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Au cours des dernières décennies, la mobilité causée par les changements climatiques a fait l’objet d’une attention croissante de la part des universitaires, organisations internationales, médias et autres acteurs internationaux[1]. De nombreuses études, rapports, enquêtes, et articles journalistiques et académiques se sont intéressés aux populations aux prises avec les conséquences des changements climatiques et particulièrement aux petits États insulaires du Pacifique, emblématiques des effets négatifs des changements climatiques sur les systèmes humains[2].

Bien que les changements climatiques touchent l’ensemble du globe, certaines zones géographiques sont particulièrement affectées[3]. En effet, les populations des petits États insulaires du Pacifique comme Tuvalu et Kiribati sont aujourd’hui les premières à devoir affronter les bouleversements climatiques et notamment la montée des eaux, l’érosion des côtes et l’intrusion d’eau saline dans les terres agricoles et réserves d’eau potable[4]. Ces bouleversements sont tels qu’ils menacent les moyens de subsistance des habitants de ces îles qui sont contraints de quitter leur lieu de vie vers d’autres territoires moins à risques. Étant donné que l’ensemble des îles composant les archipels de Tuvalu et Kiribati sont considérées comme à risque de submersion marine, les habitants de ces îles seront forcés à long terme de migrer vers des pays voisins, et donc de franchir les frontières internationales[5]. Si la situation des habitants de ces archipels condamnés à disparaître semble inédite, elle n’est pas un cas isolé puisqu’une personne sur dix dans le monde habite dans une zone menacée par la montée des eaux, d’où la nécessité d’une action globale pour protéger les populations de ces territoires considérés à risques[6].

Or, malgré l’urgence de la situation, il n’existe actuellement aucun statut juridique applicable aux personnes déplacées par les changements climatiques les autorisant à franchir les frontières internationales afin de chercher refuge et de s’établir durablement dans un pays voisin[7]. De nombreux juristes spécialistes du droit international se sont donc interrogés sur la potentialité des outils juridiques internationaux actuels pour combler le vide juridique et offrir une protection aux personnes déplacées par les changements climatiques que nous qualifierons dans la présente contribution de « migrants climatiques », tout en reconnaissant que cette terminologie est encore loin de faire l’unanimité au sein des juristes[8]. Deux approches principales ont essentiellement marqué le débat académique du cadre juridique nécessaire pour anticiper et gérer les migrations climatiques : l’approche par les droits de la personne et l’approche par le droit du climat[9].

Faute d’options juridiques claires, plusieurs habitants des îles Tuvalu et Kiribati ont tenté d’obtenir le statut de réfugié auprès des pays voisins, comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande, sans succès jusqu’à présent étant donné l’inapplicabilité de la Convention relative au statut des réfugiés[10] (Convention) aux migrants climatiques, à moins qu’une personne puisse démontrer qu’elle fait l’objet de persécution pour l’un des cinq motifs prévus par cette Convention[11]. C’est le cas de Ioane Teitiota, un citoyen de l’archipel de Kiribati qui, pour contester son expulsion de Nouvelle-Zélande, a dénoncé les effets nuisibles des changements climatiques, et notamment, l’élévation du niveau de la mer sur son droit à la vie[12].

Bien que le recours de Ioane Teitiota ait été rejeté par les autorités néo-zélandaises et par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies (Comité), les conclusions adoptées par le Comité relatives à cette affaire ont été saluées dans les médias comme une avancée majeure et « historique » pour la reconnaissance internationale d’un statut juridique pour les migrants climatiques[13]. Car pour la première fois, le Comité admet que les effets des changements climatiques sont susceptibles de porter atteinte au droit à la vie au titre des articles 6 et 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[14] et donc de déclencher une obligation de non-refoulement pour les États d’accueil[15].

Cet article vise à analyser les impacts de cette décision sur le débat académique actuel concernant le cadre juridique nécessaire pour anticiper et gérer les migrations climatiques et les obligations des États qui en découlent. Pour ce faire, nous ferons état tout d’abord du débat académique concernant la potentialité des outils juridiques actuels afin de mesurer la contribution des différentes approches. Puis, nous analyserons les conclusions du Comité des droits de l’homme concernant l’affaire Ioane Teitiota c Nouvelle-Zélande en prenant soin de retracer les éléments de la décision qui ont suscité un engouement médiatique. Enfin, nous examinerons l’impact de cette décision sur le débat actuel concernant le cadre juridique nécessaire pour aborder les enjeux relatifs aux migrations climatiques. Suite à cette analyse, nous tenterons de prouver que pour garantir une protection juridique effective aux migrants climatiques, il est nécessaire de conjuguer les approches complémentaires des droits de la personne et du droit du climat et de renforcer la responsabilité juridique des États émetteurs de gaz à effet de serre envers les migrants climatiques.

I. Potentialités des outils juridiques actuels pour la protection des migrants climatiques

De nombreux juristes ont appréhendé et tenté d’élucider la question complexe de la protection et du statut juridique applicable aux personnes forcées de quitter leurs régions ou pays en raison des changements climatiques[16]. Les premières divergences au sein de la communauté scientifique, académique et institutionnelle concernent la terminologie associée à cette population migrante (A)[17]. Le choix de terminologie n’est pas neutre puisqu’il appuie le statut ou la protection juridique que l’on projette de leur accorder[18]. Essentiellement deux approches, l’approche par les droits de la personne (B) et l’approche par le droit international du climat (C), ont été considérées comme potentielles pour combler le vide juridique du cadre réglementaire actuel[19].

A. Tentatives de définition pour catégoriser cette population migrante

La première difficulté à laquelle se heurte celui ou celle qui souhaite appréhender et étudier la question des populations déplacées par les changements climatiques est la définition et la catégorisation de cette population migrante[20]. Les effets des changements climatiques sont divers et variés et dès lors, ils provoquent des déplacements de nature et de caractéristiques différentes[21]. En effet, les catastrophes naturelles soudaines comme les ouragans, cyclones et tsunamis engendrent des déplacements temporaires internes que l’on peut aisément qualifier de forcés, étant donnée la forte causalité entre la catastrophe et le déplacement[22]. À l’inverse, les changements climatiques progressifs comme l’élévation du niveau de la mer et la désertification provoquent des déplacements à long terme vers d’autres régions voire d’autres pays et pour lesquels les raisons du départ sont multiples[23].

