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L’État défaillant est aujourd’hui au coeur de toutes les préoccupations internationales. Mais le contenu de cette notion reste encore assez incertain pour le juriste internationaliste qui pourrait, pour lever le voile sur cette incertitude, se servir de la boussole de l’État de droit.

Le vocable d’État défaillant ou encore État failli (on les distingue parfois) qui a émergé de la doctrine politiste américaine sous le terme de failed State rentre progressivement dans le langage des internationalistes. Il est désormais opératoire et incontournable pour traiter de certaines crises de l’État sous l’angle du droit international : celles qui le paralysent et le déstructurent. Toutefois, son imprécision ne facilite pas l’obtention d’un consensus sur ses implications juridiques. Sans s’étendre sur les controverses liées à sa définition restrictive ou extensive, il est possible de le saisir. Le concept est généralement utilisé pour désigner les États qui, du fait de l’absence d’un gouvernement effectif, sont incapables d’assurer les fonctions essentielles de l’État et ont besoin d’une assistance internationale[1]. Les États qui en sont victimes se trouvent généralement plongés dans un conflit armé interne parfois déstructuré ; il peut aussi s’agir de graves troubles intérieurs, paralysant le fonctionnement institutionnel et la délivrance des services publics de première nécessité aux populations.

Il est à remarquer qu’en général, la doctrine ne précise pas ce qu’il faut entendre par « fonctions essentielles » de l’État. Ces fonctions visent au minimum des obligations importantes de l’État en vertu du droit international. Sur ce dernier plan, il est possible de constater que les États ont la fonction de prévenir et réprimer les crimes de masse.

Quant au concept d’État de droit, il est un héritage de Kant et de Hegel. Il revêt une triple acception. Le sens formel correspond à l’origine allemande du concept de Rechtsstaat et vise un État qui agit au moyen du droit en la forme juridique. Le sens matériel quant à lui renvoie à l’empreinte française sur la notion. Il s’agit dans ce sens d’un État soustrait à l’arbitraire et donc soumis au droit. Une dernière approche de l’État de droit correspond à la Rule of Law britannique. C’est l’approche substantielle. L’accent est ici mis sur un certain nombre de valeurs à respecter par l’État : l’égalité des citoyens devant la loi, la séparation des pouvoirs, le respect des droits et libertés individuels, la proscription de l’arbitraire. Mais cette distinction est désormais atténuée, du fait que l’existence de l’État de droit est une condition préalable de la démocratie[2]. Une autre distinction au coeur de cette notion consiste à opposer l’État de droit au sens restreint ou minimal à l’État de droit au sens large. Le sens minimal se concentre sur le maintien de l’ordre et l’administration de la justice par l’État alors que le sens large inclut également le « bon gouvernement »[3]. Ces deux sens seront au coeur de l’étude.

La réception du concept d’État de droit dans les relations internationales est un progrès notable. Ainsi, la consécration juridique progressive d’un certain nombre de valeurs substantielles y compris les principes liés à la justice pénale internationale, les droits de la personne et même la démocratie sur le plan international, auxquels les États et leurs dirigeants seraient tenus de se conformer, implique nécessairement l’idée d’un État de droit promu par le droit international. Même si des doutes persistent sur sa valeur juridique ajoutée en tant que concept autonome[4], le noyau dur de son contenu est généralement bien accepté de nos jours. L’État de droit est ainsi devenu une préoccupation au plan international depuis quelques décennies. Cette préoccupation est relayée par exemple par la Charte de Paris[5] pour une nouvelle Europe, adoptée le 21 novembre 1990 par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe[6]. De nombreuses résolutions, rapports et déclarations des Nations Unies y font référence[7]comme un objectif de l’organisation mondiale, une exigence pour les États. Mais si la séparation entre l’ordre juridique interne et l’ordre international est un frein à l’épanouissement de l’État de droit au regard du droit international général, ce n’est pas le cas dans certains ordres régionaux, en particulier dans l’ordre juridique de l’Union européenne où l’effet direct du droit[8] et les recours offerts aux justiciables devant les instances communautaires lui confèrent son sens plénier[9].

Il a été vu plus haut que la notion d’État de droit est liée au respect des droits fondamentaux et que son existence est nécessaire au fonctionnement de la démocratie. S’agissant de cette dernière, en dehors de l’État de droit qui la conditionne, elle implique l’organisation d’élections libres, honnêtes et périodiques. Abstraction faite des divers procédés par lesquels elle s’est progressivement introduite dans l’ordre international général et régional, il est possible d’observer qu’elle n’est plus une simple pétition en droit international ; elle est une exigence[10], du moins dans les ordres régionaux. La juridictionnalisation et la « quasi-juridictionnalisation »[11] significative de la garantie internationale des droits de la personne est une réalité encore plus vivante et indiscutable en droit international général et surtout régional. Certains de ces droits comme l’interdiction de la torture, de l’esclavage, des crimes de masse (crime de génocide et crimes contre l’humanité) ont d’ailleurs acquis une valeur fondamentale au point de s’imposer à tous et sans dérogation possible[12].

Ainsi, avec la démocratie et l’État de droit, les droits de la personne ont trouvé un écho encore plus favorable dans les ordres juridiques régionaux qu’au plan universel. Sur ce plan, le Conseil de l’Europe correspond au modèle le plus abouti de garantie de ces exigences. Le système de garantie des droits de la personne offert par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[13] et la conditionnalité démocratique de l’adhésion au Conseil en sont les principaux vecteurs. Les États y sont régulièrement condamnés pour manquements aux droits de la personne, à la démocratie et à l’État de droit[14]. De même, les droits de la personne, la démocratie et l’État de droit font expressément partie des valeurs fondatrices de l’Union européenne aux termes de l’article 2 du Traité sur l’Union européenne[15]. L’organisation la promeut aussi dans ses rapports extérieurs à travers, notamment, la conditionnalité démocratique comme c’est le cas dans les relations ACP-UE (APE) même si les effets restent en partie incertains[16]. Il ne saurait être question de sous-évaluer le système de l’Organisation des États de l’Amérique[17] ou encore celui prévu au plan africain, même si la pratique n’y égale pas toujours les textes.

