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Alors que le domaine de la responsabilité civile nourrit abondamment le contentieux international en matière de compétence juridictionnelle, l’analyse de la loi applicable aux obligations non contractuelles ne jouit pas d’un développement jurisprudentiel comparable. La plupart des décisions qui s’y réfèrent se limitent à exposer sommairement la règle de conflit dans le contexte du forum non conveniens, sans entrer dans le traitement de la question. Cependant, le débat autour de la loi applicable a fait l’objet de quelques arrêts importants qui illustrent la complexité du sujet et montrent combien il est nécessaire de définir les critères qui doivent guider l’interprétation de l’article 3126 du Code civil du Québec (CcQ).

Le point de départ de la règle de conflit sur la responsabilité extracontractuelle repose sur la localisation du fait générateur du préjudice. La lex loci delicti apparaît ainsi comme la solution de principe, alors que les deux autres facteurs de rattachement prévus (le lieu de survenance du préjudice et le domicile/résidence commun/commune des parties) semblent relégués à un rang subsidiaire. Les quelques arrêts qui ont abordé la question spécifique de la loi applicable ont érigé le lieu du fait dommageable en rattachement prioritaire en droit international privé québécois de la responsabilité civile. Il tirerait sa prépondérance d’une sorte de vocation naturelle de l’État de commission du délit à régir l’obligation non contractuelle en découlant, ce qui a pour effet pratique d’éclipser les « autres » critères de la règle de conflit, au détriment des politiques législatives sous-jacentes.

Cette orientation repose fondamentalement sur deux assises, systématiquement mises de l’avant par la jurisprudence. La première est l’affirmation du ministre de la Justice dans les commentaires au Code civil, selon laquelle l’article 3126 du CcQ non seulement s’inscrit dans la continuité du droit antérieur soumettant la responsabilité extracontractuelle à la lex loci delicti mais renforce cette tradition[1]. Pourtant il paraît étonnant qu’il en soit ainsi, au vu des nouveaux facteurs de rattachement ayant apparu après l’entrée en vigueur du Code civil en 1994, lesquels ont préséance sur le lieu du fait générateur dans certaines hypothèses. Le deuxième fondement invoqué au soutien de la thèse du maintien de la tradition est l’arrêt Tolofson de la Cour suprême.[2] Rendue dans deux affaires concernant la réparation de dommages résultant d’accidents de la circulation routière survenus au Canada, cette décision consacre la soumission de la responsabilité délictuelle à la lex loci delicti dans la common law, tout en refusant d’y introduire des exceptions qui mettent en échec la territorialité des lois dans les affaires interprovinciales.

L’examen de la jurisprudence québécoise dénote un recours persistant aux enseignements de l’arrêt Tolofson pour légitimer les solutions en la matière. Cependant, les tribunaux québécois avaient été confrontés à des problèmes pour lesquels cette décision n’offre pas de réponse, tels les délits ayant causé des dommages à distance et la concurrence d’une pluralité de victimes ayant subi des dommages dans des lieux dispersés. L’inadéquation du cadre analytique employé pour affronter ces enjeux a abouti à des interprétations contradictoires et à un renversement de la hiérarchie des rattachements codifiés par le législateur. Si la convergence de cet arrêt de la Cour suprême et de la règle de conflit en matière délictuelle s’appuie sur la première phrase de l’article 3126 du CcQ, la place de la lex loci delicti ne peut se mesurer que dans son articulation avec les autres critères contenus dans cette disposition.

Une lecture systématique de la règle de conflit dément le postulat de la primauté de la lex loci delicti qui domine dans la jurisprudence. Le territorialisme qui justifie cette conception traditionnelle doit alors être soumis à un examen critique pour ressortir le véritable fondement de la règle de conflit (I). Le recours à l’arrêt Tolofson pour résoudre des litiges où de multiples demandeurs agissaient en réparation des dommages causés par un même comportement a mis en évidence l’incompréhension des interactions entre les rattachements (II). Il a aussi révélé l’instrumentalisation de l’argument territorialiste pour éviter les inconvénients de faire appel à une diversité de lois (III). On assiste ainsi à un défilé de mythes, erreurs et paradoxes que nous nous proposons de dévoiler et de corriger.

I. Le fondement publiciste latent

L’emprise territoriale de l’État sur les conséquences des faits survenus à l’intérieur de ses frontières, qui constitue le fondement historique de la soumission de l’obligation délictuelle à la loi de commission du délit, apparaît dans Tolofson revêtue d’une justification constitutionnelle (A). Pourtant l’article 3126 du CcQ adhère à une conception de la responsabilité extracontractuelle qui permet de démystifier le territorialisme et le raisonnement qui le sous-tend (B).

A. La justification constitutionnelle de la lex loci delicti

La jurisprudence québécoise en application de l’article 3126 du CcQ a fait siens les arguments avancés par la Cour suprême du Canada dans Tolofson pour justifier le choix prioritaire et presque impératif de la lex loci delicti. Il s’agirait tout d’abord de respecter la territorialité des lois, qui empêcheraient une province de déterminer les droits et les obligations résultant d’un fait s’étant réalisé en dehors de ses frontières[3]. La vocation d’un droit provincial à réglementer un comportement ayant lieu dans une autre province serait susceptible de susciter « de graves inquiétudes sur le plan constitutionnel »[4]. Cette solution territorialiste selon laquelle « il n’appartient pas à l’État A de définir les droits et obligations des citoyens de l’État B à l’égard d’actes accomplis dans leur propre pays »[5] repose sur une conception publiciste du droit international privé qui répartit les compétences des ordres juridiques en fonction du pouvoir souverain des États d’appréhender les faits qui se déroulent dans leurs ressorts territoriaux. En attestent les propos de la Cour d’appel selon lesquels la lex loci delicti « respecte l’esprit du droit international public »[6], c’est-à-dire la sphère territoriale exclusive de la compétence législative des États.

Si la Cour suprême présente la lex loci delicti comme une solution se dégageant de l’impératif constitutionnel qui commande l’application territoriale des lois provinciales, la création d’autres facteurs de rattachement n’est pas pour autant exclue. Conclure autrement reviendrait à nier la compétence provinciale dans la détermination de la loi applicable aux obligations non contractuelles[7]. La question de la conformité constitutionnelle d’une loi provinciale établissant un rattachement autre que le locus delicti s’est posée dans la décision Castillo[8]. Il s’agissait de décider si la règle albertaine prévoyant l’application d’un délai de prescription de deux ans, indépendamment de la loi gouvernant le rapport juridique, pouvait être appliquée par le for albertain à l’encontre du délai d’un an prévu par la loi californienne applicable à la réparation des dommages subis par la victime albertaine d’un accident de la circulation survenu en Californie. La majorité de la Cour a affirmé la conformité de la disposition controversée avec l’article 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867, où s’inscrit la compétence provinciale en matière d’administration de la justice, tout en considérant qu’elle ne devait pas être interprétée comme autorisant à faire renaître devant le for albertain une action prescrite selon le droit substantiel applicable. De plus, on a observé que la règle statutaire pouvait nonobstant s’appliquer pour limiter un délai de prescription de la lex loci delicti qui serait éventuellement plus long que celui de la lex fori. L’effet dérogatoire de la règle de conflit unilatérale au principe de territorialité a ainsi été accepté en obiter[9].

En revanche, le juge Bastarache (dissident) a abordé directement la question de la constitutionnalité de la règle au regard de l’article 92(13) de la Loi constitutionnelle[10], en répondant par la négative, en raison de l’absence de lien suffisant pour rattacher de façon significative la province, l’objet de la mesure législative et ses destinataires. Dans cette optique, ce n’est pas la dérogation à la lex loci delicti qui rendait la disposition invalide sur le plan constitutionnel, mais l’absence de proximité significative entre l’auteur de la règle et la situation qu’elle prétend régir[11]. En l’espèce, l’application du délai de prescription de la lex fori en vertu de la règle albertaine dépendait exclusivement de la compétence des tribunaux de cette province. Or le seuil de proximité nécessaire pour justifier la vocation d’application d’une loi est plus exigeant que le critère du lien réel et substantiel entre le for et le litige nécessaire pour s’attribuer la compétence dans une affaire donnée.

