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Depuis la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain[1] (ALÉNA), les États-Unis et le Canada ont pris l’habitude d’inclure des dispositions juridiques pour lier les accords commerciaux au respect d’un certain nombre de droits des travailleurs. Que cela soit dans le cadre d’un accord parallèle (comme l’Accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail associé[2] (ANACT) à l’ALÉNA) ou encore sous la forme d’un chapitre dans l’accord, ces dispositions nommées communément « clauses sociales » font partie intégrante des négociations commerciales d’un nombre toujours plus grand de pays et de régions du monde. Selon de nombreux spécialistes, il est possible de distinguer un modèle nord-américain de clauses sociales dans les accords commerciaux. Quel est ce modèle nord-américain ? Quelle a été l’évolution de celui-ci entre l’ALÉNA et l’Accord entre le Canada les États-Unis et le Mexique[3] (ACÉUM) ? Quelles sont les particularités de l’ACÉUM en la matière ? Nous verrons que si les chapitres sur le travail restent globalement insuffisants pour appuyer une protection effective des droits des travailleurs dans le cadre des accords commerciaux, nous pouvons observer une progression substantielle des mécanismes et des normes inclus dans ces chapitres ou accords parallèles. À ce titre, nous pouvons affirmer que l’ACÉUM est un accord qui semble confirmer cette tendance, même si c’est dans la mise en pratique que l’on pourra porter un jugement plus complet.

Dans un premier temps, nous reviendrons brièvement sur les caractéristiques des modèles américains et canadiens entre la signature de l’ALÉNA et les négociations de l’ACÉUM. Dans un deuxième temps, nous identifierons les éléments de contexte qui expliquent les tournures prises dans l’édification du chapitre sur le travail de l’ACÉUM ainsi que les principaux développements nouveaux au sein du chapitre sur le travail et dans les annexes qui lui sont reliées.

I. De l’ANACT au PTPGP

Les clauses sociales nord-américaines ont été incarnées par plusieurs modèles. Dans le cas des États-Unis[4], on peut distinguer quatre modèles : l’ANACT (1993), le modèle de son accord avec la Jordanie (2001), le modèle Bush (2002-2006) et le modèle de la « Nouvelle politique commerciale pour l’Amérique » (ci-après, NPCA (2007-2011)). Dans le cas du Canada, le modèle ANACT a été suivi d’accords ressemblant à cette première mouture jusqu’en 2008. Après l’accord avec le Pérou, le modèle canadien s’est rapproché de celui défendu par les États-Unis, version NPCA.

A. Le modèle de l’ANACT

L’histoire des clauses sociales nord-américaines commence avec la signature d’un accord parallèle à l’ALÉNA : l’ANACT. Cette clause sociale doit son existence à la volonté du président Clinton, nouvellement élu, et des élus démocrates au Congrès de se différencier de son prédécesseur républicain. L’enthousiasme du gouvernement américain pour promouvoir cette clause sociale, fort de l’appui des acteurs syndicaux et associatifs, a toutefois dû se confronter à la forte opposition des gouvernements mexicain et canadien, mais aussi des milieux d’affaires américains[5]. De cette situation conflictuelle, il en est ressorti une clause sociale ne satisfaisant personne. Selon les militants favorables aux droits des travailleurs ainsi que les spécialistes du droit du travail[6], l’ANACT n’a pas tenu ses promesses, contrairement à l’accord sur l’environnement. Rappelons tout de même que l’ANACT[7], signé en 1993 par le Canada, le Mexique et les États-Unis, engageait les pays signataires à respecter onze principes que « les parties ont à coeur [de] promouvoir »[8]. L’ANACT est doté d’une commission de coopération dans le domaine du travail. Celle-ci était dirigée par un conseil ministériel composé des trois ministres du Travail, ainsi que d’un secrétariat trinational permanent basé au départ à Dallas, déplacé plus tard à Washington[9], pour finalement être fermé en 2013. Celui-ci était doté d’un budget de 2,1 millions de dollars. À un deuxième niveau, les Bureaux administratifs nationaux (ci-après, les BAN) étaient chargés d’assurer la coopération trilatérale dans le domaine du travail au jour le jour, mais aussi d’enregistrer les témoignages et pétitions visant à dénoncer les manquements aux engagements souscrits[10]. Si la plainte était jugée acceptable, le BAN proposait la mise en place d’une consultation ministérielle.