De ces premières précisions terminologiques, il ressort que l’État de droit inclut la garantie des droits de la personne, mais peut se conjuguer avec la démocratie, ou du moins qu’ils apparaissent ensemble comme un triptyque par leur interdépendance. La déclaration du sommet mondial du 15 septembre 2005 précise qu’ils sont des principes fondamentaux, universels et indivisibles des Nations Unies[18].

Il est à présent possible d’identifier les rapports entre la notion d’État de droit et la défaillance d’un État déterminé. L’on remarque que la défaillance d’État entretient un rapport ambivalent avec l’État de droit en ce qu’elle implique automatiquement le mépris de facto de celui-ci. Il apparaît même que le défaut d’un respect minimal de l’État de droit, c’est-à-dire d’une effectivité du droit de l’État, parvenant à s’imposer à sa population et aux entités non étatiques sur son territoire est une caractéristique fondamentale des États défaillants. En effet, chaque État dispose normalement d’un ordre juridique contraignant qui réussit à s’imposer sur son territoire. La perte de l’autorité qui caractérise les États défaillants est une perte de l’autorité du droit. C’est cette dimension que met en évidence la présente étude.

Deux grandes idées se dégagent de ce qui précède et serviront de canevas à l’argumentation. Dans un premier temps, les rapports entre les États défaillants et l’État de droit font de ces États un cadre de manquement régulier à leurs obligations relatives à l’État de droit qui ne s’effacent pas avec la survenance de la défaillance. Cet état de fait pourrait servir de critère d’identification de ces États (I). Le second volet des rapports entre les États défaillants et les exigences relatives à l’État de droit est lui, beaucoup plus heureux et fait de ces États un cadre où il est plus facile et d’ailleurs souhaitable de restaurer l’État de droit qui contribuera ainsi à la reconstruction du pouvoir de l’État (II).

I. La défaillance de l’État comme déficit d’État de droit

L’anomie dans laquelle se trouvent les États défaillants suppose nécessairement une défaillance de l’État de droit qui joue deux fonctions ambivalentes dans l’identification de la défaillance (A). Mais si les États défaillants sont appréhendés comme tels, c’est parce que leur situation ne les dispense pas du respect de l’État de droit dont ils demeurent en premier lieu responsables de la garantie (B).

A. L’ambivalent rapport entre la défaillance d’État et le défaut d’État de droit

« It is, first of all, necessary to differentiate [failed Sates’] causes and symptoms from the legal criteria that define a failed State »[19]. L’absence d’État de droit peut d’abord signifier que l’État n’est pas soumis au droit ; elle peut alors s’inscrire parmi les causes de la défaillance d’État (1). Dans certains cas, elle signifie que l’État ne parvient pas à faire respecter le droit, en ce compris le droit international, sur le plan interne ; elle est alors un critère de l’État défaillant (2).

1. Le défaut d’État de droit comme cause de la défaillance

Le phénomène de la défaillance d’État est en général associé à une guerre civile déstructurée[20] ou en tout cas à une situation de violence extrême impliquant une rupture de la concorde sociale ou du vouloir-vivre collectif qu’implique l’État-nation. C’est à ce genre de conflit que fait allusion Ruth Gordon lorsqu’elle précise que : « Civil war and/or overwhelming economic and social dysfunction have led to governments that cannot perform or deliver essential services »[21]. Selon Robert Rotberg, les dirigeants y perdent toute crédibilité et l’État-nation toute légitimité dans l’esprit des citoyens[22]. Dans ce contexte, et contrairement à l’idée classique théorisée dans le Léviathan de Hobbes selon laquelle en guerre, seuls les États sont ennemis, les particuliers, eux, n’étant ennemis qu’accidentellement, les clans, les groupes ethniques, les groupes religieux, voire les individus entre eux, peuvent être ennemis et s’affronter au sein du même État. En République centrafricaine (RCA), par exemple, la conflictualité repose, du moins selon les déclarations des protagonistes, sur une guerre interconfessionnelle entre le groupe des Antibalaka et celui des Séléka, d’une part, et entre eux et les forces gouvernementales d’autre part. Ce clivage n’a pas surgi fortuitement, mais a été préparé par des événements politiques et historiques liés à un recours à la violence, à l’arbitraire ainsi qu’aux milices à des fins de conquêtes ou de déstabilisation d’un pouvoir clivant[23], au regard de l’ethnicité et la religiosité. Comme l’observe le Secrétaire général des Nations unies, « les violences survenues à Bangui en octobre ont encore réduit la capacité des autorités de transition à gouverner effectivement le pays »[24]. Au Rwanda, il s’est agi d’une guerre interethnique entre Hutus et Tutsis, toujours en rapport avec la gestion et l’accession au pouvoir gouvernemental. La tension qui était à l’origine de la guerre civile trouve son origine dans la marginalisation d’un groupe ethnique dans la gestion du pouvoir[25]. Il en est de même en Libye où la défaillance, bien qu’ayant des causes multiples comme ailleurs, reste indissociable de la gestion antidémocratique du pouvoir par les ex-dirigeants. C’est elle qui est en partie à l’origine du renversement désastreux du régime en place, occasionnant la défaillance.