Le facteur du préjudice prévu à l’article 3148 (3) du CcQ, indépendamment du lieu où se produit le fait générateur, a été considéré par la Cour suprême comme traduisant l’existence d’un lien réel et substantiel avec la province suffisant pour fonder la saisine juridictionnelle des tribunaux québécois en matière de responsabilité délictuelle[12]. Le même raisonnement suffirait-il à justifier la validité de la solution basée sur le dommage à l’article 3126 du CcQ, du point de vue constitutionnel ? L’écart entre la règle de conflit et l’arrêt Tolofson qui jette un soupçon d’inconstitutionnalité sur les critères autres que le lieu de la faute mérite qu’on s’y interroge. Le plus proche qu’on est arrivé de la discussion concernant la constitutionnalité d’une solution dérogeant au territorialisme dans ce domaine c’est avec l’arrêt Worthington, où s’est posée la question au regard de l’article 3129 du CcQ, en conjonction avec les articles 3151 et 3165 (1) dans une instance en reconnaissance d’un jugement new-yorkais[13]. Une société québécoise, fabricant de matériaux de construction à base d’amiante, avait été condamnée à réparer le dommage résultant du décès d’un mécanicien ayant développé un cancer à la suite de l’exposition à des produits manufacturés par l’entreprise. Le requérant avait invoqué l’inconstitutionnalité des dispositions québécoises faisant obstacle à l’exécution de la décision américaine, en alléguant que l’établissement d’un for exclusif et l’application impérative du droit québécois aux actions en responsabilité civile dérivée de l’utilisation des matières premières provenant du Québec entraînaient respectivement la privation des droits des demandeurs non-résidents à l’égard des faits survenus à l’étranger et l’extraterritorialité de la loi provinciale[14]. La Cour d’appel en est venue à la conclusion que, malgré leur portée extraterritoriale, les dispositions controversées respectaient l’impératif constitutionnel en raison de la défense d’intérêts socio-économiques locaux considérés prépondérants par le législateur[15].

Les arguments avancés dans cet arrêt pour justifier la constitutionnalité de l’article 3129 du CcQ ne sont pas directement transposables à l’article 3126 du CcQ, en ce sens que le premier délimite unilatéralement le domaine d’application du droit québécois dans une matière spéciale comportant des enjeux jugés fondamentaux, alors que le deuxième utilise un procédé de désignation bilatéral et dépolitisé du droit applicable à la responsabilité civile en général. Or les enseignements ci-dessus exposés ne sont pas sans intérêt pour notre question de départ, à savoir la conformité constitutionnelle des solutions autres que l’application de la lex loci delicti, sur lesquelles l’arrêt Tolofson laisse planer l’ombre d’un doute, à tout le moins dans les rapports interprovinciaux. La décision dans Worthington montre que si le critère reliant la situation transfrontalière et la loi applicable doit être significatif, le degré d’intensité de ce lien peut être modulé par le législateur provincial en fonction des objectifs de politique législative poursuivis.

Contrairement à la règle exceptionnelle de l’article 3129 du CcQ, qui revoit à la baisse les liens avec le Québec en recourant à la méthode unilatérale pour préserver certains intérêts locaux[16], l’article 3126 reflète la normalité du fonctionnement du principe de proximité en matière délictuelle. Les dérogations introduites par l’article 3126 du CcQ à la solution territorialiste dans les rapports interprovinciaux et internationaux ne soulèvent pas de doute sur le plan constitutionnel[17]. C’est qu’en effet le souci de proximité inhérent aux limites de la compétence législative des provinces en droit international privé est le fondement qui sous-tend l’ensemble du livre X du Code civil[18]. L’intensité des liens susceptible de conduire à la désignation de la loi applicable a déjà fait l’objet d’évaluation par le codificateur au stade de l’élaboration des règles de conflit, suivant la conception du rapport de droit concrètement visé. Ces critères ne peuvent par ailleurs être attaqués sur les bases de l’ordre et de la prévisibilité, lesquelles ont été considérées par la Cour suprême à l’appui de la lex loci delicti[19] car, d’une part, les rattachements codifiés satisfont au besoin de sécurité juridique et, d’autre part, le respect des attentes du défendeur conditionne expressément le recours à la loi du dommage en vertu de l’article 3126 du CcQ.

B. La lex loci delicti : rattachement prioritaire ou résiduel ?

Pour comprendre la place qu’occupent les facteurs de rattachement au sein de l’article 3126 du CcQ, il est important d’établir clairement la distinction entre les deux hypothèses qui y sont prévues (1) pour ensuite examiner les contours de l’exception de prévisibilité permettant d’appliquer la lex loci delicti dans certaines situations (2). Cette démarche permettra de démontrer que le raisonnement justifiant la prévalence du territorialiste méconnaît le rapport entre les critères de rattachement et les principes qui animent les priorités du législateur dans ce domaine.

1. L’ordre des rattachements à l’article 3126 du CcQ

La première situation visée par la règle de conflit est celle dans laquelle les deux éléments de la responsabilité (le fait dommageable et le dommage) sont localisés dans un même État. Ces délits dits « simples » sont ici appréhendés par la loi du lieu où ils ont été commis. Or, étant donné la coïncidence entre le lieu de l’acte et le lieu de ses effets, il aurait aussi été possible de choisir le deuxième critère, l’argument de la territorialité n’étant pas un argument lorsque la lex loci delicti et la lex loci damni se trouvent réunies sur un même territoire[20]. En revanche, la discussion sur l’intérêt de l’État de commission du délit à réglementer les conséquences de celui-ci est pertinente lorsqu’il s’agit de le confronter à d’autres ordres juridiques. Cela a été le cas de l’arrêt Tolofson, où la territorialité de la loi a été la justification pour renverser l’ancien rattachement à la lex fori et adopter à sa place le critère du lieu du délit. La dichotomie entre la lex fori et la lex loci delicti n’étant plus d’actualité, la réflexion doit se tourner vers d’autres facteurs de rattachement pouvant être appelés à intervenir.

En droit international privé québécois, les éléments de localisation qui font la « concurrence » à la lex loci delicti sont le lieu du domicile ou de la résidence commune des parties et le lieu de survenance du dommage, lorsque celui-ci diffère du lieu de l’acte. C’est dans ce contexte où la force du principe de territorialité des faits illicites doit être vérifiée. L’éclairage historique du premier critère mentionné montre qu’il répond à un souci de proximité en matière délictuelle[21] et qu’il intervient à la manière d’une « clause échappatoire particulière »[22]. En effet, ce rattachement dérogatoire s’est développé en droit comparé comme une exception à la lex loci delicti lorsque le lieu du délit se révélait fortuit, afin de rattacher la responsabilité délictuelle au contexte socio-économique auquel l’auteur et la victime sont intégrés, ce qui répond aux attentes normales des parties[23]. Il reflète l’évolution du rattachement classique vers une plus grande considération de l’intensité des liens entre le litige et l’ordre juridique appelé à le gouverner. En présence d’une telle situation, le fondement territorialiste s’efface devant le fondement proximiste.

En l’absence de ce rattachement personnel, l’article 3126 du CcQ opte pour le lieu où la victime subit le dommage résultant d’un comportement réalisé dans un autre État (délit complexe ou à distance), dans la mesure où l’auteur connaissait ou devait connaître l’impact transfrontalier de son action. Ici, la lex loci delicti devient reléguée au rôle de rattachement subsidiaire, n’intervenant qu’à défaut de rencontrer la condition de prévisibilité exigée. Par conséquent, l’articulation entre les deux critères dans les délits complexes est celle d’un rattachement prioritaire (le lieu de survenance du préjudice) et d’un rattachement résiduel opérant en sous-ordre (le lieu de commission du fait générateur).

