Article body

L’ouvrage étudié, Pensée critique et pratique du droit international, est un recueil d’articles d’Anne Orford publié en 2021, destiné à la traduction de plusieurs des articles de l’auteure. Peu nombreux sont ses écrits ayant été traduits en français. Les chapitres furent publiés à la fin des années quatre-vingt-dix, ou entre 2010 et 2015, au moment d’un fort interventionnisme militaire américain, de l’ONU et de l’OTAN, dans des régions déchirées par des conflits à l’origine de fortes crises humanitaires, comme le Rwanda et l’ex-Yougoslavie, et le Moyen-Orient. Comme l’indique le titre, il passe en revue plusieurs éléments des approches critiques. Ces théories, ayant émergé à la fin du XXe siècle et ayant pour fonction principale de remettre en question les structures[1], permettent de constater les limites de la perspective des experts du droit, c’est-à-dire les internationalistes impliqués dans l’utilisation du droit international. Celle-ci est guidée par un vocabulaire disciplinaire insuffisant[2], un langage juridique dirigeant une vision du monde particulière, limitant la possibilité de se représenter des alternatives aux modèles de pouvoir actuels.

Ce livre s’adresse aux internationalistes dans l’objectif de corriger la reproduction d’une pratique contrainte par une vision cloîtrée. Orford se prête à un cadre théorique influencé par les Critical Legal Studies, mentionnant explicitement l’influence de Michel Foucault et de Duncan Kennedy. Ces intellectuels sont à l’origine d’une théorie du droit telle que ce dernier se traduirait en une prescription politique. On attribue à l’éducation juridique la reproduction du discours historique des juristes. L’introduction par Martti Koskenniemi est démonstrative de l’influence grandissante de l’auteure dans la communauté scientifique. Traitant entre autres de l’interventionnisme et de la rhétorique accompagnant le terme de responsabilité de protéger, cet ouvrage est indéniablement pertinent aujourd’hui considérant les débats concernant la place que devraient occuper les États-Unis et l’Occident dans la guerre en Ukraine, et les tensions entre la Chine et Taïwan.

Anne Orford est une professeure de l’Université de Melbourne. Elle spécialise sa recherche sur la révision du discours historique du droit international, la théorie du droit, le règlement de différends et le droit international économique. Elle a écrit des monographies comme International Law and the Politics of History, International Authority and the Responsibility to Protect et Reading Humanitarian Intervention[3]. L’auteure emprunte une méthodologie destinée à déconstruire les affirmations internalisées par une certaine communauté scientifique et de pratique. Le travail d’Orford permet de dégager le politique des pratiques des internationalistes, administratives et technocratiques et qui s’autodécrivent comme objectives et impartiales. Pour elle, il faut prendre l’habitude de corriger ces pratiques au moment même de leur formulation prescriptive, avant la création des institutions internationales qui traduisent les modes de pensée associés.

L’objectif de l’ouvrage est d’explorer le rôle qu’a joué le droit international dans la création, au cours de l’histoire, des rapports de force de natures économique et politique. Cela passe autant par l’utilisation de normes que par la théorisation de l’ordre mondial. L’hégémonie régionale est reproduite perpétuellement par l’utilisation courante de présupposés politiques néolibéraux peu ou jamais contestés. Ainsi, l’universalisme auquel on prétend contribue à réaliser l’idéologie dans les sphères économique, diplomatique et juridique, pour affecter gravement les directions de la gouvernance mondiale.

La thèse de l’ouvrage, démontrée à travers diverses thématiques, est que le droit international fut central dans la mise en place d’une rhétorique internationale légitimant l’action des internationalistes. L’utilisation d’expressions et de termes tels que la responsabilité de protéger et la démocratie impose aux dynamiques mondiales une perspective historiquement constituée, et détermine du même coup l’économie politique mondiale. Les fausses nécessités présentes dans le discours des internationalistes, relatives à l’histoire et à la pensée économique, se transforment rapidement en institutions et formes de pouvoir contraignantes sur la scène internationale. On compte parmi ces dernières l’idéalisation d’un modèle de démocratie libérale historiquement constitué et d’une économie néolibérale enchâssée dans cette idée de démocratie qui entretient des rapports mondiaux asymétriques. Toutefois, on constate un écart drastique entre la pratique et la théorie, le discours politique formulé pour apaiser l’opinion publique. À Foucault, Orford emprunte aussi des éléments de la biopolitique, en proposant de renouveler le modèle de pouvoir pour que ce dernier soit mieux adapté aux manières dont le pouvoir s’exerce jusque dans les sphères personnelles des sujets constitués par le droit. La théorisation de la description du droit annihile les prétentions à l’objectivité dans la mesure où ce processus contient indéniablement un moment créatif ou imaginaire.