Dans l’étude menée par Babafemi Akinrinade, l’auteur en arrive à la conclusion que la violation massive des droits de la personne a souvent été l’une des causes de la défaillance d’États en Afrique[26]. Aussi, le lien entre la paix, la démocratie[27], l’État de droit[28] et la garantie des droits de la personne[29] a-t-il pleinement été reconnu par divers acteurs. Dans la déclaration précitée de la réunion de haut niveau de l’Assemblée générale des Nations Unies sur l’État de droit aux niveaux national et international, les États soulignent « l’importance de l’État de droit en tant que l’un des éléments essentiels de la prévention des conflits, du maintien de la paix, du règlement des conflits et de la consolidation de la paix »[30], en ce sens qu’il facilite la confiance de la population aux institutions et le sentiment de justice[31]. Dans ces conditions, les régimes autoritaires qui régentent certains États qualifiés parfois d’« États voyous » (« Rogues States »)[32] ne maintiennent leurs États que dans l’antichambre de la défaillance. C’est le cas de la Libye de Mouammar Kadhafi, de l’Irak à l’époque de Saddam Hussein, et dans une certaine mesure, de la Syrie de Bachar El-Assad. Ces genres de régimes courent le risque d’un soulèvement populaire ou de l’émergence de groupes de contestation armés du pouvoir central qui peuvent occasionner la défaillance. En explorant d’autres pistes tout de même, il est bien possible de remarquer que le défaut de l’État de droit entretient des liens bien plus étroits avec la défaillance d’État, allant au-delà d’une simple cause.

2. Le défaut de l’État de droit au sens minimal comme un critère de la défaillance de l’État

Le défaut de gouvernement effectif rendant l’État incapable d’accomplir ses fonctions essentielles est traditionnellement présenté comme le critère de l’État défaillant[33]. Or, on sait que l’exigence d’un gouvernement effectif en droit international repose sur la nécessité que le gouvernement soit en mesure d’appliquer sur son territoire, les règles qui le lient. L’effectivité implique la capacité effective ou réelle de l’État à exercer ses fonctions essentielles incluant le maintien de l’ordre et l’exécution des engagements internationaux[34]. Cela reconduit vers la question de l’effectivité du droit dans l’ordre interne ou plus spécifiquement vers l’État de droit au sens restreint. L’État qui manque à cette exigence minimale est un État qui ne peut même pas donner plein effet à son ordre juridique (y compris les aspects du droit international contenus dans cet ordre) sur son territoire. En d’autres termes, pour satisfaire à cette obligation, l’État doit pouvoir assurer la répression de la criminalité, l’accès à la justice pour tous et plus généralement l’autorité de la loi[35]. Autrement, quel que soit l’état du droit, les vertus de l’État de droit ne seront jamais opérantes. En partant de la définition même de l’État failli par le dictionnaire encyclopédique de la justice pénale internationale, l’on perçoit clairement le rapport entre l’État de droit et la défaillance d’État. Ce dictionnaire précise à juste titre que

[l]es États dans lesquels le concept d’État de droit semble être tombé en désuétude sont nommés par certains commentateurs, auteurs et analystes politiques « États faillis », c’est-à-dire que ni la loi ni les institutions gouvernementales ne sont capables de gouverner. L’exemple paradigmatique d’un tel État est la Somalie, un territoire de non-droit où règnent les chefs de guerre tribaux[36].

Dans cette même logique, Olivier Corten relève que l’expression « État de droit » renvoie parfois non pas à la limitation de l’autorité de l’État, mais au renforcement de celle-ci — paradoxe. En ce sens, l’absence des exigences minimales de l’État de droit se caractérise par la faiblesse du droit ; son incapacité à régir la société qui se plonge dans le chaos[37]. À l’évidence, cette incapacité est intimement liée à l’ineffectivité du gouvernement de l’État censé être au service du droit voire incarner ce dernier. Ce lien entre l’État, son gouvernement et l’ordre juridique est fermement établi par Kelsen. Dans la pensée de cet auteur, l’existence d’un ordre de contrainte indépendant et efficace sur un territoire et une population est la principale caractéristique d’un État[38].

Dans ces conditions, l’État défaillant se caractérise et, partant, se distingue des autres États par le fait qu’à la place de l’État de droit, il y règne plutôt un état de nature avec un degré variable d’anarchie en fonction du degré de défaillance. Les entités privées, en particulier les groupes armés, ne sont plus soumises au droit de l’État, mais à leurs propres règles, et pour les combattre, les autorités de l’État se mettent parfois hors la loi. Le gouvernement de l’État ayant perdu tout monopole de l’usage de la force (comme suggéré par Weber et Gramsci)[39] ne peut imposer son droit et les factions armées (éventuelles) mènent quant à elles une lutte sans merci pour un contrôle finalement morcelé du territoire national au mépris de ce droit. En affirmant que l’absence des conditions minimales de l’État de droit caractérise la défaillance d’États, il n’est pas nié que celle-ci puisse être accompagnée d’effets additionnels.

En outre et comme déjà précisé, la garantie du droit et plus particulièrement du droit impératif au plan interne se révèle comme une fonction essentielle entendue comme une obligation internationale ou une charge importante non assumée par l’État défaillant. Dans un article récent qui fait couler beaucoup d’encre, Frédéric Mégret se propose de vérifier si le droit international assigne des fonctions essentielles à l’État ou encore s’il existe des fonctions inhérentes à la qualité d’État. L’auteur y soutient que la garantie des droits de la personne est une fonction inhérente à la qualité d’État et que cette fonction ne peut être privatisée comme les autres. Ces droits sont divers et ne se limitent pas aux droits civils et politiques comme le droit à la vie et l’intégrité physique et à la sécurité. Les droits de la personne incluent le droit à la santé, à un logement, à l’éducation, à l’eau potable, etc. qui supposent la mise en place par l’État d’infrastructures en mesure de fournir ces services.[40] L’on constate que certains aspects de ces droits coïncident avec la notion de fonctions régaliennes du droit interne[41].

