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Parmi tous les systèmes de garantie et de protection des droits de l’homme, qu’ils soient universels, régionaux ou sous régionaux, le système européen est considéré, par beaucoup d’analystes, comme le système le plus complet, voire le plus parfait.

Ce système, développé dans le cadre du Conseil de l’Europe[1], a pour socle la Convention, dite européenne[2], de « sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales »[3], adoptée le 4 novembre 1950, à Rome, et entrée en vigueur le 3 septembre 1953 (CEDH ou Convention européenne). Elle comporte aujourd’hui 16 protocoles additionnels[4].

La Convention européenne, dont l’année 2020 marque le 70e anniversaire, présente la caractéristique d’être la doyenne des conventions continentales de protection des droits de l’homme. Elle a devancé aussi bien la Convention américaine relative aux droits de l'homme « Pacte de San José de Costa Rica » (Convention américaine des droits de l’homme) de 1969[5] que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ChADHP) de 1981[6]. Par ailleurs, la Convention européenne est l’unique convention adoptée dans le cadre d’une organisation régionale totalement dédiée aux droits de l’homme (le Conseil de l’Europe); les deux autres conventions américaine et africaine ayant été adoptées dans le cadre de deux organisations régionales générales (l’Organisation des États américains (OEA)[7] et l’Organisation de l’unité africaine (OUA) devenue l'Union africaine (UA))[8] dans lesquelles la protection des droits de l’homme n’est qu’un objectif parmi plusieurs autres[9]. Enfin, elle est la seule à faire mention aux « libertés fondamentales ».

Au-delà de ces caractéristiques premières qui la distinguent par rapport aux conventions similaires américaine et africaine, la Convention européenne a pu être enrichie durant ces soixante-dix ans par les apports de la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme d’abord et de la Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) ensuite. Certains de ses articles substantiels ont pu ainsi être amendés et son mécanisme de garantie a, de son côté, été perfectionné.

Une comparaison entre la doyenne des conventions régionales de protection des droits de l’homme – la Convention européenne – et la benjamine d’entre elles – la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples[10] – mérite d’être faite pour voir si la dernière-née a pu intégrer dans son corpus les normes contenues dans la Convention européenne.

C’est cette comparaison que nous ferons dans cette contribution en analysant, tout d’abord, les droits et libertés garantis dans les deux instruments (I) pour ensuite nous attarder sur la comparaison des mécanismes de protection prévus par elles (II).

I. Droits et libertés garantis

La comparaison des deux textes européen et africain fait apparaître une différence de taille qui saute aux yeux. Elle concerne l’objet même des deux instruments. Ainsi, si la Convention européenne porte sur les droits de l’homme et les « libertés fondamentales », la Charte africaine porte, certes, sur les droits de l’homme, mais également sur les « droits des peuples ». Il reste que le socle commun des deux instruments régionaux est constitué par la garantie des droits et libertés; même si la ChADHP ne mentionne pas dans son intitulé les libertés.

Nous procèderons, tout d’abord, à une comparaison des deux grandes catégories de droits garantis par les deux textes conventionnels, à savoir, d’une part, les droits civils et politiques (A) et d’autre part, les droits économiques, sociaux et culturels (DESC) (B). Une attention sera enfin accordée aux droits des peuples (C).

A. Droits civils et politiques

Même s’il n’existe pas une définition généralement admise en doctrine, en droit conventionnel ou coutumier ou encore en jurisprudence, nous pouvons avancer que les droits civils et politiques sont les droits qui protègent les libertés des individus contre les atteintes des autorités politiques et administratives, des organisations sociales et des particuliers, et qui garantissent à chacun la possibilité de participer à la vie civile et politique de la société et de l’État sans être discriminé ni réprimé[11]. Il est par ailleurs largement admis que « [l]es droits civils et politiques sont les premiers droits de la personne humaine à avoir été revendiqués dans le combat contre l'arbitraire du pouvoir politique sous l'Ancien régime »[12]. Karel Vasak les a qualifiés de droits de la première génération ou « droits-attributs »[13]. Ces droits portent, essentiellement, sur la liberté et sur la participation à la vie politique. Ils servent, négativement, à protéger l'individu contre les excès de l'État et comprennent, entre autres, le droit à la vie, l’égalité devant la loi, la liberté d’expression, le droit à un procès équitable, la liberté de religion et des droits de vote.

Affirmés dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme (DUDH) du 10 décembre 1948[14], ces droits sont garantis d’abord par la Convention européenne de 1950, ensuite par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations unies (PIDCP) du 16 décembre 1966[15] et enfin par la Charte africaine de 1981. En comparant les deux instruments européen et africain, nous remarquons l’existence de similarités (1), avec des différences importantes de libellées (2), ainsi que des omissions (3).

1. Similarités

Les similarités avec la Convention européenne sont frappantes. Les rédacteurs de la Charte africaine semblent avoir été très inspirés par la Convention européenne.

