussi de considérer le fait que les générations d’aujourd’hui bénéficient des injustices du passé, lesquelles sous-tendent la construction de la société actuelle[67]. Comprendre le passé à partir des pratiques et des relations intergénérationnelles qui forment les collectivités permet de mettre en lumière l’importance de la réparation pour établir des relations plus justes et promouvoir la réconciliation[68]. En ce sens, la réparation se veut profondément transformatrice[69].

À ces défis s’ajoute le fait que de nombreuses injustices historiques constituaient des actes qui étaient conformes aux lois de l’époque, bien qu’elles soient maintenant perçues comme moralement répréhensibles et contraires aux standards contemporains du droit international des droits humains[70]. L’exemple de l’esclavage transatlantique est évocateur à cet égard. En effet, bien qu’il ne fasse aucun doute aujourd’hui que l’esclavagisme est une pratique odieuse et répréhensible, en raison du fait que celle-ci était profondément imbriquée dans les systèmes juridiques, politiques et économiques durant des centaines d’années, plusieurs considèrent aujourd’hui que le préjudice causé est simplement trop complexe pour que l’on puisse y remédier[71]. Cela dit, il ne s’agit pas d’un obstacle insurmontable à la réparation. Un exemple notoire est la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens[72], qui prévoit une indemnisation aux survivant.e.s, non seulement pour les actes illégaux subis dans les pensionnats, mais également pour les dommages systémiques légalisés[73].

Or, du point de vue du droit international, la responsabilité de l’État ne sera engagée que s’il y a eu un manquement à un engagement international[74]. L’existence d’une telle obligation est un prérequis à la responsabilité internationale. Cependant, les traités internationaux de protection des droits de la personne sont considérés comme n’ayant qu’une portée prospective, c’est-à-dire qu’ils ne sont contraignants pour les États parties qu’à partir du moment de leur ratification. Par conséquent, le principe de l’intertemporalité constitue un obstacle juridique de taille aux revendications basées sur des injustices historiques[75]. En quelque sorte, ce principe crée une coupure temporelle entre les faits des États avant l’émergence du droit international des droits humains et ceux survenus depuis cette période. En découle un droit de la responsabilité modulé par la période historique en cause. Seules les injustices historiques dont l’illégalité en vertu du droit international au moment des faits peut être démontrée pourront engager la responsabilité internationale de l’État[76], exception faite des faits illicites à caractère continu ou composite, tel qu’il sera discuté plus en détail ici-bas.

II. Réparation et colonialisme de peuplement

La réparation des injustices historiques demeure largement tributaire de la volonté politique et de l’acceptation d’un tel devoir par l’État[77]. Considérant que l’État est généralement celui qui a perpétré les injustices à l’égard desquelles les peuples autochtones demandent réparation aujourd’hui, il existe un conflit d’intérêt bien réel quand vient le temps d’y répondre. Puisque l’État porte à la fois le chapeau de juge et d’accusé, il est particulièrement difficile de déterminer le standard de justice approprié, surtout lorsque les actions étatiques en cause étaient conformes aux lois de l’époque[78]. Ceci est d’autant plus vrai étant donné que les conceptions autochtones de la justice peuvent différer considérablement de celles de l’État[79].

Conséquemment, le recours au droit international pour appuyer des demandes de réparation pour les préjudices causés par le colonialisme de peuplement permet de mitiger cette difficulté tout en apportant une assise juridique aux revendications autochtones[80]. Cette dernière est essentielle afin d’éviter que l’octroi de mesures de réparation ne demeure tributaire de la volonté politique des autorités étatiques, laquelle est souvent manquante. Or, les revendications autochtones sont généralement décrites comme visant des « injustices historiques », ce qui les positionne au-delà de la portée du régime international de protection des droits de la personne. Toutefois, je crois que cette caractérisation est inexacte et ne prend pas adéquatement en compte le contexte particulier du colonialisme de peuplement. À mon avis, une meilleure conceptualisation des revendications autochtones est nécessaire.

A. Les particularités des revendications autochtones 

Plusieurs éléments distinguent les revendications autochtones des autres types de demande de réparation pour des injustices dites historiques. Tout d’abord, l’article premier commun aux deux pactes des Nations unies relatifs aux droits de la personne adoptés en 1966 reconnaît le droit des peuples à l’autodétermination[81]. Considérant que les revendications autochtones émanent justement de « peuples », celles-ci ne peuvent être considérées comme étant de nature purement « privée »[82]. D’ailleurs, lorsque les peuples autochtones revendiquent des droits culturels et politiques, ils le font généralement à titre d’entité politique distincte. Ce n’est pas le cas de la plupart des autres groupes demandant réparation pour des injustices historiques[83]. Cette posture politique particulière engendra d’ailleurs un mouvement de mobilisation globale qui s’échelonna sur plusieurs décennies et mena à la reconnaissance d’un statut particulier pour les peuples autochtones en droit international, lequel fut consacré par l’adoption de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (ci-après « la Déclaration »)[84].

À cet égard, il est opportun de noter que la reconnaissance de ce statut particulier est accompagnée d’une normativité propre et évolutive, laquelle comprend un droit à la réparation spécifique pour les peuples autochtones. La Déclaration énonce notamment un droit général d’accès à des procédures justes et équitables pour le règlement de conflits et de différends, ainsi qu’à des voies de recours efficaces pour les violations des droits individuels et collectifs des peuples autochtones[85]. À celui-ci s’ajoute des dispositions visant des droits spécifiques, soit un devoir de réparation incombant aux États en cas de violation du droit des peuples autochtones et des individus de ne pas subir s’assimilation forcée[86]; dans l’éventualité d’une relocalisation consentie[87]; à l’égard des biens culturels, intellectuels, religieux et spirituels[88]; ainsi que pour toute perte, confiscation, occupation, exploitation ou dégradation de leurs terres, territoires et ressources traditionnelles « sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause »[89].

Pour sa part, la Convention (no 169) relative aux peuples autochtones et tribunaux de l’Organisation internationale du travail – le seul instrument juridique international contraignant traitant spécifiquement des droits des peuples autochtones – prévoit un droit à une indemnisation équitable pour tout dommage subi en raison d’activités de prospection minière ou d’exploitation des ressources sur les terres des peuples autochtones[90]. Elle stipule également un droit à la réparation lorsque le déplacement des peuples autochtones des terres qu’ils occupent est jugé nécessaire et a été effectué « avec leur consentement, donné librement et en toute connaissance de cause »[91].