L’idée est sous-jacente à la responsabilité de protéger aux termes de laquelle la souveraineté étatique implique une responsabilité (on pourrait dire une fonction) de protection de sa population. Le rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE) précise que l’on « passe d’une souveraineté de contrôle à une souveraineté de responsabilité, pour ce qui est tant des fonctions internes que des responsabilités externes [de l’État] »[42]. Un État qui ne protège pas sa population contre un génocide ou qui se livre à un acte de génocide porte atteinte à une norme impérative du droit international manque à une fonction essentielle. Sur ces questions précises, la souveraineté étatique ne suppose donc plus simplement l’indépendance comme l’avait « factorisé » l’arbitre Max Huber dans l’Affaire de l’île de Palmas[43] ; elle implique plutôt des charges obligatoires et des responsabilités. Dans cette mesure, lorsque l’État fait défaut dans l’accomplissement de ces tâches, il n’accomplit pas certaines de ses fonctions essentielles et pourrait donc être réputé défaillant au regard du droit international, et la communauté internationale pourrait intervenir avec l’autorisation du Conseil de sécurité pour mettre fin à ces crimes. Bien que la doctrine de la responsabilité de protéger vise toutes les situations de crimes de masse, il convient de rappeler que les États visés ici sont ceux au sein desquels ces crimes sont surtout commis par des entités non étatiques ou du fait de leur concurrence au gouvernement. La protection ainsi due aux populations n’est d’ailleurs pas antinomique à l’idée de domaine réservé de l’État, du moins dans sa conception fonctionnelle qui est la seule à garder une pertinence. Comme le note le professeur Bodeau-Livinec, le développement normatif et institutionnel de la protection internationale des droits de la personne conforte la compétence nationale tout en l’encadrant et en la contrôlant[44].

Dans les faits, on constate effectivement une perte d’autorité du droit au sein des États considérés comme défaillants. Cela se constate particulièrement par des violations massives des droits de la personne. La situation implique des déplacements internes, des mouvements de masse de réfugiés et bien souvent des massacres des populations, y compris les exécutions sommaires et extrajudiciaires voire des trafics d’êtres humains comme c’est le cas en Libye[45]. Mais l’échec du droit au sein des États défaillants ne se limite pas à ces aspects du droit. Le droit de propriété est bafoué au sein de ces États par des groupes armés qui spolient les biens des populations et voire ceux de l’État. Dans certains cas, comme cela a été constaté en Somalie et en Centrafrique par exemple, les groupes armés instaurent des lois privées y compris en matière de prélèvement de taxes[46] au détriment du droit public (de l’État). Les ONG qui établissent les index d’États fragiles et/ou défaillants relèvent ces violations des droits de la personne et en font un indice de la défaillance[47].

Plus généralement, l’exemple de la Somalie, État défaillant par excellence entre la chute du régime de Siad Barre en 1991 et le début des années deux mille au moment où un gouvernement national fut mis en place, correspond parfaitement à ce narratif. Il en est de même des États comme la République démocratique du Congo (RDC), la RCA, l’Afghanistan, le Yémen, la Libye, le Soudan du Sud, le Rwanda, le Cambodge et la Sierra Leone, à l’époque où les crimes de masse ont été commis au sein de ces États. En clair, l’État défaillant pourrait s’assimiler aussi bien à un État qui n’a pas/plus le monopole de la violence légitime qu’à un État qui n’assure plus les fonctions normatives et répressives légitimes. La dimension « légitime » de la contrainte n’est pas à passer sous silence. Le pouvoir étatique doit lui-même être légitime pour prétendre assujettir durablement une population et cette légitimité passe par le droit comme montré plus haut.

Le rapport entre l’État de droit et la défaillance de l’État est, dans une certaine mesure, mis en évidence par le Statut de Rome[48] (ci-après, « Statut ») de la Cour pénale internationale (CPI). En effet, conformément au paragraphe 1(a et b) de l’article 17 de ce Statut, la CPI n’exerce sa compétence qu’en cas d’incapacité (défaillance) ou de manque de volonté des États compétents pour réprimer les infractions[49]. Les États défaillants y compris ceux dotés d’un gouvernement ineffectif se trouvent dans la première hypothèse correspondant également à une situation d’absence d’État de droit, du fait de l’impunité qui y règne même pour les crimes de masse. Frédéric Mégret insiste sur cette question de la capacité de répression de la violation des droits de la personne, pour relever le caractère inhérent de la fonction de protection de ces droits à la qualité d’État[50]. À titre illustratif, c’est l’incapacité de punir et donc de garantir l’État de droit qu’a opposée la CPI à l’État libyen lorsque ce dernier a entendu contester le mandat d’arrêt contre Saif Al-Islam Kadhafi aux motifs qu’il serait jugé par lui, alors même que l’État a de sérieuses difficultés à s’emparer de l’intéressé vivant sur le territoire national depuis plusieurs années[51]. Mais en dépit de ce défaut de l’État de droit, les États défaillants demeurent tenus par leurs obligations fondamentales.

B. La non-remise en cause des exigences de l’État de droit par la situation de défaillance d’un État

Une autre dimension du caractère essentiel des obligations minimales liées à l’État de droit réside dans le fait que la défaillance ne rompt pas la charge incombant aux États de les accomplir.

La qualité d’État des entités étatiques défaillantes n’est pas remise en cause. Partant, quand bien même la défaillance pourrait entraîner la suspension de certaines obligations des entités concernées, celles dont il est ici question sont maintenues. Ainsi, les États défaillants demeurent continuellement obligés de se conformer aux exigences liées à l’État de droit (1) et n’en sont suppléés par la communauté internationale qu’occasionnellement et provisoirement (2).

1. La responsabilité continue de l’État défaillant dans la garantie de l’État de droit

Même si le phénomène de défaillance d’État emporte en toute bonne logique la suspension de certaines obligations des États défaillants qui ne peuvent être accomplies en raison du défaut d’effectivité du gouvernement, il reste que ces États sont en premier lieu tenus de leurs fonctions essentielles, c’est-à-dire celles sans lesquelles la qualité d’État est inconcevable en droit international contemporain. À ce titre, les États défaillants doivent continuer de se donner les moyens de faire respecter l’État de droit et ces moyens passent par la dialectique de la force et de la légitimité. Ils ont une obligation de vigilance[52] quant à sa mise en oeuvre ; obligation de moyen comme l’observe la Cour internationale de justice dans l’Affaire du génocide, la diligence raisonnable oblige par exemple à « mettre en oeuvre tous les moyens qui sont raisonnablement » à la disposition de l’État pour éviter la commission d’un génocide par un groupe armé[53]. Il incombe donc à chaque État de mobiliser les moyens à sa disposition pour faire respecter l’État de droit. Que ces moyens soient limités pour les États défaillants ne met pas fin ou ne suspend pas cette obligation à leurs égards. Ceci est une conséquence de la conservation par cet État de sa qualité étatique et de l’applicabilité du droit international à son égard.

