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La signature de la Convention européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentales (CEDH) à Rome, le 4 novembre 1950[1], par les États membres du Conseil de l’Europe, marque l’adoption du premier instrument international à concrétiser et à rendre contraignants plusieurs droits affirmés par la Déclaration universelle des droits de l’homme[2]. Si la CEDH est entrée en vigueur le 3 septembre 1953, elle n’a connu une application effective qu’à compter du 5 juillet 1955 avec la mise en place de la Commission européenne des droits de l’homme[3]. Cette création inédite a été perçue, dès ses débuts, comme un « triomphe [partiel] de l’Humanisme juridique »[4] dans la mesure où de nombreux États devaient encore ratifier la CEDH[5]. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la Cour européenne ou la Cour EDH) n’a été véritablement instituée qu’au fur et à mesure du développement et de la consolidation du système européen de protection défini par la CEDH[6]. Ainsi, en raison de son ancienneté et de son statut de pionnière, la Cour EDH est devenue rapidement une référence incontournable en matière de protection internationale des droits de la personne en étant la pierre angulaire d’un système régional au procédé contentieux particulièrement abouti[7]. Ce constat entraîne un « rayonnement » de la jurisprudence de la Cour à laquelle tant les juridictions internationales que les juridictions nationales se réfèrent de façon constante[8]. Par exemple, la lecture des arrêts de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (ci-après, la Cour interaméricaine ou la Cour IADH) montre que les références à la jurisprudence de la Cour EDH sont régulières et quasi-systématiques[9]. Envisager la pratique de la Cour européenne à travers le prisme du dialogue des juges, implique de s'intéresser à l'interprétation et à l'application de la CEDH dans le contexte de ses interactions avec les autres instruments du droit international et de ses rapports avec les autres systèmes de protection des droits de la personne, qu'ils soient universels ou régionaux, dotés d'organes juridictionnels ou quasi-juridictionnels[10].

La notion de dialogue juridictionnel peut se définir comme un échange d’idées, d’arguments, de raisonnements et de points de vue, échange qui se matérialise dans les décisions de justice[11]. Le dialogue des juges englobe également

les interactions normatives, entendues comme des échanges, des actions réciproques entre les normes qui peuvent prendre des formes opposées – émulation ou rivalité – ou ambivalentes – compétition ou concurrence – [et qui] peuvent éventuellement favoriser l’émergence et le développement, par le biais de divers mécanismes, de corpus international de protection[12].

Les termes de « fertilisation croisée », de « fécondation croisée » ou encore de « référence croisée » renvoient à cette même démarche qui tend à consacrer des « solidarités internationales entre les divers normes et systèmes concernés par la protection des droits de la personne »[13]. Le dialogue des juges implique un « échange direct d’arguments entre [les juges] au cours de l’exercice de leur fonction juridictionnelle »[14]. Dans la mesure où il s’agit d’une pratique spontanée, laissée à la libre appréciation de l'interprète, il se déroule non seulement 

en dehors des voies institutionnelles et, surtout, indépendamment de la hiérarchie judiciaire [mais il entraîne, par ailleurs,] […] une sorte de « circularité des jurisprudences » dans la mesure où le dialogue peut être aussi bien horizontal que vertical, institutionnel qu’informel, national qu’international, international que transnational : bref, il est multidimensionnel[15].

Ce constat est d’autant plus vrai lorsque le dialogue est envisagé dans l’ordre juridique international dans la mesure où, si les organes internationaux de protection des droits de la personne sont régis par le principe de spécialité, en l’absence d’un principe d’organisation hiérarchique, à travers l’ouverture à des sources externes à leur propre système, ils « se tutoient par-dessus l’épaule des États qui les ont [créés] »[16].

Ainsi, lorsqu'il est envisagé de manière explicite dans l’ordre juridique international, le dialogue judiciaire se caractérise principalement par la référence opérée par un juge à une décision étrangère à son propre système juridique, mais également par la référence globale à d’autres systèmes juridiques de protection de droits similaires ainsi qu’à leurs instruments conventionnels. Par conséquent, si la Cour EDH et sa jurisprudence sont souvent citées dans les décisions d’autres organes internationaux, la Cour elle-même a une pratique assez limitée en ce qui concerne la référence à des éléments extrasystémiques lorsqu’elle interprète les droits et libertés protégés par la CEDH. En effet, il est important de souligner que les sources externes sont parfois citées dans les affaires clefs soulevant des questions particulièrement importantes devant la Cour, mais bien plus souvent, celles-ci sont mentionnées dans les arrêts au moment de l’énumération du droit applicable et tout particulièrement, lorsqu’il est fait référence au droit international pertinent, sans qu'elles constituent le fondement de la solution adoptée par la Cour EDH. En effet, les éléments extrasystémiques sont souvent proposés et intégrés dans les arguments des requérants et des tiers intervenants, qu’il s’agisse des organisations non gouvernementales, des organismes nationaux ou internationaux ou des acteurs de la société civile impliqués dans la protection des droits de la personne. Toutefois, ces références sont rarement intégrées dans l’appréciation en droit et le raisonnement adoptés par la Cour européenne qui restent très largement argumentés et justifiés par rapport à sa propre jurisprudence et cela, de façon constante. Ce constat soulève des questionnements quant aux fonctions que revêt le dialogue des juges dans l’interprétation de la CEDH par la Cour.