Le non-respect répété des principes inscrits dans l’ANACT au sein d’un des trois pays pouvait en effet faire l’objet de plaintes ou de « communications du public ». La discussion portait sur les faits évoqués dans la plainte rédigée et étoffée par l’enquête du BAN. Les ministres décidaient collectivement de la solution à apporter aux problèmes soulevés. Dans le cas d’une absence de consensus, et seulement pour les droits non collectifs, un comité d’experts pouvait offrir un éclairage sur les dispositions à prendre pour résoudre le problème. Dans le cas de trois droits[11], et si la partie plaignante n’était pas satisfaite par les actions mises en place par la partie visée, un groupe spécial d’arbitrage pouvait être convoqué afin de trancher le litige. Et si le pays accusé n’applique pas les recommandations de ce groupe spécial, il devait alors s’acquitter d’une pénalité pouvant aller jusqu’à un maximum de 20 millions de dollars ou 0,007% de la valeur du commerce bilatéral entre les parties concernées, voire une suspension des privilèges reliés à l’ALÉNA si la partie refuse de payer la compensation financière, à un niveau permettant de recouvrer la valeur de la pénalité identifiée par le panel arbitral[12]. À ce titre, l’ANACT a permis le dépôt de trente-neuf pétitions alléguant qu’une des trois parties ne respectait pas ses engagements[13]. De toutes ces procédures, vingt-six ont été acceptées pour examen et dix-sept ont abouti à une consultation ministérielle et aucune n’a fait l’objet d’une consultation d’experts ni été portée devant le panel arbitral, ce qui est apparu pour les défenseurs des droits du travail comme un échec de la clause sociale parallèle à l’ALÉNA[14].

Tableau 1

Bilan du traitement des plaintes dans le cadre de l’ANACT entre 1994 et 2018

Bilan du traitement des plaintes dans le cadre de l’ANACT entre 1994 et 2018

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Cet accord a permis de rapprocher les ministères du Travail des trois parties et de faire émerger une certaine solidarité syndicale transfrontalière, mais qui s’est essoufflée avec le temps[15]. Il a pu aussi dans certains dossiers précis mettre à jour des pratiques prédatrices d’entreprises installées en Amérique du Nord, et, ce faisant, a contribué à les faire disparaître[16]. Toutefois, la plupart des spécialistes et des défenseurs des droits des travailleurs ont fortement critiqué ce modèle de clause sociale. Essentiellement, nous pouvons résumer deux limites de l’ANACT : l’accord ne serait pas assez contraignant, le texte comme les institutions seraient impuissants à protéger adéquatement des droits des travailleurs en Amérique du Nord[17] ; par ailleurs l’application de l’accord est étroitement soumise à la volonté politique des gouvernements[18].

Malgré toutes ces limites, le Canada a misé sur la continuité jusqu’en 2008. Il a négocié un accord « parallèle pratiquement identique avec le Chili en 1997 puis un second avec le Costa Rica en 2002. Le Canada a privilégié l’approche coopérative accompagnée d’un soutien financier et technique. Dans le cas de l’accord avec le Chili, le Canada a reproduit quasiment à l’identique le modèle institutionnel de l’ANACT[19]. L’accord avec le Costa Rica est également inclus dans la continuité des deux précédents. Il introduit quelques modifications institutionnelles[20]. D’une part, il fait explicitement référence aux droits fondamentaux de la Déclaration de l’Organisation internationale du travail (OIT) relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi[21] [DDFT] de 1998 et d’autre part, en cas de violation, l’accord prévoit la réunion d’un groupe spécial, il n’est plus question de pénalités monétaires ni de sanctions commerciales.

B. Les États-Unis : Une évolution par étapes avant la nouvelle politique commerciale pour l’Amérique

Contrairement au Canada, les États-Unis ont fait évoluer leur clause. Avant 2007, le gouvernement américain a promu deux nouveaux modèles de clauses sociales. Le premier d’entre eux est celui inclus dans l’Accord de libre-échange (ci-après, l’ALE) avec la Jordanie (2000-2001). Cet accord intègre des dispositions relatives au travail dans un chapitre qui est inclus dans le texte de l’ALE. Cet accord marque le retour aux « droits du travailleur internationalement reconnus »[22], qui est celui qui est traditionnellement inclus dans la politique commerciale des États-Unis. En cas de violation des dispositions du chapitre sur le travail, il prévoit des sanctions monétaires et commerciales similaires à celles des autres chapitres de l’accord[23]. L’accord engage surtout les parties à respecter leur législation nationale et précise que les faibles normes du travail ne doivent pas être utilisées pour encourager le commerce[24]. Ce modèle a longtemps été défendu comme la référence à suivre du côté des acteurs pro-clauses sociales américains.