Plus spécifiquement, au regard du cortège de violences qu’infère la défaillance d’État, l’obligation de garantir le respect des droits élémentaires de la personne intimement liée à l’État de droit, demeure non seulement la plus urgente, mais également primordiale. Ainsi, bien que la philosophie traditionnelle des droits de la personne soit celle de la protection de la personne humaine contre l’État, les conventions internationales garantissent que de tels droits ne soient pas totalement suspendus et s’appliquent lors de la défaillance même accompagnée d’un conflit armé[54]. L’exemple est fourni par le cas de la Somalie qui, au pinacle de sa défaillance, n’a nullement cessé d’être interpellée (par les organes de contrôle de l’application des traités relatifs aux droits de la personne), quant à la protection de sa population[55].

Mais de telles obligations n’incombent plus seulement à l’État qui peut paraître, dans ces conditions, quasi inexistant. Tirant conséquence de l’incapacité de l’État à garantir les droits de la personne en période de défaillance et de la capacité de certains acteurs non étatiques à le faire (de façon circonstancielle), des efforts sont fournis par la communauté internationale en vue de responsabiliser tous les acteurs de la crise — y compris les groupes armés privés, entités non étatiques[56] — dans la protection des droits de la personne dont certains constituent d’ailleurs des obligations erga omnes. Dans ces circonstances de vide ou de carence étatique, il importe pour les acteurs de la promotion et de la protection des droits de la personne (ONG et organisations internationales) de garder un contact régulier avec les acteurs privés. Cela permet de leur rappeler constamment leurs obligations.

La conséquence en matière de responsabilité devrait être l’impossibilité d’attribuer systématiquement à l’État défaillant, en dépit du malaise que cela comporte,[57] chacune des violations spécifiques des droits de la personne, y compris celles commises par les groupes armés privés menant des luttes intestines ou luttant contre le gouvernement ineffectif de l’État. En effet, selon la règle coutumière codifiée à l’article 2 des Articles de la Commission du droit international (CDI) sur la responsabilité des États[58], la responsabilité de l’État suppose une violation d’une obligation internationale de l’État et son imputation à cet État. De fait, les agissements des groupes armés privés ne sauraient systématiquement être imputés à l’État défaillant au regard des articles de la CDI sur la responsabilité internationale de l’État, notamment l’article 9 portant sur le « comportement en cas d’absence ou de carence des autorités officielles », dont les conditions seront difficilement réunies en pareille circonstance. Ainsi, à titre illustratif, nul ne saurait songer à imputer les violations des droits de la personne par Daesh à la Syrie ou à l’Irak, États sur les territoires desquels l’entité a commis de nombreuses violations des droits de la personne. On peut considérer que l’État défaillant ne sera pas responsable de telles infractions, au regard de la particularité de la situation[59]. Il est obligé de faire le nécessaire et non l’impossible pour éviter ces violations. Toutefois, l’on ne voit pas ce qui pourrait empêcher d’imputer le fait des entités non étatiques à un État, dès lors que ces derniers prennent en charge l’exercice des services publics, en cas d’effondrement total ou partiel du gouvernement et y exercent des prérogatives de puissance publique, dans l’intérêt de la population. L’hypothèse de l’article 9 de la CDI n’est donc pas irréalisable[60].

Au demeurant, les actes imputables à un gouvernement non effectif, y compris ceux des entités privées, exerçant des prérogatives de puissance publique du fait d’une habilitation par ce gouvernement (article 5 de la CDI), eux, pourraient sans l’ombre d’aucun doute, engager la responsabilité de l’État. Il en sera de même pour ceux que le gouvernement non effectif ou le gouvernement reconstitué de l’État initialement sans gouvernement aurait légitimés ultérieurement[61]. Cette logique de protection continue des droits de la personne y compris en période de défaillance est d’ailleurs en partie à l’origine de la doctrine de la responsabilité de protéger qui suggère que la communauté internationale a elle aussi une responsabilité (une fonction) en cas de carence de l’État.

2. La responsabilité solidaire de la communauté internationale dans la mise en oeuvre de l’État de droit

Comme observé plus haut, la doctrine de la responsabilité de protéger correspond à un « prêt-à-porter » face à la situation des États défaillants à laquelle elle est bien adaptée. Mais il ne s’agit pas du seul moyen par lequel la communauté internationale peut se substituer à un État défaillant. La décision de la Cour pénale internationale, par exemple, de lancer des poursuites et de juger les individus ayant commis des violations graves des droits de la personne ou du droit international humanitaire, face à l’incapacité de l’État à le faire, est constitutive d’une forme de responsabilité assumée par la communauté internationale, dans la mise en oeuvre de l’État de droit. Toutefois, cette responsabilité entendue ici au sens de charge ou fonction assumée par la communauté internationale n’est pas (encore) constitutive d’une obligation juridique à plus forte raison une obligation exigible. Il en est de même de la compétence universelle exercée par les autres États en matière de crimes graves du droit international commis au sein des États défaillants. Cette dernière quant à elle est constitutive d’une obligation aux termes de certaines conventions contenant le principe aut dedere aut judicare (obligation de juger ou extrader).

Les réflexions ayant été à l’origine de la responsabilité de protéger témoignent de cette logique. Cette dernière répond à la question suivante :

si l’intervention humanitaire constitue effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté, comment devons-nous réagir face à des situations comme celles dont nous avons été témoins au Rwanda et à Srebrenica, devant des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme ?[62].