Au regard de la jurisprudence de la Cour, plusieurs tendances se dessinent dans sa pratique à l’égard du dialogue juridictionnel. La situation exceptionnelle est celle de la référence à des éléments extrasystémiques comme source de revirements jurisprudentiels (I). Parallèlement, la Cour EDH interprète régulièrement le texte de la CEDH à la lumière des autres instruments internationaux pertinents et des décisions rendues par d’autres organes internationaux de protection des droits de la personne. Néanmoins, l’incorporation des sources externes ne conduit pas toujours à une approche dynamique de la CEDH, mais, au contraire, peut aboutir à un statu quo jurisprudentiel conforme au droit international positif (II).

I. La référence à des éléments extrasystémiques comme source de revirements jurisprudentiels

La référence à des éléments extrasystémiques a pu permettre à la Cour européenne de mettre en lumière, dans un premier temps, l'absence de consensus à l'égard du caractère obligatoire des mesures provisoire puis, dans un second temps, en observant la pratique des autres organes internationaux, la cristallisation d'une opinion internationale commune à l'égard de cette question. Ainsi, la Cour EDH a été la dernière institution internationale de protection des droits de la personne à adopter l’interprétation selon laquelle les mesures provisoires ont une portée juridiquement contraignante, en s’alignant tardivement sur la position des autres organes de protection. L’affaire LaGrand[17] de la Cour internationale de justice (CIJ) semble avoir joué un rôle prépondérant dans le revirement de jurisprudence de la Cour EDH, l’ouverture aux sources externes ayant permis d’assouplir le raisonnement positiviste initialement adopté par la Cour. Dans l’affaire Cruz Varas, par un raisonnement juridique fermé et conservateur, elle a ainsi estimé que le Règlement intérieur ne lui permettait pas de définir les mesures provisoires comme ayant un caractère contraignant (A). Dans l’arrêt Mamatkoulov, au terme d’un raisonnement ouvert et évolutif, elle adopte une position tout à fait opposée et opère un revirement de jurisprudence corroboré par les solutions des autres systèmes juridiques de protection (B).

A. Divergence jurisprudentielle et interprétation restrictive de la Convention européenne des droits de l’homme

Tous les systèmes juridiques connaissent une procédure visant l’adoption de mesures conservatoires dans le cadre d’une procédure judiciaire. En tant qu’institution procédurale commune aux ordres juridiques interne et international, elles apparaissent comme inhérentes au pouvoir juridictionnel[18]. Dans l’ordre international qu’il s’agisse des systèmes régionaux de protection européen[19], américain[20] ou africain[21] ou du cadre universel, avec les organes des traités des Nations Unies tels que le Comité des droits de l’homme[22], le Comité contre la torture[23] et la CIJ[24] en tant qu’organe judiciaire principal des Nations Unies[25], les mesures provisoires font l’objet de dispositions réglementaires ou conventionnelles[26] et font partie intégrante de l’office des organes de protection. Néanmoins, leur portée contraignante a fait l’objet de longs débats qui n’ont été résolus qu’avec l’émergence de positions internationales communes forgées par un raisonnement juridique téléologique[27]. Ainsi, dans le domaine des droits de la personne, les mesures provisoires sont la marque de la juridictionnalisation de l’ordre international[28] avec une véritable vocation de prévention des violations des droits affirmés par l’instrument conventionnel. En effet, il est question d'une garantie procédurale judiciaire visant à l’adoption ou à la suspension d’actes ou mesures de la part des autorités étatiques, lorsque les circonstances de l’espèce sont susceptibles de causer un dommage irréparable au requérant et de porter atteinte aux droits garantis par un instrument conventionnel de protection des droits de la personne. Dans ce contexte d’urgence, le non-respect des mesures provisoires risque d’aggraver dès lors l’issue du différend, voire rendre sans objet une décision finale rendue en application du droit par l’organe juridictionnel.

En vertu de l’article 39 (1) de son Règlement intérieur, la Cour EDH, peut « soit à la demande d’une partie ou de toute autre personne intéressée, soit d’office, indiquer aux parties toute mesure provisoire qu’elle estime devoir être adoptée dans l’intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure ». Initialement, dans l’affaire Cruz Varas[29], la Cour EDH avait estimé qu’elle ne pouvait déduire de l’article 39(1) de son Règlement intérieur le caractère contraignant des mesures provisoires. Elle avait pourtant réaffirmé sa jurisprudence constante, réitérée à de multiples reprises selon laquelle la CEDH « doit se lire en fonction de son caractère spécifique de traité de protection d’êtres humains et ses exigences doivent se comprendre d’une manière qui les rende concrètes et effectives »[30]. Elle estimait qu’en vertu de cette affirmation, la Commission et la Cour EDH devaient avoir le pouvoir d’ordonner des mesures provisoires afin de préserver les droits des parties à l’instance, tout en relevant que la Convention européenne, « à la différence d’autres traités ou instruments internationaux ne [renfermait] aucune clause explicite en la matière »[31] en opérant ainsi un renvoi à l’article 41 du Statut de la CIJ, à l’article 63 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme et aux articles 185 et 186 du Traité de Rome de 1957 instituant la Communauté économique européenne[32]. Ainsi, la Cour EDH s’était tournée vers les sources externes, mais elle avait conclu assez rapidement que

les principes généraux du droit international [n’offraient] ici aucun secours [puisque] […] la question de la force obligatoire des mesures provisoires indiquées par les juridictions internationales [prêtait] à controverse et il [n’existait] pas de règle juridique uniforme[33]. [Nous soulignons]

