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À sa soixante et onzième session (2019), plus précisément à sa 3468e séance, tenue le 22 mai 2019, la Commission du droit international (CDI) a examiné et adopté en seconde lecture le Texte du projet d’articles sur les crimes contre l’humanité (Projet d’articles)[1]. Ce projet, fruit de cinq années de travaux au sein de la CDI[2], vise à combler une lacune du droit international. Des trois grandes catégories de crimes relevant de la compétence des juridictions pénales internationales, crimes contre l’humanité, génocide, crimes de guerre, seules les deux dernières font l’objet d’un traité mondial imposant aux États de prévenir ces crimes, d’en punir les auteurs et de coopérer à cette fin. Aucun traité de ce type n’existe en ce qui concerne les crimes contre l’humanité[3]. L’inscription du sujet « crimes contre l’humanité » au programme de travail de la CDI en 2014[4], avait pour objectif général d’élaborer un projet d’articles qui pourrait devenir un instrument juridique international sur la prévention et la répression de ce crime international. Un tel instrument devait, de l’avis de la CDI, mettre l’accent sur l’imposition de l’obligation aut dedere aut judicare[5], ainsi que d’autres obligations pertinentes à l’instar de celle de régler tout différend pouvant survenir entre États parties sur l’interprétation ou l’application de la convention[6]. L’un des défis des travaux de la CDI consistait à clarifier la relation entre une convention relative aux crimes contre l’humanité et d’autres régimes conventionnels existants, au regard des liens forts entre la définition des crimes contre l’humanité et certains crimes internationaux, de manière à éviter tout conflit avec ces derniers, spécifiquement le Statut de Rome[7].

Si d’un point de vue général, les États ont souscrit aux travaux de la CDI en soulignant l’intérêt du sujet et en accueillant favorablement les propositions[8], le débat aujourd’hui, après l’adoption du projet d’articles, se situe au niveau de l’établissement d’une convention contraignante. La France et le Royaume-Uni ont indiqué qu’une conférence des plénipotentiaires devrait être organisée afin que les États aient l’occasion de combler l’une des lacunes du droit international en matière de lutte contre l’un des crimes les plus odieux[9]. Contrairement à ces États, la Malaisie a suggéré d’axer le projet sur l’élaboration de directives plutôt que d’un instrument contraignant[10].

Le Projet d’articles envisage la responsabilité des personnes morales au paragraphe 8 de l’article 6[11]. L’adoption de ce texte a le mérite de relancer le débat que l’on avait cru éteint en 1998, lorsque fut rejetée la proposition française d’introduire dans le Statut de la Cour pénale internationale (CPI) la responsabilité des personnes morales[12]. Plusieurs États et organisations non gouvernementales se sont intéressés à l’introduction de cette forme de responsabilité[13] avec des avis partagés. La France[14], la République tchèque[15], la Sierra Leone[16] ont accueilli favorablement cette disposition en soulignant son importance. Le Portugal[17] et la Suisse[18] ont indiqué que la formulation proposée offre une certaine souplesse et laisse aux États une marge d’appréciation en la matière et qu’il parait prudent de réserver les dispositions du droit interne dans ce domaine. Israël[19] et le Royaume-Uni[20] ont exprimé des points de vue peu favorables à l’inclusion de la responsabilité des personnes morales. Le premier a indiqué que le paragraphe 8 de l’article 6 ne reflète pas le droit international coutumier existant tandis que le second a estimé que cette disposition risque de susciter des controverses sans pour autant avoir des effets juridiques concrets. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme de la France a regretté que la formulation retenue de la responsabilité des personnes morales n’en fasse qu’une faculté et non une obligation.

Dès lors se pose la question de la pertinence des différents avis exprimés. Autrement dit, la formulation de la responsabilité des personnes morales au paragraphe 8 de l’article 6 constitue-t-elle une évolution entièrement importante dans la dynamique de prévention et de répression des crimes contre l’humanité ?

À l’analyse, l’introduction de la responsabilité des personnes morales dans le projet d’articles, s’il se concrétise, serait une grande première pour les trois grandes catégories des crimes internationaux relevant de la compétence des juridictions pénales internationales. Il s’agirait dès lors d’une évolution de la politique criminelle internationale dans la responsabilité des entités abstraites. L’exégèse des termes du paragraphe 8 de l’article 6 met en relief certains constats. D’abord, la CDI n’a pas fait le choix de donner un contenu singulier à la notion de personne morale[21]. Ensuite elle n’identifie pas de manière adéquate les critères d’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale. Dans le même ordre d’idées, elle opte pour l’alternative de la sanction de la personne morale laissant le soin aux États de choisir entre sanction pénale, civile ou administrative. Enfin, elle ne tire aucune conséquence de la spécificité de l’imputation d’une infraction à la personne morale pour élaborer un régime particulier des règles de compétence nationale. Il s’agit donc d’une avancée significative (I) qui reste toutefois perfectible (II).

I. Une avancée majeure dans la dynamique d’admission de la responsabilité des entités pour crimes contre l’humanité

La reconnaissance de la responsabilité des personnes morales, envisagée au paragraphe 8 de l’article 6 du projet d’articles, marque une avancée significative dans la dynamique d’admission de la responsabilité des êtres collectifs en matière de crimes contre l’humanité. Les enjeux de la codification de la responsabilité des entités collectives (A) se situent aux confins des débats doctrinaux sur l’opportunité et la nécessité de l’admission de cette forme de responsabilité en droit international. Alors que dans certaines conventions internationales relatives aux crimes internationaux de gravité inférieure, la responsabilité des personnes morales existe, elle est inconnue en matière de crimes contre l’humanité en dépit de son degré de gravité élevée. Cette incohérence de la responsabilité de l’être collectif dans l’ordre juridique international est partiellement rectifiée par le libellé du paragraphe 8 de l’article 6 qui amorce le rééquilibrage du régime des crimes internationaux (B).

A. Les enjeux de la codification de la responsabilité de la personne morale

La formulation du paragraphe 8 de l’article 6 du projet d’articles s’inscrit, dans une certaine mesure, dans le cadre d’un débat doctrinal d’hier (1) et d’aujourd’hui (2) autour des motifs d’exclusion ou d’admission de cette forme de responsabilité en matière de crimes contre l’humanité.

1. Le débat d’hier

À l’occasion de l’élaboration des principaux instruments juridiques internationaux relatifs aux crimes contre l’humanité, notamment des statuts des juridictions pénales internationales, la question de la responsabilité de la personne morale a toujours été discutée pour finalement être rejetée. Les motifs généralement avancés à l’appui de cette exclusion tournent autour de la question de la divergence des systèmes et de l’opportunité de cette forme de responsabilité.

En premier lieu, depuis Nuremberg, les avis ont toujours divergé sur la nécessité d’inscrire la responsabilité des personnes morales dans les statuts des juridictions pénales internationales. Si dans la perspective des tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo, la question de la responsabilité des entités collectives revêtait un caractère accessoire[22], après Nuremberg le débat autour de l’opportunité de cette forme de responsabilité nait essentiellement de la divergence théorique entre systèmes juridiques. En effet, si de nombreux pays ont intégré le principe de la responsabilité pénale des personnes morales en droit interne, reste que plusieurs autres pays méconnaissent encore ce principe[23]. De même, parmi les pays ayant consacré la responsabilité pénale des personnes morales, de nombreuses divergences existent entre eux. Elles concernent non seulement les infractions susceptibles d’engager la responsabilité de la personne morale, mais aussi et surtout la catégorie des personnes physiques dont le comportement peut être attribué à la personne morale[24]. Les divergences de la communauté internationale au sujet de la responsabilité des personnes morales sont apparues lors de l’adoption du Statut de Rome[25].