La question est de savoir à qui échoit la fonction de protéger les populations à l’occasion d’un conflit au sein d’un État défaillant. Une partie du rapport de la CIISE est d’ailleurs consacrée aux droits de la personne, à la sécurité humaine et les nouvelles pratiques afférentes. Ces nouvelles pratiques sont constitutives du principe émergent de la responsabilité de protéger selon les termes de la CIISE. Ce principe consacre une possibilité d’intervenir dans ces conditions pour sauver les populations décimées ou risquant de l’être[63]. L’intervention de la communauté internationale contribue donc à assurer le respect du droit notamment de certains droits fondamentaux de la personne sur le territoire de l’État défaillant. Mais les premières applications de cette doctrine, en particulier en Libye, ont obtenu un résultat très mitigé, augmentant les critiques contre celle-ci[64] ainsi que des hésitations quant à sa mise en oeuvre pour d’autres cas comme en Syrie.

En effet, la responsabilité de la communauté internationale est encadrée et ne peut intervenir systématiquement en cas de violation des droits de la personne ou du droit international humanitaire. Le rapport de la CIISE la limitait aux hypothèses de « pertes considérables en vies humaines » et « nettoyage ethnique de grande échelle »[65]. La Résolution 67/1restreindre encore son champ en le réduisant aux situations de crimes de guerre, crime contre l’humanité, génocide et nettoyage ethnique[66], quoique le doute soit permis quant à la question de savoir si la responsabilité de protéger ne peut pas être convoquée dans des circonstances autres que celles-ci[67]. Encore faut-il que les « dieux du Conseil de sécurité » soient cléments envers ces populations décimées dans les situations d’anarchie et assument leur responsabilité. L’impasse face à la crise syrienne témoigne bien de cette difficulté dont la solution peut aussi être recherchée à travers une réforme profonde du Conseil lui-même. Par son rôle de garant de la paix et de la sécurité internationales, le Conseil de sécurité semble bien favorable à une procédure d’assistance et de reconstruction des États défaillants qui redonnent vie à l’État de droit.

II. La restauration de l’État de droit, réponse à la défaillance de l’État

Lors de l’intervention au sein des États défaillants, le redressement de l’État de droit s’avère prioritaire. L’intervention peut se faire à deux niveaux qui peuvent se dérouler sur une même période ou non. Elle peut d’abord procéder d’un exercice direct des fonctions étatiques liées à l’État de droit par des instances extérieures en vue de maintenir la souveraineté étatique (A) et plus spécifiquement par une procédure de restauration des institutions au prisme de l’État de droit (B).

A. L’administration internationale d’un État, forme de « gel » de la défaillance de cet État

Comme l’observe Olivier Corten, les programmes de renforcement de l’État de droit développé par les Nations unies en faveur des sociétés post-conflictuelles correspondent essentiellement à des opérations de rétablissement de l’autorité de l’État, y compris par un renforcement de la chaine pénale (police, justice, prisons). Dans ce sens, l’État de droit est mobilisé pour faire respecter le droit par les acteurs privés[68]. Ce qui correspond aux exigences minimales de l’État de droit.

Bien que le Kosovo et le Timor oriental ne puissent pas à proprement parler être qualifiés d’États défaillants, les expériences d’administration internationale de ces territoires ont révélé qu’assurer le respect de l’État de droit représente une composante essentielle de l’administration internationale. La Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK) et l’Administration transitoire des Nations Unies au Timor oriental (UNTAET) ont eu pour priorité immédiate la mise en oeuvre de l’État de droit au sens restreint. Le plan de mise en oeuvre des normes adoptées au Kosovo en mars de 2004 indique par exemple que « an effective rule of law requires above all that every member of every community in Kosovo is able to alive, work and travel in a peaceful and secure environment »[69]. Cela pourrait se transposer à la situation des États défaillants qui peuvent faire l’objet d’une telle administration. Il en était ainsi en Bosnie-Herzégovine où le Haut Représentant avait de larges pouvoirs. Il exerçait avec l’administration dont il disposait « des pouvoirs normatifs très étendus, ayant pour effet de rendre largement fictives les compétences du gouvernement en place »[70]. Si l’Opération des Nations Unies en Somalie II (ONUSOM II) n’est pas constitutive d’une véritable administration internationale[71] du territoire de cet État par les Nations unies[72], elle a néanmoins contribué à révéler la difficulté pour l’ONU de se substituer unilatéralement aux autorités nationales d’un État défaillant en l’administrant directement. Toutefois, à travers ses nouvelles opérations de paix qui se distinguent de l’administration internationale de territoire proprement dite par leur coexistence avec les autorités nationales[73], l’organisation a montré qu’elle pouvait assister les États défaillants dans l’accomplissement de certaines fonctions gouvernementales. En particulier, celles en rapport avec la construction ou la rénovation et surtout la mise en oeuvre de l’État de droit. Les mutations ayant affecté les opérations de paix depuis le début des années quatre-vingt-dix, ont fait d’elles des opérations multidimensionnelles qui incluent bien souvent une diversité d’acteurs (civils, policiers et militaires) avec pour objet, non seulement de maintenir la paix, mais aussi de la consolider durablement, y compris en faisant respecter l’État de droit et les droits de la personne[74]. Consécutif au Rapport Brahimi de l’an 2000 sur la réforme des opérations de paix, qui lui-même fait suite au drame de Srebrenica et au génocide des Tutsis au Rwanda, le concept de la paix robuste, même s’il n’est pas expressément mentionné dans le rapport, vise avant tout à permettre l’usage de la force pour faire respecter le mandat de l’opération. La doctrine est particulièrement développée et expliquée dans trois documents : la Doctrine Capstone de 2008, le New Partnership Agenda de 2009 et la Robust Peacekeeping Draft Concept Note de 2010[75].

Ainsi, du fait que le mandat de telles opérations inclut de plus en plus la protection des populations, il leur est aussi de plus en plus permis de recourir à la force, y compris pour protéger ces populations contrairement à la logique classique qui réduisait l’emploi de la force à l’hypothèse de légitime défense. De nombreux exemples témoignent de cette nouvelle pratique. Ainsi, à titre illustratif, le Conseil de sécurité

[a]gissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, décide que dans l’accomplissement de son mandat la MINUSIL (Mission des Nations Unies en Sierra Leone) pourra prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la liberté de circulation de son personnel et, à l’intérieur de ses zones d’opérations et en fonction de ses moyens, la protection des civils immédiatement menacés de violences physiques, en tenant compte des responsabilités du Gouvernement sierra-léonais et de l’ECOMOG (Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group)[76].