L’option pour le rattachement au lieu du dommage en cas de dispersion géographique des éléments de la responsabilité fait écho, sur le plan international, à la conception dominante de la responsabilité civile en droit substantiel. Essentiellement orienté au dédommagement de la victime d’un délit civil, le régime délictuel poursuit une fonction principalement réparatrice ou compensatoire, par opposition à une fonction répressive du comportement. L’évolution en droit comparé, marquée par l’avènement de régimes objectifs de responsabilité et le déclin corrélatif de la faute, illustre la prépondérance de la finalité indemnitaire. Ceci conduit à placer le préjudice de la victime au coeur de la notion de responsabilité civile. Dans les rapports internationaux, le déplacement du centre de gravité de l’obligation délictuelle du comportement fautif vers le dommage a aussi été justifié par le souci d’assurer un traitement égalitaire à toutes les personnes ayant subi des dommages dans un territoire donné. Une telle solution entraîne par ailleurs la soumission des auteurs de faits dommageables aux exigences de l’État sur lequel se répercutent les effets de leurs actions, ce qui s’avère également efficace d’un point de vue préventif ou dissuasif[24].

Cette vision de la responsabilité a ainsi donné lieu à une conception renouvelée de la proximité en droit international privé comparé de la responsabilité civile, le dommage devenant le point d’ancrage de l’obligation délictuelle et donc le rattachement prioritaire de la loi applicable[25]. Malgré l’apparente contradiction entre le système de la lex loci delicti, en vigueur en common law, et la solution québécoise appliquant la lex loci damni pour les délits complexes, cette dernière ne fait pas figure d’exception au Canada. Un examen de la jurisprudence de common law montre comment s’est développée une approche localisatrice du délit conduisant à la loi du résultat, dans le cas de dommages à distance, que ce soit en matière de diffamation, misrepresentation, responsabilité du fait des produits ou complots[26].

Cette approche se fonde sur l’espace laissé par l’arrêt Tolofson à l’interprétation selon laquelle dans les situations où l’action et les conséquences directes du dommage se localisent dans des États différents, « il se peut bien que l’on juge que les conséquences constituent la faute »[27]. Le juge La Forest admet que dans ces situations, « les considérations territoriales » puissent céder devant « d’autres considérations jou[a]nt un rôle déterminant »[28]. Qu’il suffise de mentionner à titre illustratif l’arrêt Giustra c Twitter[29] où se confrontaient, d’une part, le droit du demandeur canadien à obtenir la réparation de l’atteinte à sa réputation résultant de la diffusion de tweets diffamatoires et, d’autre part, le libre exercice de la liberté d’expression garanti par le premier amendement de la Constitution américaine invoqué par Twitter pour faire échec à la réclamation. Malgré l’argument à saveur territorialiste avancé par la plateforme américaine, qui semblait issu de la plume de La Forest dans Tolofson, selon lequel « it would be a breach of comity to apply Canadian law to Twitter’s conduct in the U.S. »[30], la Cour a affirmé l’application du droit de la Colombie-Britannique en tant que loi du lieu du délit (l’un des lieux où les propos ont été lus par le public)[31].

Le remplacement du lieu où l’activité s’est déroulée par celui du dommage dans les délits à distance traduit l’abandon de l’approche territorialiste de la responsabilité civile défendue par Tolofson. Curieusement, ce recentrage sur le dommage ne se présente pas en common law comme nécessitant un renversement de la position traditionnelle, car elle utilise le procédé plus subtil de concrétiser la lex loci delicti à l’endroit où se cristallise le dommage, dans la mesure où celui-ci est un élément constitutif du « tort »[32]. L’exclusivisme territorialiste consacré par Tolofson dans le cas de délits simples apparaît ainsi comme l’expression d’une conception dépassée de la responsabilité civile[33] qui ne s’adapte ni à la réalité du droit substantiel ni à celle du droit international privé au Canada en matière de délits à distance.

2. L’exception de la prévisibilité des dommages à distance et l’instrumentalisation de la lex loci delicti

Lorsque la loi de l’État où a eu lieu le fait générateur intervient subsidiairement pour gouverner le délit complexe, selon l’article 3126 du CcQ, ce n’est pas pour honorer un quelconque principe de territorialité, mais pour tenir compte des attentes raisonnables de l’auteur de l’acte. Soutenir le contraire impliquerait une incohérence dans la conception que la règle de conflit entretient de la responsabilité civile, laquelle s’assoit sur les principes de proximité et de prévisibilité du droit applicable[34]. Le retour à la loi du lieu du comportement ne signifie donc pas le triomphe d’une conception souverainiste de la responsabilité qui concerne exclusivement le ressort territorial où l’action s’est déroulée, mais poursuit l’objectif de rééquilibrer la position des parties au rapport délictuel. Ce faisant, le législateur ne vise pas à répartir les compétences législatives des États concernés en fonction de leurs politiques territoriales, mais se limite à opérer une conciliation entre les intérêts privés des personnes impliquées dans le litige. Ainsi, si la victime est en principe en droit d’invoquer l’application de la loi de l’État où elle subit le préjudice, l’auteur qui ne s’attendait pas raisonnablement à ce que son comportement produise des conséquences par-delà les frontières ne doit pas être surpris par la lex loci damni.

Même si la formulation de l’exception dans cette partie de la règle semble mettre à la charge de la victime la preuve que le lieu du dommage rentrait dans les prévisions de l’auteur[35], certains délits particuliers peuvent donner lieu à une présomption de prévisibilité de dommages transfrontaliers, en raison de la nature de l’activité développée. La société qui se livre à des pratiques commerciales déloyales à l’encontre d’un concurrent établi à l’étranger, la compagnie qui négocie ses actions sur un marché étranger sur la base d’un prospectus contenant des informations trompeuses peuvent facilement prévoir l’impact international de leurs actions. L’internationalité du rapport juridique est ici implicitement assumée par ces acteurs. Dans la mesure où la technologie accapare les domaines les plus variés de l’existence, le risque d’internationalité devient inhérent à un nombre de plus un plus accru d’activités. L’exemple le plus illustratif est la diffusion de propos diffamatoires sur Internet, le moyen de communication employé étant par essence déterritorialisé et donc susceptible d’affecter la réputation de la victime dans tout lieu où l’information circule et où celle-ci est connue[36].

La prévisibilité requise pour l’application de la lex loci damni doit être évaluée au regard du standard de la personne raisonnable[37], non pas en fonction du contenu matériel des lois en présence. Dans une affaire concernant une transaction frauduleuse interbancaire, la Cour supérieure a considéré qu’une banque en Floride, émettrice d’un chèque sans fonds destiné à la Banque Royale du Canada n’avait, en vertu de la loi floridienne, aucun devoir de vigilance envers cette entité financière et que, par conséquent, elle ne pouvait prévoir la réalisation d’un préjudice au Canada[38]. Cette interprétation anticipe l’analyse de droit substantiel sur l’existence ou non d’une faute au stade de la détermination de la loi applicable. Or, l’appréciation de la prévisibilité selon les normes de conduite en vigueur au lieu de l’acte équivaudrait à supprimer le rattachement au lieu du dommage, en permettant à toute personne s’étant conformée aux règles de comportement du pays du délit de voir sa responsabilité déterminée selon la loi de ce pays.

Il ne faut pas confondre le caractère prévisible des conséquences dommageables d’une action au-delà des frontières avec le caractère fautif ou non du comportement. Le fait que l’auteur s’est conformé aux standards de conduite du lieu du délit peut être pris en considération en tant que local data, pour évaluer le comportement (p. ex., fautif ou non, de bonne foi ou de mauvaise foi) au regard des exigences de la lex loci damni. Cet exercice discrétionnaire ne comporte toutefois pas un dépeçage de la loi applicable entre l’acte illicite et ses effets, car c’est la loi du dommage qui devra déterminer tant les conditions constitutives de la responsabilité que les mesures de réparation nécessaires pour compenser la victime[39].