Aux fins de la présente discussion, il est néanmoins important d’insister ici sur le fait que ces instruments juridiques ne prémunissent les peuples autochtones que contre les violations prospectives de leurs droits, sans offrir de remède quant aux nombreuses incidences passées où ceux-ci n’ont pas été respectés, encore moins pour les dommages leur ayant été infligés par le colonialisme de peuplement, tel le déni de leur souveraineté[92]. N’en demeure pas moins que l’existence de cette normativité relative au droit à la réparation propre aux peuples autochtones distingue ces derniers des autres groupes revendiquant des mesures réparatrices pour des injustices historiques.

D’ailleurs, plusieurs procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme des Nations unies se sont penchées récemment sur la question de l’obligation de réparation des États pour leurs pratiques coloniales et au legs des violations flagrantes des droits de la personne en ayant résulté[93]. Notamment, dans un rapport transmis à l’Assemblée générale des Nations unies en juillet 2021, le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition insiste sur l’importance des mesures de réparation, incluant les garanties de non-répétition, pour renverser le legs des violations graves des droits des peuples autochtones commises dans les contextes coloniaux[94].

De plus, de nombreuses demandes de réparations émises par des peuples autochtones s’appuient sur des instruments juridiques anciens, tels des traités historiques conclus entre les nations autochtones et les puissances coloniales[95]. De façon corolaire, les revendications autochtones visent souvent la restitution de terres, en raison de leur relation particulière avec leurs territoires ancestraux et de la dépossession qu’ils ont vécue au cours du processus de colonisation. En contraste, la plupart des revendications relatives aux autres types d’injustices dites historiques insistent plutôt sur l’indemnisation des dommages subis[96].

Finalement, les revendications autochtones d’aujourd’hui sont généralement à la fois historiques et contemporaines. En effet, le colonialisme de peuplement est la cause sous-jacente des nombreux des enjeux actuels affectant les peuples autochtones. Un exemple éloquent de cette réalité est l’échec de l’État canadien de protéger adéquatement les femmes et les filles autochtones contre toutes les formes de violence[97]. Au courant de deux dernières décennies, de nombreux rapports préparés par des instances internationales et étatiques de même que par la société civile ont fait état de l’ampleur de cette crise.

Parmi ceux-ci, le rapport de la Commission interaméricaine des droits de l’homme sur la situation des femmes autochtones en Colombie-Britannique détaille les nombreux manquements de l’État canadien quant à ses obligations émanant du droit international de protection des droits humains. En effet, la Commission identifie à la fois le défaut de l’État de garantir les droits à la non-discrimination, à la non-violence et à l’égalité des femmes et des filles autochtones, et de remplir son obligation positive de faire preuve de diligence raisonnable en prenant les mesures nécessaires pour prévenir, sanctionner et remédier à ces violations. Puis, la Commission conclut que les violations d’aujourd’hui ne peuvent être expliquées sans porter un regard sur le passé et comprendre l’historique de colonisation et les politiques mises en place au fil de l’histoire canadienne ayant vulnérabilisé les femmes et les filles autochtones au Canada[98].

De façon similaire, en 2019, la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (ci-après « Commission Viens ») conclut ce qui suit dans son rapport final : « au terme de l’exercice, il me semble impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuits dans leurs relations avec les services publics ayant fait l’objet de l’enquête »[99]. Pour expliquer ce constat, la Commission Viens identifie en tête de liste, parmi une série de facteurs, l’héritage colonialiste, qui place encore aujourd’hui les membres des peuples autochtones et leurs communautés « dans des situations de grande vulnérabilité culturelle, relationnelle, sociale et économique », laquelle est manifeste dans « l’écart important qui les sépare du reste de la population en matière de conditions de vie et de conditions de santé »[100].

Bref, les peuples autochtones n’ont pas souffert d’injustices à un moment précis dans l’histoire, mais ils ont plutôt subi un flot constant et persistant d’injustices dès les premiers jours de la colonisation jusqu’à l’époque actuelle. Dans l’ensemble, il est donc indéniable que les revendications des peuples autochtones pour obtenir réparation se distinguent à plusieurs égards des autres types de demandes pour des injustices dites historiques. Non seulement sont-elles distinctes, mais elles peuvent difficilement être décrites comme uniquement historiques, compte tenu de leur caractère continu qui se manifeste aujourd’hui par des violations contemporaines.

B. Le fait internationalement illicite à caractère continu

Comme discuté ci-haut, une action ou omission attribuable à l’État n’engendrerait sa responsabilité internationale que si celle-ci constituait, au moment des faits, une violation d’une obligation internationale[101]. L’origine ou la nature de cette obligation internationale n’importe pas, que celle-ci soit coutumière, conventionnelle, émanant des principes généraux du droit ou même d’un acte unilatéral de l’État[102]. Il s’agit d’ailleurs de l’une des particularités du régime international de la responsabilité de l’État qui, contrairement à d’autres systèmes juridiques, ne fait pas de distinction entre la responsabilité contractuelle et délictuelle[103]. Peu importe la source de l’obligation, le régime opère de la même façon. L’élément déterminant est plutôt le moment où l’obligation internationale en cause est entrée en vigueur à l’égard de l’État visé, puisque « le fait de l’État ne constitue pas une violation d’une obligation internationale à moins que l’État ne soit lié par ladite obligation au moment où le fait se produit »[104].

En d’autres mots, « pour que la responsabilité d’un État soit engagée […] [il faut que] la violation ait lieu au moment où l’État était lié par l’obligation »[105]. Ce principe de l’intertemporalité est d’application générale et vise à offrir une garantie aux États que le droit international ne sera pas appliqué de façon rétroactive[106]. Il découle de considérations élémentaires d’équité. Celles-ci stipulent que tous ceux et celles qui sont assujettis à la loi devraient avoir la possibilité de connaître le contenu des règles de droit afin de pouvoir s’appuyer sur celles-ci pour dicter leurs actions. Conséquemment, il est généralement considéré injuste d’imposer de nouvelles normes de conduites après les faits et de juger les actions préalables à ces normes en fonction de celles-ci[107]. Ce principe est applicable a priori à l’égard de toutes les obligations internationales, incluant celles acceptées comme étant des normes de jus cogens[108].

Cela dit, encore faut-il déterminer comment les obligations internationales des États s’inscrivent dans le temps. Les articles apportent des précisions à cet égard en distinguant deux catégories de fait illicite : les violations achevées et celles qui ont un caractère continu[109]. Pour déterminer si le fait illicite en question entre dans la première ou la seconde catégorie, il faut considérer à la fois l’obligation primaire et les circonstances de l’espèce[110]. Toutefois, « un fait illicite [n’aura] pas un caractère continu simplement parce que ses effets ou ses conséquences s’étendent dans le temps »[111]. C’est la violation comme telle qui doit être continue.