Force est de constater qu’il n’existe aucun consensus au sein de la communauté scientifique, académique et institutionnelle concernant la terminologie à retenir[24]. Dans la littérature, on trouve ainsi les termes de « réfugiés environnementaux », « réfugiés écologiques », « réfugiés climatiques », « migrants environnementaux », « migrants climatiques », « déplacés environnementaux » ou « déplacés climatiques » pour décrire et estimer le nombre de personnes déplacées par les effets des changements climatiques[25]. Le choix de la terminologie n’est cependant pas neutre puisqu’il sert d’argument politique en fonction des caractéristiques que l’on souhaite mettre en avant et du statut ou de la protection juridique que l’on projette de leur accorder[26]. Ainsi, le terme « réfugié climatique » est souvent privilégié par ceux qui militent en faveur d’une ouverture de la Convention relative au statut des réfugiés alors que celui de « déplacé climatique » est habituellement utilisé par ceux qui préconisent leur incorporation dans le droit international du climat[27]. Toutefois, l’utilisation du terme « réfugié » est vivement controversée au sein des chercheurs et des organisations internationales telles que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), puisque celui-ci porte à confusion étant donné qu’il renvoie à un concept juridique déjà établi qui n’est présentement pas applicable aux personnes déplacées par les effets des changements climatiques[28].

De plus, une autre distinction peut être opérée entre les termes « personne déplacée » et « migrant ». Tandis que le premier fait référence à un déplacement forcé pour lequel l’individu n’a pas le choix, le deuxième fait allusion à une plus grande marge de manoeuvre dans la décision de migrer[29]. Étant donné l’interrelation de nombreux facteurs économiques, culturels et sociaux à l’origine du déplacement, il est cependant extrêmement difficile de rendre compte du caractère forcé des migrations climatiques[30]. De plus, le terme « déplacé » est plus souvent associé aux déplacements internes qui concernent la majorité des déplacements liés aux changements climatiques, tandis que celui de migrant est plus général et englobe à la fois les déplacements intérieurs et extérieurs aux frontières[31].

C’est pourquoi, conscients des limites des différentes terminologies pour définir cette population migrante hétérogène, nous avons opté dans le cadre de la présente contribution pour le terme de « migrant climatique ». Il est de notre avis que celui-ci permet de prendre en compte à la fois des déplacements intérieurs et extérieurs aux frontières, ainsi que des déplacements forcés et volontaires. De plus, celui-ci correspond davantage au cas du plaignant dans l’affaire Ioane Teitioa c Nouvelle-Zélande que nous étudierons.

B. La protection des migrants climatiques appréhendée par le droit international des droits de la personne

L’étude de la protection des migrants climatiques fait appel à plusieurs disciplines du droit international parmi lesquelles : le droit international des droits de la personne, le droit des personnes déplacées, le droit des réfugiés, ainsi que le droit de l’environnement et du climat[32]. Étant donnée l’abondante littérature disponible au sujet de ces différentes approches, il s’agit dans la présente contribution de présenter uniquement les éléments pertinents de ces protections pour saisir les enjeux du débat académique.

Les instruments juridiques des droits de la personne tels que la Déclaration des droits de l’homme[33], le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[34] et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[35] garantissent à tous des droits universels, irrévocables et inhérents à la personne humaine[36]. Ils s’appliquent de ce fait aux migrants climatiques, d’autant plus que les effets des changements climatiques peuvent avoir des conséquences néfastes sur la jouissance de certains droits comme le droit à la vie, le droit à l’alimentation ou le droit à une vie décente et un environnement sain[37]. Toutefois, il s’agit de droits généraux et abstraits qui ne sont pas spécifiques aux migrants climatiques et qui, jusqu’à présent, étaient considérés comme insuffisants pour garantir une protection juridique effective aux personnes déplacées par les changements climatiques[38].

En effet, les instruments juridiques des droits de la personne n’imposent aux États qu’une responsabilité de protection et des obligations vis-à-vis de leurs citoyens et des personnes sous leur juridiction, ce qui dès lors exclut les migrants climatiques qui ne se situent pas déjà sur le territoire de l’État en question[39]. Ces instruments généraux n’attribuent aucune obligation aux États d’accueil d’octroyer l’accès à leur territoire et à leurs services aux migrants climatiques[40]. À l’inverse, ce cadre juridique renforce les obligations et la responsabilité des États d’origine, qui peinent actuellement à protéger leurs ressortissants contre les impacts des changements climatiques[41]. Dès lors, la responsabilité de protection des migrants climatiques, attribuée encore trop largement aux pays d’origine, s’adresse paradoxalement aux États les moins responsables des changements climatiques et les moins à même de protéger effectivement cette population[42].

Toutefois, malgré les critiques adressées à ces instruments, plusieurs auteurs ont mis en évidence la potentialité d’une obligation de non-refoulement des États d’accueil vis-à-vis des migrants climatiques découlant des articles 6 et 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[43]. Nous étudierons la potentielle application de cette obligation de non-refoulement aux migrants climatiques plus en détail lors de l’analyse des conclusions du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Teitiota c Nouvelle-Zélande.

La difficulté d’établir un lien de causalité direct entre les changements climatiques et la migration peut également être un obstacle à la reconnaissance de responsabilité et d’obligations des États d’accueil vis-à-vis des migrants climatiques. En effet, nous avons précédemment mis en évidence l’interrelation de nombreux facteurs dans la décision de migrer qui rendent difficile la catégorisation des migrants climatiques comme des déplacés forcés et qui, en les relayant au statut de migrant volontaire, les empêche de bénéficier des protections supplémentaires octroyées aux catégories de personnes migrantes vulnérables comme les réfugiés[44]. De plus, plusieurs juristes ont critiqué le manque d’application effective de ces instruments généraux pour les personnes migrantes, surtout lorsque celles-ci se trouvent en situation d’irrégularité[45].