Dès lors, la Cour avait affirmé que le pouvoir d’ordonner des mesures provisoires qui auraient une portée juridique contraignante ne pouvait se déduire

ni de l’article 25 § 1 [de la CEDH][34] in fine ni d’autres sources [du droit international] [en considérant qu’il] [appartenait] aux États contractants d’apprécier l’opportunité de remédier à cette situation en adoptant une nouvelle disposition […][35]. [Nous soulignons]

La solution avait fait l’objet de critiques par plusieurs juges parties à l’affaire dans une opinion dissidente commune puisque la décision avait été adoptée à une très faible majorité, à 10 voix pour, 9 voix contre[36]. Les juges dissidents admettaient qu’à la différence d’autres instruments internationaux, la Convention européenne ne renfermait aucune clause explicite relative à l’indication de mesures provisoires. Cependant, ils affirmaient que ce constat ne devait pas empêcher l’adoption d’une interprétation autonome mettant l’accent sur l’objet et le but de la CEDH, ainsi que sur l’efficacité de son mécanisme de contrôle, tout en rappelant les conditions du contexte, à savoir l’adhésion de presque tous les États membres du Conseil de l’Europe au droit de recours individuel et à la juridiction obligatoire de la Cour EDH[37].

Le caractère controversé des mesures provisoires et l’absence d’une conception harmonisée au regard de leur portée reflétaient l’état du droit international qui a influencé l’adoption d’une interprétation restrictive par la Cour EDH puisqu’elle ne pouvait déduire, des principes généraux du droit international et de la position des autres organes internationaux de protection, une quelconque portée obligatoire aux mesures conservatoires, étant donné que ces organes ne s’étaient pas encore prononcés sur la question, notamment le Comité des droits de l’homme, le Comité contre la torture ou la CIJ[38]. Néanmoins, elle aurait pu accorder une plus grande importance au particularisme du système interaméricain[39], dans l’attente de l’alignement progressif d’autres organes internationaux de protection dont elle tiendra compte, quelques années plus tard, dans son arrêt de revirement Mamatkoulov et Askarov.

B. Convergence jurisprudentielle et interprétation extensive de la Convention européenne des droits de l’homme

L’affaire Mamatkoulov et Askarov jugée par la Cour EDH reste certainement, jusqu’à ce jour, la plus emblématique en ce qui concerne un revirement de jurisprudence grâce à la référence à des éléments extrasystémiques. Dans cette affaire, l’approche de la Cour est radicalement différente par rapport à l’arrêt Cruz Varas puisque le dialogue des juges, à travers l’intégration des sources externes, sera au service de la protection des droits de la personne, dans la mesure où il va légitimer une interprétation extensive et la réorientation complète de sa position jurisprudentielle[40].

Premièrement, la Cour EDH a développé un raisonnement en lien avec l’exercice du droit de recours individuel codifié à l’article 34 de la CEDH[41], anciennement l’article 25 avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 11[42]. Elle estimait qu’il s’agissait d’un pilier essentiel de l’efficacité du système de la Convention européenne, dont le caractère singulier est d’être un traité de garantie collective des droits de l’homme[43]. L’appréciation de la Cour démontre la prise en considération des arguments avancés par des tiers intervenants, susceptibles de suggérer la pratique du dialogue judiciaire et la référence à des sources externes. Si elle avait observé que l’article 39 du Règlement était d’interprétation stricte[44], elle avait toutefois remarqué qu’il ne jouait que dans des domaines limités, lorsqu’il existait un risque imminent de dommage irréparable, à l’égard du droit à la vie, de la prohibition de la torture et autres formes de mauvais traitements et du respect du droit à la vie privée et familiale[45], puisque la grande majorité de ces mesures avaient été adoptées dans des affaires d’expulsion et d’extradition[46].