Il est important de préciser qu’avec l’article 3126 du CcQ, le législateur n’a pas voulu consacrer l’application de la loi la plus favorable au lésé. À la différence de l’article 3128 du CcQ qui repose sur un objectif clair de protection de la victime des dommages résultant des produits défectueux[40], la règle de conflit générale ne donne pas à la victime un choix entre les lois qui y sont mentionnées. Cette règle de conflit se distingue ainsi des formules prévues dans d’autres législations qui consacrent la théorie de l’ubiquité, la victime pouvant opter entre la lex loci delicti et la lex loci damni en fonction du contenu matériel de celle-ci[41]. L’adoption du critère du préjudice n’est pas spécifiquement orientée vers un objectif de protection. En témoignent les décisions portant sur des délits complexes où les victimes réclamaient l’intervention de la lex loci delicti, alors que l’auteur s’appuyait sur la lex loci damni. Dans l’affaire Wightman était en cause la responsabilité d’un cabinet de comptables montréalais qui avait préparé des rapports de vérification trompeurs concernant une société ayant entraîné avec sa faillite des pertes économiques considérables chez les investisseurs[42]. Les dommages économiques subis par le demandeur ontarien à l’origine de l’affaire ont été localisés en Ontario, où il a pris connaissance de l’information mensongère. Alors que les appelants voulaient se prévaloir des règles de la common law qui auraient limité la responsabilité des vérificateurs à l’égard des tiers[43], le régime du Code civil du Québec sur la responsabilité extracontractuelle s’avérait plus favorable aux personnes qui s’étaient fiées sur les informations fournies par les comptables pour effectuer leurs investissements.

Dans cet arrêt, la Cour d’appel tranche le litige en faveur de la loi québécoise, lieu où s’est déroulé le comportement fautif. Après avoir souligné que l’article 6 alinéa 3 du Code civil du Bas-Canada (CcB-C) était applicable compte tenu de la date où se sont produits les faits litigieux, elle examine la jurisprudence Tolofson et l’article 3126 du CcQ pour établir une ligne de continuité entre le droit antérieur et le droit nouveau quant à la loi applicable à la responsabilité délictuelle[44]. L’argument de la territorialité est alors brandi pour justifier l’écartement de la loi du lieu du préjudice au profit de la lex loci delicti (« [d]'un point de vue étatique, le Québec est la seule province intéressée par le respect des normes de conduite et de comportement attendues des professionnels qui oeuvrent sur son territoire. Il serait incongru d’appliquer la common law de l’Ontario à des fautes commises par des professionnels qui n’y ont exercé aucune activité »)[45]. Contrairement à ce raisonnement, la solution qui aurait dû prévaloir sous l’empire de l’article 3126 du CcQ est l’application de la loi ontarienne de réalisation du dommage, sous réserve de l’exception de prévisibilité. D’après nous, la véritable raison de la conclusion se trouve ailleurs, lorsque la Cour considère qu’appliquer la loi du préjudice en présence d’une pluralité de demandeurs ayant subi des pertes économiques dans plusieurs États auraient généré « un désordre contraire aux principes fondamentaux du droit international privé »[46]. La multiplication des lois applicables au même délit constitue, en effet, une difficulté pour laquelle la lex loci delicti pouvait apporter une solution efficace. Or, la justification de son application ne se trouve pas dans l’idée selon laquelle elle serait la seule loi ayant la légitimité de déterminer la responsabilité civile des personnes agissant sur le territoire de l’État qui en est l’auteur, mais son intervention a uniquement obéi à des raisons d’opportunité. Puisqu’il s’agissait d’une seule loi (contrairement aux multiples lex loci damni), la lex loci delicti était la seule apte à regrouper l’ensemble des réclamations[47].

II. La prise en compte des dommages indirects dans la recherche de la loi applicable

Le retour à la lex loci delicti dans la jurisprudence a été le résultat des difficultés d’application de l’article 3126 CcQ à des litiges impliquant une pluralité de victimes, directes et par ricochet. La distinction entre les délits simples et complexes, la prévisibilité des dommages et le rattachement dérogatoire au lieu de la résidence commune des parties ont fait l’objet d’une interprétation qui met à l’épreuve la cohérence de la règle de conflit (A). Pour la restaurer, nous défendons l’exclusion des dommages indirects pour les fins de la localisation des facteurs de rattachement. Il s’impose ainsi de cerner la portée des notions de « préjudice » et de « victime » au sens de l’article 3126 du CcQ, en ce qui a trait aux conséquences directes et aux répercussions successives d’un fait dommageable (B).

A. L’interprétation paradoxale de la règle de conflit

Dans l’arrêt Giesbrecht[48], la Cour d’appel a été amenée à appliquer l’article 3126 du CcQ à une demande introduite par les proches parents d’une victime décédée dans un accident d’avion survenu en Ontario contre les héritiers du pilote, ayant aussi succombé à ses blessures. La réclamation visait à obtenir une compensation économique pour la souffrance morale et la perte de soutien financier résultant de la disparition de la victime directe, ainsi que pour les préjudices associés aux douleurs endurées par celle-ci dans les heures qui ont suivi l’accident. Alors que la Cour d’appel localise ces derniers au lieu du fait dommageable (Ontario), les préjudices d’affection subis par les proches se trouvaient dispersés entre le Québec (domicile de la conjointe survivante, des enfants, des parents, du frère et de la soeur du défunt) et la Colombie-Britannique (domicile des beaux-parents du défunt).

Après avoir énoncé que la règle de conflit désigne comme solution de principe l’application de la lex loci delicti, on s’interroge sur les exceptions à ce rattachement. La première commande de soumettre la responsabilité délictuelle à la loi du lieu du préjudice, si celui-ci apparaît dans un État autre que celui du fait générateur, pour autant que ce résultat soit prévisible par l’auteur du délit. Quant à la première exigence, la Cour supérieure avait estimé qu’en raison du caractère distinct et indépendant du préjudice par ricochet subi par les membres de la famille, sa localisation devait être prise en compte en vertu de la règle de conflit. Ainsi, le jugement d’instance concrétise le premier rattachement dérogatoire dans les provinces où se trouvaient les victimes au moment de l’accident, c’est-à-dire au Québec et en Colombie-Britannique[49].

Le raisonnement de la Cour d’appel est différent. Elle refuse expressément la pertinence du préjudice indirect et ne retient que le préjudice subi par la victime directe au sens de la règle de conflit, car « [d]ans ce contexte, il importe peu que les autres préjudices subis “par ricochet” par les appelants pour perte de soutien financier, souffrance morale ou perte d’un être cher soient apparus ou non au Québec ou en Colombie-Britannique »[50]. Le dommage direct s’étant manifesté en Ontario, au même endroit où le comportement fautif s’est réalisé, la conséquence logique aurait été l’exclusion du lieu du préjudice comme facteur de rattachement. En effet, le recours à ce critère ne se justifie qu’en cas de dissociation géographique entre les deux éléments de la responsabilité civile, le fait dommageable et le préjudice. Or le raisonnement qui a suivi annule le constat précédent, en réintroduisant le dommage indirect qui venait d’être écarté. Au lieu de justifier la non-intervention du rattachement à la lex loci damni sur la base du caractère simple du délit, la Cour d’appel se fonde sur l’argument de la pluralité des lieux du préjudice qui aurait conduit à la multiplication des lois applicables, un résultat jugé incongru par l’arrêt Wightman.