La plus importante controverse concernant le cadre juridique applicable aux migrants climatiques réside dans l’applicabilité de la Convention relative au statut des réfugiés aux personnes fuyant les effets des changements climatiques. Comme de nombreuses études l’ont révélé, celle-ci n’est pas applicable aux migrants climatiques puisque ces derniers ne correspondent pas aux critères associés au terme « réfugié » tel que défini par la Convention[46]. Premièrement, pour prétendre au statut de réfugié, il faut se trouver hors de son pays d’origine, alors que la majorité des migrants climatiques se déplacent à l’interne et ne sont donc pas couverts par la Convention[47]. Deuxièmement, les changements climatiques ne peuvent être considérés comme des « persécutions » au sens de la Convention puisque ce terme implique une intention de nuire de la part des autorités du pays d’origine ou d’un groupe de population dont les actes sont tolérés par les autorités, ce qui n’est pas le cas des changements climatiques[48]. Enfin, les effets des changements climatiques sont indiscriminés et dès lors, les motifs de persécution énoncés dans la définition ne correspondent pas aux facteurs de migration climatique[49]. C’est pourquoi, à plusieurs reprises, les juridictions néo-zélandaises et australiennes ont refusé les demandes d’asile des personnes originaires des îles du Pacifique fuyant les impacts néfastes des changements climatiques[50].

Toutefois, malgré les limites de l’applicabilité de la Convention relative au statut des réfugiés que nous venons d’énoncer, certains militent en faveur d’un élargissement de la définition afin que celle-ci s’applique aux migrants climatiques[51]. En effet, certains auteurs mettent en évidence les ressemblances entre les personnes fuyant les effets des changements climatiques et les réfugiés protégés par la Convention et, notamment, le caractère forcé du déplacement[52]. D’autre part, la définition d’un réfugié au sens de la Convention a évoluée depuis ses débuts et serait donc susceptible d’évoluer à nouveau afin de prendre en compte les nouvelles réalités des migrations internationales[53]. De plus, une incorporation au sein de la Convention relative au statut de réfugié permettrait de reconnaître le caractère forcé de cette catégorie de déplacement et d’y appliquer un cadre juridique extrêmement protecteur et déjà mis en place internationalement[54]. Ainsi, le principal avantage de cette approche est qu’elle permettrait aux migrants climatiques de bénéficier d’un droit d’admission dans les pays voisins et renforcerait par la même les obligations de protection des États d’accueil.

D’autres études concernant l’applicabilité de la Convention relative au statut des apatrides[55] de 1954 aux habitants des petits États insulaires du Pacifique amenés à disparaître ont révélé les limites de cette protection. La situation inédite dans laquelle se trouvent ces petits États insulaires pose deux limites selon l’analyse de Christel Cournil et Benoît Mayer[56]. Dans le premier cas de figure, si la communauté internationale reconnaît la disparition de ces États, il est toutefois peu probable qu’elle accepte que la protection des apatrides soit étendue aux migrants climatiques. Dans le second cas, si la disparition de ces États n’est pas reconnue internationalement, alors les habitants de ces îles seraient considérés comme des « apatrides de fait », qui ne sont pas protégés par le droit des apatrides. De plus, la majorité des déplacements surviendront avant la disparition de ces îles, d’où la nécessité de trouver des voies légales qui permettent d’agir de manière proactive et d’anticiper les déplacements[57].

N’étant pas considérés comme des réfugiés ou des apatrides par le droit international actuel, les migrants climatiques sont donc des migrants ordinaires. Même si certaines protections juridiques ont récemment été adoptées, comme le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières[58], celles-ci sont trop souvent générales et non-contraignantes pour les États d’accueil[59].

Dès lors, un rapide examen des instruments juridiques des droits de la personne révèle la potentialité de plusieurs outils, dont les instruments des droits de la personne applicables à tous, et la Convention relative au statut des réfugiés si celle-ci était étendue aux migrants climatiques, ce qui permettrait, en principe et sous certaines conditions, le non-refoulement des migrants climatiques par les États d’accueil dans le premier cas et un droit d’admission dans les pays voisins dans le second.

C. Le droit international de l’environnement et du climat : une approche alternative

Face aux lacunes de l’approche par les droits de la personne, certains juristes ont préféré se tourner vers les potentialités des instruments juridiques issus du droit international de l’environnement et du climat.

Dans les années qui ont suivi l’adoption de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques[60], la priorité a été donnée aux mesures d’atténuation qui visent à réduire les effets des changements climatiques en limitant les émissions de gaz à effet de serre[61]. Ce n’est que plus tard, lorsqu’il est devenu évident que les mesures d’atténuation ne seraient pas suffisantes pour lutter contre les effets des changements climatiques, que les questions de l’adaptation, puis celles des pertes et préjudices ont été abordées et, notamment, l’impact des changements climatiques sur les systèmes humains[62].

La question migratoire a ainsi émergé progressivement lors des négociations internationales sur le climat à partir de 2008 suite au rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de 2007 évoquant les questions relatives à l’adaptation[63]. Le texte final de la Conférence des Parties (COP) à Cancún en 2010 inclut une disposition sur les migrations climatiques incitant les États à adopter des :

[m]esures propres à favoriser la compréhension, la coordination et la coopération concernant les déplacements, les migrations et la réinstallation planifiée par suite des changements climatiques, selon les besoins, aux niveaux national, régional et international[64].

Cette disposition invite les États à agir de manière proactive à tous les niveaux pour anticiper et gérer les différents types de mobilité engendrés par les changements climatiques[65]. Intégrée au cadre régissant les mesures relatives à l’adaptation, c’est la première fois que les migrants climatiques sont mentionnés au sein du régime climatique international[66]. Un des principaux avantages de cette incorporation au cadre pour l’adaptation est que les mesures relatives aux déplacements induits par les changements climatiques peuvent bénéficier de fonds d’adaptation, ce qui est non négligeable pour les États fortement impactés par les changements climatiques qui disposent de capacités de résilience limitées[67]. Cependant, le caractère non contraignant de cette disposition jumelé au langage général ne permettent en aucun cas d’en déduire des obligations de non-refoulement vis-à-vis des États d’accueil[68].