En cela, l’administration internationale tout comme l’assistance à la stabilisation des États défaillants contribue au respect de l’État de droit au sens restreint. C’est à l’issue de cette étape de stabilisation que débute véritablement la restauration de l’État. Le Secrétaire général des Nations unies observait au sujet de la Somalie que dans les régions où la stabilité et la sécurité étaient désormais assurées, des activités de reconstruction de l’État somalien pouvaient débuter[77]. Aussi, ce procédé va-t-il de pair avec la restauration de l’État de droit entendu cette fois-ci au sens large.

B. La restauration de l’État de droit, gage de restauration durable de l’État défaillant

Du prix est attaché à la qualité des nouvelles institutions dans le processus de restauration des États. Jean D’Aspremont observe que c’est à l’occasion de l’ONUSOM II que l’on a vu apparaître pour la première fois dans le mandat d’une opération de maintien de la paix la mission d’établir un État démocratique[78]. La notion de « bon gouvernement »[79] qui a émergé depuis un moment ne saurait se dissocier de ces situations dans lesquelles la communauté internationale intervient au sein des États défaillants pour « réparer » les organes de l’État ou le doter de nouveaux organes. À ce niveau, la stratégie de la communauté internationale (ONU à titre principal) vise à saisir l’occasion de mettre sur pied des institutions conformes aux standards internationaux du « bon gouvernement ». Cela passe par l’implication des acteurs internationaux intéressés dans l’organisation de nouvelles élections, l’élaboration de nouvelles constitutions, de nouvelles lois avec un contenu conforme aux standards internationaux, le renforcement du système judiciaire qui sera chargé de réprimer les atteintes aux droits de la personne, les auteurs de coups d’État éventuels, etc. L’article 45 du Protocole de Lomé[80] du 10 décembre 1999, intitulé « Restauration de l’autorité politique », établit clairement ce lien entre le renforcement du pouvoir de gouvernement et les élections démocratiques, dans le cadre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest. L’implication des acteurs internationaux comme l’ONU, l’Union européenne ou l’Union africaine dans la démocratisation des États défaillants, en particulier dans l’organisation des élections et l’avènement de nouvelles autorités légitimes, se décline à travers diverses modalités. Les élections peuvent être organisées directement par des acteurs internationaux ou seulement avec leur assistance logistique et technique y compris la certification, l’observation. Les actions en faveur de la démocratie peuvent aussi passer par l’éducation civique et aux droits de la personne, des séances de formation sur le droit électoral, etc.

Au Cambodge, les élections ont été organisées et certifiées par les Nations Unies. L’Accord pour un règlement politique global du conflit du Cambodge (Accords de Paris)[81] prévoit en ses articles 1, 12 et 13 l’organisation d’élections démocratiques au Cambodge sous les auspices de l’Autorité provisoire des Nations Unies au Cambodge[82] qui devrait disposer du pouvoir administratif de l’État[83] aux côtés d’un Conseil national suprême détenteur de la souveraineté[84]. « Le régime imposé est celui de la démocratie pluraliste et libérale »[85] qui fera l’objet d’une consécration à l’article premier de la Constitution du 21 septembre 1993. Le pouvoir souverain se trouve conféré au peuple avec une rupture face au régime monarchique qu’avait connu le Cambodge. De nombreuses libertés fondamentales devaient également être consacrées, ce qui fera l’objet du chapitre III de la Constitution garantissant le droit à la vie, l’interdiction de la peine de mort, le droit de propriété, la liberté d’association, le droit à un recours effectif, etc. S’agissant de cet attachement aux droits de la personne et à la démocratie dans les constitutions des États en reconstruction, il est à relever qu’en règle générale ― et contrairement à ce qu’on a l’habitude de voir dans les constitutions adoptées dans des circonstances « normales » — ces constitutions prennent le soin d’énoncer avec détails les droits de la personne dont elles assurent le respect. Il en est ainsi de la constitution afghane de 2004 (chapitre 2), de celle irakienne de 2005 (chapitre 2), de même que de la constitution de Bosnie-Herzégovine du 14 décembre 1995 (article 2 contenant huit paragraphes) issue des Accords de Dayton[86] signés le 14 décembre 1995[87].

Contrairement au cas du Cambodge où il s’est agi de restaurer un État, en Bosnie-Herzégovine, il était question d’en instaurer un. Lorsque la Bosnie-Herzégovine émerge sur la scène internationale, elle présente une déficience gouvernementale acquise de l’ex-Yougoslavie dont elle est issue. Pour pallier cette carence et consolider le nouvel État, des propositions ont été formulées de créer un Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine qui sera chargé d’assister le gouvernement dans l’instauration des institutions conforme à un État de droit. L’Annexe IV aux Accords de Dayton qui correspond à une constitution presque imposée à la Bosnie-Herzégovine dispose en son article 2 que « [l]a Bosnie-Herzégovine est un État démocratique, qui agit comme un État de droit et avec des élections libres et démocratiques »[88].

La Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti avait pour mission d’aider le gouvernement en place à restaurer l’autorité de l’État :

[a]ppuyer le processus constitutionnel et politique en cours en Haïti, notamment par ses bons offices, et promouvoir les principes de la gouvernance démocratique et du développement des institutions […] aider le gouvernement de transition à organiser, surveiller et tenir au plus vite des élections municipales, parlementaires et présidentielles libres et régulières[89].