Le deuxième de ces modèles regroupe les accords[25] conclus conformément à la loi de 2002 sur le commerce et ratifiés avant l’entente de mai 2007 : c’est le modèle Bush qui repose la même liste de droits que le modèle précédent. Toutefois, les accords de 2002-2006 limitent drastiquement le recours à l’arbitrage et créent un mécanisme spécifique dédié au chapitre sur le travail, dont les dispositions sont moins sévères que celles reliées aux autres chapitres. Ce modèle représentait bien la vision conservatrice de l’administration de l’époque : les normes du travail sont un bien de luxe et le libre-échange un droit de l’homme[26].

C. Première convergence : les accords commerciaux du Canada et des États-Unis avec le Pérou

Suite au retour de majorités démocrates dans les deux chambres du Congrès américain en 2006, l’administration Bush a dû renforcer les obligations en matière de respect des normes du travail dans les ALE, ce qui va devenir la NPCA. L’accord de « promotion des échanges » avec le Pérou a été le premier à intégrer ces nouvelles dispositions. La nouvelle version du chapitre 17 sur le travail illustre un quatrième modèle dont les éléments principaux sont : 1) l’engagement à intégrer dans les lois nationales les normes de la Déclaration de l’OIT de 1998[27] ; 2) une clause de non-dérogation ; 3) l’application de mécanismes de règlement des différends et des pénalités plus fortes ; 4) la mise en place d’un mécanisme de coopération et de renforcement des capacités administratives dans le domaine du travail.

Prenant acte des nouvelles méthodes d’inclusion du travail dans les accords commerciaux, le Canada abandonne l’approche reposant sur un « accord parallèle » en 2008, en lui substituant l’introduction d’un chapitre sur le travail dans le texte même de l’ALE avec le Pérou. Ce chapitre est assorti d’une annexe dont la forme et le contenu sont semblables aux accords parallèles accompagnant les ALE précédemment signés par le Canada. Il comporte cependant des éléments nouveaux qui suggèrent un renforcement de l’approche canadienne. Elle se résume à négocier : 1) des obligations faisant référence à l’« Agenda pour le travail décent » de l’OIT[28] et à la Déclaration de l’OIT de 1998 ; 2) une clause de non-dérogation[29] ; 3) des pénalités monétaires en cas de violation qui seront versées dans un fonds destiné à développer des activités de coopération en matière de travail[30]. Fait remarquable, les lois nationales peuvent, dans une certaine mesure, être contestées par le partenaire commercial dans le cas où elles n’incorporent pas les normes internationales de l’OIT ou si leur application fait défaut.

D. Les accords commerciaux canadiens et américains bilatéraux après 2008, une continuité et quelques innovations

Le Canada a signé et entériné six accords depuis 2007 incluant des dispositions sur le travail[31], avec la Colombie, le Panama, la Jordanie, le Honduras, l’Ukraine et la Corée du Sud[32]. Les quatre premiers suivent le modèle de l’accord avec le Pérou : ils sont composés d’un chapitre intégré au texte de l’ALE et d’un accord parallèle. Ce dernier recouvre l’essentiel de la substance de la clause sociale. Les textes des ALE avec le Pérou et la Colombie tout comme leurs accords parallèles dans le domaine du travail se ressemblent en tous points[33]. Les accords avec le Panama, la Jordanie et le Honduras s'apparentent aussi au modèle établi dans l’accord avec le Pérou, avec quelques changements mineurs[34]. Pour ce qui est des accords avec la Corée du Sud et l’Ukraine, la clause sociale a été entièrement intégrée dans le cadre d’un chapitre de l’accord de libre-échange, sans qu’il y ait un accord parallèle sur le travail. Toutefois, une étude comparative du contenu du chapitre sur le travail de l’Accord Canada–Corée et des accords de coopération dans le cadre du travail (ACT) signés depuis 2007 nous permet de souligner que toutes les clauses traditionnelles autrefois incluses dans l’accord parallèle (obligation[35], non-dérogation[36], coopération[37], règlement des litiges, etc.) sont couvertes dans le cadre du chapitre sur le travail dans l’accord commercial et dans ses annexes.