Toutefois, l’incorporation progressive de la question migratoire au sein des négociations internationales témoigne d’une préoccupation croissante dans le régime climatique international[69]. En effet, lors de la COP 18 à Doha, la question de la mobilité induite par les changements climatiques est également incorporée au cadre des « pertes et préjudices », institué un an après, lors de la COP 19, par le Mécanisme international de Varsovie relatif aux pertes et aux préjudices liés aux incidences des changements climatiques (Mécanisme de Varsovie) tant attendu par les pays fortement impactés par les changements climatiques comme les petits États insulaires du Pacifique[70]. Partant du constat que les mesures d’atténuation et d’adaptation ne seront probablement pas suffisantes pour lutter contre les effets des changements climatiques, le Mécanisme de Varsovie vise à prendre en considération les pertes et préjudices inévitables auxquels les États devront faire face y compris les déplacements de populations et les éventuelles réinstallations[71]. L’adoption, lors de la COP 21 à Paris, de l’article 8 sur les pertes et préjudices clarifie l’étendue des domaines couverts par le Mécanisme de Varsovie qui a principalement un rôle d’information, de coordination et d’échange de connaissances et de bonnes pratiques, afin d’aider les États les plus vulnérables à anticiper, minimiser les risques de pertes et préjudices causés par les changements climatiques et discuter d’éventuels mécanismes de gestion des risques comme les assurances évoquées dans le dernier rapport issu du dialogue de Suva[72]. Loin d’instaurer la responsabilité internationale des États émetteurs de gaz à effet de serre vis-à-vis des pays qui subissent actuellement les changements climatiques de plein fouet, la création du Mécanisme de Varsovie est tout de même un premier pas pour la reconnaissance d’un devoir de solidarité des pays développés envers les pays aux capacités de résilience limitées et l’instauration d’un dialogue entre les différentes parties prenantes sur la question de la mobilité induite par les changements climatiques[73].

En effet, liée au Mécanisme de Varsovie, la création d’une équipe spéciale pour étudier les déplacements de population liés aux effets des changements climatiques lors de la Conférence des Parties à Paris en 2015 marque un tournant dans la reconnaissance internationale des changements climatiques comme facteur de migration et ouvre ainsi la voie à la mise en oeuvre de mesures et de programmes régionaux et internationaux[74]. Les recommandations de cette équipe spéciale, présentées lors de la COP 24, visent à instaurer une approche intégrée pour prévenir et réduire les déplacements grâce à des mesures d’adaptation, lorsque cela est possible, ou à y faire face lorsqu’ils sont inévitables[75]. Dans les recommandations faites aux États, on retrouve notamment la mise en place de nouvelles politiques et législations prenant en compte les besoins des migrants climatiques, le renforcement des connaissances à travers la collecte et le partage des données concernant ces déplacements de population internes et transfrontaliers, ainsi que le renforcement de la coopération régionale et internationale[76]. Dès lors, on peut estimer que l’existence de cette nouvelle équipe spéciale est une concrétisation de la prise en compte des questions migratoires dans le régime climatique international.

De nombreux auteurs ont émis des avis favorables quant à l’incorporation de la question migratoire au sein du régime climatique de l’adaptation et des pertes et préjudices. De manière générale, les mesures d’adaptation aux changements climatiques visent à accroître la résilience des communautés face aux impacts des changements climatiques et permettent donc de prévenir les migrations[77]. De nombreuses études ont en effet révélé que beaucoup d’habitants des zones menacées ne souhaitent pas migrer[78]. La prise en compte de la migration au sein des stratégies d’adaptation permet également aux pays confrontés aux effets des changements climatiques d’obtenir des financements afin de mettre en place des mesures proactives pour anticiper et, lorsque cela est possible, prévenir les migrations[79]. De plus, les négociations internationales sur le climat permettent aux petits États insulaires de faire entendre leur voix et leurs intérêts auprès de la communauté internationale et de faire pression pour des engagements concrets de la part des États responsables des changements climatiques[80].

Ainsi, on peut affirmer que le droit international du climat joue un rôle important dans la prévention et l’anticipation des migrations climatiques, mais également dans la prise en compte des déplacements inévitables avec le cadre relatif aux pertes et préjudices. Toutefois, l’épineuse question de la responsabilité des États émetteurs de gaz à effet de serre et la compensation des pertes et préjudices subis est encore loin d’être tranchée au sein du Mécanisme de Varsovie jusqu’à présent focalisé uniquement sur le dialogue et la recherche.

II. La décision du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Ioane Teitiota c Nouvelle-Zélande : une décision historique?

Plusieurs ressortissants des petits États insulaires du Pacifique, essentiellement originaires des îles Tuvalu et Kiribati, ont tenté d’obtenir l’asile dans les pays voisins[81]. Les juridictions néo-zélandaises et australiennes ont donc été les premières à devoir trancher l’épineuse question du cadre juridique applicable aux migrants climatiques[82]. Récemment, la décision du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Ioane Teitiota c Nouvelle-Zélande a suscité beaucoup de réactions et d’enthousiasme de la part des militants en faveur d’une approche par les droits de la personne[83]. Pourtant, jusqu’à présent, ni le Comité des droits de l’homme ni aucune de ces juridictions n’ont accordé l’asile aux personnes déplacées en raison des effets des changements climatiques[84]. Comment se fait-il alors que cette décision soit considérée comme « historique »? Afin de mieux comprendre cet engouement, partant des faits (A) de cette affaire, nous analyserons les principales conclusions du comité (B) ainsi que l’avis des membres dissidents (C).

A. Les faits

Arrivé avec son épouse en Nouvelle-Zélande en 2007, Ioane Teitiota, un ressortissant de la République de Kiribati originaire de Tarawa, demande en 2013 l’asile en Nouvelle-Zélande pour contester son expulsion après l’expiration de son titre de séjour. Il affirme avoir été contraint, avec sa femme, de quitter son pays d’origine à cause des effets des changements climatiques sur leurs conditions de vie[85]. Plus particulièrement, il dénonce l’impact de l’élévation du niveau de la mer puisque celle-ci provoque des inondations fréquentes, contamine les réserves d’eau potable et salinise les terres, les rendant ainsi incultivables[86]. De plus, les problèmes de surpopulation engendrés par l’afflux de personnes originaires des zones les plus touchées vers l’île de Tarawa entraînent de violents conflits fonciers et provoquent davantage de pression sur les réserves d’eau potable limitées[87].