Toutefois, puisque la Cour ne pouvait trouver la solution dans le texte de la CEDH et à l’intérieur de son système juridique, elle s’est tournée vers des éléments extrasystémiques en faisant référence au droit et la pratique internationaux jugés pertinents. Tout d’abord, elle avait analysé les mesures provisoires sous l’angle des principes généraux du droit international[47], en soulignant que la Convention européenne s’interprétait conformément à la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 (CVDT), dont l’article 31(3) c) évoque la possibilité de prendre en considération, lors de l’opération d’interprétation, « toute règle pertinente du droit international applicable dans les relations entre les parties ». La Cour a exposé ainsi les bases interprétatives d’un raisonnement juridique ouvert, en accord avec les principes du droit international[48]. Elle avait souligné la diversité des mesures provisoires dans l’ordre juridique international, émanant tant de juridictions que de quasi-juridictions[49], en remarquant également leur importance fondamentale eu égard à la pluralité de décisions et ordonnances rendues par les institutions internationales en la matière. Elle s’était référée précisément à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme[50] et à celle de la Cour interaméricaine[51], tout en mentionnant simplement le Comité contre la torture sans d’autres précisions[52]. Néanmoins, afin d’opérer le revirement de jurisprudence, l’arrêt LaGrand de la CIJ est très largement détaillé dans l’arrêt[53], alors même que l’articulation de son raisonnement autour de l’effectivité du droit de recours individuel renvoie plutôt au raisonnement employé par le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture.

Au regard du principe de l’interprétation évolutive dégagée dans l’affaire Loizidou[54] et de l’article 31(1) de la CVDT[55], la Cour opère un revirement de jurisprudence à l’égard de la portée des mesures provisoires qu’elle juge comme étant liées à la procédure et à la décision finale au fond[56]. Dans le dispositif de la décision, elle cite, dans un ordre qui n’est probablement pas aléatoire, la jurisprudence de la CIJ qui semble bénéficier d’une autorité interprétative renforcée pouvant lui donner la légitimité d’adopter une interprétation extensive de la portée des mesures provisoires; la jurisprudence de la Cour interaméricaine; celle du Comité des droits de l’homme et enfin, celle du Comité contre la torture pour affirmer que la sauvegarde des droits des parties en cas de risque de préjudice irréparable est un objectif essentiel des mesures provisoires[57]. Dans la mesure où le respect des mesures provisoires est nécessaire pour l’examen efficace d’une requête, en tant qu’outil au service de l’effectivité de la protection prévue par la CEDH[58], la Cour conclut que toute inobservation d’une demande de telles mesures, devait constituer une violation de l’article 34 qui consacre le droit de recours individuel[59].

Ce revirement jurisprudentiel intervient à l’égard d’une garantie procédurale de prévention des violations des droits de la personne et témoigne d’un alignement tardif de la Cour EDH. Elle semble avoir attendu une très large convergence de la part des organes de protection à l’égard de la portée contraignante de telles mesures pour conclure qu’il existait une position internationale commune à cet égard. Ainsi, si le dialogue apparaît comme facteur de revirements jurisprudentiels à travers la mise en oeuvre d’un raisonnement juridique évolutif fondé sur le recours aux sources externes, il peut également jouer le rôle de catalyseur dans le mouvement d’harmonisation jurisprudentielle.

II. La référence à des éléments extrasystémiques comme fondement de l’harmonisation jurisprudentielle

Si la Cour européenne a affirmé le principe de l’interprétation de la CEDH en accord avec le droit international et la pratique des organes internationaux pertinents, l’usage des sources externes peut limiter la Cour dans l’adoption d’interprétations évolutives. En effet, la référence à des éléments extrasystémiques peut conduire la Cour à interpréter le texte de la Convention de façon restrictive afin de se conformer à l'état du droit international positif, à la pratique des États et à la jurisprudence d'autres organes internationaux (A). Néanmoins, malgré le défi de l'interprétation évolutive des droits de la personne, une brève rétrospective de la jurisprudence de la Cour EDH témoigne de l’appréciation de nombreux principes et notions clefs de la Convention européenne, à la lumière d’éléments extrasystémiques (B). Par ailleurs, si le dialogue juridictionnel demeure une pratique spontanée dans l'ordre juridique international, laissée à la libre appréciation des interprètes, l’adoption de la Déclaration de San José au mois de juillet 2018 par les trois Cours des systèmes africain, européen et interaméricain semble annoncer le renforcement du dialogue des juges à l’échelle régionale (C).

A. Le défi de l’interprétation évolutive de la Convention européenne face aux éléments extrasystémiques

Dans l’affaire Demir et Baykara[60], la Cour EDH a précisé son approche à l’égard de l’interprétation des dispositions de la Convention européenne à la lumière d’autres textes et instruments internationaux. Tout d’abord, au regard de sa jurisprudence constante

[p]our déterminer le sens des expressions et formules contenues dans la Convention, [elle] s’inspire essentiellement des règles d’interprétation établies par les articles 31 à 33 de la [CVDT]. [Notamment au regard de la règle de l’article 31 § 1 de cette dernière,] […] [E]lle doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés, [tandis qu’au regard de l’article 32, elle peut faire appel] […] à des moyens complémentaires d’interprétation soit pour confirmer un sens déterminé conformément aux étapes évoquées plus haut, soit pour établir le sens lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde ou déraisonnable […][61].

Dans cet arrêt, la Cour EDH a également souligné la diversité des textes et instruments internationaux qui sont utilisés pour l’interprétation de la CEDH, notamment les traités internationaux applicables en la matière, les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ou les principes établis par des textes à portée universelle[62] ou encore les instruments du Conseil de l’Europe comme les recommandations et les résolutions du Comité des Ministres et de l’Assemblée parlementaire[63]. La Cour a rappelé que

[…] la Convention est avant tout un mécanisme de défense des droits de l’homme, [qui doit être interprétée et appliquée] d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires [et qui] doit aussi se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions[64].