Les similarités se remarquent même au niveau de la numérotation des articles de la Charte et concernent les droits et libertés garantis. Pratiquement, on y trouve la même liste dans l’un et l’autre instrument, à savoir : le droit à la vie (article 2 CEDH; article 4 ChADHP); interdiction de la torture (article 3 CEDH; article 5 ChADHP); interdiction de l’esclavage et du travail forcé (article 4 CEDH; article 5 ChADHP); droit à la liberté et à la sûreté (article 5 CEDH; article 6 ChADHP); droit à un procès équitable (article 6 CEDH; article 7 ChADHP); Pas de peine sans loi (article 7 CEDH; article 7(2) ChADHP); liberté de pensée, de conscience et de religion (article 9 CEDH; article 8 ChADHP); liberté d’expression (article 10 CEDH; article 9 ChADHP); liberté de réunion et d’association (article 11 CEDH; articles 10-11 ChADHP); interdiction de discrimination (article 14 CEDH; article 2 ChADHP).

Ces similarités entre la Convention européenne et la Charte africaine montrent que les deux instruments ont trouvé leur inspiration première dans la Déclaration universelle de droits de l’homme du 10 décembre 1948[16], mais aussi, et ceci n’est valable que pour la Charte, dans les pactes internationaux de 1966[17].

2. Différences de libellées

Les méthodes suivies dans la rédaction des deux instruments sont très différentes. Alors que la CEDH a adopté une méthode exhaustive, la ChADHP a adopté une méthode minimaliste. Très souvent, la ChADHP se contente d’une proclamation générale du droit ou de la liberté à la manière de la DUDH. Par contre, la CEDH va dans le détail. Par exemple, à l’article 4 relatif à l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé composé de trois paragraphes, le premier proclamant que « [n]ul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude », le deuxième que « [n]ul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire », alors que le troisième s’étend largement sur la définition du travail forcé[18]. Très paradoxalement, et alors que l’Afrique est le continent ayant le plus subi les affres de l’esclavage, la ChADHP ne consacre à cette question qu’un très bref article 5 en vertu duquel

[t]out individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique. Toutes formes d'exploitation et d'avilissement de l'homme notamment l'esclavage, la traite des personnes [...] sont interdites.[19]

Nous remarquons que cette méthode est redondante pratiquement au niveau de tous les autres articles et il n’est pas utile de multiplier les illustrations.

3. Omissions

Les omissions se situent à deux niveaux. Alors que la ChADHP a omis de faire référence à certains droits civils et politiques dûment proclamés par la CEDH, il n’en demeure pas moins que certains droits proclamés universellement, notamment par la DUDH, n’ont pas été transposés aussi bien au niveau de la CEDH qu’au niveau de la ChADHP.

Parmi les omissions importantes de la ChADHP, figure le droit, pour un accusé, à recevoir l’assistance gratuite d’un avocat au cas où il n’aurait pas les moyens de rémunérer un avocat de son choix. Ce droit est expressément prévu par la CEDH à son article 6(3)c).

Confrontée à cette omission, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (ComADHP) d’abord, et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CAfDHP) ensuite, ont dû recourir à une construction prétorienne de ce droit à partir d’une interprétation forcée de l’article 7(1)c) de la Charte. Ainsi, dans la communication Avocats sans frontières (pour le compte de Gaëtan Bwampamye) c. Burundi du 6 novembre 2000, la ComADHP, se référant à l’article 7(1)c) de la Charte

rappelle vivement que le droit à une assistance judiciaire est un élément fondamental du droit à un procès équitable. Ceci est d’autant plus vrai lorsque l’intérêt de la justice le dicte. [La Commission] considère que dans le cas considéré, étant donné la gravité des allégations prononcées contre le prévenu et la nature de la peine à laquelle il a été condamné, il était dans l’intérêt de la justice de le faire bénéficier de l’assistance d’un avocat à chaque étape de son procès.[20]

La CAfDHP a adopté cette même attitude. Dans son arrêt Alex Thomas c. Tanzanie du 20 novembre 2015[21], la Cour, en admettant tout d’abord que l’article 7(1) « ne prévoit pas une assistance judiciaire de manière expresse », déclare cependant qu’elle peut se fonder sur l’article 14(3)(d) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[22]. Elle invoque, ensuite, les précédents de la ComADHP[23], mais aussi la jurisprudence de la CrEDH et celle du Comité des droits de l’homme de l’ONU[24].

La deuxième omission importante est celle relative au droit à la nationalité[25]. Malgré son adoption plus de trente ans après la Convention européenne, la Charte n’a pas comblé cette lacune, alors même que le droit à la nationalité est expressément prévu par la DUDH en son article 15[26]. Dans le cadre du Conseil de l’Europe, l’omission a été rattrapée par l’adoption de la Convention européenne sur la nationalité du 6 novembre 1997 (entrée en vigueur le 1er mars 2000)[27].

Au niveau africain, un projet de protocole à la ChADHP sur la nationalité préparée par la ComADHP est encore à l’état de projet[28]. En attendant, il est revenu aux deux organes chargés de l’application et de l’interprétation de la ChADHP de faire oeuvre créatrice et normative.