En ce qui concerne la deuxième condition pour l’application de la lex loci damni, la Cour d’appel maintient l’appréciation du jugement d’instance en indiquant que la localisation du préjudice par ricochet en dehors de l’Ontario ne rentrait pas dans les prévisions de l’auteur. Celui-ci ne pouvait raisonnablement s’attendre aux répercussions transfrontières d’un préjudice corporel immédiat qui se matérialise intégralement au lieu de l’accident fatal. Or si cette conclusion est irréfutable, elle révèle à nouveau l’incohérence de la démarche suivie par la Cour d’appel, qui avait écarté en amont la prise en compte du préjudice par ricochet. Pour exclure le recours au critère du préjudice, la Cour d’appel se fonde sur deux arguments réciproquement incompatibles: à la fois la non-pertinence de la localisation du préjudice indirect et sa pertinence, car pour affirmer son imprévisibilité, encore fallait-il le localiser.

Il a été ensuite question d’examiner l’exception à la lex loci delicti prévue au deuxième alinéa de l’article 3126 du CcQ: le rattachement au lieu du domicile ou de la résidence commune de l’auteur et de la victime. Ce critère a les vertus de désigner l’État ayant les liens les plus étroits avec les parties, en soustrayant le litige à l’emprise des deux autres rattachements, devenus inopérants. En présence d’une pluralité de victimes, le doute survient quant à la portée de l’exception. Est-ce qu’elles sont toutes comprises dans la disposition? La Cour supérieure a trouvé la réponse dans la grammaire, l’usage du singulier dans un texte de loi devant être entendu comme comprenant le pluriel[51]. Or, la question s’était à notre avis mal posée dès le départ. Il ne s’agissait pas de savoir si le législateur a voulu restreindre le rattachement personnel commun aux situations impliquant une seule victime (la réponse négative nous paraît aller de soi), mais si la notion de « victime » au sens de l’article 3126 alinéa 2 se limite aux victimes directes (une ou plusieurs) ou, en revanche, inclut les victimes par ricochet. C’est plutôt la grammaire du droit international privé qu’il était nécessaire d’explorer par l’interprétation de la règle de conflit en fonction de ses propres fondements.

La lecture systématique de la règle de conflit commande de retenir une approche cohérente à cet égard. Si l’on considère le préjudice indirect lors de l’analyse du premier alinéa, on doit aussi tenir compte des victimes indirectes au regard du deuxième. De même, l’interprétation contraire n’est conséquente que dans la mesure où le préjudice indirect et les victimes qui le subissent sont exclus des deux rattachements mentionnés. En restreignant le critère du préjudice à celui subi par la victime directe tout en considérant la résidence des victimes par ricochet, la Cour d’appel ajoute une couche de plus au paradoxe antérieurement signalé.

La démarche exposée a conduit à la loi ontarienne de survenance du fait générateur. Or, celle-ci a fini par être remplacée par la loi québécoise en vertu de l’article 3082 du CcQ consacrant la clause d’exception, dont nous examinerons la pertinence après avoir précisé le rapport entre le dommage prévisible et la notion de victime au sens de l’article 3126 du CcQ.

B. La restriction aux dommages directs

Face aux multiples répercussions qu’un fait dommageable peut engendrer sur la victime directe et sur des tiers, le rapport entre les trois facteurs de rattachement visés par l’article 3126 du CcQ peut susciter des questionnements importants. La règle de conflit ne prévoit pas de solution expresse à la question de savoir si l’on doit tenir compte des dommages indirects lors de la détermination de la loi applicable à la responsabilité extracontractuelle. En droit international privé, ce type de dommage décrit aussi bien les conséquences successives subies par la victime de l’atteinte immédiate que celles qui découlent du préjudice initial et qui ont un impact sur les proches de la victime. C’est cette dernière modalité de dommage indirect qui a fait l’objet de l’affaire Giesbrecht.

La distinction qui vient d’être exposée ne se rapporte pas au lien de causalité entre le comportement et le dommage nécessaire pour engager la responsabilité extracontractuelle de son auteur. Cet aspect doit être évalué exclusivement au regard du droit substantiel désigné comme applicable, et donc forcément à un stade ultérieur du raisonnement. La classification des dommages directs et indirects en droit international privé s’inscrit dans une démarche de répartition géographique des éléments du rapport délictuel, en fonction du principe de proximité entre la situation litigieuse et la loi applicable. Ce procédé répond dès lors à un strict besoin de localisation, dans le but d’identifier précisément l’ordre juridique qui devra décider de la réclamation quant au fond. Ainsi, l’indépendance du dommage subi par les victimes par ricochet et son caractère « direct » à l’égard du fait dommageable sont des considérations substantielles qui n’interviennent pas au moment de la désignation de la loi applicable.

Le silence de la règle de conflit sur la caractérisation du dommage n’est cependant pas de nature à empêcher une interprétation permettant de restreindre la tâche de localisation au seul préjudice immédiat aux fins de l’application de la lex loci damni. Deux arguments seront développés pour justifier cette position.

Le premier est celui du caractère normalement imprévisible des répercussions transfrontières d’un dommage initialement subi par la victime directe dans un autre État. À l’article 3126 du CcQ, le législateur est préoccupé par le respect des attentes de l’auteur du délit quant à la localisation du dommage à distance. Bien que la conception réparatrice de la responsabilité donne la préséance à la lex loci damni sur la lex loci delicti, la règle de conflit cherche un équilibre entre la position de la victime et celle de l’auteur, qui ne doit pas être surpris par l’application de la loi d’un État en dehors des prévisions d’une personne raisonnable ayant adopté le même comportement. Si la réalisation d’un dommage à distance n’est pas en soi imprévisible, les ramifications transfrontières de l’atteinte initiale satisfont rarement à cette exigence.

Cela se comprend assez facilement dans les hypothèses où l’impact du dommage initial se répercute sur la sphère juridique des tiers. L’exemple d’un accident fatal peut illustrer qu’il est déraisonnable d’exiger aux responsables de prévoir la localisation des dommages moraux et financiers susceptibles d’être subis par les membres de la famille des victimes décédées. L’auteur du délit n’étant pas censé connaître le milieu familial de la victime et donc la dispersion de ses proches dans de multiples pays, c’est sur le lieu où survient le préjudice immédiat qui devra se concentrer l’effort de localisation.

Or ce raisonnement est également pertinent lorsqu’il est question de conséquences successives d’un préjudice initial qui affectent la personne ou le patrimoine de la victime directe. Est-il raisonnablement prévisible par l’auteur d’un délit ayant causé des dommages corporels apparaissant pour la première fois dans un pays A, que les douleurs allaient plus tard être ressenties au pays B dans lequel la victime s’est installée quelque temps après? Le potentiel de mobilité transfrontière de ce type de préjudice est objectivement envisageable, un dommage corporel qui se prolonge dans le temps étant effectivement subi dans tout lieu où la victime se trouve. Toutefois, les localisations successives de celui-ci au gré des déplacements de la personne échappent logiquement aux prévisions de l’auteur. Il en est de même de la perte de revenus que la victime immédiate, obligée de suspendre ses activités habituelles, pourrait subir dans un pays C où elle exerçait un travail ou une entreprise.

Ce ne sont que des illustrations de la difficulté de satisfaire à l’exigence de prévisibilité à l’égard des effets différés d’un fait dommageable. Dans le cas où la localisation de ceux-ci se fonde sur des critères qui se trouvent dans la dépendance d’un acte unilatéral de la victime (par exemple, le déplacement de sa résidence ou de son établissement, le fait d’engager des dépenses pour remédier au dommage immédiat), l’admission des préjudices indirects pour les fins de désigner la loi applicable pourrait donner lieu non seulement à une insécurité juridique contraire aux attentes de l’auteur, mais aussi à des manipulations dans une stratégie de law shopping[52]. Les prévisions dont on exige la vérification en vertu de l’article 3126 du CcQ devraient donc être évaluées au regard de l’atteinte initiale seulement, car c’est là où se constitue l’obligation non contractuelle dans tous ses éléments, indépendamment des lieux où se manifestent les dommages subséquents. Cette conclusion devrait s’imposer, peu importe si c’est la victime directe ou par ricochet qui dépose la demande, ce qui nous amène au deuxième argument.