En appliquant la notion de fait illicite à caractère continu, des instances internationales ont établi leur compétence ratione temporis dans des affaires portant sur des faits survenus avant la ratification par l’État visé du traité de protection des droits de la personne en cause. Un exemple notoire est le cas des disparitions forcées ou involontaires[112]. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a notamment jugé que, lorsqu’une personne est victime de disparition forcée avant l’adhésion par l’État en question de la Convention américaine relative aux droits de l’homme[113] (ou de l’acceptation de sa compétence), ce dernier pourra néanmoins engager sa responsabilité internationale si le sort de la personne disparue n’est toujours pas connu à la suite de la ratification (ou de l’acceptation de la compétence de la Cour)[114]. Autrement dit, la violation des droits de la personne résultant de la disparition forcée ou involontaire continue tant et aussi longtemps que l’affaire n’est pas résolue[115]. Le cas échéant, une instance judiciaire peut se considérer compétente ratione temporis pour les violations qui continuent après la date de la ratification.

Cette même logique peut être applicable à nombre d’autres types de violations. Par exemple, dans ses commentaires sur l’article 14, la Commission de droit international a expliqué que « la question de savoir si une expropriation est un fait illicite “achevé” ou continu dépend, dans une certaine mesure, du contenu de la règle primaire censée avoir été violée ». Ainsi, les expropriations conformes à la loi en vigueur au moment des faits constitueront un fait achevé, alors que celles contraires au droit, soit en présence d’une occupation de facto, rampante ou déguisée, pourront donner lieu à un fait illicite continu[116].

À mon avis, une logique analogue s’impose quant à une portion importante des revendications autochtones visant des allégations de dépossessions territoriales effectuées par les puissances colonisatrices en contravention des traités signés avec les peuples autochtones ou encore sur la base de doctrines juridiques, telles la terra nullius[117] et la doctrine de la découverte[118], lesquelles ont été subséquemment invalidées. Notons à cet égard que la Cour suprême du Canada a conclu que la doctrine de la terra nullius ne s’est jamais appliquée au Canada[119]. Par ailleurs, la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée par le Parlement en 2021 à titre de véhicule de mise en oeuvre de la Déclaration, affirme notamment que « les doctrines de la découverte et de terra nullius, sont racistes, scientifiquement fausses, juridiquement sans valeur, moralement condamnables et socialement injustes »[120]. Par conséquent, de telles dépossessions territoriales des peuples autochtones pourraient aussi constituer une violation à caractère continu, tant et aussi longtemps qu’il n’y a pas eu cessation.

Qui plus est, la distinction entre les violations achevées et celles qui sont continues, est particulièrement pertinente en ce qui a trait aux violations des droits culturels et politiques. Dans l’affaire Lovelace c Canada, le Comité des droits de l’homme des Nations unies estima qu’il était compétent pour examiner la plainte de Sandra Lovelace, bien que celle-ci eût perdu son statut « Indien » en raison de son mariage à un non-autochtone avant la ratification par le Canada du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[121]. Pour justifier cette posture, le Comité s’appuya sur la notion de fait illicite continu et l’appliqua à l’article 27 du Pacte[122], lequel garantit les droits culturels des personnes appartenant à une minorité ethnique, religieuse ou linguistique[123]. Il conclut ainsi à l’existence d’une violation continue du Pacte du fait que la perte du statut « Indien » empêchait Sandra Lovelace d’appartenir à sa communauté, d’y vivre et ainsi d’avoir accès à sa culture et sa langue autochtone[124]. Par conséquent, il ressort de ces conclusions que lorsqu’une violation a un caractère continu, « un comportement qui a commencé à un moment donné dans le passé et qui constituait (ou, si la règle primaire pertinente avait été en vigueur pour l’État à l’époque, aurait constitué) une violation à cette date peut se poursuivre et donner naissance à un fait illicite continu dans le présent »[125].

C. Le colonialisme de peuplement : continu et composite

Le colonialisme de peuplement se caractérise par sa « logique d’élimination », laquelle vise à assurer le remplacement permanent des peuples autochtones pour faire place à une société coloniale incontestée[126]. Pour construire cette société dominante sur les territoires des peuples autochtones autrefois libres, l’État colonial doit parvenir à les faire disparaitre en tant qu’entités politiques distinctes, puisque leurs revendications pour le respect de leur souveraineté sont incompatibles avec le projet colonial[127]. En ce sens, le colonialisme de peuplement doit être compris comme un « génocide structurel »[128] visant la dissolution des sociétés autochtones par un processus continu conçu pour les déposséder de leur souveraineté, de leurs territoires et de leurs identités culturelles et politiques distinctes[129]. Cette dépossession n’est pas qu’historique, puisqu’elle perdure au sein même de l’architecture de l’État, étant reproduite par l’opération de ses structures et de ses pratiques[130].

Au Canada, la confédération de 1867 modifia drastiquement la relation entre les peuples autochtones et la Couronne. Adoptée unilatéralement par l’État, la Constitution du Dominion du Canada stipule que « les Indiens et les terres réservées pour les Indiens » relèvent de l’autorité législative exclusive du parlement[131]. En vertu de cette dernière, le parlement adopta en 1876 la Loi sur les Indiens, laquelle accorde à l’État de vastes pouvoirs quant aux structures politiques, aux modes de gouvernances, à l’administration des terres et à l’éducation des peuples autochtones[132]. L’objectif de cette loi était non-équivoque dès son adoption, comme l’affirma au parlement le Premier ministre de l’époque en 1887 : « the great aim of our legislation has been to do away with the tribe system and assimilate the Indian people in all respects with the inhabitants of the Dominion »[133]. Bien que les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones aient été enchâssés dans la constitution en 1982[134] et que la Loi sur les Indiens ait été modifiée à plusieurs reprises au courant du dernier siècle et demi, cette structure constitutionnelle et législative sous-jacente demeure en vigueur au Canada encore aujourd’hui.

De façon analogue aux disparitions forcées ou aux expropriations illicites, les violations des droits des peuples autochtones en contexte colonial demeureront irrésolues tant et aussi longtemps que le colonialisme de peuplement continuera d’être reproduit par les structures de l’État. Ainsi, caractériser les revendications autochtones comme ne visant que des « injustices historiques » occulte la véritable nature du préjudice causé par le colonialisme de peuplement en plus de restreindre indument la portée de l’obligation de réparation incombant à l’État canadien. En ce sens, concevoir les revendications autochtones comme visant des violations à caractère continu semble plus adéquat.

D’ailleurs, la plupart (sinon la totalité) de ces revendications ne visent pas exclusivement une injustice historique fixée dans le temps. Au contraire, elles portent plutôt sur des injustices dont la source est historique, mais dont les effets délétères continuent dans le temps et constituent eux-mêmes des violations de leurs droits. Ces revendications visent notamment les conséquences de la doctrine de la découverte qui, encore aujourd’hui, sont bien tangibles et se manifestent par « la dépossession continue de leurs terres, territoires et ressources, la suppression massive de leurs institutions politiques et juridiques, les pratiques discriminatoires visant à détruire leurs cultures [et] le défaut, à ce jour, de respect des traités, accords et autres arrangements » conclues par le passé[135].