Du côté américain, l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis a conduit à la mise en veilleuse des accords commerciaux déjà signés, mais non ratifiés par la précédente administration. Toutefois, le résultat des élections de mi-mandat qui ont eu lieu en 2010 aux États-Unis a obligé l’administration démocrate d’Obama à transiger avec la majorité parlementaire républicaine. Entre autres, les républicains vont exiger l’approbation des trois accords signés par l’administration Bush, mais non ratifiés, soient les accords avec le Panama, la Colombie et la Corée du Sud. Tous ces accords incluaient un chapitre sur le travail inspiré du modèle de la NPCA. La question des normes du travail a d’ailleurs soulevé des débats d’intensité variable selon les accords : la question n’était pas un problème dans le cas de la Corée du Sud[38] ; une question secondaire pour le Panama et, elle était plutôt un enjeu majeur dans le cas de l’Accord de libre-échange entre les États-Unis et la Colombie. Pour ce qui est du Panama, l’administration démocrate a simplement exigé que le gouvernement de ce pays réforme son Code du travail de telle manière à ce que ses dispositions s'appliquent dans les zones économiques spéciales qui étaient exemptées jusque-là[39].

Restait donc le cas épineux de la Colombie, dont l’incapacité à faire respecter les droits syndicaux suscitait de nombreuses craintes[40]. Pour avoir une prise sur ce problème, le gouvernement américain a négocié avec le gouvernement colombien la mise en place d’un « plan d’action concernant le droit du travail en Colombie » en 2011, dont l’objectif était de fixer des balises de réformes législatives et administratives autour du droit du travail colombien[41]. Ce plan d’action s’est concentré sur six grands dossiers dont l’urgence faisait unanimité[42] : 1) le renforcement de l’inspection du travail ; 2) la réforme du Code criminel, condamnant les responsables de pratiques antisyndicales à des peines d’emprisonnement ; 3) la réforme du cadre législatif des entreprises coopératives[43] ; 4) empêcher les agences de travail temporaire de contourner les règles du Code du travail, 5) empêcher la mise en oeuvre de pactes collectifs[44] ; et 6) le renforcement de la protection des dirigeants syndicaux par les forces de l’ordre. En plus de toutes ces réformes, le plan d’action exigeait la mise en place d’une procédure de suivi aux deux ans en vue d’évaluer les efforts réalisés pour mettre en oeuvre de façon concrète toutes ces réformes. Suite à la mise en place des réformes par le gouvernement colombien durant les mois d’été 2011, le gouvernement américain a fait état de sa satisfaction et a autorisé le Congrès à lancer les procédures législatives en vue de faire adopter les trois accords commerciaux mentionnés.

Donc, sur la forme, les chapitres sur le travail des accords avec la Colombie, le Panama et la Corée du Sud sont quasiment identiques à celui inclus dans l’accord avec le Pérou. La principale innovation consiste en la mise en place d’un plan d’action pour la Colombie, qui conditionne l’accès aux bénéfices liés à tous les chapitres de l’accord commercial[45].

E. L’AÉCG et le PTPGP : les clauses sociales dans les partenariats intercontinentaux

Lancées depuis 2009, les négociations d’un accord commercial de grande ampleur entre le Canada et l’Union européenne[46] symbolisent le nouvel engouement pour les partenariats intercontinentaux[47]. Des chapitres spécifiques sur le travail et l’environnement ont été inclus, devancés d’un chapitre introductif consacré au développement durable. Parmi les innovations de cet accord du point de vue canadien, notons les suivantes : la création d’un forum permanent de la société civile amené à revoir les dispositions du chapitre sur le travail au besoin ; la volonté d’infléchir ses partenaires à ratifier les conventions de l’OIT en faisant par ailleurs une référence explicite à ces instruments[48] ; toutefois, le règlement des litiges marque clairement la prédominance de l’approche européenne, le débouché de tout arbitrage ne prévoyant aucune pénalité.