En faveur de la restriction aux dommages directs milite également l’unité de la loi applicable à la responsabilité extracontractuelle. Celle-ci a vocation à régir l’intégralité des aspects du rapport délictuel, y compris le lien de causalité entre les faits reprochés et l’ensemble de ses conséquences, ainsi que l’étendue de la responsabilité à l’égard de personnes autres que la victime immédiate. Les conditions dans lesquelles les dépenses engagées pour faire face à un dommage corporel ou la détresse d’un proche de la famille du lésé sont admissibles à la réparation sont des éléments couverts par la loi applicable à la responsabilité civile. Par conséquent, celle-ci doit être la même qui détermine l’obligation de l’auteur à l’égard du dommage corporel immédiat. Un dépeçage entre les deux, du fait des localisations divisées du préjudice initial et de ses effets ultérieurs, entraînerait la rupture de la cohérence entre le critère de rattachement et le domaine matériel de catégorie qui en dépend.

Dans la mesure où il n’y a pas de dommage successif sans atteinte initiale, ces deux questions sont indissociables et doivent être soumises à la même loi. Le contraire pourrait mener à des résultats absurdes où un auteur serait condamné à indemniser le préjudice d’affection d’un proche, selon la loi de l’État où celui-ci réside, alors qu’il serait exonéré de toute responsabilité à l’égard de la victime directe, d’après la loi où s’est produite l’atteinte à son intégrité physique. Dans le cas des dommages prolongés affectant la victime directe, une telle bifurcation du critère de rattachement donnerait à celle-ci un pouvoir de facto de choisir entre deux lois, celle de l’État où elle subit le dommage initial et celle correspondant à l’État où se manifestent ses effets postérieurs, une option que le législateur n’a clairement pas voulu consacrer à l’article 3126 du CcQ. L’approche unitaire préconisée est la seule permettant de placer le préjudice par ricochet et celui dont il tire son existence sous l’égide d’une seule loi. Dans cette optique, les dommages indirects ne seraient pertinents qu’au stade de l’application du droit matériel, et non pour les fins de la recherche de la loi applicable.

Ce souci de cohérence entre le domaine de la lex loci damni et son rattachement s’aligne sur la position du droit interne, qui organise le régime de la réparation des dommages non contractuels autour de la notion d’atteinte initiale. En droit matériel de la responsabilité civile, le type de préjudice dont dépend le régime applicable à l’action est celui qui en constitue le fondement. Pour la Cour suprême du Canada, il doit être recherché dans l’atteinte initiale et non dans les chefs de réclamation pécuniaires ou non pécuniaires en résultant, que ce soit sur la victime directe[53] ou sur des tiers par ricochet[54]. Cette conception du préjudice qui, dans l’ordre substantiel, rejette l’autonomie des conséquences indirectes pour déterminer le régime applicable à leur réparation doit rejaillir sur le plan conflictuel. En effet, les notions utilisées par la règle de conflit doivent s’interpréter à la lumière de la lex fori (article 3078 alinéa 1 du CcQ), dans la mesure de leur compatibilité avec les objectifs propres au droit international privé en la matière, qui repose sur le principe de proximité et la prévisibilité du droit applicable. Dans l’arrêt Montréal c Dorval, la Cour suprême démontre, à l’échelle du droit interne, ce qu’on est en train de préconiser sur le terrain du conflit de lois. Cette solution est la seule qui permet d’obtenir « la cohérence du droit », qui passe par le traitement uniforme des dommages directs et par ricochet[55]. Entendue comme la « source » d’une pluralité de préjudices pouvant affecter aussi bien la victime directe que les tiers, la notion d’atteinte initiale est celle qui constitue le centre de gravité du rapport délictuel et, par conséquent, celle dont la localisation est commandée par la règle de conflit.

Cette proposition doit forcément orienter l’interprétation de l’alinéa 2 de l’article 3126 du CcQ dans le sens de limiter la notion de victime à celle ayant subi le dommage direct. C’est alors la résidence/domicile commun de l’auteur du délit et de la victime immédiate qui opère un déplacement du rattachement de la responsabilité vers le milieu social auquel appartiennent les protagonistes du rapport de droit[56].

III. La réponse aux dommages plurilocalisés

Étant donné que l’exclusion des victimes par ricochet de l’alinéa 2 de l’article 3126 du CcQ est la conséquence normale de l’exclusion des dommages directs du premier alinéa, la « cacophonie juridique » ayant servi de justification à la Cour d’appel pour écarter le droit ontarien au profit du droit québécois dans l’affaire Giesbrecht se révèle un faux problème (A). Il devient alors nécessaire d’identifier où se trouve la véritable menace à l’unité de la loi applicable que cette expression renferme (B).

A. Le faux problème de « cacophonie juridique » et le recours inapproprié à la clause d’exception

Dans l’affaire Giesbrecht, la prise en compte des dommages par ricochet subis par les proches de la victime décédée mène la Cour d’appel à deux constats erronés. Le premier est celui de l’impossibilité d’appliquer la loi désignée par le rattachement personnel prévu à l’alinéa 2 de l’article 3126. Le deuxième se rapporte à la « cacophonie juridique » qui aurait résulté de l’intervention de multiples lois au litige: la loi ontarienne du lieu de l’accident, où la victime directe a souffert le dommage, la loi québécoise de résidence de la conjointe survivante, des enfants et des parents du défunt et la loi britanno-colombienne de résidence de ses beaux-parents[57]. Si l’existence d’un délit complexe avait été écartée dès le début, le problème de la concurrence des lex loci damni ne se serait jamais posé. Mais au-delà de la caractérisation du délit, le litige aurait pu facilement être tranché par la soumission de l’ensemble des réclamations à la loi québécoise, en tant que loi personnelle commune au pilote et à la victime décédée. Ces erreurs d’interprétation ont laissé la Cour devant un dilemme: appliquer ou ne pas appliquer la loi ontarienne, désignée par le rattachement résiduel de la lex loci delicti. La décision a été de remplacer celle-ci par la loi québécoise, en empruntant le chemin de la clause d’exception avec des arguments qui ont laissé la doctrine perplexe[58].

L’application de la lex loci delicti s’est révélée inappropriée tant aux yeux de la Cour d’appel que de la Cour supérieure. Bien que l’utilisation de la clause d’exception ait été l’instrument permettant d’arriver à la loi québécoise, les décisions des deux tribunaux divergent dans leurs motivations.

Le raisonnement de la Cour d’appel s’est articulé autour du caractère exceptionnel du mécanisme dérogatoire prévu à l’article 3082 du CcQ et ce, malgré l’absence de l’une des conditions expressément requises par la disposition de façon cumulative[59]. En effet, l’inexistence d’un rattachement significatif entre l’Ontario (lieu de l’événement fautif) et la demande fut écartée, alors que c’était la première condition à respecter pour activer la clause échappatoire. Pour la Cour, on ne saurait soutenir l’absence de proximité avec la lex loci delicti lorsque le lieu de l’accident et la résidence des parties rattachent le litige au Canada[60]. Cet argument a de quoi étonner au vu de l’assimilation des rapports interprovinciaux aux rapports internationaux en droit international privé québécois. Dans l’affaire Giesbrecht, le coeur de la controverse résidait dans la disparité entre les lois de l’Ontario et du Québec quant à l’admissibilité de l’action exercée par les membres de la belle-famille du défunt. La justification permettant de passer outre à l’exigence d’absence de lien étroit entre le litige et le lieu de l’accident reposait précisément sur l’opposition des lois canadiennes mentionnées, qui donnait à la situation un caractère exceptionnel aux yeux de la Cour d’appel. La clause échappatoire a ainsi été détournée de sa fonction strictement localisatrice pour satisfaire une finalité matérielle: permettre aux parents par alliance du défunt d’introduire leur action en vertu du droit québécois, en excluant l’application de la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario qui aurait rendu leur demande irrecevable. De l’importance accordée aux considérations substantielles en jeu témoignent les 13 paragraphes contenant l’examen comparatif du contenu des lois sur les 17 dédiés à la clause d’exception, et l’absence d’analyse des liens de proximité entre les éléments du litige et les ordres juridiques en jeu. Les références à cet effet se sont bornées à constater, d’une part, que l’Ontario entretenait des liens étroits avec l’affaire et, d’autre part, que n’eût été la présence de demandeurs de la Colombie-Britannique, l’action aurait été régie par le droit québécois.