En ce sens, analyser les revendications autochtones à partir de la notion de fait internationalement illicite à caractère continu permet de prendre en compte le contexte particulier du colonialisme de peuplement. Autrement dit, le fait que les comportements étatiques à la base des revendications autochtones aient commencé avant l’émergence du régime international de protection des droits de la personne n’est pas suffisant pour faire de ces violations des « injustices historiques ». Dès lors que ces comportements se poursuivent dans le temps jusqu’à l’époque contemporaine, ils engendrent nécessairement une obligation de réparation pour l’État canadien. À cet égard, il est opportun de noter que, dans son rapport final, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ci-après « ENFFADA ») conclut à l’existence d’un génocide commis par le Canada envers les peuples autochtones et, conséquemment, d’une obligation de cessation et de réparation lui incombant[136].

Qui plus est, l’ENFFADA affirme que ce génocide constitue un fait internationalement illicite composite[137]. Selon la Commission du droit international, le fait internationalement illicite composite est « la violation d’une obligation internationale par l’État à raison d’une série d’actions ou d’omissions, définie dans son ensemble comme illicite »[138]. Ainsi, la responsabilité internationale de l’État canadien résulterait de ses manquements « à ses obligations internationales par l’entremise d’une série d’actions et d’omissions prises dans leur ensemble, et ce manquement se poursuivra tant et aussi longtemps que des actes de génocide se produisent et que des politiques visant à la destruction soient maintenues »[139].

Cette notion introduit une nuance supplémentaire quant à la distinction entre un fait illicite achevé et continu abordée précédemment. « Les faits composites donnent lieu à des violations à caractère continu, qui s’étendent sur toute la période débutant avec la première des actions ou omissions de la série de faits qui constitue le comportement illicite »[140]. Parmi les exemples cités dans les commentaires sur les articles, notons entre autres les obligations concernant le génocide, l’apartheid ou les crimes contre l’humanité ainsi que les actes systématiques de discrimination raciale[141]. Selon la Commission, le génocide constitue généralement un fait illicite composite puisque l’entité responsable doit avoir adopté une politique ou un comportement systématique, de telle sorte qu’il n’y aura génocide que s’il y a accumulation des actes interdits en présence du mens rea spécifique requis[142].

En terme temporel, le fait composite est considéré comme ayant lieu au « moment où se produit la dernière action ou omission qui, conjuguée aux autres actions ou omissions, suffit à constituer le fait illicite, sans être nécessairement la dernière de la série »[143]. La responsabilité internationale de l’État sera alors engagée à partir du moment de la première des actions ou omissions de la série ayant eu lieu après la naissance de l’obligation primaire pour l’État en question. Ces actions ou omissions peuvent, quant à elles, être des faits illicites achevés ou continus. D’ailleurs, la Commission considère que les faits composites sont particulièrement susceptibles de donner lieu à des violations continues[144].

Bien que l’ENFFADA n’y fasse pas référence explicitement, il appert de son analyse que le génocide commis par le Canada est un fait internationalement illicite composite dont le caractère est continu. En effet, elle conclut que la série d’actions et d’omissions de l’État est non seulement persistante dans le temps, mais débute bien avant que le Canada ne ratifie la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en 1952[145]. En ce sens, le colonialisme de peuplement, qui, comme démontré ci-haut, doit être compris comme étant un « génocide structurel »[146], constitue dans son ensemble un fait internationalement illicite composite à caractère continu. En effet, celui-ci s’opère par une série d’actions et d’omissions de l’État articulée dans les politiques coloniales visant l’assimilation des peuples autochtones afin de les faire disparaître à titre d’entités politiques distinctes. Ce processus, qui a persisté à travers les époques jusqu’à la période contemporaine, est maintenu encore aujourd’hui par les structures étatiques. Qui plus est, nombreuses de ces politiques prisent individuellement remplissent, quant à elles, les critères d’une violation à caractère continu au sens du droit international. À cet égard, la discrimination envers les femmes autochtones dans la Loi sur les Indiens fait figure d’exemple éloquent.

III. Loi sur les Indiens et discrimination fondée sur le sexe

Pendant près de 150 ans, les dispositions de la Loi sur les Indiens[147] (et de ses textes prédécesseurs[148]) relatives à l’admissibilité au statut « Indien » étaient discriminatoires envers les femmes autochtones. Plus qu’une simple expression des valeurs patriarcales et sexistes de l’époque, cette politique d’exclusion des femmes autochtones par le mariage visait à consolider le projet colonial. Comprendre ce lien historique entre le colonialisme de peuplement et la discrimination fondée sur le sexe est fondamental pour saisir l’ampleur du préjudice causé par cette politique et pour pouvoir définir adéquatement la portée de l’obligation de réparation de l’État à l’égard des femmes autochtones.

A. Survol historique

La première version de la Loi sur les Indiens fut adoptée en 1876[149]. Fruit de la consolidation de lois coloniales, elle avait comme objectif premier de soumettre toutes les nations autochtones – avec lesquelles la Couronne entretenait des rapports distincts – à une relation unique et profondément paternaliste avec l’État canadien[150]. Aux fins de la réalisation du projet colonial, la Loi donna des pouvoirs étendus à l’État, par lesquels celui-ci imposa une structure politique, un contrôle des terres et un modèle « d’éducation »[151] allant à l’encontre des pratiques culturelles, des ordres juridiques et du modèle traditionnel de gouvernance des peuples autochtones[152]. Un élément central de la Loi, qui est toujours en vigueur aujourd’hui, est la détermination unilatérale par l’État de qui est « Indien » aux yeux de la loi. Ainsi, le Canada s’accorda le pouvoir de « créer » et d’« éliminer » des « Indiens » à sa guise, dans le but d’affaiblir les droits des peuples autochtones et de renforcer la main mise étatique sur leurs territoires[153].

La Loi sur les Indiens a été modifiée à plusieurs reprises au fil des décennies, mais l’exclusion des femmes autochtones par l’effet du mariage en demeura un pilier durant plus d’un siècle. Notamment, en 1951, alors qu’émergeait le régime international de protection des droits de la personne, la Loi sur les Indiens fut considérablement réformée. Certaines de ses restrictions les plus oppressives, telle l’interdiction de pratiques culturelles comme les potlatch[154], furent supprimées[155]. Un système d’enregistrement centralisé fut également instauré afin de faciliter l’inscription de toutes les personnes ayant le statut « Indien » en vertu de la Loi sur une seule et même liste. L’introduction de ce système d’enregistrement eut pour effet de renforcer l’exclusion des femmes autochtones et de leurs descendants.