La demande d’asile a d’abord été examinée par le Tribunal de l’Immigration et de la Protection néo-zélandais qui, considérant la Convention relative au statut des réfugiés ainsi que le Pacte relatif aux droits civils et politiques, a rejeté la demande[88]. Le Tribunal a notamment rappelé que les persécutions doivent être fondées sur l’un des cinq motifs prévus par la Convention, ce qui n’est pas le cas des effets des changements climatiques, étant donné qu’ils sont indiscriminés[89]. De plus, le Tribunal a considéré que le requérant n’avait pas apporté la preuve d’un risque réel et imminent de menace sur son droit à la vie au titre de l’article 6 du Pacte relatif aux droits civils et politiques[90]. Cette décision a ensuite été confirmée par la Haute Cour de Nouvelle-Zélande, puis par la Cour d’appel et la Cour suprême, qui n’a cependant pas exclu la possibilité que les effets des changements climatiques puissent, dans une autre affaire, ouvrir la voie à la Convention sur le statut des réfugiés ou à la juridiction des personnes protégées[91]. En effet, selon les conclusions de la Haute Cour validées par la Cour suprême, deux cas seraient susceptibles de déclencher l’application de la Convention sur le statut des réfugiés. Premièrement, lorsque les changements climatiques provoquent des conflits, certaines catégories de la population peuvent être victimes de violence ciblée. Deuxièmement, la distribution par les autorités d’aide humanitaire liée à un événement climatique peut être effectuée de façon discriminatoire envers certaines catégories de personnes. Toutefois, dans ces deux cas, les changements climatiques ne sont pas reconnus comme motif de persécution, mais seulement comme cause pouvant entraîner l’un des cinq motifs de persécution prévus par la Convention. Il s’agit donc ici uniquement d’une application classique des critères de définition d’un réfugié[92].

Après avoir épuisé l’ensemble des voies de recours interne en Nouvelle-Zélande, le plaignant a été déporté vers son pays d’origine en 2015[93]. Contestant cette déportation, Ioane Teitiota a introduit une demande de communication auprès du Comité des droits de l’homme des Nations Unies affirmant que la Nouvelle-Zélande a violé son droit à la vie au titre de l’article 6 du Pacte relatif aux droits civils et politiques[94].

B. Les principales conclusions du Comité

Dans ses conclusions, le Comité des droits de l’homme commence par procéder à l’examen de recevabilité de la communication et conclut que l’auteur a présenté suffisamment de preuves pour démontrer un risque réel et non hypothétique d’atteinte au droit à la vie dû à la décision de déportation des autorités néo-zélandaises[95].

Le Comité rappelle ensuite les obligations de non-refoulement des États qui découlent du droit à la vie au titre des articles 6 et 7 du Pacte relatif aux droits civils et politiques[96]. Les États parties ont en effet

l’obligation de ne pas extrader, déplacer, expulser quelqu’un ou le transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel de préjudice irréparable dans le pays vers lequel doit être effectué le renvoi ou dans tout pays vers lequel la personne concernée peut être renvoyée par la suite[97].

La portée de cette obligation est large, car, comme le rappelle le Comité, elle vise également les personnes qui ne sont pas protégées par la Convention relative au statut des réfugiés[98]. Le Comité rappelle également que le droit à la vie ne doit pas être interprété de manière restrictive et prend de ce fait en compte les mesures positives adoptées par les États. De plus, celui-ci prend en compte le droit de vivre dignement[99]. Le Comité admet également que les effets des changements climatiques peuvent mener à des violations du droit à la vie, y compris pour les générations futures[100].

Dans la présente affaire, le rôle du Comité est uniquement de déterminer si l’appréciation des juridictions néo-zélandaises a été arbitraire, ou s’il y a eu une erreur ou une injustice manifeste[101]. Le Comité procède donc à l’examen de l’appréciation des juridictions néo-zélandaises et confirme les décisions rendues par les tribunaux. Il prend note que l’ensemble des preuves déposées par l’auteur de la communication ont été examinées par les tribunaux et que ces derniers ont considéré que les effets des changements climatiques pourraient servir de fondement à une protection[102]. Le Comité confirme les conclusions des juridictions néo-zélandaises, à savoir que les preuves présentées n’ont pas établi que le plaignant ferait face à un risque imminent ou probable d’une privation arbitraire de la vie s’il était déporté vers les îles Kiribati.

Plus précisément, concernant la situation d’insécurité et les violences invoquées sur l’île de Tarawa en raison de la surpopulation, le Comité confirme l’appréciation des autorités néo-zélandaises selon laquelle le plaignant n’a pas démontré qu’il était personnellement impacté par les violences liées à la surpopulation et à la raréfaction des terres habitables[103].

Concernant le manque d’accès à l’eau potable, le Comité note les difficultés d’approvisionnement, mais confirme que le plaignant n’a pas apporté la preuve que l’approvisionnement en eau douce était inaccessible, insuffisant ou dangereux[104].

Concernant les effets des changements climatiques sur les moyens de subsistance du plaignant, le Comité considère que les preuves données par le plaignant sont insuffisantes pour démontrer un risque raisonnablement prévisible qu’il soit exposé à une situation d’indigence, de privation de nourriture ou de précarité extrême qui mettrait sa vie en danger[105].

Enfin, concernant la surpopulation et les inondations fréquentes, le Comité admet que les impacts des changements climatiques soudains et progressifs peuvent tous deux engendrer des migrations internationales[106].

Si le lien entre changements climatiques, migration et violation du droit à la vie est déjà établi par des observations et jugements précédents, l’innovation de cette décision réside dans la reconnaissance d’une obligation de non-refoulement à l’égard des migrants climatiques[107]. En effet, le Comité souligne de manière tout à fait inédite qu’en l’absence d’efforts importants au niveau tant national qu’international, les effets des changements climatiques pourraient exposer les individus à une violation de leurs droits au titre des articles 6 ou 7 du Pacte relatif aux droits civils et politiques générant ainsi une obligation de non-refoulement[108]. De plus, le Comité met en évidence que dans la mesure où le risque de submersion d’un État est extrême, il n’est pas nécessaire que le risque soit réalisé pour que cette obligation s’applique[109]. Pour la première fois, les effets des changements climatiques sont considérés comme pouvant déclencher une obligation de non-refoulement pour les États d’accueil. Dès lors, cela signifie que chaque État partie devra prendre en considération les violations des droits de la personne liées aux effets des changements climatiques lors de l’examen des demandes de protection internationale. Ainsi, les conclusions du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Ioane Teitiota c Nouvelle-Zélande constituent un premier éclaircissement de la manière dont les effets des changements climatiques sont pris en compte dans le cadre de la protection du droit à la vie prévu par le Pacte relatif aux droits civils et politiques et des obligations concrètes des États qui en découlent.