En second lieu les débats sur les motifs d’exclusion de la responsabilité des personnes morales ont tourné autour de l’opportunité d’une telle responsabilité. Il s’est, alors, posé la question de savoir s’il était logique d’envisager la poursuite de la personne morale pour des faits commis par des individus au regard du principe de l’individualité de la responsabilité qui exclut en principe les sanctions collectives[26]. Il a été allégué qu’il parait irréaliste de faire reposer sur une entité abstraite un crime commis par des individus[27]. Dans ce sens, une formule du Tribunal militaire international de Nuremberg indique que « ce sont les hommes et non des entités abstraites, qui commettent les crimes dont la répression s’impose comme sanction du droit international »[28]. Ces mots ont été formulés en réponse à l’argument de la défense qui faisait valoir que seul l’État pouvait être coupable d’un crime international[29]. Pareil argument rejoint la suggestion russe en vertu de laquelle la culpabilité des accusés reflétait celle de l’Allemagne. Sur la base de cette considération, a germé l’idée d’envisager la possibilité de mise en jeu de la responsabilité de l’État pour crimes contre l’humanité[30] à travers la notion de crime d’État. Les défenseurs de cette thèse ont avancé deux raisons. D’abord, qu’il convient de dépasser l’idée communément admise à l’appui de la responsabilité individuelle exclusive, suivant laquelle il faut « laisser les États tranquilles »[31] ou les reconsolider[32], et concevoir une responsabilité de l’État autour de la notion de « fait internationalement illicite »[33]. Ensuite, l’imputation d’un crime à l’État est une construction juridique, pas la description d’une réalité naturelle[34].

La notion de crime d’État a fait l’objet d’un vif débat au sein de la CDI autour de l’article 19 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État[35]. Les paragraphes 1[36], 2[37] et 3 de cette disposition sont au coeur des discussions sur la nature de la responsabilité de l’État plus spécifiquement sur son caractère pénal.

Face à la controverse, les États dans leur grande majorité ont rejeté la possibilité d’envisager une responsabilité pénale de l’État[38]. Trois arguments ont été avancés. D’abord, la différence de nature entre responsabilité de l’État et responsabilité de l’individu. Il a été soutenu dans ce sens si on admet que la responsabilité de l’État puisse être engagée pour fait internationalement illicite, même lorsque ce fait a pour base la violation des obligations contenues dans une convention de droit international pénal, il ne s’agit pas d’une responsabilité de caractère pénal,[39] mais plutôt d’une dualité de responsabilité[40]. Ensuite, les difficultés pratiques d’exécuter des sanctions sur l’État, car il est irréaliste de condamner pénalement l’État[41]. Enfin, l’État en tant que sujet primaire du droit international, détenteur de la souveraineté ne peut subir de sanctions pénales à ce titre. Ces arguments justifiés pour l’État ne sont pas valables pour les autres entités abstraites d’où l’évolution du débat aujourd’hui.

2. Le débat d’aujourd’hui

On assiste aujourd’hui à un changement de paradigme dans la perception de la responsabilité des personnes morales en droit international. De plus en plus, l’idée selon laquelle il n’y a pas une incompatibilité entre le droit international et le principe de la responsabilité pénale des êtres collectifs est admise[42]. Les réflexions menées autour de la responsabilité des entreprises pour violation des droits de l’homme ont amorcé ce mouvement[43]. Trois données majeures ont contribué à cette évolution.

Premièrement, il y a eu une évolution sur la question de l’applicabilité du droit international aux acteurs non étatiques en général[44]. Traditionnellement, la responsabilité des personnes morales a été rejetée en droit international pénal non seulement en raison de l’aphorisme societas delinquere non potest[45] mais aussi et surtout parce que la personne morale n’avait pas de personnalité juridique internationale, critère majeur d’accès à la dignité de sujet de droit international[46].

La doctrine a de manière constante reconnu la qualité de personnalité juridique internationale à l’État, sujet majeur du droit international[47]. L’avis consultatif de la CIJ de 1949 dans l’affaire de la Réparation des dommages subis aux services des Nations Unies[48], diversement interprété en doctrine[49], l’a étendu aux organisations internationales. Parmi elles, mention doit être faite du statut spécial et unique du Comité international de la Croix rouge qui bénéficie d’une immunité en vertu du droit international coutumier reconnue dans l’affaire Simic[50]. Réinterprétant à nouveau l’avis de la Cour de 1949, Pierre Marie Dupuy admet que la reconnaissance de la personnalité juridique internationale à d’autres acteurs internationaux ne devrait plus poser problème [51]. Le raisonnement de cet auteur s’appuie essentiellement sur l’analyse de la pratique contemporaine du droit international[52]. Aujourd’hui, l’éclatement de la notion de personnalité juridique internationale permet d’étendre la qualité de sujet de droit international aux acteurs non étatiques qui intègrent les groupes armés, les compagnies militaires privées.

Deuxièmement, à l’échelle de l’histoire, les entreprises ont contribué à la commission des crimes internationaux y compris les crimes contre l’humanité. Déjà au XVe siècle, la traite des esclaves a mis en lumière l’action négative de plusieurs entreprises commerciales dans la commission des traitements inhumains et dégradants[53]. Malgré la cruauté des comportements de ces entreprises qui s’analysent peu ou prou en crimes contre l’humanité, la mise en cause de leur responsabilité n’a jamais été envisagée. Les crimes d’esclavage sont allés au-delà du XVe siècle pour s’étendre à la période coloniale en Afrique en dépit de l’interdiction faite aux acteurs de la colonisation de se livrer à des mauvais traitements par les entreprises commerciales[54]. Pendant la Seconde Guerre mondiale, d’autres compagnies se sont illustrées négativement dans la commission des atrocités. Les procès IG Farben et l’affaire Krupp ont démontré que les entreprises avaient joué un rôle dans la commission des crimes internationaux[55].

Le phénomène de décolonisation en Afrique n’a pas permis de mettre fin aux traitements inhumains infligés aux populations africaines par les entreprises. De nombreux conflits motivés par l’accès aux ressources ont été provoqués ou alimentés par les entreprises[56].

Devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TIPR), la réalité de la criminalité des personnes morales a été soulignée dans les affaires Jean Baptiste Barayagwiza, F. Nahimana, H. Ngeze[57], J. Serugendo[58] et G. Ruggiu[59]. Dans ces affaires, les juges ont expressément admis que les médias Radio Télévision des Mille Collines et le Journal Kangura avaient contribué à la commission des crimes de génocide au Rwanda[60]. Dans l’affaire Charles Taylor, le Tribunal spécial pour le Sierra Leone a montré comment le commerce des diamants pouvait jouer un rôle majeur dans la commission des atrocités [61].