Jusqu’aux amendements de 1951, les femmes autochtones qui perdaient leur statut pouvaient néanmoins conserver un certain lien avec leur communauté, bien qu’officieux, par ce qui était appelé le « coupon rouge », une pièce d’identité non officielle émise par certaines agences du Ministère des Affaires indiennes et donnant à leur détentrice le droit à une part des sommes payables aux termes d’un traité[156]. Toutefois, à compter de la réforme de 1951, en plus de perdre leur statut « Indien » une fois mariées, les femmes exclues étaient « émancipées »[157].

Les conséquences étaient graves et immédiates. Elles n’étaient plus « Indiennes » aux yeux de la loi, perdaient tout lien avec leur communauté, ne pouvaient pas posséder de biens sur la réserve ni même en hériter de leurs parents, devaient se départir de toutes les terres qu’elles occupaient et quitter la réserve. Elles perdaient ainsi accès aux services culturels et sociaux offerts dans leur communauté et ne pouvaient plus participer à sa vie politique et sociale. En cas d’échec de leur mariage ou d’un veuvage, elles ne pouvaient pas retourner dans leur communauté, au risque d’expulsion. Les effets de la discrimination les suivaient même après leur mort, car à défaut d’avoir le statut « Indien », ces femmes ne pouvaient pas être enterrées parmi leurs ancêtres dans le cimetière de leur communauté[158].

En substance, l’émancipation équivalait à un « bannissement légal »[159]. Une fois que ces femmes perdaient leur statut et devaient quitter leur communauté, tous leurs descendants devinrent également inadmissibles au statut « Indien ». Considérant que les générations subséquentes furent également aliénées de leur autochtonie, « the scale of cultural genocide caused by gender discrimination becomes massive »[160].

Ce régime renforcé d’exclusion des femmes autochtones est resté en vigueur jusqu’en 1985. La Loi sur les Indiens fut alors modifiée pour éliminer la discrimination explicite fondée sur le sexe. Cette modification législative fut le résultat de facteurs concomitants, dont la ratification par le Canada de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[161] en 1981 et l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés[162] l’année suivante, laquelle enchâssa le droit à l’égalité dans la constitution canadienne. Mais surtout, la Loi fut amendée après plus de deux décennies de militantisme politique et juridique des femmes autochtones, autant à l’échelle nationale qu’internationale[163], dont la plainte déposée par Sandra Lovelace au Comité des droits de l’homme des Nations unies abordée précédemment[164].

Le Projet de loi C-31, adopté en 1985, avait comme objectif d’éliminer certains aspects discriminatoires de la Loi. Or, les modifications apportées eurent également pour effet d’en maintenir les effets discriminatoires. Plutôt que de rétablir le statut des femmes autochtones exclues par l’effet du mariage sur un pied d’égalité avec les hommes autochtones, une distinction fut maintenue dans la loi par des dispositions d’apparence neutres. En effet, les femmes autochtones exclues par le mariage furent réinscrites au registre « Indien » sous l’alinéa 6(1)(c) de la Loi sur les Indiens, alors que leurs enfants le furent sous le paragraphe 6(2). Pour leur part, ceux et celles qui avaient le statut au moment des modifications législatives – ceci inclut les hommes autochtones ayant marié des femmes allochtones ainsi que ces femmes et leurs enfants - ont été enregistrés sous l’alinéa 6(1)(a). Bien que cette différence puisse sembler être une simple formalité juridique, elle eut pour effet de stigmatiser davantage les femmes réinscrites[165]. En vertu de la nouvelle règle de la « coupure de la deuxième génération » - laquelle prévoit qu’après deux générations consécutives dont un seul parent a le statut, la troisième génération n’est pas admissible à l’inscription au registre « Indien » [166] - celles-ci de même que leurs descendants se sont retrouvés avec une capacité amoindrie de transmettre le statut[167]. Ainsi, les effets sexospécifiques de la Loi furent maintenus.

Il fallut 35 années additionnelles de militantisme et de contestations judiciaires avant que ces dispositions discriminatoires soient finalement supprimées de la Loi sur les Indiens. Durant cette période, le Canada s’est battu avec acharnement pour maintenir en place son régime discriminatoire. Ce fut notamment le cas en 2010, alors que la Loi fut jugée contraire à la disposition sur l’égalité de la Charte canadienne[168]. Subséquemment, le Projet de loi C-3[169] fut délibérément conçu pour ne modifier la Loi qu’à l’égard du cas spécifique en cause devant les tribunaux, plutôt que de répondre adéquatement et de façon globale aux inégalités fondées sur le sexe toujours présentes[170]. La plaignante dans cette affaire, insatisfaite de la réponse gouvernementale, se tourna d’ailleurs vers le Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui conclut une seconde fois que le Canada contrevenait au Pacte international relatif aux droits civils et politiques[171].

En 2015, la Loi fut une fois de plus jugée discriminatoire[172], ce qui mena à l’adoption du Projet de loi S-3[173], lequel entra en vigueur dans son entièreté en 2019[174]. Depuis, le gouvernement canadien considère que la discrimination fondée sur le sexe a été éliminée de la Loi sur les Indiens[175]. Cette conclusion vient 40 ans après que le Comité des droits de l’homme des Nations unies l’a jugé contraire au Pacte international relatif aux droits civils et politiques[176]. Cette affirmation a toutefois été critiquée et l’approche privilégiée par le gouvernement fédéral - soit « d’apporte[r] des modifications de formes restreintes à la Loi sur les Indiens en réponse aux décisions des tribunaux »[177] - a été jugée inadéquate pour corriger de façon proactive et globale l’ensemble des iniquités qui y persistent[178].