Un élément clé du raisonnement du Comité des droits de l’homme réside dans la manière dont les tribunaux peuvent déterminer un risque réel de préjudice irréparable pour le droit à la vie[110]. Selon les conclusions du Comité, ce risque doit être « raisonnablement prévisible » et implique donc un élément temporel. Ici, considérant le délai de dix à quinze ans avant que les îles Kiribati ne deviennent inhabitables, le Comité considère que des interventions de la part des autorités et de la communauté internationale sont encore possibles[111]. De plus, le Comité note que les autorités néo-zélandaises ont pris en compte les mesures d’adaptation mises en place par le gouvernement de Kiribati[112].

Le Comité conclut donc que les autorités néo-zélandaises n’ont pas violé le droit à la vie du plaignant en le déportant vers son pays d’origine[113].

C. L’avis des membres dissidents

Pour autant, le raisonnement adopté par le Comité des droits de l’homme ne fait pas l’unanimité. L’une des membres du comité, Vasilka Sancin, émet un avis dissident vis-à-vis des conclusions rendues pas le Comité concernant l’approvisionnement en eau saine du plaignant et des membres de sa famille[114]. Elle rappelle tout d’abord la nuance entre eau potable et eau saine, puisque la première peut tout de même contenir des particules dangereuses pour la consommation, en particulier pour des enfants. Elle dénonce principalement le fait que les conclusions du Comité soient basées sur le Programme d’action national d’adaptation du gouvernement de Kiribati de 2007 et non sur l’implémentation des mesures de celui-ci[115]. Dès lors, conformément aux obligations des États de garantir le droit à la vie par des mesures positives, elle considère que c’est à l’État partie et non au plaignant de démontrer que de l’eau saine est accessible et que la charge de la preuve repose donc sur ce premier.

Un deuxième avis dissident est émis de la part du membre Duncan Laki Muhumuza. Ce dernier remet en question le seuil particulièrement élevé pour établir un risque de menace réel qui générerait une obligation de non-refoulement[116]. En effet, c’est la fixation du seuil qui détermine l’effectivité de la protection, car s’il est trop élevé, il devient inaccessible pour les personnes visées par la protection[117]. Selon lui, le plaignant a présenté un nombre de preuves suffisantes pour démontrer qu’il était confronté à un risque réel, personnel et raisonnablement prévisible de voir son droit à la vie menacé en raison des conditions de vie dans son pays d’origine[118]. C’est pourquoi il considère que le plaignant s’est acquitté de la charge de la preuve qui pesait sur lui.

III. Impacts de la décision sur le débat actuel

Les conclusions du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Ioane Teitiota c Nouvelle-Zélande constituent une première étape dans la reconnaissance des obligations des États à l’égard des migrants climatiques et, donc, dans l’établissement d’un cadre juridique capable d’apporter des solutions pour anticiper et gérer ces mouvements de populations. Toutefois, l’impact de cette décision dans le débat académique actuel concernant la protection internationale des migrants climatiques est à nuancer étant données les limites du raisonnement adopté par le Comité des droits de l’homme et par les autorités néo-zélandaises, et de la décision au regard des enjeux relatifs aux migrations climatiques (A). Pour anticiper et gérer les migrations induites par les changements climatiques de manière effective, il est nécessaire d’adopter une approche complémentaire basée sur les droits de la personne et les droits du climat et de renforcer la responsabilité internationale des États émetteurs de gaz à effet de serre (B).

A. Limites du raisonnement adopté par le Comité des droits de l’homme et de la décision au regard des enjeux relatifs à la protection des migrants climatiques

Tout d’abord, si les conclusions adoptées par le Comité des droits de l’homme dans l’affaire Ioane Teitiota c Nouvelle-Zélande reconnaissent à la fois les obligations de protection du droit à la vie des États d’origine et des États d’accueil, elles ne reconnaissent en aucun cas celles des États responsables des changements climatiques. En effet, le Comité admet que les divers effets des changements climatiques peuvent entraîner une violation du droit à la vie des articles 6 et 7 du Pacte relatif aux droits civils et politiques des personnes affectées, ce qui comprend ainsi les migrants climatiques internes et externes. Le Comité insiste à la fois sur les obligations des États d’origine de protéger l’ensemble des personnes sous leur juridiction, y compris les migrants climatiques internes, en prenant les mesures adéquates pour lutter contre les changements climatiques, et celles des États d’accueil via l’obligation de non-refoulement dans le cas des migrants internationaux. Toutefois, il est fort probable que dans le cas où seulement certains territoires de l’État d’origine sont concernés par les effets des changements climatiques, les migrants climatiques ne pourront bénéficier d’un droit de protection des pays voisins. De plus, étant donné que la majorité des migrants climatiques se déplace à l’intérieur des frontières nationales, la responsabilité de protection du droit à la vie vis-à-vis des migrants climatiques repose ainsi largement sur les épaules des États les plus fortement impactés par les changements climatiques alors que, comme évoqué précédemment, ils ne sont pour la plupart pas responsables des changements climatiques et disposent de capacités de résilience limitées pour protéger effectivement ces populations.

D’autre part, les autorités judiciaires néo-zélandaises semblent frileuses à l’idée d’étendre le champ d’application des outils juridiques existant aux migrants climatiques. En effet, dans sa décision, la Haute Cour de Nouvelle-Zélande a déclaré qu’il ne lui appartient pas d’étendre le champ d’application de la Convention relative au statut de réfugié et note que si celle-ci était toutefois étendue, alors des millions de personnes confrontées à des privations d’ordre économique ou à des difficultés liées aux changements climatiques pourraient avoir droit à une protection en vertu de cette Convention[119]. Pour certains juristes, ce raisonnement met en évidence le problème de la rhétorique de la sécurité fondé sur des estimations alarmistes, qui domine actuellement les discussions sur les migrations tant au niveau politique qu’au sein des instances juridiques et qui légitime le maintien de critères d’application stricts[120]. D’où la nécessité de développer d’autres solutions qui ne reposent pas exclusivement sur l’interprétation des tribunaux. De plus, si l’on considère les apports de cette décision sur les options disponibles pour les migrants climatiques, une solution basée sur le contentieux ne saurait être satisfaisante pour l’ensemble des migrants climatiques étant donné le coût, l’incertitude et la durée des procédures judiciaires[121].