Troisièmement, l’apport indirect des poursuites engagées contre les entreprises multinationales dans les pays occidentaux a contribué substantiellement à l’évolution du débat sur la responsabilité des personnes morales en droit international. Même si la plupart de ces poursuites ont été engagées au plan civil, reste que les faits sou tendant les recours étaient susceptibles de constituer des crimes contre l’humanité. En France, des poursuites ont été engagées contre la société Total Fina Elf et le groupe Lafarge pour complicité en matière de crimes contre l’humanité. Aurelia Devos souligne qu’elles prennent de l’ampleur[62]. En Grande-Bretagne, mention doit être faite de l’affaire Vedanta et Kalima[63]. Une action similaire a été intentée au Canada contre Nevsun. En effet, l’entreprise Nevsun Ressources a été poursuivie pour crimes contre l’humanité contre les employés de la mine Bisha située en Érythrée et qui appartient à Nevsun[64]. Comme dans l’affaire Vedanta, la Cour suprême du Canada dans une décision rendue le 28 février 2020 a estimé que l’affaire pouvait être jugée au Canada. Dans les motifs de cette décision, la juge Abella (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Gascon et Martin) a indiqué qu’« il n’est pas “évident et manifeste” que les sociétés jouissent aujourd’hui d’une exclusion générale en droit international coutumier à l’égard de la responsabilité directe pour “violations des normes obligatoires, définissables et universelles de droit international” » [65].

Aux États unis, sur la base de l’Alien Tort Statute[66], plusieurs recours intentés contre les multinationales ont été décisifs. Les sociétés transnationales Chevron, Federal Laboratories Inc et Trans Technology Corp, Royal Dutch et Shell ont été poursuivies pour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité devant les tribunaux américains[67]. Dans l’affaire Exxon Mobil, les compagnies Mobil Oil Corporations et Mobil Oil Indonesia[68] ont été poursuivies devant les juridictions américaines pour avoir engagé des unités militaires de l’armée nationale indonésienne qui avaient commis des actes de génocide à l’encontre de la population locale du peuple acihais[69]. Dans l’affaire Talisman Energy[70], une cour fédérale américaine a admis la possibilité de la responsabilité de cette entreprise canadienne pour des faits de complicité avec le gouvernement soudanais dans la commission des crimes de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Après le succès de ces affaires dans la dynamique de changement de la perception de la responsabilité des entreprises en matière de crimes internationaux, une tendance à la régression s’observe de la part des juridictions américaines. Trois affaires significatives permettent de mettre en relief pareil constat : les affaires SNCF[71], Kiobel v Shell[72] et Jesner v Arab Bank[73]. Cette dernière décision a été vivement critiquée par la doctrine, car constituant une désactivation quasi totale des avancées majeures obtenues de l’Alien Tort Statute[74].

La position de la justice américaine dans ces deux dernières affaires constitue véritablement un recul au regard de l’apport indirect de l’Alien Tort Statute dans la dynamique de prise en compte dans la société internationale de l’importance du droit dans la mondialisation[75]. L’adoption par le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme des « principes Ruggie »[76] s’inscrit dans cette perspective. Ils consacrent une évolution sur la question de l’applicabilité du droit international aux entreprises. En outre, la position adoptée par le Tribunal spécial pour le Liban dans l’affaire Al Jadeed[77] marque une référence en matière de possibilité de mise en jeu de la responsabilité des personnes morales devant une juridiction pénale internationale. Ainsi le droit international est de plus en plus favorable à la mise en échec de l’impunité des entreprises en matière de crimes internationaux. Même si des incohérences s’observent.

B. Les incohérences de la responsabilité des personnes morales dans l’ordre juridique international

Depuis le début du XXIe siècle, il s’observe en droit international un mouvement de reconnaissance de la responsabilité des personnes morales. Ce mouvement concerne, paradoxalement, les crimes internationaux selon le mode d’incrimination (1), mais pas les crimes internationaux les plus graves, exception faite du Protocole portant amendements au protocole portant Statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme (Protocole de Malabo)[78]. Le paragraphe 8 de l’article 6 du projet d’articles vise à rétablir l’équilibre entre le régime des crimes internationaux (2).

1. La reconnaissance de la responsabilité des personnes morales dans les conventions pénales internationales relatives aux crimes internationaux selon le mode d’incrimination

De manière empirique, la doctrine considère les crimes de génocide, contre l’humanité, et de guerre comme les plus graves[79], ce qui signifie que les autres sont moins graves que ces trois catégories. Cette hiérarchisation des crimes internationaux est validée en droit positif par l’article 5 du Statut de Rome et la jurisprudence internationale[80]. Curieusement, la responsabilité des personnes morales a été reconnue pour les autres crimes internationaux, mais pas pour les plus graves. S’il est vrai que le mouvement en faveur de la reconnaissance de la responsabilité des personnes morales a été amorcé en 1973 avec la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid[81], puis en 1989 avec la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination[82] et la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme de 1999[83], reste qu’il a pris de l’ampleur à partir du début des années 2000 avec l’adoption de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée de 2000[84], le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants de 2000[85], la Convention des Nations Unies contre la corruption de 2003[86], le Protocole au Protocole pour la répression d’actes illicites contre la sécurité des plateformes fixes situées sur le plateau continental de 2005[87].

L’insertion de la responsabilité des personnes morales dans ces conventions pénales internationales ne fournit pas d’indices fiables d’identification des bases objectives de la reconnaissance de cette forme de responsabilité.

Dans la Convention sur la répression du financement du terrorisme, les rédacteurs avaient

souligné que le projet de convention avait pour objet de cibler les commanditaires du terrorisme afin de provoquer un effet dissuasif, de les poursuivre et de punir leurs actes criminels sans pénaliser les activités légitimes des organisations humanitaires ou de celles qui fournissent des fonds en toute bonne foi. On a souligné qu’il était nécessaire à cet égard d’établir spécifiquement l’intention criminelle des bailleurs de fonds[88].

Il en découle que la nécessité d’incriminer la responsabilité des personnes morales se justifie par la prise en compte de l’idée que plusieurs acteurs interviennent dans la chaîne de commission de cette infraction. Il s’agit d’un crime collectif et organisé.

La même logique s’applique à la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales dans la Convention sur la criminalité transnationale organisée, le Protocole facultatif à la convention relative aux droits de l’enfant, la Convention sur la corruption et le Protocole relatif à la répression d’actes illicites contre la sécurité des plates formes. En effet toutes ces infractions ont trait à la criminalité de groupe et sont évoquées dans la convention sur la criminalité transnationale organisée[89]. En tant que crimes commis par des groupes structurés ou pas, il est apparu, semble-t-il, illogique de ne pas envisager la responsabilité des entités collectives dans la dynamique de prévention et de répression desdits crimes internationaux. La mise à l’écart de la responsabilité des personnes morales dans ces conventions était de nature à amoindrir l’effet dissuasif des objectifs poursuivis par ces textes.

La dimension collective, organisée des crimes internationaux pour lesquels le droit international a reconnu la responsabilité des personnes morales dans certaines conventions internationales est aussi présente dans les crimes contre l’humanité et pourtant la responsabilité des êtres collectifs a tardé à être reconnue en la matière. C’est ce rééquilibrage que tente de faire le projet d’articles.