L’ouvrage est divisé en trois parties thématiques : théorie et histoire, interventionnisme, puis les effets de l’ordre économique sur l’État. La première partie met en lumière les interactions de plusieurs courants théoriques avec leur contexte historique. Orford cherche à expliquer comment les approches du droit sont nées et comment elles ont exercé une influence sur la pratique du droit international. La seconde partie réunit des articles sur l’interventionnisme qui proposent des méthodes alternatives de compréhension du pouvoir et d’interprétation du droit. Une attention particulière est portée à l’ensemble des discours qui ont construit un sentiment moral dont les réactions concrètes, sous la forme de l’interventionnisme, semblent à beaucoup naturelles. La troisième partie se concentre sur la manière dont les États sont démunis vis-à-vis des contraintes grandissantes, renforcées par le droit international économique de l’ordre néolibéral.

Le premier chapitre, l’Éloge de la description, met sur pied le cadre théorique qui est utilisé tout au long du livre et que nous avons déjà expliqué. Le second chapitre, Le passé comme droit ou histoire ? porte sur l’importance de l’histoire dans la compréhension du droit et cherche à exposer le contexte intellectuel d’émergence de l’approche tiers-mondiste en droit international. Orford défend la thèse selon laquelle cette approche théorique s’appuie sur une remise en question du rôle du passé et du travail historique utilisé dans l’argumentation internationaliste. Les distinctions entre le passé et le présent ainsi que le droit et l’histoire sont contestées et les références au passé sont choisies politiquement pour servir l’idéologie présente. L’analyse tiers-mondiste d’Anthony Anghie a émergé après la réincorporation de Vitoria par Scott au XXe siècle.

L’article suivant, L’incarnation de l’internationalisme : la fabrique des internationalistes, décrit la reconstruction de l’identité internationaliste après la guerre froide, laquelle constitue une nouvelle forme d’impérialisme. Une vision positiviste et cosmopolite engage une élite professionnelle et humanitaire dans une mission bienveillante vis-à-vis de peuples « appelant à la domination ». Ainsi, l’interventionnisme répond aux angoisses issues des désastres humains hautement médiatisés et les soldats martyrisés se sacrifient pour contenir le barbarisme chaotique par le managérialisme de la violence. Les approches critiques sont décrites comme un simple exercice théorique, déconnecté de l’urgence réelle, et l’intervention humanitaire continue de masquer les effets nocifs de la mondialisation et des relations d’interdépendance qui en sont nées.

Pensée féministe et droit international analyse la réponse de la communauté internationaliste à celle-ci dans les années quatre-vingt, laquelle s’est manifestée par la dénonciation d’un féminisme de gouvernance. Le féminisme a réussi à influencer le droit international dans la mesure où on a sensibilisé des institutions aux violences sexuelles après la guerre froide, du fait notamment des génocides et guerres civiles des années quatre-vingt-dix. Toutefois, le féminisme n’a pas atteint son objectif d’éradication du caractère masculiniste des structures mêmes. La « guerre civile entre les hommes et les femmes » ou l’exclusion des femmes dans le processus de décision des États patriarcaux n’a pas percé. Ainsi estime-t-on que le féminisme ait connu une victoire dans l’individualisme libéral, mais pas contre celui-ci qui renforce lui-même des rapports de domination. Il fut limité à lutter contre les effets des « faiblesses naturelles » des femmes plutôt que contre les incrustations profondes du patriarcat contenues dans cet individualisme sous des formes économiques, militaires et autres.

Orford propose également une réflexion sur le rôle social du droit international en tant que science. La raison scientifique et la discipline du droit international soutient que la méthode empruntée fut soumise à un ensemble de contraintes institutionnelles venant du regard démocratique, attentif à l’inconsistance des idéaux promulgués. Un historique des derniers siècles explique la nature positiviste et orientée vers l’action du droit international actuel, modèle inspiré de la rigueur des « sciences dures ».