Le cas du Kosovo mérite aussi d’être relevé quoique le registre soit un peu différent de celui dont il est question ici, du fait que l’administration internationale établie dans ce pays a eu pour mission non pas de restaurer un État défaillant, mais plutôt d’aider une entité en quête de la qualité d’État à s’insérer avec moins de peine dans le concert des nations. De nombreux acteurs s’y sont succédé et y ont aussi cohabité. En dehors des Nations Unies, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et l’Union européenne y ont apporté leur savoir-faire. L’Union européenne, dont l’article 21 du Traité sur l’Union européenne[90] guide l’action extérieure, s’est particulièrement impliquée dans la construction d’un État de droit au Kosovo. Une Mission de construction d’État de droit (EULEX Kosovo)[91] a été spécialement mise en place en 2008 par l’Union européenne à la suite de la déclaration d’indépendance du Kosovo et placée sous l’autorité de la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, établie par la Résolution 1244 (1999)[92] du Conseil de sécurité. Cette mission de l’Union européenne a pris le relais de la MINUK en matière de gestion et d’édification de l’État de droit qui serait logiquement indispensable pour une éventuelle admission du Kosovo au sein de l’Union européenne. À ce titre, la Mission semble avoir gagné le pari, malgré un certain nombre de difficultés. Comme l’observe Joelle Hivonnet :

EULEX-Kosovo Mission has clearly helped, as a long-term commitment between the EU and Kosovo to strengthen the rule of law, focusing on the judiciary, the fight against organised crime and the fight against corruption, as part of the enlargement process[93].

Si le pari a été gagné dans la restauration de certains États, pour d’autres, l’échec a été cuisant et le départ du contingent américain de l’Afghanistan ne le démentira point.

Mais cette implication substantielle d’acteurs internationaux dans la définition du contenu de l’ordre juridique interne des États en (re)construction, n’est pas sans soulever des interrogations au sujet de la souveraineté des États défaillants en dépit de l’affirmation répétée par le Conseil de sécurité que ces entités demeuraient souveraines. En effet, dans ces conditions où la souveraineté de l’État est déjà de facto réduite, voire inexistante, l’interférence de la communauté internationale pour inévitable qu’elle soit (en particulier l’introduction de nouveaux éléments dans le droit interne de l’État) pourrait s’apparenter à une véritable atteinte, voire une suspension de jure de la souveraineté[94] de ces États. En d’autres termes, le partage de l’exercice de fonctions souvent essentielles de l’État entre les autorités nationales et des entités externes conduisant à l’établissement ou au rétablissement (« autoritaire » pour reprendre le terme de Patrick Daillier[95]) d’un certain état du droit, infère nécessairement une limitation de la souveraineté de l’État désormais sous contrôle international. Toutefois, si l’État semble minimisé dans ces conditions, le regain est en faveur de l’individu et du peuple qui sont au coeur des différentes préoccupations. De plus, dans la mesure où la restauration de l’État prend en compte la dimension de sa légitimité, gageure d’une durabilité de l’effectivité en construction, on ne pourrait douter de ses bienfaits pour l’État lui-même.

Aussi, le prix attaché à l’État de droit, à la démocratie et aux droits de la personne dans ces conditions post-conflictuelles est-il assez révélateur de leurs rapports avec la défaillance.

La construction d’un État « neutre » et fondé sur le droit apparaît alors comme un élément central pour rétablir la coexistence entre des communautés auparavant opposées. Il s’agit d’un élément crucial pour restaurer la confiance des citoyens dans l’appareil d’État, auparavant souvent vécu par les populations locales (ou une partie d’entre elles) comme un instrument d’oppression[96].

Mais une telle démarche ne saurait être vue comme une simple recherche d’un gouvernement démocratique. L’effectivité recherchée dans la restauration des organes de l’État défaillant va de pair avec le « bon gouvernement » qui doit être vu comme un gouvernement effectif et dont la légitimité confère un surcroît de pérennité à cette effectivité. En d’autres termes, la restauration des organes ne peut se borner à une remise en place des institutions comme elles étaient avant la crise, voire à une recherche de l’unique effectivité au risque d’une résurgence de la défaillance, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Elle doit inévitablement prendre en compte les exigences d’un État de droit international, garant d’une stabilité durable[97]. La stabilité et la viabilité gouvernementale sont donc au coeur de la stratégie des institutions internationales lors de la reconstruction du pouvoir gouvernemental qui passe par l’adaptation des nouvelles institutions aux standards liés à l’État de droit. Ceux-ci constituent inévitablement des instruments permettant de mettre définitivement un terme aux conflits maintenant l’État en léthargie et surtout de prévenir leur survenance ou leur résurgence[98].

***

Il ressort des développements précédents que l’État de droit au sens restreint est une caractéristique qu’on retrouve normalement chez tous les États. Dans cette acception minimale de la notion, contrairement aux États défaillants à l’instar de la Somalie ou la Libye, certains États comme l’Iran ou la Corée du Nord qui ne remplissent pas les critères du « bon gouvernement » se caractérisent par une forme d’État de droit au sens restreint. S’agissant de la défaillance d’État, lorsque le droit a perdu de sa capacité de régir les rapports humains sur un territoire étatique désormais sous le règne de l’anarchie, l’État est défaillant et l’assistance première dont il bénéficie de l’ONU et des autres acteurs étatiques et non étatiques doit permettre d’assurer cette fonction à sa place puis de la reconstituer. Il est symptomatique que dans ces conditions, la communauté internationale partage substantiellement l’exercice des fonctions étatiques avec les États défaillants. Ce partage de responsabilités qui vise en partie à assurer la sécurité et la stabilité des autres États[99] n’aurait pas de sens s’il ne contribuait, ce faisant, à redonner la voix et la souveraineté au corps social de ces États et à faire respecter le droit. À cet égard, la démocratisation des États défaillants et leur adaptation aux standards relatifs aux droits de la personne et à l’État de droit en général lors de leur restauration s’avèrent impérieuses. D’abord, elles redonnent vie à la dimension interne du droit des peuples à l’autodétermination et aux droits de la personne. Ce faisant, elles permettent de recoudre le tissu social. Ensuite, en considérant le lien existant entre l’État de droit et la construction d’une paix durable, elle contribue à la durabilité de la restauration du pouvoir de gouvernement. Cette réalité ne doit pas échapper aux « rénovateurs » des États.