2. Le rééquilibrage du régime des crimes internationaux selon le mode d’incrimination et celui des crimes graves

La reconnaissance de la responsabilité des personnes morales en matière de crimes contre l’humanité a tardé à être reconnue dans l’ordre juridique international. Le seul instrument juridique international à l’avoir consacré demeure le Protocole de Malabo. S’il entre en vigueur, ce sera « une première mondiale »[90]. Ce protocole a été adopté dans un contexte où l’Afrique voulait régionaliser la justice pénale internationale selon ses critères propres[91]. Il institue au sein de la future Cour africaine de justice, des droits de l’Homme et des peuples, une section pénale compétente en matière de 14 crimes internationaux, y compris les crimes contre l’humanité[92]. Cette juridiction est compétente pour juger non seulement les individus, mais aussi et surtout les personnes morales à l’exception de l’État[93].

Le retard observé dans la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales en matière de crimes contre l’humanité peut s’expliquer par le fait que de tous les crimes internationaux les plus graves, seuls les crimes contre l’humanité n’ont pas encore fait l’objet d’une convention internationale spécifique. Ainsi la communauté internationale dans son ensemble, n’a pas eu l’occasion de discuter en profondeur de toutes les données de ce crime international, surtout d’analyser tous les enseignements reçus de l’activité des juridictions pénales internationales. Autrement dit, le présent projet d’articles offre aux États l’occasion de prendre en compte les leçons tirées de la jurisprudence de la Cour pénale internationale, des cours et tribunaux pénaux internationaux sur la dimension collective, planifiée et organisée des crimes contre l’humanité dont la commission est impossible en l’absence de la mobilisation de moyens importants par des entités collectives[94]. La CDI avait déjà perçu cette donnée dans ses travaux relatifs au projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de 1996 en indiquant que « c’est l’instigation ou la direction soit d’un gouvernement ou d’une organisation ou d’un groupe quelconque qui donne à l’acte sa dimension et en fait un crime contre l’humanité »[95].

Si les États ont pris en compte le caractère organisé de certains crimes internationaux de gravité inférieure aux crimes contre l’humanité, la même logique devrait à fortiori les animer dans la reconnaissance de la responsabilité des personnes morales pour ce crime grave du droit international. Le projet d’articles apparait alors comme l’occasion idoine pour amorcer l’équilibre entre le régime des crimes internationaux.

Ces avancées notées dans l’érection de la responsabilité des personnes morales ne doivent pas être interprétées comme entièrement satisfaisantes.

II. Une avancée perfectible dans la dynamique de la responsabilité des entités pour crimes contre l’humanité

L’érection de la responsabilité des personnes morales par le projet d’articles ne suffit pas en l’état pour atteindre pleinement l’objectif de lutte contre l’impunité. De ce point de vue, il importe de définir un modèle d’imputation (A), d’harmoniser la sanction (B) afin que toutes les personnes morales puissent répondre également des conséquences de leurs actes en matière de crimes contre l’humanité et enfin d’élaborer des règles de compétences globales et cohérentes (C).

A. La nécessité de définir un modèle d’imputation propre à la personne morale

L’opération d’imputation est au coeur du mécanisme de la responsabilité[96]. C’est elle qui permet d’établir le lien de rattachement entre l’acte répréhensible et son auteur. L’appliquer aux personnes morales dans le cadre d’un crime international figure au rang des questions les plus délicates à résoudre. La délicatesse de la question tient de ce que si l’imputation suppose la constatation de l’infraction pour ensuite l’opposer à la personne morale, elle s’entendrait beaucoup comme l’endossement, par une personne morale, de la qualité d’auteur ou de complice d’une infraction[97].

L’analyse de la plupart des droits pénaux nationaux ayant consacré la responsabilité pénale des personnes morales révèle que les solutions adoptées pour résoudre la question de l’imputation de l’infraction à la personne morale oscillent entre les théories positives systématisées par la doctrine : l’« identification theory »[98], la théorie de la responsabilité fonctionnelle appliquée aux Pays-Bas[99], la théorie de la responsabilité par ricochet ou d’emprunt, retenue dans le système français[100], le système de la responsabilité « propre à la personne morale » appliquée en Italie[101]. Malgré leur apparente diversité, toutes ces théories au fond, procèdent d’une même logique, la nécessaire intervention d’une personne physique pour engager la responsabilité de l’être moral[102].

Le rattachement des crimes contre l’humanité à la personne morale s’inscrit dans la perspective générale de la question de l’attribution de la responsabilité d’un fait individuel à une entité abstraite. Elle n’est pas totalement différente de celle relative à l’attribution de la responsabilité de l’État en droit international. De ce point de vue, l’élaboration des critères d’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale (3) qui nécessite le dépassement du voile de la personnalité morale (2) pourrait s’inspirer du mécanisme d’attribution à l’État de la responsabilité en droit international (1).

1. Les leçons du mécanisme d’attribution à l’État de la responsabilité en droit international dans la dynamique d’élaboration des critères d’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale

L’État est une personne morale de droit public. En tant qu’entité abstraite par essence, le droit international a conçu un mécanisme propre de mise en oeuvre de sa responsabilité. Les développements récents autour de deux conditions importantes de ce mécanisme de responsabilité, notamment la faute de l’État et la détermination de l’organe de l’État auteur de la faute, s’avèrent utiles dans l’élaboration des critères d’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale.

Premièrement, on sait aujourd’hui que la responsabilité de l’État peut être internationalement engagée pour une faute, notamment la violation d’une obligation internationale. En matière de crimes contre l’humanité, et en accord avec la jurisprudence de la CIJ dans l’Affaire relative à l’application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Bosnie-Herzégovine et Serbie et Monténégro, il peut s’agir de la violation de l’obligation de ne pas commettre ou de la violation de l’obligation de ne pas laisser commettre les crimes contre l’humanité[103], étant entendu que l’obligation de ne pas commettre, donc de prévenir, est autonome[104] et se distingue de l’obligation de ne pas laisser commettre et donc de réprimer. Il ressort des principes Ruggie[105] que l’entreprise est soumise en matière des droits de l’homme aux obligations identiques à celles de l’État. Ainsi rien ne s’oppose à ce que l’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale émane de la violation de son obligation de ne pas commettre ou de laisser commettre les crimes contre l’humanité. La prise en compte de cette donnée dans l’élaboration de la responsabilité des personnes morales pour crimes contre l’humanité impose aux entreprises des obligations fortes en termes de vigilance et de diligence. De manière comparative, le principe 17 de John Ruggie définit les paramètres de la diligence raisonnable des entreprises en matière de droits de l’homme tandis que les principes 18 à 21 détaillent les principales composantes. Suivant ces principes, les entreprises sont tenues d’évaluer les incidences effectives et potentielles de leurs activités sur les droits de l’homme, de regrouper les constatations et de leur donner une suite, de suivre les mesures prises et de faire savoir comment il est remédié à ces incidences[106].

Deuxièmement, la question de la détermination de l’organe de l’État auteur du fait internationalement illicite n’est pas aisée[107]. S’il est évident que, selon la CIJ, le concept d’« organe de l’État », au sens du droit international coutumier et de l’article 4 de la CDI sur la responsabilité des États, s’applique à toutes les personnes ou entités qui entrent dans l’organisation de l’État et qui agissent en son nom[108], il demeure constant que dans le cadre des conflits armés, le droit international a été confronté à la difficulté d’attribuer les agissements de certains individus ou entités à l’État. Pour résoudre cette difficulté, l’assiette des organes de l’État dont le comportement est de nature à engager la responsabilité internationale de l’État s’est étendue. Il peut s’agir d’organes de jure ou de facto avec la précision qu’ils soient reconnus comme tels par le droit interne de l’État. Une autre question s’est posée de savoir sur quels critères objectifs on peut attribuer les agissements de tels organes à l’État. Elle a fait l’objet de vives controverses aussi bien en jurisprudence qu’en doctrine[109].