À l’étude du texte « final » du chapitre sur le travail du Partenariat transpacifique global et progressiste[49] (PTPGP), qui n’a pas été modifié de sa mouture initiale de 2015 (Partenariat transpacifique, PTP), il ressort une très forte ressemblance avec que les États-Unis appliquent depuis 2008, ce qui trahit l’influence des États-Unis. Toutefois, le PTP va plus loin que les accords précédents[50]. Un article inédit (19-6) insiste sur l’abolition du travail forcé dans les chaines de valeur. Une clause (15-8-5) autorise par ailleurs les pourvoyeurs de marchés publics à prendre en considération le respect des droits des travailleurs dans la dévolution de contrats. Enfin, même si les États-Unis se sont retirés, ces derniers avaient insisté pour inclure des lettres d’ententes et des plans de « cohérence » dans le domaine du travail, équivalents à des plans d’action, auprès de trois partenaires : Brunei, le Vietnam et la Malaisie.

II. L’Accord entre le Canada, les États-Unis et le Mexique

A. La dimension politique des négociations sur le travail

L’idée de renégocier l’ALÉNA provenait initialement de la volonté de l’administration américaine dirigée par Donald Trump. Jugeant les accords commerciaux signés par ses prédécesseurs comme mauvais du point de vue des intérêts américains, il s’est lancé dans une série de mesures de politiques commerciales diverses et contradictoires, dont la renégociation de l’ALÉNA. Les questions reliées aux normes du travail ne faisaient pas partie des priorités de négociation de l’Administration Trump[51] et il semble que le mandat donné aux négociateurs du chapitre était de répliquer le chapitre sur le travail du Partenariat transpacifique (duquel l’administration Trump avait par ailleurs décidé de se retirer quelques mois plus tôt). Ceci dit, l’administration américaine a eu à traiter avec les mouvements sociaux et syndicaux américains et mexicains qui ont déposé deux pétitions contre le Mexique et les États-Unis dans le cadre de l’ANACT, démontrant leur volonté de mettre la pression pour améliorer substantiellement les dispositions reliées au travail dans le nouvel accord[52]. Donc, entre 2017 et 2019, le principal gouvernement à avoir mené une posture offensive était le gouvernement canadien. Depuis 2015, le gouvernement de Trudeau s’était donné pour mission de bâtir une politique commerciale progressiste dans lesquels le travail, l’environnement, mais aussi l’égalité des genres et les droits des Premières Nations seraient partie prenante[53]. Dans le domaine du travail, cela s’est traduit par une augmentation des exigences dans la négociation qui seront par ailleurs appuyées par un programme de consultations publiques[54]. Dans cette perspective, les changements opérés dans la première version du texte de l’accord, qui dans l’ensemble constituaient une bonification des exigences sont à mettre à l’actif de la pression mise par le Canada[55]. Cela a abouti à la première version finalisée de l’accord révélé au public le 30 novembre 2018[56]. À partir de 2019, relevons que le climat sera encore plus favorable à une augmentation des exigences en matière de travail dans l’accord. Premièrement, l’arrivée d’une majorité démocrate à la Chambre des représentants des États-Unis allait obliger le gouvernement républicain à renégocier de nombreux chapitres. Le travail a alors été une des priorités et cela a obligé à des modifications. Deuxièmement, notons que l’arrivée au pouvoir d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique a aussi permis une plus grande acceptation des mesures proposées en matière de travail. Ces changements se sont traduits par des cycles de renégociation qui ont abouti à un Protocole d’amendement de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique le 10 décembre 2019[57] et qui a renforcé considérablement le contenu du chapitre sur le travail[58], mais aussi la partie consacrée au travail dans le chapitre dédié au règlement des différends.

B. L’accord et le protocole : des dispositions sur le travail novatrices

L’ACÉUM intègre en général les innovations énumérées dans la section précédente. À ce titre, le contenu normatif est bien plus substantiel que celui de l’ANACT. Parmi les éléments repris des accords précédents, relevons les plus importants. Premièrement, les dispositions sur le travail sont intégrées dans un chapitre de l’accord et assujetti au mécanisme de règlement des différends général de l’accord[59]. Deuxièmement, l’accord fait une référence explicite à deux déclarations de l’OIT[60] alors que l’ANACT ne référait qu’aux droits du travail nationaux. Il s’agit d’un progrès ! Notons toutefois que contrairement au précédent de l’AÉCG, il n’y a aucune référence explicite aux conventions fondamentales de l’OIT, ce qui, selon de nombreux juristes, est une lacune dans la mesure où celles-ci sont le corpus de référence en matière de droit international du travail[61]. Troisièmement, la clause de non-dérogation reste à peu près inchangée[62]. Par ailleurs une note de bas de page vient élargir considérablement le champ d’application du chapitre puisque selon les termes utilisés :