La partie sur l’interventionnisme s’ouvre sur Les interprétations féministes et postcoloniales de l’intervention humanitaire. Orford développe un nouveau mode d’interprétation du droit reconnaissant l’héritage impérialiste du droit international. Le féminisme blanc a pu s’inscrire dans les ambitions impérialistes de l’interventionnisme. L’auteure vise ainsi à défaire la dichotomie colonisateur-colonisé, et prendre du recul pour inclure la défense des femmes du Tiers-Monde[4]. Elle insiste sur un modèle alternatif du pouvoir plus personnel, non toujours exercé par les acteurs puissants traditionnellement désignés comme les États et les organisations internationales. La constitution des sujets est un facteur de différenciation dans l’application du droit.

Si la responsabilité de protéger se retrouve analysée à plusieurs endroits du livre, l’article L’OTAN, le régionalisme et la responsabilité de protéger lui est dédié. Il décrit les moyens par lesquels le mandat de l’OTAN s’est vu augmenté et internationalisé. Toutefois, l’Occident avait des avantages économiques et sociaux à intervenir dans les années quatre-vingt-dix, lesquels sont maintenus dans l’ombre par la prétention à un humanitarisme militaire au service d’une moralité pragmatique, en opposition à l’idéalisme du droit international.

La troisième partie, Identifier l’international : les interventions militaires et monétaires postérieures à la guerre froide soulève deux points principaux. Premièrement, l’imposition d’un modèle économique a eu pour effet de créer des problèmes sociaux de grande importance. La vision étroite et restrictive de la démocratie fut imposée sur des États qui ont réagi de manière violente à une volonté d’instaurer le libéralisme dans sa gestion de l’économie particulière. Deuxièmement, la dichotomie ressentie par la communauté internationale d’action-inaction en est une fausse, dans la mesure où les interventions monétaires sont la preuve que l’utilisation de la violence n’est pas l’unique option, et l’auteure fait l’éloge d’une forme de diplomatie préventive.

Les chapitres Hammarskjöld, la pensée économique et l’Organisation des Nations Unies et Théoriser le libre-échange démontrent que la construction de l’ordre économique mondial s’est faite en fonction des règles du marché et en minimisant au maximum la liberté d’action de l’État. D’une part, le libre-échange est considéré comme la solution morale aux maux des populations, de l’autre, il réduit la capacité des gouvernements à mettre en place des mesures sociales qui assureraient une certaine qualité de vie à la population. Par la mise en place de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et d’autres instruments, le droit international est devenu une forme de contrainte telle que la résistance aux principes néolibéraux est devenue coûteuse pour les États.

Au final, plusieurs postulats forts se retrouvent à plusieurs endroits de l’ouvrage. Premièrement, Orford analyse l’utilisation du droit, un peu à la manière de Koskenniemi[5], comme un corps de motifs qui s’écarte des véritables intentions des internationalistes. L’entreprise humaniste est non seulement inadaptée, mais elle n’est pas non plus sincère. De cette façon, la portée économique de l’ensemble des structures est souvent mise de côté. D’ailleurs, plusieurs auteurs ont soutenu les thèses selon lesquelles le droit international portait un régime néolibéral solide[6] et que le capitalisme lui-même était directement codé dans le droit[7]. Ces éléments impérialistes allant de pair avec un héritage colonial toujours pesant, en plus d’un masculinisme non effacé, constituent un ordre juridique international avec des dynamiques asymétriques fortes. Ce fut une force de faire preuve d’une flexibilité telle que celle d’Orford en empruntant à différents courants critiques, car nombreux sont les exemples où la juxtaposition de leurs concepts permettent des analyses plus complètes[8].

Force est de constater qu’Orford mentionne régulièrement le moralisme de l’interventionnisme et la réflexion éthique amenée par les approches critiques. Ce parallèle permet de prendre compte d’une chose : qu’à l’opposé d’autres approches critiques plus orientées sur les intérêts[9], les approches critiques et le néolibéralisme ont le même objectif de conformer le droit international à une vision du bien et du mal. On pourrait aller jusqu’à dire que leur vision de la morale se rejoignent, d’ailleurs, sur plusieurs aspects, car si les auteurs critiques sont nombreux à souligner les contradictions dans le régime international des droits de la personne — Orford fait partie d’eux — ils ont le même objectif de les faire réaliser, seulement par des moyens différents (la correction des structures plutôt que l’individualisme libéral). Pour être un ouvrage philosophique encore plus intéressant, il conviendrait de confronter explicitement et dans une argumentation complète la mise en place du discours moral par ces approches.