Au départ, la CIJ a eu recours à la notion de « contrôle effectif »[110] et au critère de la dépendance et de l’autorité[111]. En d’autres termes pour engager la responsabilité de l’État du fait des agissements sur une certaine entité, il convient de prouver que l’État exerce sur l’entité en question, sur toutes ses activités, une autorité et que cette entité dépend totalement de l’aide de cet État. En outre, la CIJ a indiqué qu’il 

convient d’aller au-delà du seul statut juridique, pour appréhender la réalité des rapports entre la personne qui agit et l’État auquel elle se rattache si étroitement qu’elle en apparaît comme le simple agent : toute autre solution permettrait aux États d’échapper à leur responsabilité internationale en choisissant d’agir par le truchement de personnes ou d’entités dont l’autonomie à leur égard serait une pure fiction[112].

Selon la CIJ un État n’est responsable que du comportement, des personnes qui, à quelque titre que ce soit, agissent en son nom. Un tel comportement peut être accompli par ses organes officiels, et aussi par des personnes ou entités qui, bien que le droit interne de l’État ne les reconnaisse pas formellement comme tels, doivent être assimilées à des organes de l’État parce qu’ils se trouvent placés sous sa dépendance totale.

Par la suite, le TPIY pour sa part se réfère à la notion de « contrôle global », [113] car d’une part, le critère de « contrôle effectif » ne s’accorde pas avec la logique du droit de la responsabilité internationale de l’État en ce que les principes du droit international relatifs à l’imputation aux États d’actes accomplis par des particuliers ne reposent pas sur des critères rigides et uniformes[114], et d’autre part, il ne s’accorde pas avec la pratique judiciaire et étatique[115]. Ainsi, pour attribuer la responsabilité des agissements d’un groupe à un État, il faut établir qu’il exerce un contrôle global et général sur le groupe « non seulement en l’équipant et le finançant, mais également en coordonnant ou en prêtant son concours à la planification d’ensemble de ses activités »[116]. De l’avis du TPIY, la condition relative aux instructions ou ordres donnés par l’État au groupe est indifférente.

Le critère de « contrôle global » a été rejeté par la CIJ en ce qu’il étend le champ de la responsabilité des États bien au-delà du principe fondamental qui gouverne le droit de la responsabilité internationale, en tant que tel, il distend trop, jusqu’à le rompre presque, le lien qui doit exister entre le comportement des organes de l’État et la responsabilité internationale de ce dernier[117].

Au-delà de cette controverse, il convient de souligner avec Hervé Ascensio que les critères de dépendance, d’autorité, de contrôle, d’unité de projet politique sont pertinents dans la perspective de l’attribution des actes de l’organe de l’État à celui-ci[118]. Ces critères permettent de rattacher l’acte commis par une personne, quelle que soit sa position dans la hiérarchie de l’entité collective ou ses liens avec ladite entité à cette dernière.

L’élaboration des critères d’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale gagnerait à s’inspirer de l’évolution des débats sur la question de l’attribution à l’État de la responsabilité internationale. Cela permettrait d’élargir l’assiette du substratum humain en évitant de la limiter uniquement aux personnes bien placées dans la hiérarchie de la personne morale afin de l’étendre aux simples employés, à toutes les personnes intervenant dans la chaîne d’activités et autres personnes liées à la personne morale d’une quelconque manière. Autrement dit, de transgresser le voile de la personne morale.

2. La nécessité de percer le voile de la personne morale

L’efficacité de la mise en jeu de la responsabilité des personnes morales pour crimes contre l’humanité nécessite d’élaborer des critères juridiques objectifs de nature à percer le voile de la personne morale. Il s’agit ici de surmonter deux obstacles majeurs : l’identification de la personne morale en cause et le contournement de l’autonomie juridique des entités, composant un groupe de sociétés, socle du droit des sociétés.

Relativement au premier obstacle, la détermination de la personne morale à qui imputer un crime contre l’humanité suppose de dépasser la notion technique de personne morale[119]. De fait, les réalités contextuelles montrent une sophistication croissante des montages juridiques et des restructurations permanentes des groupes pour entraver les mécanismes d’imputation[120]. L’option de la notion de « personne morale » au détriment de toute autre appellation laisse libre cours à l’interprétation. Elle peut laisser croire que seules les collectivités dotées de la personnalité juridique peuvent répondre des crimes contre l’humanité. Pareille interprétation est de nature à limiter la responsabilité pour crimes contre l’humanité aux seules entités dotées de la personnalité juridique, ainsi la personnalité juridique serait alors perçue comme un élément majeur de la responsabilité des personnes morales, une condition de son existence. En pareille occurrence, les groupements sans personnalité juridique, à l’instar des sociétés de fait ou celles créées de fait, seraient exclus du champ de la responsabilité. Dans le même sens, les sociétés dotées de la personnalité juridique au moment de la commission des crimes contre l’humanité, qui auraient perdu celle-ci, à la suite par exemple d’une fusion ou d’une dissolution, seraient également exclues du domaine de la responsabilité pour crimes contre l’humanité[121]. Le principe de la personnalité de la peine s’oppose, dans l’hypothèse d’une fusion absorption, à la transmission de la responsabilité de la société absorbée à la société absorbante. En France, la Cour de cassation avait indiqué dans un arrêt que « la fusion faisant perdre son existence juridique à la société absorbée, l’action publique est éteinte à son égard »[122]. Cette position française se situe aux antipodes de celles de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour suprême du Canada suivant lesquelles aucune fusion ne peut faire obstacle aux poursuites contre la nouvelle entité à l’égard des infractions commises avant la fusion[123]. L’approche française, en ce qu’elle permet, sous le couvert du voile de la personnalité morale, l’irresponsabilité en matière de crimes contre l’humanité en cas de fusion-absorption, mérite d’être abandonnée au profit de l’approche canadienne qui favorise le transfert de responsabilité de la société absorbée à la nouvelle entité. Quoi qu’il en soit, pour éviter les pratiques de fusions-absorptions ou de dissolutions frauduleuses, qui peuvent créer des « trous noirs », sources d’inefficacité et d’impunité[124] dans la responsabilité des êtres collectifs, il importe de rendre opératoire les notions d’entreprise, entité, groupement unique, continuité économique et/ou juridique. Ces notions sont, selon la formule de Géneviève Giudicelli-Delage, les « seules à même de permettre la mise en oeuvre d’un système efficace de responsabilité »[125].

