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Depuis des années, mon estimé collègue et ami Daniel Turp et moi-même faisons la proposition d’une constitution pour le Québec; c’est le projet qui nous rapproche le plus. C’est pourquoi je me permets de reprendre les propos que je prononçais lors du lancement en 2013 de son ouvrage La Constitution québécoise, dans lequel il réunit des textes consacrés à ce grand projet.

Voici que paraît un ouvrage attendu depuis l’époque où l’idée de doter le Québec d’une constitution écrite et formelle, d’une loi fondamentale, a été proposée, il y a plus d’un demi-siècle. Plus qu’un simple exercice de rédaction juridique, c’est en quelque sorte le retour aux sources et objectifs de la Révolution tranquille, dans la période difficile que vit le Québec, enfermé comme il l’est dans une véritable impasse constitutionnelle, imposée par le pouvoir fédéral depuis le « rapatriement » de la Constitution canadienne[1] en 1982.

Le projet de constitution a pris son essor au milieu des années soixante, dans ce grand chantier de modernisation du Québec et de mise à jour sociale, économique, culturelle et politique du pays. L’idée de travailler à une nouvelle constitution se présente comme un effort de gestation intellectuelle d’un Québec nouveau, comme le parachèvement de la mutation entreprise dans les années soixante, ou comme un programme de développement de la société québécoise qu’on doit adapter sans cesse aux réalités nouvelles. C’est bien ce qui ressort des propos d’hommes politiques comme Paul Gérin-Lajoie et Daniel Johnson qui, venus de partis opposés, appuient l’idée d’adopter une nouvelle constitution québécoise, en vue de compétences accrues, provoquant déjà la réaction négative d’un État fédéral, qui aspire à se donner le rôle prépondérant dans les domaines économique, social et même culturel.

Nous sommes en présence, depuis un demi-siècle, d’un affrontement entre deux projets de « nation-building », fondés chacun sur des actions concrètes, comme celles de la Révolution tranquille au Québec, et sur les grands desseins contraires que sont le rapatriement unilatéral de la Constitution canadienne en 1982 et le travail effectué en vue du projet de doter le Québec d’une constitution formelle. Ayant été témoin et parfois acteur de cette lutte inexpiable depuis les années soixante, j’ai pu observer le lien étroit qui s’est tissé entre la Révolution québécoise inachevée et l’idée de la prolonger dans l’avenir par l’élaboration d’une loi fondamentale débattue et adoptée non seulement par l’Assemblée nationale, mais aussi par la société civile. L’exercice est bien connu des Québécois : depuis le milieu des années soixante, ils ont participé à plusieurs « États généraux » portant sur les principaux aspects de leur vie collective. Les premiers n’ont-ils pas conclu, justement, en 1966, que la source des problèmes du Québec se trouve dans la Constitution canadienne, qui ne lui reconnaît pas les pouvoirs dont il a besoin pour réaliser ses aspirations.

D’où l’idée d’établir une assemblée constituante, laquelle soumettrait des propositions au peuple par voie de référendum. Trois ans plus tard, les mêmes États généraux concluent que s’impose une « Charte de la société nouvelle », comprenant une constitution écrite, une charte des droits de l’homme et « la définition des objectifs fondamentaux du peuple du Québec », y compris le principe de « la suprématie de la Constitution sur toutes les autres lois » et le droit d’initiative populaire en vue de modifier la Constitution ou les lois ordinaires.

Très tôt, on le voit, la « société nouvelle » issue de la Révolution tranquille et la constitution formelle deviennent des projets coextensifs, presque interchangeables. Très tôt apparaît aussi l’affrontement avec le pouvoir fédéral, par exemple dans le refus de Jean Lesage, en 1965, d’accepter la « formule FultonFavreau » de modification constitutionnelle, qui eût empêché toute évolution significative du British North America Act[2] en faveur des aspirations du Québec. Cet affrontement devient permanent lorsque le premier ministre Johnson déclare devant le Comité de la Constitution de l’Assemblée nationale, en 1968, que le Québec doit « refaire sa propre constitution » et qu’il songe à la « convocation éventuelle d’une assemblée constituante », attitude qui entraîne un accrochage mémorable avec Pierre Elliot Trudeau lors de la conférence fédérale-provinciale subséquente.