En guise de conclusion, la Cour EDH précise sa position quant à l’utilisation des éléments extrasystémiques en ces termes :

La Cour, quand elle définit le sens des termes et des notions figurant dans le texte de la Convention, peut et doit tenir compte des éléments de droit international autres que la Convention, des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents et de la pratique des États européens reflétant leurs valeurs communes. Le consensus émergeant des instruments internationaux spécialisés et de la pratique des États contractants peut constituer un élément pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques. [Nous soulignons] Dans ce contexte, il n’est pas nécessaire que l’État défendeur ait ratifié l’ensemble des instruments applicables dans le domaine précis dont relève l’affaire concernée. Il suffit à la Cour que les instruments internationaux pertinents dénotent une évolution continue des normes et des principes appliqués dans le droit international ou dans le droit interne de la majorité des États membres du Conseil de l’Europe et attestent, sur un aspect précis, une communauté de vues dans les sociétés modernes[65]. [Nous soulignons]

Ce considérant de principe de l’arrêt Demir et Baykara clarifie et détaille la position de la Cour à l’égard de l’usage des sources externes en vue de l’interprétation et de l’application de la CEDH. Il intervient quelques années après l’affaire Mamatkoulov et Askarov alors même que cette dernière avait conduit à un revirement de jurisprudence grâce à la référence aux éléments extrasystémiques. Par ailleurs, il apporte des éclaircissements quant à l’approche de la Cour EDH à l’égard de l’impact du consensus émergeant de la pratique des États et des instruments conventionnels dans le processus d’interprétation de la CEDH.

En effet, dès 2001, dans l’affaire Al-Adsani[66], la Cour EDH s’est attachée à démontrer que la prohibition de la torture consacrée par l’article 3 revêtait une importance primordiale reconnue par plusieurs instruments internationaux[67] et par la pratique des organes internationaux[68]. C’est ainsi que la Cour a admis, dans cet arrêt, « […] [au regard des] précédents jurisprudentiels [notamment l’arrêt Furundzija du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie[69]] que l'interdiction de la torture est devenue une règle impérative du droit international […] »[70]. Toutefois, de manière très contradictoire, tout en se référant à plusieurs instruments internationaux et précédents jurisprudentiels pour admettre que la prohibition de la torture relevait du jus cogens, la Cour a jugé qu’il n’existait « aucun élément solide » permettant l’évincement de l’immunité de l’État étranger en cas d’action civile devant les juridictions d’un autre État, même en cas d’allégations d’actes de torture commis par les agents dudit État étranger[71]. Malgré les critiques[72] et l'adoption de cette interprétation restrictive à une très faible majorité, à savoir 9 voix contre 8, la Cour européenne confirmera sa position notamment dans l’affaire Jones c Royaume-Uni[73]. Dans le cadre d'un dialogue judiciaire qui peut être qualifié de symétrique, la CIJ, quant à elle, entérinera définitivement la question d’une exception à la règle de l’immunité de l'État en cas d'actions civiles en réparation sur la base d'allégations d’actes de torture, en prenant comme point central de référence l’affaire Al-Adsani jugée comme un précédent faisant autorité[74]. Parallèlement, la Cour EDH, en se référant, à son tour, à la jurisprudence de l’organe judiciaire principal des Nations Unies, dans une affaire plus récente, Naït-Liman c Suisse[75], a confirmé l’absence de compétence universelle pour les juridictions civiles en matière de torture, n’excluant pas, « s’agissant d’un domaine dynamique, qu’il puisse connaître des développements à l’avenir »[76]. Ces affaires phares démontrent que le dialogue des juges ne conduit pas toujours à des interprétations extensives favorables à la protection des droits de la personne et peut conduire au maintien d’un statu quo jurisprudentiel et de l’état du droit international positif en raison de l’absence de consensus dans la pratique interne des États cocontractants et de la diversité des positions interprétatives qui peuvent être adoptées par les autres organes internationaux ou par les juridictions nationales.

Parallèlement, au-delà de la question controversée de l'effet du jus cogens face aux règles relatives aux immunités, de manière ponctuelle, la Cour EDH s’est référée aux instruments internationaux pertinents et à la jurisprudence d’autres organes internationaux en vue de préciser le sens, le contenu et la portée des droits et libertés protégés et de déterminer certains principes et notions protégés par la CEDH. En envisageant l’interprétation de la CEDH à travers le prisme du dialogue des juges, plusieurs exemples non exhaustifs peuvent être mentionnés afin d’illustrer la pratique de la Cour à l’égard des emprunts normatifs auxquels elle a recours ponctuellement puisque la plupart de ses décisions sont justifiées directement au regard de sa jurisprudence.