S’agissant du second obstacle, il s’agit de contourner l’un des principes essentiels du droit des sociétés, l’autonomie juridique de chaque entité composant un groupe de sociétés, qui peut constituer potentiellement un obstacle majeur à l’établissement de la responsabilité des personnes morales pour crimes contre l’humanité[126]. L’enjeu d’un tel contournement consiste à contrer les effets pervers de l’organisation réticulaire des personnes morales qui peuvent favoriser une irresponsabilité[127]. De fait, les sociétés transnationales peuvent se dissimuler derrière le voile de la personnalité afin d’éviter la mise en cause de la responsabilité de la société mère pour des crimes contre l’humanité perpétrés par une de ses filiales[128]. Ce problème se pose lorsque les entreprises comptent un grand nombre d’entités dans leurs chaînes de valeur. La société mère peut se cacher derrière la règle d’autonomie de chacune des entités pour échapper à sa responsabilité. Il importerait alors d’envisager la possibilité de mettre en jeu la responsabilité de la société mère sur la base de la violation de son obligation de due diligence qui, en vertu des principes Ruggie, oblige les entreprises à identifier les domaines généraux où le risque d’incidences négatives sur les droits de l’homme est le plus important[129]. En d’autres termes, la responsabilité de la société mère est envisagée ici en ce qu’elle n’a pas veillé à ce que le cadre d’exploitation de ses fournisseurs ou clients, des activités de ses filiales soit exempt de la commission des crimes contre l’humanité.

3. La nécessité de définir les critères d’imputation

Les leçons tirées du mécanisme d’attribution à l’État de la responsabilité internationale en matière de définition des critères d’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale conduisent à identifier objectivement l’individu, agent de la personne morale dont l’acte criminel lui est attribuable (a), et à identifier subjectivement la faute de la personne morale susceptible de mettre en jeu sa responsabilité pour crimes contre l’humanité (b).

a) L’identification des critères objectifs d’imputation

Définir des critères objectifs d’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale, dans une perspective d’efficacité de la responsabilité des entités collectives en la matière, nécessite un dépassement des conceptions traditionnelles des modèles théoriques de la responsabilité pénale des personnes morales en droit interne. Il s’agit de scruter les dispositions pénales nationales en matière de responsabilité des personnes morales dans la perspective de mettre en évidence les traits communs à même non seulement de fédérer au niveau international, mais aussi et surtout de rendre efficace la responsabilité des personnes morales pour crimes contre l’humanité. À cet égard, deux pistes peuvent être envisagées : l’identification objective du substratum humain dont l’acte permet de réaliser l’imputation matérielle et morale pour le compte de la personne morale et le lien de rattachement entre agissement individuel et entité collective.

On sait, d’un point de vue général, que la personnalité juridique attribuée à l’entité collective est une fiction juridique, les personnes morales ne sont toujours pas vraiment des personnes comme les autres[130]. En tant que telle, l’imputation d’un fait à la personne morale exige qu’une personne physique pose un acte ou s’abstienne. L’opération d’imputation d’un crime contre l’humanité, crime international par nature, à une personne morale n’est pas une évidence. Au regard des enjeux de la répression de cette infraction internationale, l’imputation du crime contre l’humanité à la personne morale exige une identification objective du substratum humain[131]. La détermination de l’être humain auteur de l’acte imputable à la personne morale est indispensable. Si en droit interne, certains systèmes pénaux ayant consacrés la responsabilité pénale des personnes morales retiennent l’action des dirigeants ou représentants de la personne morale en rejetant celle des simples employés, sauf ceux bénéficiaires de la délégation de pouvoir, dans le cadre des crimes contre l’humanité, l’impératif de lutte contre l’impunité exige un dépassement de ce paradigme. Dès lors, le substratum humain devrait être étendu au-delà de la catégorie des dirigeants. Pour atteindre cet idéal de manière objective, le substratum humain devrait prendre en compte l’action des individus, des personnes physiques dotées de pouvoir de représentation, d’administration, de direction, de gestion ou de contrôle. Autrement dit, l’action des individus situés au sommet[132] de la personne morale est un élément indispensable de l’imputation des crimes contre l’humanité à cette entité collective. Elle n’est pas suffisante, elle devrait également s’étendre à celle des individus soumis au pouvoir de représentation, d’administration, de direction, de gestion, ou de contrôle d’autrui, c’est-à-dire les individus subordonnés[133].

Au-delà d’être en position de sommet ou subordonné au sein de la personne morale, l’action des individus pour engager la responsabilité de l’être collectif exige que soit clairement établi un lien de rattachement. L’établissement du lien de rattachement entre les agissements des individus et la personne morale, dans la perspective de l’efficacité du système d’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale, nécessite le recours aux notions d’« intérêt » et de « profit » de manière alternative. Autrement dit, l’imputation des crimes contre l’humanité à la personne morale suppose que les individus en position apicale ou para-apicale au sein de l’entité collective aient agi dans l’intérêt ou au profit de la personne morale. Le critère de profit se justifie dans la mesure où il est généralement admis que là où est le profit doit être la charge[134]. Le recours aux notions d’intérêt et de profit comme critères d’imputation du crime contre l’humanité à l’entité collective l’oblige à prendre des mesures pour veiller à ce que ses intérêts et ses profits s’obtiennent sainement à défaut de se voir imputer subjectivement la commission d’un crime international.

b) L’identification des critères subjectifs d’imputation

La nécessité de recourir aux critères subjectifs d’imputation dans la dynamique de la responsabilité des personnes morales se justifie, d’une part, par les lacunes observées dans le système de la responsabilité par ricochet[135], et d’autre part, par l’efficacité des expériences extra pénales observées en droit international et en droit interne et par certains systèmes pénaux à l’instar de l’Italie, la Suisse et l’Autriche.

Les critères subjectifs d’imputation consistent à concevoir un système de culpabilité propre aux entités collectives articulé autour de l’outil de la compliance[136] et fondé sur la faute d’organisation de l’entreprise[137]. Il s’agit d’un système d’attribution de la responsabilité à la personne morale en raison de son organisation défectueuse[138]. Les critères subjectifs d’imputation visent à saisir soit les défaillances dans l’organisation de l’entité ou dans le devoir de surveillance des comportements des sujets subordonnés, soit les comportements délibérés d’entreprises de commissions d’infractions[139].

Le recours aux critères subjectifs d’imputation pourrait jouer un rôle majeur dans la perspective de la prévention des crimes contre l’humanité en ce qu’ils imposent aux personnes morales des obligations fortes en termes de vigilance, de due diligence. L’obligation de vigilance[140] pourrait consister pour les sociétés mères et les entreprises donneuses d’ordre d’établir un plan de vigilance comportant des mesures de vigilance raisonnables à même de prévenir et d’empêcher la commission des crimes contre l’humanité. L’obligation de due diligence pourrait consister pour les entreprises non seulement à s’abstenir de commettre des crimes contre l’humanité, mais aussi et surtout de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir et éviter que leurs activités puissent participer de quelque manière que ce soit à la commission des crimes contre l’humanité. Pour s’acquitter de ces deux obligations essentielles, les personnes morales seraient tenues d’élaborer des mécanismes stricts à l’instar des codes de conduite, charte éthique, reporting, programmes de conformité[141].

L’intérêt de la systématisation des critères subjectifs d’imputation de la responsabilité de la personne morale en cas de crimes contre l’humanité est indéniable. Ces critères visent à appréhender l’entité qui détient réellement le pouvoir d’établir la politique de l’entreprise, mais oblige en même temps l’entreprise à s’engager dans la prévention des crimes contre l’humanité en son sein[142]. La subjectivation de l’imputation est le système capable de « responsabiliser » l’entreprise[143] et de prévenir efficacement les crimes contre l’humanité.

Ainsi l’efficacité de la mise en jeu de la responsabilité de la personne morale pour crimes contre l’humanité exige une définition claire d’un modèle d’imputation. Cela implique que l’on dépasse objectivement la conception d’une imputation fondée uniquement sur le substratum humain[144] pour élaborer subjectivement une culpabilité propre aux entités collectives articulée autour des défaillances dans l’organisation de l’entité ou dans le devoir de surveiller les comportements des membres de l’entité. L’élaboration des critères objectifs et subjectifs d’imputation favorise l’application des sanctions.