Il est entendu qu’une « action ou inaction » est commise « d’une manière qui a un effet sur le commerce ou l’investissement entre les Parties » si elle concerne : 1) une personne ou un secteur qui produit des produits ou fournit des services faisant l’objet d’un échange commercial entre les Parties ou qui a un investissement sur le territoire de la Partie qui a omis de se conformer à l’obligation ; ou 2) une personne ou un secteur qui produit un produit ou fournit un service qui, sur le territoire d’une Partie, entre en concurrence avec un produit ou service d’une autre Partie.[63]

Donc, la définition de l’impact sur le commerce ou l’investissement s’applique de façon explicite à toutes les entreprises exportatrices ou réceptrices d’investissement (ce qui était déjà le cas), mais aussi à toutes leurs concurrentes. Quatrièmement, la partie consacrée à l’application du droit du travail reprend les termes utilisés depuis les accords canadiens et américains avec le Pérou. À savoir que les gouvernements doivent faire appliquer leur droit du travail, mais qu’en plus, « [a]ucune décision prise par une Partie qui manque à une obligation prévue par le présent chapitre concernant l’affectation des ressources en matière d’application de la loi ne justifie un manquement à cet égard »[64]. Le manque de ressources ne peut donc être invoqué comme raison valable pour manquer à son engagement. 

Tableau 2

Comparaison des dispositions en matière de travail dans quatre accords signés par le Canada[66][67][68][65][69][70][71][72][73][74]

Comparaison des dispositions en matière de travail dans quatre accords signés par le Canada66676865697071727374

Tableau 2 (continuation)

Comparaison des dispositions en matière de travail dans quatre accords signés par le Canada66676865697071727374

Tableau 2 (continuation)

Comparaison des dispositions en matière de travail dans quatre accords signés par le Canada66676865697071727374

Tableau 2 (continuation)

Comparaison des dispositions en matière de travail dans quatre accords signés par le Canada66676865697071727374

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Cinquièmement, nous pouvons noter un certain nombre d’innovations ou de dispositions prometteuses dans le domaine du travail forcé, des travailleurs migrants et de la lutte contre la discrimination en milieu de travail. Une section est consacrée à l’interdiction du travail forcé. Si elle avait déjà été incluse dans le PTPGP, cette nouvelle version est plus forte dans la mesure où l’on parle d’une interdiction à utiliser des intrants fabriqués à partir de travail forcé[75] :

Les Parties reconnaissent l’objectif consistant à éliminer toute forme de travail forcé ou obligatoire, y compris le travail forcé ou obligatoire des enfants. En conséquence, chacune des Parties interdit l’importation sur son territoire de produits provenant d’autres sources et issus, en entier ou en partie, du travail forcé ou obligatoire, y compris du travail forcé ou obligatoire des enfants[76].

Par ailleurs, l’accord inclut de nouvelles dispositions visant à « [l]utter contre la violence contre les travailleurs »[77]. Selon cet article inédit,

les travailleurs et les organisations syndicales doivent pouvoir exercer les droits énoncés à l’article 23.3 (Droits dans le domaine du travail) dans un environnement exempt de violence, de menaces et d’intimidation, et qu’il est impératif que les gouvernements traitent efficacement les situations où des travailleurs sont victimes de violence, de menaces et d’intimidation[78].