B. Rétrospective de l’interprétation de la Convention européenne à la lumière des sources externes

Tout d'abord, l’arrêt Marguš c Croatie[77] a permis à la Cour EDH de faire référence à plusieurs éléments extrasystémiques pour affirmer qu’il existait une position internationale commune en ce qui concerne l’interdiction des amnisties pour des crimes internationaux, tels que les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre ou le crime de génocide[78]. Parallèlement, dans une jurisprudence antérieure[79], à l’égard de la compétence universelle des juridictions en matière pénale, la Cour s’était référée notamment aux positions du Comité des droits de l’homme des Nations Unies et au Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie pour déclarer l’amnistie incompatible premièrement, avec l’obligation d’enquête des États en cas d’allégations d’actes de torture; deuxièmement, avec l’obligation de poursuivre les personnes accusées de tels actes qui ont pu bénéficier d’une loi d’amnistie abusive au regard du droit international[80].

Ensuite, dans le contentieux de l'éloignement du territoire, dans l’arrêt Popov c France[81], la Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention européenne en raison de la détention dans un centre de rétention administrative, en attente d’un refoulement du territoire, de deux enfants en bas âge avec leurs parents, dans des conditions inadaptées à l’extrême vulnérabilité des enfants. Dans cette affaire, prenant en considération le large consensus qui existe, y compris en droit international[82], la Cour EDH affirme que l’intérêt des enfants doit primer sur toutes les décisions les concernant conformément à l’article 3 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant[83]. Au regard des éléments extrasystémiques issus du droit international pertinent[84], la Cour souligne que

la sauvegarde de l’intérêt supérieur de l’enfant implique d’une part de maintenir, autant que faire se peut, l’unité familiale, d’autre part, d’envisager des alternatives afin de ne recourir à la détention des mineurs qu’en dernier ressort[85].

Par ailleurs, dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres c Italie[86], la Cour se prononçait, pour la première fois, sur l’applicabilité de l’interdiction des expulsions collectives de l’article 4 du Protocole n°4 à la CEDH, à l’éloignement d’étrangers vers un État tiers effectué en dehors du territoire national, puisque les migrants avaient été interceptés en haute mer et débarqués sur les côtes libyennes. En établissant que les requérants avaient été exposés à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne, la Cour EDH a rappelé les obligations qui s’imposent aux États en vertu du droit international des réfugiés, notamment au regard du principe de non-refoulement[87], consacré également par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[88]. En l’espèce, elle avait conclu à la violation de l’article 4 du Protocole n°4 dans la mesure où l’éloignement des migrants interceptés en haute mer avait eu un caractère collectif en raison de l’absence d’examen des situations individuelles[89]. Dans l’affaire N.D. et N.T. c Espagne, jugée en février 2020 par la Grande Chambre[90], la Cour inscrit la définition des expulsions collectives dans le contexte du droit international en se référant notamment au Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers adopté par la Commission du droit international[91]. Toutefois, en l’espèce, elle conclut à l’absence de violation de l’article 4 du Protocole n° 4 jugeant que l’absence de décisions individuelles d’éloignement était la conséquence du propre comportement des requérants[92], bien cette solution soit critiquable au regard de la gestion actuelle des migrations par les États européens et des risques auxquels font face les personnes en situation de mobilité forcée et à la recherche d’une protection internationale[93].

Parallèlement, à propos des restitutions extraordinaires, la Cour EDH a eu l’occasion de se prononcer dans l’affaire El-Masri[94], sur la mise à l’isolement dans un lieu de détention tenu secret, en dehors de tout cadre judiciaire, d’un ressortissant étranger soupçonné de terrorisme mais aussi sur le transfert de ce dernier, d’un État à un autre, à des fins de détention et d’interrogatoire malgré l’existence d’un risque réel d’actes de torture et d'autres formes de mauvais traitements. La Cour a conclu que la responsabilité de l’État pouvait être engagée au regard de l’article 5 de la CEDH en raison d’actes commis sur son territoire par les agents d’un État étranger, avec l’approbation formelle ou tacite de ses autorités, dans la mesure où l’enlèvement et la détention extrajudiciaires du requérant pouvaient s’analyser en une disparition forcée telle que définie par le droit international[95].

À propos des interactions entre Convention européenne et le droit international humanitaire, dans l’arrêt Hassan c Royaume-Uni, qui concernait l’arrestation d’un ressortissant irakien par les forces armées britanniques et sa détention dans un centre géré par les forces américaines en Irak, la Cour EDH a rappelé que le contrôle exercé sur une personne, par des agents de l’État opérant hors du territoire national, emporte sa juridiction extraterritoriale au sens de l’article 1 de la CEDH[96]. La Cour a également souligné que ce titre de juridiction extraterritoriale trouve à s’appliquer même au cours de la phase des hostilités dans le cadre d’un conflit armé international[97]. En effet, dans ce contexte, le comportement de l’État ne relève pas exclusivement du droit international humanitaire, mais à la fois du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire qui peuvent s’appliquer simultanément, la position de la Cour étant ainsi conforme à la jurisprudence de la CIJ[98].

À l'égard des garanties procédurales, à l’occasion de l’affaire Vasiliauskas c Lituanie[99], la Cour s’est prononcée sur la prévisibilité de la condamnation du requérant pour génocide pour des faits perpétrés en 1953 au vu des exigences découlant de l’article 7 de la CEDH relatif au principe de la légalité des délits et des peines. Pour la définition du crime de génocide au regard du droit international conventionnel et coutumier[100], elle s’est notamment référée à la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, aux travaux préparatoires de la Convention sur le génocide, à l’arrêt de la CIJ rendu en 2007 et opposant la Bosnie-Herzégovine à la Serbie-et-Monténégro[101] ainsi qu’à d’autres définitions du génocide figurant dans d’autres instruments internationaux[102].