B. La nécessité d’opter pour une harmonisation de la sanction

Le paragraphe 8 de l’article 6 du Projet d’articles dispose que

sous réserve des dispositions de son droit interne, tout État prend, s’il y a lieu, les mesures qui s’imposent, afin d’établir la responsabilité des personnes morales pour les infractions visées dans le présent projet d’article. Selon les principes juridiques de l’État, cette responsabilité peut être pénale, civile ou administrative[145].

La rédaction de cette disposition laisse le soin aux États le choix de la sanction en cas de mise en jeu de la responsabilité de la personne morale. La teneur de l’option de l’alternative de la sanction (1) justifiée par le souci des rédacteurs de respecter la souveraineté des États est critiquable (2).

1. La teneur de l’option de l’alternative de la sanction

L’option de l’alternative de la sanction contenue au paragraphe 8 de l’article 6 du Projet d’articles vise à laisser le soin aux États de choisir, selon ses dispositions juridiques internes, le type de sanction applicable à la personne morale. Ce choix peut varier entre la sanction pénale, civile ou administrative. L’option de l’alternative de la sanction pour crime international n’est pas nouvelle en droit international[146]. D’ailleurs dans le commentaire du Projet d’articles, il est admis que le libellé de ce texte a été inspiré du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, adopté par l’Assemblée générale en 2000 et entré en vigueur en 2002. En juillet 2017, 175 États étaient parties à cet instrument et neuf l’avaient signé, mais pas encore ratifié[147]. La forte adhésion des États à cet instrument fournissait, sans doute un indice important de l’acceptation de cette option d’alternative de la sanction dans le cadre de la responsabilité des personnes morales pour crimes internationaux par la communauté internationale. Les rédacteurs du projet d’articles, en laissant une marge de manoeuvre aux États dans le choix du type de sanction, ont voulu tenir compte de la diversité des approches en droit interne[148]. Au-delà de la pertinence des raisons à la base de cette option de l’alternative de la sanction, ce choix est critiquable.

2. La critique de l’option de l’alternative de la sanction

L’option de l’alternative de la sanction peut poser des problèmes au moins de deux ordres. Elle peut rendre la coopération judiciaire pénale, relativement aux personnes morales, difficile. Elle peut déboucher sur une disparité d’approches entre États de nature à rendre inefficace et peu dissuasif le mécanisme de la responsabilisation des êtres collectifs pour crimes contre l’humanité.

Premièrement, l’option de l’alternative de la sanction peut rendre la coopération judiciaire pénale, relativement aux personnes morales, difficile entre États ayant choisi des sanctions de nature différente au regard de la règle de la réciprocité d’incrimination, base du système de coopération judiciaire en droit pénal international. Il est évident que le rapporteur spécial Sean D. Murphy avait indiqué dans son rapport du 23 janvier 2017 que la règle de la double incrimination ne concerne pas les infractions de crimes contre l’humanité, mais plutôt la responsabilité des personnes morales à l’égard de ces infractions et que les procédures d’extradition portent sur le transfert de personne physique[149]. Reste que l’option de l’alternative de la sanction envisagée par le paragraphe 8 de l’article 6 est susceptible de poser problème sur le terrain de l’entraide judiciaire. En effet si le paragraphe 2 de l’article 14 traite de l’entraide judiciaire de manière spécifique à la personne morale en souhaitant qu’elle soit la « plus large possible », le même texte s’empresse d’indiquer que cette entraide doit se faire uniquement dans la mesure où « les lois, traités, accords et arrangements pertinents de l’État requis le permettent ». À ce titre la disparité d’approches entre États sera potentiellement source de problèmes. Ainsi si un État d’accueil condamne une entreprise pour des faits de crimes contre l’humanité commis sur son territoire au pénal, pareille condamnation peut être difficilement reconnue et exécutée par l’État d’origine qui n’aurait pas consacré cette forme de responsabilité. Cet État pourrait à juste titre invoquer le paragraphe 2 de l’article 14 susvisé. À l’échelle européenne, en dépit du degré élevé de coopération entre les États, ce type de difficultés se posent, les seules sanctions pénales dont l’exécution sera assurée par un État autre que celui qui les aura prononcées sont les sanctions de nature financière[150].

Deuxièmement, l’option de l’alternative de la sanction risque de donner lieu à l’existence de différences majeures entre ordres juridiques. Ces différences sont de nature à inhiber l’effet escompté de punir les personnes morales. Autrement dit, la disparité des options peut s’avérer inefficace et peu dissuasive[151]. L’expérience de la politique criminelle de l’Union européenne en matière de responsabilité des personnes morales, notamment en ce que ses textes se veulent aussi neutres en ce qui tient à l’alternative entre sanction administrative et véritable peine, a amené la doctrine à conclure que cette option présentait un risque sur l’efficacité du mécanisme de la responsabilité des personnes morales[152].

C. L’élaboration des règles de compétence globales et cohérentes

Les règles de compétence actuellement retenues par la CDI (1) méritent d’être renforcées (2) afin d’atteindre l’objectif de la responsabilisation des personnes morales.

1. Les règles de compétence actuellement retenues

L’élaboration des règles de compétence globales et cohérentes spécifiques relatives à la responsabilité des personnes morales apparait comme un moyen efficace et dissuasif en matière de prévention et de répression des crimes contre l’humanité. La teneur des règles de compétence retenues par le Projet d’articles à l’article 7 n’est pas à même d’atteindre cet objectif. Ce texte dispose :

Article 7 Établissement de la compétence nationale 1. Tout État prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions couvertes par les présents projets d’article dans les cas suivants : a) quand l’infraction a été commise sur tout territoire sous sa juridiction ou à bord d’un navire ou d’un aéronef immatriculé dans cet État; b) quand l’auteur présumé de l’infraction est un ressortissant dudit État ou, si cet État le juge approprié, un apatride qui réside habituellement sur son territoire; c) quand la victime est un ressortissant dudit État si cet État le juge approprié. 2. Tout État prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître des infractions couvertes par les présents projets d’article dans les cas où l’auteur présumé de l’infraction se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où il ne l’extrade ou ne le remet pas conformément au présent projet d’articles. 3. Le présent projet d’articles n’exclut l’exercice d’aucune compétence pénale établie par un État conformément à son droit interne[153].

L’exégèse de ce texte indique que le projet d’articles opte, de manière explicite pour les principes de la compétence territoriale[154], personnelle active[155] et passive[156], et de manière implicite pour la compétence universelle territorialisée[157]. Ces règles de compétence sont rédigées de manière générale et ont vocation a priori à saisir les actes posés par les individus auteurs des crimes contre l’humanité. En d’autres termes, la rédaction de l’article 7 susvisé relatif à l’établissement de la compétence nationale ne prend en compte que les situations dans lesquelles l’auteur des crimes contre l’humanité est une personne physique. Elle est silencieuse lorsque l’auteur des crimes contre l’humanité est une personne morale. Ce mutisme, souligné par le Portugal dans son commentaire du Projet d’articles[158], est susceptible de vider de son sens l’enjeu de la consécration de la responsabilité des personnes morales pour crimes contre l’humanité.