L’approche suivie par la Cour supérieure est, en revanche, plus en harmonie avec l’article 3082 du CcQ. Elle s’est abstenue d’introduire des éléments de fond dans un mécanisme essentiellement localisateur comme la clause d’exception et a adopté une démarche proximiste basée sur la technique du groupement de points de contact entre le litige et le Québec[61]. La démonstration mettait en évidence le caractère fortuit du lieu du délit, qui aurait pu être localisé en Saskatchewan ou au Manitoba si l’accident était survenu quelques heures plus tôt[62]. Cependant, en plus de la localisation au Québec du centre de gravité de la situation, la Cour supérieure avance une autre justification pour exclure la lex loci delicti au profit de la loi québécoise. Sur le fondement de l’arrêt Tolofson, c’est la résidence commune de la majorité des parties au litige qui est invoquée comme rattachement ayant le potentiel de déroger au principe général de territorialité. Ce raisonnement suscite pourtant des questionnements.

Après avoir étudié les raisons ayant conduit plusieurs États et la Convention de La Haye sur les accidents de la circulation routière à adopter cette dérogation, la Cour suprême dans Tolofson écarte l’exception basée sur la résidence commune des parties dans la common law canadienne. L’un des écueils fondamentaux de cette solution serait l’insécurité juridique, ce rattachement pouvant se prêter à des manipulations consistant à ajouter des défendeurs sans lien véritable avec les procédures et cela, dans le but de provoquer le rétablissement de la lex loci delicti. La jonction frivole de tierces parties au litige serait ainsi un facteur d’incertitude contraire à l’ordre qui doit présider aux conflits de lois au Canada[63]. À la lumière de ce qui précède, on comprend en partie que la Cour supérieure ait voulu éviter que « la jonction d’une minorité de demandeurs par ricochet, ressortissants d’une juridiction étrangère, ait pour effet automatique et sans égard au contexte de rendre inapplicable au litige la loi qui, autrement, s’imposerait clairement suivant les règles de conflit de lois du for »[64].

En partie seulement, parce que la clause d’exception a justement pour but d’écarter la loi normalement applicable selon la règle de conflit. La conclusion est paradoxale, car elle se fonde sur un arrêt (Tolofson) qui refuse de l’adopter. Elle l’est d’autant plus que le domicile commun de l’auteur et de la victime constitue le rattachement d’application prioritaire de l’article 3126 du CcQ[65]. Répondant au même souci de proximité que la clause échappatoire générale, cette exception codifiée au deuxième alinéa de l’article 3126 se suffit à elle-même et n’a donc besoin ni de l’article 3082 du CcQ ni encore moins de l’arrêt Tolofson. Elle réclamait simplement une interprétation cohérente avec les principes propres au droit international privé, afin de ne considérer, pour les fins de la recherche de la loi applicable, que la victime directe du fait dommageable.

L’affaire Giesbrecht montre combien il est difficile pour les tribunaux de se détacher de l’influence de l’arrêt Tolofson, même si celui-ci est inapte à justifier la solution recherchée, laquelle se trouve dans la règle de conflit elle-même!

B. Le réel problème de « cacophonie juridique » et les possibles solutions

L’expression de « cacophonie juridique » utilisée dans Giesbrecht est tirée de l’arrêt Wightman précité[66], qui opposait une société de comptables domiciliée au Québec et une pluralité de victimes ayant subi des pertes économiques après avoir investi dans une compagnie ayant fait faillite, sur la base des rapports de vérification émis par la société défenderesse. La Cour d’appel a rejeté l’application de la lex loci damni au profit de la lex loci delicti, au motif que la première pouvait conduire « à une situation à tout le moins chaotique où les comptables montréalais, pour un travail fait en majeure partie à Montréal, pour le compte d’une société montréalaise, verraient leur responsabilité déterminée en fonction d’autant de lois étrangères qu’il y a de demandeurs dont le domicile est étranger »[67].

À la différence de Giesbrecht, la situation dans Wightman comportait la dispersion des dommages directs sur une pluralité d’États. Le fait illicite consistant dans l’émission de l’information trompeuse par le cabinet montréalais en charge de vérifier la situation financière de l’entreprise ayant motivé la décision des investisseurs, on était devant l’hypothèse d’un délit complexe qui avait engendré des dommages plurilocalisés[68].

Le débat sur la loi applicable à l’action était donc un débat sur l’unité ou le morcellement du litige en autant de lois qu’il y avait des victimes directes résidant dans des pays distincts. Alors que le rattachement au lieu du dommage comportait l’application distributive d’une diversité d’ordres juridiques au même fait illicite, la lex loci delicti devenait un instrument utile pour réaliser l’unité de l’ensemble des réclamations. Le choix de cette dernière s’est fait sur le fondement de l’arrêt Tolofson, devenu ici un puissant rempart contre le risque de fragmentation dérivé des dommages multisitués. On a vu réapparaître l’éloge de la territorialité, avec lequel le juge La Forest justifiait le besoin d’abandonner la lex fori au profit de la lex loci delicti pour déterminer la responsabilité de l’auteur d’un délit simple. Le vieux territorialisme est ainsi instrumentalisé pour servir la cause de l’unité contre la lex loci damni, source de division de la loi applicable au litige.

L’examen des rattachements a montré que, dans les délits complexes, le lieu de commission de l’acte n’intervient qu’à titre subsidiaire, lorsque la réalisation du dommage à distance échappe aux prévisions d’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. Par conséquent, l’argument de la territorialité ne peut justifier la mise à l’écart de la lex loci damni pour se soustraire à la mosaïque des lois applicables en vertu de l’article 3126 du CcQ[69]. La problématique des dommages plurilocalisés est l’une des plus controversées dans le contentieux de la responsabilité civile et nous n’avons pas la prétention d’aborder cette question en profondeur. Nous nous limiterons à dresser les contours du problème et à esquisser un panorama des solutions, dans le but de mettre en évidence l’erreur du recours automatique à la lex loci delicti qui méconnaît l’ordre des rattachements de la règle de conflit.

Partant de la prémisse que le rapport entre l’auteur du délit et chacune des victimes ayant subi un dommage direct est une relation juridique autonome pour laquelle il faut déterminer la loi applicable, chaque réclamation devrait être soumise à un examen individuel. La solution qui se dégage de l’article 3126 du CcQ pour les délits complexes, à défaut de résidence commune entre les parties et sous réserve de la prévisibilité du dommage à distance, est alors la division de la loi applicable aux dommages géographiquement dispersés (théorie de la mosaïque)[70].

La concurrence d’une multitude de lois ayant vocation à s’appliquer à un même litige entraîne son lot de complications, notamment dans les actions collectives transfrontières regroupant des demandeurs ayant subi des dommages dans plusieurs juridictions. En principe, la pluralité de lois applicables n’est pas un obstacle à l’admissibilité de ces actions, à moins qu’il ne s’agisse de divergences substantielles susceptibles de menacer la dimension collective de la procédure[71]. Une façon indirecte de contourner ce résultat fâcheux est par le biais de la règle de compétence juridictionnelle. Les tribunaux ont tendance à se déclarer compétents à l’égard des membres du groupe ayant leur résidence au Québec, sur le fondement d’un dommage subi dans la province (article 3148 du CcQ)[72]. En l’absence d’autres facteurs de rattachement permettant d’attraire des demandeurs non québécois[73], le litige extracontractuel est, dans la plupart des cas, tranché conformément à la lex fori, sans passer par la règle de conflit[74]. Lorsqu’en revanche, la compétence à l’égard des victimes ayant subi des dommages en dehors du Québec est fondée sur un autre critère survient la possibilité d’application de plusieurs lois aux conséquences directes plurilocalisées du fait illicite[75].