Pour ce qui est des travailleurs migrants, notons que les dispositions existaient déjà dans la liste des onze droits définis par l’ANACT et que le Canada a aussi inclus une disposition spécifique à l’égard des travailleurs migrants dans ses clauses sociales depuis l’accord de 2008 avec le Pérou. Dans le cadre de l’ACÉUM, les travailleurs migrants sont ciblés dans un point spécifique du chapitre « reconnaissant la vulnérabilité des travailleurs migrants en ce qui a trait aux protections en matière de travail défendre un meilleur respect des droits des travailleurs migrants »[79]. De ce fait, le nouvel accord exige que « chacune des Parties fa[sse] en sorte que les travailleurs migrants soient protégés sous le régime de son droit du travail, qu’ils soient ou non des ressortissants de la Partie»[80]. Un autre article apparait pour la première fois dans l’ACÉUM, celui qui engage à « [l]utter contre la discrimination en milieu de travail.[81] » Si l’ANACT avait inclus la non-discrimination dans la liste des onze droits que les parties s’engageaient à respecter à travers cet accord[82] et que les autres accords se basaient sur le contenu de la DDFT de 1998[83], l’ACÉUM vient ici préciser un ensemble d’engagements plus substantiels. En plus de promouvoir l’égalité des genres, l’article détermine que les parties doivent « mettre en oeuvre des politiques » assurant une protection contre « contre la discrimination en matière d’emploi fondée sur le sexe (y compris en ce qui concerne le harcèlement sexuel), la grossesse, l’orientation sexuelle, l’identité de genre et les responsabilités liées à la prestation de soins » ainsi que des programmes permettant de « prévoir un congé avec protection de l’emploi en cas de naissance ou d’adoption d’un enfant et pour les soins aux membres de la famille ; et de protéger contre la discrimination salariale »[84].

Sixièmement, s’appuyant sur les précédents de l’Accord de libre-échange entre les États-Unis et la Colombie ainsi que sur les annexes au PTP, le chapitre est doté d’une annexe s’apparentant à un plan d’action et exigeant du Mexique une réforme des pratiques en milieu de travail ayant pour but d’assurer l’exercice des droits syndicaux sur le territoire de ce pays. Entre autres, selon l’annexe 23-A :

Le Mexique : a) Prévoit, dans son droit du travail, le droit des travailleurs de participer à des activités concertées aux fins de négociation ou de protection collective, et d’organiser ou de former le syndicat de leur choix et de s’y affilier, et interdit, dans son droit du travail, la domination ou l’ingérence des employeurs dans les activités syndicales, la discrimination ou la coercition envers les travailleurs en raison de leurs activités syndicales ou de leur adhésion à un syndicat, et le refus à la négociation collective avec un syndicat dûment reconnu[…][85].

Enfin, septièmement, notons que le plus grand changement en particulier depuis le mémorandum du 10 décembre 2019 concerne le règlement des différends[86]. Les annexes 31-A et B au chapitre sur le règlement des différends[87] consistent en la création d’un mécanisme de « résolution rapide » dans le cadre de litiges reliés au chapitre sur le travail pour ce qui concerne les dénis de droit d’association et de négociation collective[88]. Le but est d’éviter qu’un différend en matière de travail ne s’éternise comme ce fut le cas dans le litige ayant opposé les États-Unis et le Guatemala (neuf ans de procédures au total)[89]. Selon cette nouvelle procédure de résolution rapide, en cas de violation des droits des travailleurs alléguée par une partie, l’autre partie a quarante-cinq jours pour supprimer le déni de droit. Si aucune action n’est prise par la partie défenderesse, « la Partie plaignante peut suspendre le règlement final des comptes douaniers lié aux entrées de produits en provenance de l’Installation visée »[90]. Suite à cela, un panel d’arbitrage pourra être mis en oeuvre dans les cinq jours ouvrables s’il n’y a pas de solution négociée. Ce groupe spécial a un pouvoir de vérification et doit rendre une décision dans les trente jours après la constitution du panel ou encore dans les « trente jours suivant la vérification »[91]. La partie plaignante pourra maintenir les sanctions aussi longtemps que le déni de droit ne sera pas supprimé, ou encore que le panel d’arbitrage en appel à la levée des sanctions[92]. En plus de la rapidité, le mécanisme en appellera à la responsabilité de la firme dans la mise en oeuvre de pratique de travail décent, et plus uniquement au pays ne respectant pas ses engagements internationaux[93]. Selon les recommandations du groupe spécial, « [l]es mesures de réparation peuvent comprendre la suspension du traitement tarifaire préférentiel pour les produits qui sont produits dans l’Installation visée, ou l’imposition de pénalités sur les produits qui sont produits dans l’Installation visée ou sur les services qui sont fournis par cette dernière »[94]. De plus, le commerce d’un produit entre la partie plaignante et la partie défenderesse pourrait même être bloqué suite à trois litiges démontrant les torts d’entreprises déniant les droits mentionnés dans l’accord. Selon l’article 31B10(4) du Protocole :