Depuis lors, quel que soit le parti au pouvoir à Québec, le fossé constitutionnel ne cesse de s’élargir. Robert Bourassa refuse en 1970 le compromis de Vancouver relatif aux modifications constitutionnelles et fait adopter par l’Assemblée nationale en 1975 une Charte des droits et libertés de la personne[3], qui prend des allures de loi fondamentale, avant même qu’Ottawa ne réussisse à constitutionnaliser sa propre Charte. En 1977, le gouvernement de René Lévesque fait adopter la Charte de la langue française[4], qui a valeur à ses yeux de loi fondamentale, mais que la jurisprudence de la Cour suprême fédérale viendra partiellement invalider.

La perte du référendum de 1980 par les tenants de la souveraineté permet au pouvoir fédéral de déployer la contre-offensive du « rapatriement » de la Constitution canadienne, lequel aboutit en 1982, en dépit de l’opposition du Québec, après qu’Ottawa eût réussi à l’isoler des sept autres provinces regroupées contre les manoeuvres fédérales auprès des autorités britanniques.

Les trente années écoulées depuis cette époque n’ont fait qu’approfondir l’impasse dans laquelle les dirigeants fédéraux ont tenté d’enfermer le Québec, se disant non à tour de rôle en dépit d’efforts de conciliation comme les Accords du lac Meech, en 1987, ou ceux de Charlottetown, en 1992, qui n’ont pu trouver l’appui requis à la reconnaissance du Québec en tant que « société distincte ».

Cet antagonisme ne pouvait que renforcer l’opinion de ceux qui favorisaient l’adoption d’une nouvelle constitution du Québec, que ce soit en tant que pays devenu souverain ou comme État autonome dans le cadre fédéral. Aussi, René Lévesque me demanda-t-il de former un comité de juristes en vue de rédiger un projet de constitution d’un Québec autonome. Il avait le souci qu’il restât quelque chose de tous ces événements et voulait savoir à quoi pourrait ressembler un tel document. Le rapport lui fut remis en mai 1985, mais il quittait le pouvoir et la vie politique un mois plus tard. Rendu public en 2008, il fait partie des projets publiés dans l’ouvrage du professeur Turp.

Les années 1980 et 1990 voient apparaître des commissions parlementaires ou itinérantes qui étudient tous les aspects d’une constitution québécoise écrite et formelle. Cette fois encore, le pouvoir fédéral choisit de contre-attaquer par une Loi sur la clarté[5] dont l’effet est de conférer à la Chambre des communes le pouvoir de déterminer si une question référendaire est suffisamment claire.

Devant pareille impasse, où les deux peuples défendent chacun leur objectif de « nation-building », que peut-on faire, du point de vue québécois, pour retrouver l’élan des années 60 et 70? Comment réaffirmer l’identité québécoise, le caractère distinct de cette société et de ses valeurs? Revenant à la métaphore du début de mon propos, j’ai acquis la conviction, à la lumière du demi-siècle écoulé, que c’est en renouant avec la Révolution tranquille et ses sources.

La méthode la plus prometteuse me paraît être de travailler à préparer une nouvelle constitution formelle du Québec dans la foulée des Chartes déjà adoptées, des nombreuses conclusions des Commissions parlementaires ou nationales qui se sont penchées depuis un quart de siècle sur ces questions et le projet de loi sur l’avenir constitutionnel (no191 de 2007)[6]. Cet exercice crucial, qui devrait faire appel à l’expérience parlementaire et à la participation populaire, nous permettra, grâce également à l’ouvrage si stimulant de mon collègue Daniel Turp, de préparer l’avenir des Québécois et de leur État.