En outre, l’affaire Baka c Hongrie[103] portait sur la violation du droit à un procès équitable au regard de l’article 6(1) de la CEDH pour un juge qui ne pouvait pas contester la cessation de son mandat devant les tribunaux internes. La Cour EDH s’est référée à sa jurisprudence pertinente à l’égard de la Convention européenne[104], mais aussi aux standards européens et internationaux, relatifs à l’indépendance judiciaire et au principe d’inamovibilité des juges, qui découlent de la jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations Unies et de la Cour interaméricaine[105]. Elle a ainsi conclu que, par rapport à sa jurisprudence, aux instruments du Conseil de l’Europe et à d’autres instruments internationaux pertinents ainsi qu’au vu de la jurisprudence et de la pratique des organes internationaux, l’équité procédurale revêt une importance croissante en ce qui concerne la révocation et la destitution des juges, l’exclusion d’un contrôle juridictionnel emportant une violation du droit d’accès à un tribunal[106].

Enfin, dans l’affaire S.M. c Croatie[107], jugée par la Cour EDH le 25 juin 2020, il était question d’examiner dans quelle mesure le traitement associé à la traite des êtres humains et/ou à l’exploitation de la prostitution relevait du champ d’application de la Convention, notamment du champ d’application matériel de son article 4 qui vise l’esclavage, la servitude mais également le travail forcé ou obligatoire[108]. En ce qui concerne la portée de cet article, la Cour EDH souligne ainsi la nécessité d’une « interprétation harmonieuse de la Convention et des autres instruments de droit international » [Nous soulignons][109], en vertu de laquelle « compte tenu de l’absence de définition de la notion de traite des êtres humains dans la Convention elle-même, une conduite ou une situation ne peut être qualifiée de problème de traite d’êtres humains que si elle répond aux critères établis pour ce phénomène par le droit international »[110], notamment par les documents de l’Organisation internationale du travail[111] ou par le Protocole de Palerme[112].

Ces quelques exemples non exhaustifs illustrent la variété des domaines dans lesquels l’usage des sources externes par la Cour EDH permet une interprétation de la CEDH en harmonie avec les autres instruments internationaux pertinents et la jurisprudence d’autres organes internationaux. Ainsi, il semble important d’évoquer les récents développements relatifs au dialogue des juges entre les trois juridictions régionales de protection des droits de la personne qui pourraient aboutir à une coordination et une harmonisation de leurs jurisprudences dans le futur.

C. La perspective d’un dialogue régional renforcé comme source d’interprétations dynamiques

Les années à venir pourraient voir un accroissement des références aux sources externes dans le processus d’interprétation de la CEDH. La Déclaration de San José, adoptée le 18 juillet 2018 à l’occasion du 40e anniversaire de l’entrée en vigueur de la Convention américaine relative aux droits de l’homme et de la création de la Cour interaméricaine, envisage le dialogue des juges comme un véritable moyen de coordination et d’harmonisation des systèmes régionaux de protection des droits de l’homme. Il s’agit d’une déclaration conjointe des présidents de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, de la Cour EDH et de la Cour interaméricaine[113]. La Déclaration de San José a principalement pour objet la création d’un Forum permanent du dialogue institutionnel entre ces cours régionales afin de renforcer la protection effective des droits humains. L’initiative de création de ce Forum renforce l’indépendance affirmée des trois tribunaux à l’égard des processus intergouvernementaux. En effet, cette collaboration accrue entre les trois systèmes régionaux de protection des droits de l’Homme semble être le reflet d’une institutionnalisation du dialogue juridictionnel dans un contexte politique délicat à l’échelle mondiale qui tend à la remise en cause profonde notamment du multilatéralisme, de la prééminence du droit et de la protection des droits fondamentaux. Il est incontestable que les trois cours régionales sont confrontées actuellement à un climat de méfiance, voire de défiance à l’égard des droits de la personne, qui ne sont jamais définitivement acquis même dans les États démocratiques et qui sont remis en cause dans le contexte de la montée des extrémismes ainsi que des discours et politiques populistes.