B. Discrimination et colonialisme

L’importance de la discrimination envers les femmes autochtones pour la réalisation du projet colonial permet de comprendre pourquoi le Canada s’est battu pendant des décennies pour maintenir en place un régime discriminatoire, malgré les critiques répétées aux niveaux national et international. La discrimination fondée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens était indéniablement le reflet des valeurs patriarcales de la société eurocanadienne de l’époque. Or, il s’agissait aussi d’une arme de choix pour accélérer le processus d’assimilation des peuples autochtones. Selon Kathleen Jamieson, dès la confédération en 1867, la Loi sur les Indiens avait trois fonctions principales : (1) assimiler les peuples autochtones et leurs territoires dans la société coloniale dominante; (2) assurer une « meilleure gestion » des affaires autochtones, incluant les terres, pour contrôler les coûts et les ressources; (3) promouvoir une définition restrictive de qui se qualifie comme « Indien » aux yeux de l’État[179]. Le rôle des femmes autochtones en tant que donneuses de vie ainsi que leur capacité à produire des générations futures et à assurer la pérennité de leur peuple menaçaient l’ensemble du projet colonial[180]. Conséquemment, non seulement la Loi sur les Indiens a été conçue avec l’objectif de réduire graduellement le nombre d’« Indiens », qui constituaient un fardeau aux yeux de l’État, mais la discrimination y ayant été inscrite visait également à compromettre la transmission identitaire et culturelle intergénérationnelle. À cette fin, la Loi imposa un modèle victorien de relation entre les sexes, positionnant l’homme comme le patriarche et la femme comme une épouse dépendante et obéissante ; un modèle étranger aux structures familiales et aux modes de gouvernances autochtones[181]. Désormais, soit les femmes autochtones épousaient un homme « Indien » et pouvaient demeurer dans leur réserve en tant qu’union conventionnelle, soit elles épousaient un homme allochtone et devaient le suivre hors réserve comme une bonne épouse obéissante. Ce modèle, reposant sur des valeurs socioculturelles répondant aux besoins de la société coloniale organisée autour de l’agriculture, avait pour but d’accélérer l’assimilation des autochtones[182].Afin d’établir ce système dans les communautés autochtones, il était indispensable d’introduire la notion de propriété privée et des règles d’héritage par la lignée masculine, ce qui nécessitait le contrôle et la répression de la sexualité des femmes autochtones[183]. L’idéal de la féminité projeté sur les sociétés autochtones servait à imposer un contraste entre le « sauvage » et la civilité. La dichotomie patriarcale victorienne de la vierge contre la putain, associée aux idéologies racistes défendant la supériorité européenne, conduisit à la construction de l’imagerie binaire opposant la « sauvagesse noble » – à savoir la princesse virginale, naturellement innocente et encline à la christianisation – et la « sauvagesse ignoble » — celle qui mène une vie brutale, transgresse les normes chrétiennes « civilisées », a soif de sang et de vengeance, et est sexuellement libertine[184]. Les stéréotypes utilisés pour justifier cette politique d’exclusion par l’effet du mariage eurent ultimement des conséquences néfastes pour l’ensemble des femmes autochtones. Comme l’explique Mary Eberts, « the Act’s definition of ‘Indian’ is conditioned by the reduction of Indigenous women’s identity to primarily, if not exclusively, that of ungovernable sexual beings, appropriately treated as ’sub-humans »[185]. Les stéréotypes ancrés dans la Loi ont non seulement alimenté la dévalorisation de la vie et de la position sociale des femmes autochtones, mais les valeurs patriarcales ont graduellement imprégné leurs communautés, renforçant ainsi leur marginalisation économique et sociale[186].Encore aujourd’hui, les conséquences découlant de cette politique discriminatoire sont bien réelles, comme en témoigne notamment la tragédie nationale des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées. À ce jour, les femmes autochtones sont huit fois plus à risque d’être assassinées que les femmes allochtones[187]. L’historique de discrimination fondée sur le sexe, débutant dès la colonisation et continuant par l’entremise de la Loi sur les Indiens, a jeté les bases de cette violence disproportionnée qui afflige aujourd’hui les femmes autochtones dans l’ensemble Canada[188]. Selon la Commission interaméricaine des droits de l’homme, cet historique a créé des circonstances qui contribuent aux risques accrus de violence auxquels celles-ci sont confrontées aujourd’hui, en raison de la marginalisation économique, l’isolement social et les traumatismes psychologiques[189]. De surcroit, la Commission conclut que les stéréotypes de genre fomentés par les politiques et les pratiques étatiques ont causé et exacerbé la vulnérabilité des femmes autochtones à de multiples formes de violence tout en minant la réponse de l’État[190]. De façon similaire, l’ENFFADA conclut que la cause sous-jacente de la violence actuelle envers les femmes autochtones est le colonialisme, lequel a été perpétué historiquement et est maintenu en place encore aujourd’hui par des structures, des politiques et des pratiques étatiques visant l’assimilation des peuples autochtones[191]. En somme, l’introduction d’une hiérarchie sociale basée sur le genre dans les sociétés autochtones par l’entremise des règles portant sur la transmission du statut « Indien » n’était pas seulement un moyen de contrôle patriarcal, mais également un outil de colonialisme. Non seulement les femmes autochtones étaient considérées inférieures, mais elles étaient aussi perçues comme une menace pour le projet colonial. Les expulser de leurs nations et les remplacer par des femmes allochtones constituaient une stratégie étatique visant à ébranler les structures politiques, culturelles et sociétales autochtones, au profit de l’idéologie eurochrétienne coloniale. De même, dépeindre les femmes autochtones comme hypersexuelles contribua à justifier le contrôle de leur vie domestique par l’imposition du modèle patriarcal de la maternité, qui à son tour a servi le projet colonial. En ce sens, je suis d’avis que la discrimination contre les femmes autochtones inscrite dans la Loi sur les Indiens constitue une partie intégrante du tissu social au Canada et ainsi affecte encore aujourd’hui toutes les femmes autochtones, qu’elles aient été exclues par le mariage ou non. Par conséquent, compte tenu de l’ampleur du préjudice causé par cette politique, la portée de l’obligation de réparation de l’État à l’égard des femmes autochtones doit être définie en prenant en compte le contexte particulier du colonialisme de peuplement.