La preuve du manquement à l’obligation positive des États d’origine de protéger le droit à la vie des personnes sous leur juridiction peut également être considérée comme un frein à la reconnaissance d’une atteinte au droit à la vie pour les plaignants[122]. Ainsi, le fait que les États d’origine des ressortissants des îles Tuvalu et Kiribati adoptent des mesures d’adaptation pour anticiper et gérer les impacts des changements climatiques sur les conditions de vie de leurs citoyens semble aller à contre-courant avec l’octroi d’une protection internationale. Toutefois, comme le souligne l’opinion dissidente de la membre du Comité, Vasilka Sancin, la mise en place effective de mesures d’adaptation se révèle être plus complexe[123]. De plus, étant donné l’extrême exposition des petits États insulaires aux effets des changements climatiques, il est aujourd’hui évident que les populations seront à terme forcées de migrer vers les pays voisins. D’où la nécessité de développer des voies légales pour permettre aux habitants de ces îles de migrer en toute sécurité.

La question de la temporalité reste également un élément qui mérite davantage de précisions[124]. En effet, considérant un délai de dix à quinze ans avant que les îles Kiribati ne deviennent inhabitables, le Comité des droits de l’homme considère que des interventions de la part des autorités nationales et de la communauté internationale sont encore possibles pour lutter contre les impacts des changements climatiques, et donc prévenir les migrations[125]. Toutefois, cela ne procure que très peu de détails sur le délai nécessaire afin de considérer comme imminente une menace sur le droit à la vie[126]. Laissé à la discrétion des États, il est fort peu probable que ce délai soit assez long pour permettre d’anticiper les risques liés aux changements climatiques et les migrations qui en découlent. Ainsi, les critères liés à la reconnaissance d’une violation du droit à la vie qui déclencheraient l’obligation de non-refoulement des États d’accueil sont beaucoup trop élevés à l’heure actuelle pour garantir une protection effective envers les migrants climatiques.

Dès lors, face aux limites du raisonnement adopté par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies et de la décision au regard des enjeux de protection des droits des migrants climatiques, il semble que celle-ci soit insuffisante pour anticiper et gérer les migrations climatiques de manière satisfaisante. C’est pourquoi il est nécessaire de développer d’autres voies légales pour renforcer le cadre juridique offert à ce jour aux migrants climatiques et répartir de manière plus juste les responsabilités qui en découlent à l’ensemble des États de la communauté internationale, et surtout ceux responsables des changements climatiques.

B. Arguments en faveur d’une approche complémentaire qui rééquilibre la charge de responsabilité de protection des migrants climatiques en renforçant les obligations des États émetteurs de gaz à effet de serre

Les approches pour prévenir et anticiper les migrations climatiques sont multiples, comme le révèlent les nombreux outils envisagés par les juristes. Dès lors, il semble raisonnable d’opter en faveur d’une approche complémentaire qui, reposant sur cet éventail d’outils, rééquilibre la charge de responsabilité de protection des droits des migrants climatiques au sein des États de la communauté internationale en renforçant la responsabilité et les obligations des États émetteurs de gaz à effet de serre.

Les migrants climatiques forment un groupe extrêmement hétérogène, d’où la nécessité d’une approche locale qui permette de prendre en compte les besoins spécifiques des communautés locales[127]. À ce titre, l’incorporation de la question des migrations climatiques au sein des plans d’adaptation nationaux est une solution plutôt satisfaisante pour anticiper et gérer les mouvements de population à l’échelle régionale[128]. En effet, cela permet à la fois de créer un espace politique pour discuter et planifier la migration au sein des communautés, mais également d’inclure cette dernière à l’ensemble des stratégies d’adaptation nationales mises en place pour prévenir les atteintes au droit à la vie et au droit de vivre dignement, tout en accroissant la résilience des communautés face aux changements climatiques[129]. De plus, le développement de programmes de migration bilatéraux comme le Pacific Access Category (PAC) permet de laisser le choix aux populations : rester ou partir dès maintenant[130]. Bien que celui-ci soit loin d’être un partenariat prévu pour les migrants climatiques, il donne tout de même l’opportunité aux ressortissants sélectionnés des îles Tuvalu et Kiribati d’établir des liens et de s’intégrer de manière durable à la société néo-zélandaise.

Dans un autre recours intenté devant les tribunaux néo-zélandais, un ressortissant de Tuvalu invoque également les effets des changements climatiques pour tenter d’obtenir une protection internationale[131]. Prenant en compte les liens familiaux étroits au sein de la Nouvelle-Zélande, le Tribunal lui permet, ainsi qu’à sa famille, de rester sur le territoire néo-zélandais[132]. Cette décision fondée sur la protection humanitaire et non sur les obligations internationales met en évidence la difficulté d’obtenir une protection internationale pour les migrants climatiques en invoquant uniquement comme argument les effets négatifs des changements climatiques[133]. À l’inverse, elle met en évidence la potentialité des programmes de migration bilatéraux, puisque c’est grâce aux liens familiaux et non seulement aux effets négatifs des changements climatiques, et donc à une immigration préalable que le plaignant ainsi que sa famille ont pu rester en Nouvelle-Zélande[134].

Plus récemment, une décision de la Cour d’appel de Bordeaux en France concernant le renvoi d’un homme originaire du Bangladesh a fait l’objet d’une grande attention des médias qui l’ont qualifiée de décision « inédite »[135]. En effet, dans cette affaire, la Cour prend en considération les conditions climatiques du pays d’origine sur la santé du plaignant bangladais pour annuler son renvoi vers son pays d’origine[136]. Comme le rappelle François Gemenne, le raisonnement de la Cour ne repose toutefois que sur la pollution atmosphérique, qui n’est pas directement liée aux changements climatiques[137]. De plus, il ne s’agit ici que d’une décision basée sur des critères de santé et qui n’est pas fondée sur le droit d’asile. Ainsi, force est de constater qu’à l’heure actuelle, si la jurisprudence en la matière se développe avec un nombre croissant de contentieux, aucun migrant climatique n’a encore obtenu un droit de séjour dans un pays tiers en invoquant uniquement les effets négatifs des changements climatiques.