Le premier Forum international des droits de l’homme, en application de la Déclaration de San José, a été organisé à Kampala du 28 au 29 octobre 2019 donnant lieu à la Déclaration de Kampala de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, de la Cour EDH et de la Cour interaméricaine des droits de l'homme[114]. La Déclaration de Kampala prévoit d’ores et déjà que la prochaine réunion du Forum sera organisée par la Cour à Strasbourg, en France, en 2021. Dans cette Déclaration, les trois juridictions régionales ont également convenu de plusieurs objectifs à mettre en oeuvre afin de renforcer le dialogue institutionnel et jurisprudentiel. Il est question notamment d’encourager les États membres de chaque système régional, les acteurs de la société civile et les citoyens à contribuer et à soutenir la poursuite de l’organisation du Forum international des droits de l’homme tous les deux ans en sessions privées et publiques sur une base rotative et avec la participation d'autres acteurs régionaux et mondiaux des droits de l'homme, le cas échéant[115]; de s’assurer du respect et de l’application des décisions et des résolutions découlant du Forum en allouant les ressources nécessaires pour ce faire[116]; d’« entreprendre le partage de connaissances via des plateformes numériques, sur des questions d'actualité relatives aux droits de l'homme »[117]; de développer des cours en ligne sur divers aspects de la protection des droits de l’homme dans leurs juridictions respectives, en particulier, ainsi que dans le monde entier[118]; de publier chaque année un rapport électronique sur les principaux arrêts des trois tribunaux, assorti de commentaires, le cas échéant, et tenant compte des langues de travail des trois tribunaux[119]; de « renforcer le dialogue et de partager la jurisprudence avec les tribunaux nationaux, en tant qu'un des mécanismes garantissant que les tribunaux nationaux se réfèrent aux jugements des tribunaux régionaux et contribuent à leur exécution à long terme »[120].

Ces objectifs font écho à l’actualité puisqu’ils semblent primordiaux au regard du contexte découlant de la pandémie survenue au mois de mars 2020 qui a entraîné un bouleversement à l’échelle mondiale. Mesures de confinement, mise à l’arrêt des activités économiques, fermeture des frontières, limitation des vols internationaux, restriction des déplacements et de la liberté d’aller et venir, suspension de certaines procédures d’immigration ou de la possibilité de déposer une demande d’asile, font partie de l’arsenal de mesures adoptées par les gouvernements. Or, face à ces circonstances inédites, l’imprévisible ne devrait pas être un prétexte aux mesures exceptionnelles en désaccord avec la protection des droits de la personne, mais au contraire, l’occasion d’adopter des mesures compatibles avec les exigences de l’État de droit et de renforcer la garantie effective des droits fondamentaux. Toutefois, il semblerait que les mesures d’urgence prises par les États affectent déjà davantage les populations qui étaient vulnérables avant le début de la pandémie et entraînent des violations des droits de la personne dont pourraient connaître à l’avenir les trois juridictions régionales si le contrôle exercé par les juridictions nationales s'avérera avoir été insuffisant. Dans ce contexte, le dialogue juridictionnel pourrait être utilisé comme un moyen de coordination et d'harmonisation des systèmes régionaux de protection dès lors que la Cour EDH serait engagée, avec ses homologues africain et américain, dans l'adoption de solutions harmonisées afin de répondre à des problèmes juridiques analogues, qui transcendent les clivages entre les systèmes.

Ainsi, l’adoption de la Déclaration de San José et la Déclaration de Kampala traduisent une prise de conscience renouvelée à l’égard de la symétrie qui existe entre les systèmes régionaux de protection des droits de la personne et de la nécessité d’un dialogue institutionnel et jurisprudentiel, dans la mesure où les problèmes juridiques auxquels sont confrontés les organes de protection sont transnationaux. La circulation croissante des décisions de justice et l’inspiration mutuelle dont font preuve les juges lorsqu’ils interprètent les instruments régionaux renforcent la tendance d’une mondialisation judiciaire[121]. Le phénomène de globalisation des sources du droit international des droits de la personne signifiant la mise en commun des fondements normatifs des droits proclamés, à travers l’exercice du pouvoir juridictionnel, est le reflet de lacunes et de difficultés partagées entre les systèmes, qui imposent ainsi la recherche de solutions communes. En effet, celles-ci se justifient dans la perspective d’un renforcement de l’effectivité du droit et de son aptitude à régir des violations complexes, récurrentes et persistantes des droits humains. L’interprétation jurisprudentielle par le dialogue, contribuant à l’interaction constante des sources du droit international des droits de la personne, traduit également la compatibilité des solutions partagées et harmonisées en rendant compte des liens et interactions qu’entretiennent les droits proclamés dans les trois systèmes régionaux, qui reflètent très largement de nombreux instruments internationaux adoptés à l’échelle universelle depuis la création des Nations Unies. Par ailleurs, la recherche et le partage d’interprétations analogues renforcent la dynamique évolutive des droits fondamentaux qui, intrinsèquement, sont appelés à être revisités à l’aune de conditions juridiques et de contraintes socioculturelles en perpétuel changement. Ainsi, la tenue du Forum international des droits de l'homme sur une base régulière pourra renforcer le dialogue, favoriser la diffusion des jurisprudences et l’inspiration mutuelle entre les systèmes de protection, accroître le niveau d'ouverture de la Cour européenne à l'égard des éléments extrasystémiques et contribuer également, au-delà du rayonnement historique de la jurisprudence de la Cour EDH, à un renforcement du rayonnement de la jurisprudence des deux autres Cours régionales, en leur accordant une légitimité nouvelle. En renforçant le potentiel persuasif des décisions judiciaires relevant du cadre régional, les solutions adoptées pourraient avoir des conséquences à l’échelle universelle en influençant la jurisprudence d’autres organes internationaux de protection comme les organes des traités des Nations Unies tels que le Comité des droits de l’homme.