On peut s’interroger sur la pertinence de faire intervenir la loi unique de commission du délit par le biais de la clause d’exception pour remédier au morcellement. Si l’application de la lex loci delicti a l’avantage de procurer le résultat unitaire souhaité, elle implique aussi le désavantage de favoriser la position de ceux qui agissent depuis un État peu contraignant en termes de régulation et de protection des victimes. L’utilisation de ce mécanisme comporte par ailleurs la difficulté de devoir justifier l’absence de proximité suffisante avec l’État où se sont matérialisés les effets de ces actions, ce qui paraît une tâche vouée à l’échec[76].

Le problème des dommages plurilocalisés peut aussi affecter la situation d’une seule victime. Le cas typique est celui de la diffamation résultant des propos diffusés par voie de presse et par Internet, aujourd’hui l’hypothèse la plus fréquente. La doctrine en droit comparé se montre critique à l’égard de l’approche mosaïque découlant d’une application stricte de la lex loci damni[77]. Malgré l’absence de jurisprudence à cet effet au Québec[78], on peut déduire une position défavorable au morcellement de la loi applicable à la lumière de l’interprétation du for de compétence en la matière. Lorsque la victime de l’atteinte à la réputation est domiciliée au Québec (si c’est une personne morale, l’établissement affecté doit se trouver au Québec)[79], la compétence des tribunaux s’étend sur l’intégralité de la réparation, peu importe qu’une partie du dommage moral soit subie ailleurs. Le traitement centralisé de la demande se justifie en raison de la localisation du siège du préjudice moral.

Lorsque le centre des intérêts de la victime est situé en dehors du Québec, rien n’empêche les tribunaux de se déclarer compétents sur la partie du dommage subi dans le for et d’appliquer la loi québécoise à sa réparation. Or l’interprétation du critère du préjudice dans le sens d’écarter la simple accessibilité du contenu diffamatoire en ligne pour les fins de l’attribution de la compétence[80] a pour effet de diminuer les occasions de se confronter à la solution distributive des lois applicables sur le fondement du même facteur de rattachement. L’hypothèse de dommages subis à la fois à l’étranger et au Québec par une victime de diffamation s’est présentée dans l’arrêt Conille[81]. Le demandeur, un Québécois domicilié en République dominicaine, avait été congédié par son employeur au Québec après avoir pris connaissance d’un reportage l’accusant d’entamer des activités illégales dans ce pays. Tout en s’estimant compétente sur la base d’un dommage économique subi dans le for[82], la Cour supérieure a décidé de se dessaisir de l’action en faveur des autorités étrangères, en vertu de l’article 3135 CcQ. L’unité juridictionnelle était en l’espèce le moyen d’assurer l’unité législative, à l’encontre du morcellement qui aurait résulté de l’application des lois en cause à la partie du dommage subi dans chaque territoire.

La transposition, au domaine du conflit de lois, de l’approche anti-mosaïque qui paraît se dégager en matière juridictionnelle, ne nécessiterait pas l’utilisation de la clause d’exception, car elle opère au sein même du rattachement au lieu du dommage. L’interprétation fondée sur la recherche du siège du préjudice affectant une seule victime aurait l’avantage de réunir sous l’égide d’une seule loi les effets directs de l’acte fautif qui sont territorialement dispersés. La seule possibilité de remplacer la lex loci damni par la lex loci delicti serait par le biais de la réserve de l’imprévisibilité des dommages à distance. Or, en matière de diffamation, il est peu probable qu’il en soit ainsi, non seulement en raison du rayonnement transfrontalier des moyens fréquemment utilisés pour diffuser l’information, mais aussi parce que l’auteur sera censé connaître l’État où se trouve le centre des intérêts de la victime[83].

***

Depuis l’adoption du Code civil, l’arrêt Tolofson n’est pas source du droit au Québec. Loin de renforcer la tradition territorialiste antérieure, l’article 3126 CcQ s’inscrit dans une conception de la responsabilité civile axée sur la fonction réparatrice du dommage et non sur une finalité de répression des comportements fautifs qui commande le respect de la souveraineté de l’État où ceux-ci sont commis. Ce changement de perspective demeure sans conséquence dans le cas des délits simples, où le fait dommageable et le préjudice en découlant convergent sur un seul État. Que l’on adopte une conception répressive ou indemnitaire de la responsabilité civile, la loi applicable demeurera identique au regard des rattachements au lieu de l’acte et au lieu du dommage. Or, lorsque survient la dissociation entre les deux éléments de la responsabilité civile, le choix de l’un ou l’autre des facteurs de rattachement devient décisif.

C’est donc dans les hypothèses comportant un délit complexe que se manifeste la hiérarchie des rattachements entre la lex loci damni et la lex loci delicti, la première ayant préséance sur la deuxième, qui devient d’application subsidiaire, lorsque le dommage causé dans un autre État échappe aux prévisions de son auteur. La règle de conflit a ainsi voulu réconcilier les intérêts individuels des parties et non satisfaire à un quelconque intérêt public de l’État de commission du délit. C’est la notion de proximité émanant de cette compréhension du rapport délictuel qui constitue le fondement de la règle de conflit, laquelle se manifeste plus particulièrement dans la priorité accordée au rattachement personnel commun de l’auteur et de la victime sur les autres critères. Pourtant l’influence de l’arrêt Tolofson est constante dans la jurisprudence québécoise examinée. Il est intervenu dans des affaires impliquant un délit complexe pour justifier le retour à la lex loci delicti, soit par le biais d’une interprétation erronée de la prévisibilité des dommages à distance, soit pour éviter la fragmentation du litige résultant des dommages plurilocalisés. Ceci témoigne d’une instrumentalisation du territorialisme pour régler des problèmes qui auraient dû être résolus autrement. Le recours à Tolofson surprend spécialement lorsque la solution se trouve dans la règle de conflit elle-même. C’est le cas de la concurrence des victimes directe et par ricochet, lequel suscite un faux problème de « cacophonie juridique », si l’on comprend que les notions de préjudice et de victime au sens de l’article 3126 doivent se limiter au dommage direct et à la personne qui le subit, respectivement.

Ainsi, le risque de fragmentation du litige du fait de l’éventuelle intervention de plusieurs lois ne se présente que lorsqu’il y a un éclatement de préjudices directs sur une diversité d’États. Les remèdes à cette difficulté font appel à des raisonnements différents, selon que les dommages plurilocalisés affectent plusieurs victimes ou une seule. Dans le premier cas, l’application de la lex loci delicti permet d’unifier la loi applicable au litige, mais elle peut aussi encourager des stratégies opportunistes de law shopping. La seule façon d’y recourir dans le cas où la prévisibilité des dommages a été prouvée, c’est au moyen de la clause d’exception si l’ensemble de ses conditions cumulatives sont réunies, ce qui est loin d’être garanti. En revanche, lorsqu’il s’agit d’une seule victime de dommages directs répartis sur plusieurs États, le critère du siège du préjudice permet d’éviter le morcellement de la loi applicable à la responsabilité, sans besoin de faire intervenir ce mécanisme correctif. Dans aucun de ces cas, ni l’arrêt Tolofson ni l’argument de la territorialité qui le fonde ne sont pertinents. C’est un mythe qu’il faut briser pour mettre fin aux erreurs et paradoxes dans l’interprétation de la règle de conflit.