L’urgence climatique ne nécessite toutefois pas seulement une réponse régionale de la part des pays affectés, mais un véritable engagement de la part de la communauté internationale pour agir à la fois sur les impacts présents et futurs des changements climatiques. En effet, les changements climatiques sont un phénomène global qui appelle, de ce fait, à une coopération internationale pour lutter contre ses effets inégaux. À l’heure actuelle, la responsabilité de protection des migrants climatiques semble uniquement reposer sur les épaules des pays les plus affectés par les changements climatiques comme les petits États insulaires du Pacifique. Pourtant, cette situation semble profondément injuste étant donné que ces pays sont ceux qui ont le moins contribué aux changements climatiques. Si les négociations pour le climat ont reconnu à plusieurs reprises la nécessité d’aider ces pays à faire face aux conséquences des changements climatiques et des déplacements qui en découlent, les États des pays développés, responsables des changements climatiques, se sont montrés très réticents à l’idée de reconnaître leurs responsabilités et obligations comme en témoignent les discussions évoquées précédemment dans le cadre des pertes et préjudices[138]. Pour assister les pays affectés par les changements climatiques dans l’anticipation et la gestion des différents types de mobilité, en plus d’une aide technique, une aide financière est également requise.

Malgré tout, le nombre croissant de contentieux nationaux et internationaux en matière de justice climatique et les débats sur la responsabilité internationale des États émetteurs de gaz à effet de serre offrent de nouvelles pistes prometteuses pour rééquilibrer la charge de la lutte contre les changements climatiques[139]. Les négociations pour le climat offrent également un cadre propice pour discuter des enjeux relatifs aux différents types de migrations climatiques et des mécanismes de compensation liés aux pertes et préjudices subis par les populations les plus affectées. Toutefois, plus qu’une simple responsabilité morale, une responsabilité juridique commune entre les États est nécessaire afin de partager le fardeau de la lutte contre les changements climatiques et garantir une protection universelle effective des droits de la personne des migrants climatiques[140].

Tandis que les approches par les droits de la personne et par le droit du climat offrent des outils pertinents pour anticiper et gérer les migrations climatiques, il est également important que les obligations en vertu de ces différents instruments ne reposent pas entièrement sur les épaules des États d’origine. Les États d’accueil mais surtout les États émetteurs de gaz à effet de serre doivent reconnaître leur responsabilité et s’engager concrètement à soutenir ces populations affectées.

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Les changements climatiques sont indéniablement le plus grand défi à affronter dans les années à venir. Certaines populations, comme celles des petits États insulaires du Pacifique, sont aujourd’hui les premières confrontées aux impacts des changements climatiques qui menacent leurs conditions de vie et les forcent à migrer parfois au-delà des frontières nationales. Si aucun statut juridique n’est présentement attribué aux migrants climatiques, les outils juridiques des droits de la personne et du droit international du climat ont un fort potentiel pour la défense de leurs droits afin que ceux-ci ne soient pas laissés pour compte par les États et la communauté internationale.

Les instruments internationaux des droits de la personne ont été élaborés pour garantir à tous des droits inaliénables, y compris pour les personnes qui franchissent les frontières internationales. Chargé d’interpréter le Pacte relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’homme confirme dans l’affaire Ioane Teitiota c Nouvelle-Zélande leur applicabilité aux migrants climatiques, et surtout la responsabilité des États d’origine et d’accueil qui en découle. Ainsi, les États d’accueil ont une obligation de non-refoulement vis-à-vis des personnes dont le droit à la vie est menacé par les effets des changements climatiques.

Toutefois, la preuve du manquement à l’obligation positive des États d’origine de protéger le droit à la vie des personnes sous leur juridiction, la question de la temporalité, ainsi que la fixation du seuil pour établir un risque de menace réel sur le droit à la vie illustrent quelques-unes des limites des instruments des droits de la personne pour anticiper les migrations climatiques.

Afin d’anticiper et gérer les migrations climatiques, il convient non seulement d’établir les responsabilités des États d’origine et d’accueil à l’égard des migrants climatiques, mais également celles des États responsables des changements climatiques au travers d’instruments juridiques internationaux. Ceux-ci doivent reconnaître leur devoir envers les pays plus affectés par les changements climatiques et qui disposent dans la majorité des cas de capacités limitées pour garantir à leur population une protection effective de leurs droits face aux effets négatifs des changements climatiques.

Avec un soutien technique et financier de la part de l’ensemble des États, et particulièrement des États responsables des changements climatiques, les États les plus sévèrement touchés pourront mettre en place des stratégies d’adaptation à l’échelle locale. Celles-ci ont l’avantage de se plier aux réalités locales et aux besoins spécifiques des migrants et permettent également de prévenir les migrations lorsque cela est possible en renforçant la résilience des communautés face aux impacts négatifs des changements climatiques. Elles permettent ainsi, dans certains cas, de laisser le choix aux communautés : rester ou partir. La mise en place de programmes de migration bilatéraux avec les pays voisins est également l’opportunité, pour ceux qui le souhaitent, de pouvoir s’installer durablement sur des territoires moins à risques et ainsi de migrer dans la dignité.

La responsabilité commune des États de la communauté internationale permettrait également de renforcer le cadre actuel des pertes et préjudices du régime climatique en mettant en place des mécanismes de compensation plus concrets lorsque la migration est inévitable. Si les États émetteurs ne semblent pas prêts aujourd’hui à reconnaître une quelconque forme de responsabilité juridique, ils peuvent tout de même assister de manière financière et technique les États les plus impactés afin de minimiser ou compenser les pertes et préjudices subis en aidant, par exemple, à la réinstallation.

Cependant, ces solutions n’enlèvent rien à l’urgence de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, puisque celles-ci restent la source du problème et pourraient générer davantage de déplacements à court terme. La communauté internationale a donc une occasion unique d’agir dès maintenant pour garantir l’avenir des communautés confrontées aux conséquences négatives des changements climatiques.