Si une Installation visée ou une Installation visée possédée ou contrôlée par la même personne produisant les mêmes produits ou des produits apparentés ou fournissant les mêmes services ou des services apparentés a fait l’objet d’une décision antérieure concluant à l’existence d’un déni des droits à au moins deux reprises, les mesures de réparation peuvent comprendre la suspension du traitement tarifaire préférentiel pour ces produits, l’imposition de pénalités sur ces produits ou services, ou le refus d’entrée de ces produits.[95]

Par ailleurs, le fardeau de la preuve est renversé : c’est à la partie attaquée de prouver qu’il n’y a pas eu de violation des engagements liés au chapitre sur le travail[96]. Selon l’expression consacrée dans de multiples notes de bas de page de l’accord commercial : « Aux fins du règlement des différends, un groupe spécial présume qu’un manquement est commis d’une manière qui a un effet sur le commerce ou l’investissement entre les Parties, à moins que la Partie défenderesse ne démontre le contraire »[97]. En bref, ces changements répondent assez drastiquement à la demande de renforcer le mécanisme en place lors de la résolution de litiges liés au chapitre sur le travail. Toutefois, si le Canada a joué le jeu et a accepté de bon coeur ces changements, c’est à la majorité démocrate à la Chambre des Représentants aux États-Unis que l’on doit ces modifications suite à une partie de bras de fer avec l’administration américaine en place.

Il est à noter par ailleurs deux éléments nouveaux concernant le travail et qui sont inclus dans d’autres chapitres. Premièrement, dans le cadre du chapitre sur les règles d’origine, l’accord prévoit d’obliger la production du secteur automobile à mettre en place un salaire horaire minimal de 16 dollars des EUA dans toute l’Amérique du Nord, chose totalement inédite à ce jour[98]. Deuxièmement, exactement comme cela a été fait dans le cadre du PTPGP, une clause du chapitre sur les marchés publics a été ajoutée pour garantir le droit des États à prendre en considération le respect des droits des travailleurs dans l’évaluation des dossiers lors d’appels d’offres des administrations publiques[99].

III. Conclusion, des innovations prometteuses à tester, et des lacunes

En bref, les dispositions en matière de travail de l’ACÉUM surpassent largement le contenu de l’ANACT. Les dispositions juridiques sont plus mordantes, l’accès en mécanisme de règlement des différends est plus facile et le contenu juridique plus solide. Les dispositions sur le travail forcé, l’égalité des genres et l’annexe consacrée aux respects des droits d’association et de négociation collective au Mexique marquent la volonté d’en finir avec les manquements en matière de respect des droits des travailleurs. Par ailleurs, le mécanisme de résolution rapide des différends en matière de travail semble renforcer les possibilités de supprimer les dénis de droit en matière de travail. Plus encore, pour la première fois, les entreprises pourraient être directement pénalisées par un blocage de ses exportations en cas de déni de droit et non plus seulement le gouvernement responsable de faire respecter sa législation sur le travail.

Un certain nombre de dimensions du chapitre sur le travail restent, toutefois, insatisfaisantes et marquent clairement des reculs comparativement à des accords précédemment signés. Tout d’abord, l’ACÉUM ne fait pas de références explicites aux conventions internationales de l’OIT. Si la référence aux déclarations est pertinente, une référence aux conventions (comme dans le cas de l’AÉCG) est généralement considérée comme préférable, car celles-ci définissent un certain nombre de principes et sont munies d’une jurisprudence qui peut améliorer l’application des droits des travailleurs dans les pays concernés. Par ailleurs, la société civile est la grande absente du nouvel accord. Alors que l’AÉCG avait abouti à un forum annuel de la société civile dans lequel gouvernement et acteurs non gouvernementaux doivent se rencontrer, rien de tel n’existe dans le nouvel accord nord-américain. Enfin, alors que l’ANACT était doté d’un secrétariat permanent, aucune institution de ce type n’est prévue dans l’ACÉUM. Même si le contenu du chapitre est prometteur, l’épreuve des faits sera le seul moyen de juger si les innovations mises en place auront un effet positif sur le respect des droits des travailleurs en Amérique du Nord.