C. La réparation

Le gouvernement canadien considère aujourd’hui que toutes les iniquités fondées sur le sexe ont été retirées de la Loi sur les Indiens. Mais qu’en est-il de l’obligation de réparation de l’État ? À ce jour, la seule forme de réparation octroyée par le Canada est la restitution juridique du statut aux femmes et à leurs descendants exclus par l’opération discriminatoire de la loi. Aucune autre forme de réparation ne semble avoir été envisagée. Or, compte tenu de l’ampleur des violations des droits de la personne découlant de la discrimination dans la loi, il est évident que la simple restitution du statut ne constitue pas une réparation adéquate, pleine et effective au sens du droit international. En effet, dans une décision rendue en janvier 2019, le Comité des droits de l’homme des Nations unies rappela que le principe d’égalité interdit autant la discrimination en droit que de fait[192]. Par conséquent, afin de remplir son obligation d’accorder une réparation intégrale, il recommanda au Canada : (1) d’amender la Loi pour éliminer toutes formes de traitement différentiel basé sur le sexe; (2) de « prendre des mesures pour mettre fin à la discrimination qui persiste dans les communautés des Premières Nations et résulte de la discrimination fondée sur le sexe inscrite dans la Loi sur les Indiens »; et (3) d’adopter des mesures pour éviter que de telles violations se reproduisent[193]. Qui plus est, en 2022, la Comité sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes des Nations unies conclut que le Canada contrevient toujours à son obligation de réparation, puisque l’État n’a toujours pas réparé de façon adéquate et effective le préjudice intergénérationnel causé par le régime législatif discriminatoire qu’il a maintenu pendant plus de 150 ans[194]. La première recommandation du Comité des droits de l’homme a effectivement été réalisée par la mise en oeuvre du Projet de loi S-3, du moins partiellement[195]. Toutefois, le gouvernement ne semble pas vouloir agir ni sur le second, ni sur le troisième point, ni sur le préjudice intergénérationnel, puisqu’aucune mesure n’a été annoncée à ces égards. D’ailleurs, devant le Comité, le Canada a maintenu ne pas être responsable des effets de cette discrimination sur les relations sociales et culturelles au sein des communautés autochtones. Cet argument a par la suite été rejeté par le Comité[196]. Ce dernier rappela que les obligations positives de l’État en vertu de l’article 27 du Pacte incluent le devoir de protéger les membres de minorités contre les actes commis par de tierces personnes se trouvant sur son territoire[197]. Il est important de rappeler ici qu’il est question de violations flagrantes des droits de la personne des femmes autochtones et de leurs descendants. En fait, ceci est vrai en raison de l’ampleur et la durée des violations de même que du fait qu’elles compromettent le droit à l’intégrité physique et morale et qu’elles constituent un affront à la dignité humaine. D’ailleurs, le Rapporteur spécial de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités de l’époque inclut dans la liste des violations qui sont nécessairement flagrantes la discrimination systématique fondée sur le sexe[198]. Par conséquent, je suis d’avis que le contenu de l’obligation de réparation de l’État canadien doit être défini en fonction des Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire[199]. Le Canada a donc le devoir d’octroyer aux femmes autochtones une réparation adéquate, effective et prompte, qui est proportionnelle à la gravité de la violation et adaptée aux circonstances. À cette fin, les mesures de réparation doivent prendre des formes diverses, à la fois collectives et individuelles, et inclure des mesures de restitution, d’indemnisation, de satisfaction et de réadaptation de même que des garanties de non-répétition[200]. Qui plus est, analyser la question de l’obligation de réparation à partir de la notion de fait internationalement illicite à caractère continu semble inévitable et nécessaire. Il s’agit de l’approche retenue, à juste titre, par le Comité des droits de l’homme dans l’affaire Lovelace, puis dans l’affaire McIvor. En effet, il est impossible ici de séparer la discrimination contemporaine des injustices historiques. Établir une distinction entre la situation des femmes exclues avant l’adhésion du Canada au régime de protection des droits de la personne et celles des femmes qui le furent après serait nécessairement artificiel, puisqu’elles ont toutes été soumises à la même politique discriminatoire. De plus, une telle distinction occulterait la véritable nature du préjudice causé, c’est-à-dire l’attaque portée au statut social des femmes autochtones au sein de leur communauté par les politiques visant à accomplir le projet colonial. Comme l’a reconnu le Comité des droits de l’homme, en raison de leur exclusion, les femmes autochtones ont été victimes d’une panoplie de violations de leurs droits, et ce, durant des décennies, soit jusqu’à leur réinscription au registre « Indien » sur un pied d’égalité avec les hommes autochtones en 2019. De surcroit, le Canada a manqué à son obligation positive de diligence en n’abordant pas pendant des décennies la discrimination qui persiste au sein des communautés autochtones en raison des iniquités inscrites dans la Loi. En somme, ce qui caractérise les violations dont ont été victimes les femmes autochtones en raison de la discrimination dans la Loi sur les Indiens est la continuité. Comprendre le contexte particulier du colonialisme de peuplement et son lien historique avec la discrimination des femmes autochtones est donc nécessaire pour définir adéquatement le préjudice causé par le Canada aux femmes autochtones. La notion de fait illicite à caractère continu permet cette réalisation. Face à un préjudice d’une telle ampleur, les mesures de réparation, pour être adéquates et effectives, doivent nécessairement viser à remédier à la marginalisation économique, sociale, politique et culturelle des femmes autochtones et les conséquences que les stéréotypes sexistes et racistes cultivés par l’État ont eues sur elles. À cette fin, ces réparations doivent inclure des mesures collectives et individuelles capables de renverser le legs du passé. En ce sens, tracer une ligne artificielle entre les femmes ayant été victimes d’une « injustice historique » et celles victimes d’une violation contemporaine de leurs droits, alors qu’elles ont toutes été soumises à la même loi discriminatoire et aux mêmes violations en découlant, seraient non seulement injustes, mais constituerait, de surcroit, un véritable obstacle à la visée transformatrice des mesures de réparation pour des violations flagrantes de la sorte. Bref, à la lumière de ce qui précède, il ne fait aucun doute que le Canada contrevient toujours à ses obligations internationales relatives à la réparation pour les violations persistantes, flagrantes et à caractère continu des droits des femmes autochtones. Comme l’affirme le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones dans son rapport provisoire sur la discrimination dans la Loi sur les Indiens, « [l]a réparation est un élément fondamental de la réconciliation, car elle favorise la guérison des femmes autochtones et de leurs enfants ainsi que la sensibilisation de tous les Canadiens à l’égard de cette injustice persistante qui fait partie de notre histoire commune »[201]. Dans de telles circonstances, la restitution juridique ne peut être suffisante, à défaut de l’accompagner de mesures pécuniaires, symboliques et structurelles visant, dans la mesure du possible, à « effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis »[202]. Premièrement, aucune indemnisation n’a été octroyée aux femmes exclues par l’effet de la Loi sur les Indiens. D’ailleurs, les projets de loi C-31, C-3 et S-3 contiennent des dispositions d’exonération de responsabilité, empêchant tout recours contre l’État pour réclamer une compensation[203]. Or, il appert ici que celles-ci ont été l’objet de dommages systémiques légalisés, comme l’ont été les survivants des pensionnats autochtones[204]. La simple restitution juridique du statut « Indien » des décennies après leur exclusion ne peut constituer une réparation entière dans les circonstances, compte tenu de l’ampleur du préjudice infligé. Par conséquent, l’indemnisation est nécessaire pour assurer une réparation adéquate. De plus, le Canada n’a pas indemnisé ceux et celles qui ont été exclus des programmes et bénéfices[205] auxquels ils auraient eu droit, n’eût été fait que l’État a maintenu un régime discriminatoire durant des décennies après les amendements de 1985. Pourtant, plusieurs d’entre eux et elles ont souffert un préjudice matériel indéniable : notamment, le remboursement des services de santé non assurés[206] (ce qui peut représenter des sommes considérables pour ceux et celles souffrant de problèmes de santé nécessitant des soins, des services et de l’équipement particuliers au-delà de ce qui est couvert par l’assurance maladie). Deuxièmement, le Canada n’a jamais reconnu tout le préjudice causé aux femmes autochtones en raison des dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens. Les mesures symboliques de satisfaction sont particulièrement importantes à l’égard des violations des droits des peuples autochtones, puisque le colonialisme de peuplement vise la destruction de l’identité et de construction sociopolitique collective, créant des dommages qui se reproduisent de façon intergénérationnelle[207]. Considérant la centralité de la marginalisation des femmes autochtones au projet colonial, la présentation d’excuses officielles de l’État aux femmes autochtones me semble essentielle afin de permettre aux nations autochtones de continuer leur existence collective. Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones a d’ailleurs recommandé récemment que « des excuses officielles soient présentées et que des initiatives de commémoration soient lancées pour rendre hommage aux personnes qui se sont battues pour mettre fin au caractère discriminatoire des dispositions relatives à l’inscription »[208]. En l’absence de reconnaissance du préjudice infligé, l’État contrevient à son devoir d’assumer publiquement sa responsabilité pour l’ampleur et le caractère délibéré des violations des droits des femmes autochtones, ce qui a pour effet de perpétuer son legs sexospécifique[209]. Troisièmement, dans l’affaire McIvor, le Comité des droits de l’homme des Nations unies observait en 2019 que des femmes autochtones exclues en raison de la discrimination fondée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens et leurs descendants sont stigmatisés au sein de leur communauté, même une fois réinscrits, car ils ne sont pas considérés comme de « vrais Indien.ne.s ». Cette stigmatisation les prive notamment de la pleine possibilité de participer à la vie culturelle et aux activités traditionnelles de leur communauté, telles la chasse et la pêche[210]. Un des moteurs de cette stigmatisation au sein des communautés autochtones est le défaut du Canada de leur accorder un financement et les ressources adéquates (incluant des terres) afin de palier à l’augmentation du nombre de leurs membres inscrits résultant des modifications législatives. Ce sous-financement empêche la réadaptation des communautés en maintenant bien vives les cicatrices causées par les dispositions discriminatoires dans la Loi. Le défaut d’agir ici est certainement contraire au devoir étatique d’assurer la réadaptation individuelle et collective[211]. Finalement, l’existence même du régime de la Loi sur les Indiens constitue une violation des droits des peuples autochtones, tels qu’énoncés dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones[212]. Avec l’adoption du Projet de loi C-15, lequel reçut la sanction royale le 21 juin 2021, l’État s’est engagé à mettre en oeuvre la Déclaration[213]. Or, le Canada semble considérer clos le dossier de la discrimination basée sur le sexe dans la Loi sur les Indiens, bien qu’il contrevienne toujours à son obligation de réparation envers les femmes autochtones et leurs descendants. Ainsi, dans l’éventualité où l’État décide de se retirer de l’administration de l’identité pour enfin reconnaître le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, de sérieuses questions se posent quant à la possibilité réelle de guérir les cicatrices causées par 150 ans de discrimination et ainsi d’éviter que son legs ne se perpétue. Le défaut de mettre en oeuvre des garanties de non-répétition ne fait qu’exacerber ce risque.