L’appréhension des actes posés par les personnes morales nécessite en effet de prévoir des règles spécifiques de compétence qui prennent en compte toutes les données de la responsabilité de cette catégorie particulière d’acteur des crimes contre l’humanité.

2. Les règles de compétence à renforcer

Les règles de compétence actuellement retenues par la CDI méritent d’être renforcées de manière à saisir la spécificité de la responsabilité des personnes morales pour crimes contre l’humanité. L’élaboration des règles de compétence globales et cohérentes spécifiques à la responsabilité des personnes morales doit tenir compte de deux données majeures : d’abord, elles doivent prendre en compte les défaillances dans l’organisation de cette entité collective, étant entendu que ces défaillances peuvent s’étaler sur les frontières de plus d’un État. Ensuite, la mondialisation de l’économie caractérisée par une course effrénée aux investissements directs étrangers laisse apparaitre une disparité de traitement juridique des personnes morales sur la scène internationale. Si dans les pays développés la réglementation est rigide, tel n’est pas le cas pour les pays en développement[159]. Cette divergence de règles juridiques est de nature à créer des « trous noirs » dans la responsabilité des entités en cas de crimes contre l’humanité.

La prise en compte de ces données conduit à élaborer des règles de compétence, en matière de responsabilité de la personne morale pour crimes contre l’humanité, de nature à faire échec à la territorialité et de mettre en oeuvre la responsabilité directe des personnes morales de manière globale et cohérente. À cet égard, le contenu des règles de compétence extraterritoriale devrait dépendre de la question de la nationalité des corporations. Elle est importante ici pour deux raisons.

Premièrement, l’adoption d’une conception large de la nationalité est intéressante dans la perspective de faire en sorte qu’aucune personne morale ne puisse échapper aisément au juste châtiment en matière de crimes contre l’humanité.

On sait qu’il n’existe pas en droit international un critère exclusif de détermination de la nationalité des personnes morales. Les États ont le choix de déterminer sur quelle base ils considèrent telle société comme ayant leur nationalité. Toutefois, cette liberté de choix est tempérée par l’obligation pour les États de recourir à des critères suffisamment clairs et précis. L’absence de déterminants opposables aux États dans le choix de la nationalité ne saurait nullement être interprétée comme s’il n’existe pas en la matière des indices de rattachement d’une société à un État. En effet, d’après la pratique internationale, le lieu d’enregistrement, le lieu d’établissement, le lieu où se situe le centre d’activités apparaissent comme les critères majeurs sur lesquels les États se fondent pour revendiquer la nationalité des sociétés.

Dans l’affaire Barcelona Traction[160], la question de la détermination de la nationalité de la société à partir de la nationalité des actionnaires a été discutée. La CIJ l’a exclue pour la protection diplomatique, mais a indiqué que la levée du voile social, permettant de surmonter la division des personnalités juridiques entre l’entreprise et ses actionnaires, pouvait s’envisager dans certaines circonstances, à l’instar de ce qui a lieu en droit national[161]. À partir de cette prise de position, il s’est posé la question de l’extension des conditions de détermination de la nationalité au-delà de la protection diplomatique notamment dans le domaine du droit de l’investissement où la nationalité des investisseurs prime sur celles des entreprises où ils ont investi[162]. La pratique en droit de l’investissement indique que les États, s’appuyant sur la liberté de choix des critères de la nationalité, adoptent une conception large de la nationalité, qui leur permet d’exercer une compétence extraterritoriale en vue de protéger les intérêts de leurs nationaux ayant investi à l’étranger[163].

Deuxièmement, elle permettra de repenser la compétence personnelle et universelle de manière spécifique à la responsabilité des personnes morales. Ainsi, sur le fondement de la compétence personnelle, il sera possible de retenir de manière concurrente la compétence des juridictions de l’État d’origine de la société mère et celles de l’État de la filiale étant entendu que la compétence des juridictions du premier joue automatiquement lorsqu’il est avéré que l’État du second soit incapable ou peu soucieux de sanctionner la personne morale pour crimes contre l’humanité[164]. Le principe de la personnalité, repensée au moyen d’une conception large de la nationalité, permettra aux États parties à la future convention de s’engager à établir la compétence de leurs juridictions toutes les fois que les défaillances dans l’organisation de l’entité collective ont conduit à la commission des crimes contre l’humanité même en dehors de leur territoire. Dans ce dernier cas, le seul critère de rattachement exigible serait l’exercice d’une branche d’activité de l’entité collective sur le territoire dudit État. Il s’agit en réalité de systématiser la compétence des juridictions de l’État d’origine, État du siège de la société mère, toutes les fois que l’une des filiales a participé à la commission des crimes contre l’humanité. Autrement dit, l’État d’origine de la société mère doit établir la compétence de ses juridictions pour les actes constitutifs de crimes contre l’humanité, même commis par la filiale en dehors du territoire dudit État[165].

***

Les crimes contre l’humanité se singularisent par leur caractère collectif. Leur mise en oeuvre nécessite une organisation qui ne peut être le fait que d’entités collectives. La prise en compte de cette donnée dans la formulation de la proposition d’introduire la responsabilité de la personne morale dans le projet d’articles constitue une avancée majeure dans la lutte contre l’impunité. Il s’agit d’une évolution positive dans le débat sur la question de la responsabilité des personnes morales dans l’ordre juridique international. Hier cette forme de responsabilité était rejetée non seulement en raison de la divergence théorique entre les systèmes juridiques, mais aussi et surtout parce qu’il apparaissait irréaliste de faire reposer sur une entité abstraite les faits commis par un individu. Aujourd’hui, le changement de paradigme opéré à partir des années 1990, notamment les réflexions autour de la responsabilité des entreprises pour violation des droits de l’homme, a contribué positivement à l’évolution du débat. De ce point de vue, le principe de la responsabilité des personnes morales et le droit international ne se pose plus en termes d’incompatibilité. Cette avancée importante est perfectible. L’amélioration du régime de la responsabilité des personnes morales pour crimes contre l’humanité passe par la définition d’un modèle propre d’imputation de ce crime à l’entité collective. Ce modèle peut s’inspirer de la question de l’imputation d’un fait internationalement illicite à l’État. De ce point de vue, la responsabilité de la personne morale pourra être engagée non seulement pour violation de l’obligation de ne pas commettre les crimes contre l’humanité, mais aussi pour violation de l’obligation de laisser commettre les crimes contre l’humanité. L’assiette des personnes physiques dont l’action criminelle est attribuable à la personne morale ne devrait pas se réduire aux seules personnes haut placées, elle devrait inclure les simples employés ou agents dès lors que ceux-ci ont agi pour le compte ou au profit de l’entité collective. Il importe aussi, pour l’efficacité de ce mécanisme de responsabilité, que la sanction soit harmonisée. À cet égard, l’option de l’alternative de la sanction mérite d’être repensée. De même, les États doivent adopter une conception large de la nationalité des entreprises leur permettant d’exercer une compétence extraterritoriale plus large afin de ne pas laisser certaines entités collectives impunies. Il est en définitive souhaitable que les États s’engagent véritablement à transformer le projet d’articles en convention et n’omettent pas, comme ce fut le cas pour la CPI, de reconnaître la responsabilité des personnes morales pour crimes contre l’humanité. Il s’agirait alors d’une véritable avancée mondiale.