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Le Canada répète que le renouvèlement de la relation avec les peuples autochtones est prioritaire. Mais que peut apporter la réconciliation dans un contexte où l’État contrevient toujours à ses obligations en vertu du régime international de protection des droits de la personne ? En l’absence de mesures de réparation adéquates, pleines et effectives, la réconciliation risque de n’être qu’une simple posture rhétorique, sans réelles retombées pour les peuples autochtones. Pire encore, elle risque de créer un mythe selon lequel les injustices du passé ont été réglées, alors que, dans les faits, elle ne fera que consolider davantage le colonialisme de peuplement au sein de l’État canadien, plutôt que de créer des conditions propices à la décolonisation. En vertu du droit international, il est bien établi que les États ont une obligation de réparation dès lors qu’ils contreviennent à un engagement international. Lorsque cette obligation violée émane du régime international de protection des droits de la personne, la responsabilité de l’État est engagée envers la communauté internationale dans son ensemble et engendre un droit à la réparation des victimes, droit qui est compris dans l’obligation générale des États de respecter, faire respecter et appliquer le droit international des droits humains. Par ailleurs, en cas de violations flagrantes des droits de la personne, la mise en oeuvre du droit à la réparation comporte une série de prérequis, procéduraux et substantifs, visant à remédier, dans la mesure du possible, aux conséquences de cette violation pour les victimes, à prévenir que de telles violations surviennent à l’avenir et à promouvoir la réconciliation[214]. La question devient alors de déterminer comment s’articule l’obligation étatique de réparation quant aux revendications des peuples autochtones pour les dommages causés par le colonialisme de peuplement. Alors qu’il ne fait aucun doute que les peuples autochtones ont été victimes de violations flagrantes de leurs droits de la personne, leurs revendications sont généralement décrites comme étant des « injustices historiques ». Selon cette conceptualisation, elles sont considérées comme étant au-delà de la portée des obligations internationales de l’État en vertu du régime de protection des droits de la personne en raison du principe de non-rétroactivité des traités. Sans assise juridique, la reconnaissance de telles injustices dites « historiques » et la mise en oeuvre de mesures de réparation demeurent largement tributaires de la volonté politique des autorités étatiques, laquelle est souvent déficiente. Or, cette caractérisation des revendications autochtones est inexacte. Comme le démontre l’exemple de la discrimination envers les femmes autochtones, ce qui caractérise le préjudice historique envers les peuples autochtones est que ceux-ci se perpétuent dans le temps et persistent sous la forme de violations contemporaines de droits de la personne. Cette réalité s’explique par l’opération du colonialisme de peuplement qui, à titre de structure génocidaire, est la fondation sur laquelle l’architecture et les pratiques de l’État reposent. Ainsi, comprendre ce contexte particulier est nécessaire pour délimiter adéquatement l’étendue du préjudice causé aux peuples autochtones par les politiques et les pratiques étatiques visant à accomplir le projet colonial. Celui-ci se révèle alors comme étant bien plus que simplement historique et plutôt défini par son caractère continu. La réponse de l’État à la discrimination envers les femmes autochtones est un exemple éloquent de la tendance des instances judiciaires et politiques de sous-estimer l’ampleur des dommages causés par les violations des droits des peuples autochtones[215]. Cette tendance est notamment explicable par cette rupture fictive créée entre le passé et le présent pour les fins de l’octroi de réparation, soutenu par l’idée que les revendications autochtones concernent des « injustices historiques » qui elles sont au-delà de la portée de l’obligation étatique de réparation. Toutes mesures de réparation deviennent alors tributaires de la volonté politique, voire une manifestation de la « générosité » de l’État. Par conséquent, aborder la question de la réparation par le prisme du fait internationalement illicite à caractère continu permet non seulement d’identifier une assise juridique pour les revendications autochtones, mais également d’apporter la profondeur contextuelle nécessaire pour définir ce que constitue une réparation adéquate, pleine et effective face au colonialisme de peuplement.