Plusieurs communications ont été ainsi soumises à la Commission[29], alors que la Cour a été saisie de deux requêtes relatives au droit à la nationalité. Dans la Communication 318/06, Open Society Justice Initiative c. Côte d’Ivoire, la Commission a considéré que « le droit à la nationalité de toute personne humaine est un droit fondamental dérivé aux termes des dispositions de l’article 5 de la Charte et essentiel à la jouissance des autres droits fondamentaux et libertés garantis par la Charte »[30].

Quant à la Cour africaine, elle n’a pas confirmé cette interprétation de l’article 5 dans l’arrêt Anudo c. Tanzanie[31]. Elle a préféré recourir à l’article 15(1) de la DUDH[32]. Dans un autre arrêt, Robert John Pennesis c République-Unie de Tanzanie, la Cour a consolidé son raisonnement en invoquant l’article 5 de la Charte. Elle « estime que le droit de la nationalité constitue un élément fondamental de la dignité de la personne humaine »[33].

Ce sont là des exemples significatifs d’omissions comblées par la jurisprudence en attendant une codification conventionnelle.

Quid des droits économiques sociaux et culturels?

B. Droits économiques, sociaux et culturels

Les droits économiques, sociaux et culturels sont des droits humains concernant les conditions sociales et économiques essentielles à une vie digne et libre et qui « exigent de l’État une protection économique et sociale et les moyens économiques pour être à même d’exercer les libertés »[34]. Ce sont des droits issus de la tradition socialiste et repris par la doctrine marxiste qui se traduisent, pour l’État, par une obligation positive « de faire ». Karel Vasak les a qualifiés de droits de la deuxième génération ou « droits-créances »[35]. Ils concernent, essentiellement, « le lieu de travail, la sécurité sociale, la vie familiale, la participation à la vie culturelle et l’accès au logement, à l’alimentation, à l’eau, aux soins de santé et à l’éducation »[36].

Affirmés dans la DUDH du 10 décembre 1948 dans ses articles 21 à 28, ces droits sont garantis d’abord par le Pacte international relatif aux DESC des Nations unies du 16 décembre 1966[37]. La Convention européenne, dans sa rédaction initiale de 1950, s’est contentée de la garantie des droits civils et politiques. C’est la Charte sociale européenne[38] signée le 18 octobre 1961 à Turin par 13 États qui a comblé cette lacune[39]. La Convention américaine des droits de l’homme de 1969 a consacré dans son article 26 l’engagement des États parties « à prendre des mesures visant à assurer progressivement la pleine jouissance des droits qui découlent des normes économiques et sociales et de celles relatives à l'éducation, la science et la culture [...] ». Un Protocole additionnel à la Convention Américaine relative aux droits de l'Homme traitant des droits économiques, sociaux et cultures, « Protocole de San Salvador » est venu matérialiser cet engagement, en 1988[40], en garantissant les droits économiques sociaux et culturels. Quant à la Charte africaine de 1981, elle a incorporé dans un seul et unique instrument à la fois les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels aux articles 15 à 18.

Fidèle à la Résolution de Monrovia du 20 juillet 1979, selon laquelle

[l]es droits de l’homme et des Peuples ne se réduisent pas aux seuls droits civils et politiques mais s’étendent aux droits économiques, sociaux et culturels; et que la distinction entre ces deux catégories de droits n’implique aucune hiérarchie[,][41]

la Charte proclame et garantis les droits économiques, sociaux, et culturels. Cependant, la garantie des DESC par la Charte africaine est minimaliste. En effet, les droits garantis sont : le droit de travailler dans des conditions équitables et satisfaisantes et de percevoir un salaire égal pour un travail égal; le droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale; le droit à l'éducation; et le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la Communauté.

En comparant la méthode suivie par la ChADHP pour garantir les DESC, avec celle suivie par la Charte sociale européenne (révisée), nous pouvons formuler les mêmes remarques faites ci-dessus à propos des droits civils et politiques. En fait, les similitudes sont rares. Non seulement les droits proclamés se réduisent à quatre droits uniquement, mais même les droits proclamés le sont de manière vague, ambiguë et ambivalente. C’est le cas par exemple au droit de travailler dans des conditions équitables et satisfaisantes et de percevoir un salaire égal pour un travail égal, dont dispose l'article 15. La protection assurée par la Charte Africaine est sans commune mesure avec celle prévue par la Charte sociale européenne (révisée), voire avec le Pacte international relatif aux DESC. La Charte sociale européenne (révisée) consacre toute sa première partie, composée d'un préambule et de 31 paragraphes, aux droits des travailleurs. Quant à son article premier consacré au droit au travail, il ne se contente pas d’une proclamation générale. Il va dans le détail des conditions de réalisation de ce droit et se trouve complété par les articles 2 (droit à des conditions de travail équitables), 3 (droit à la sécurité et à l’hygiène dans le travail), 4 (droit à une rémunération équitable), 5 (droit syndical) et 6 (droit de négociation collective). L’article 15 de la ChADHP est on ne peut plus vague quand il affirme que « [t]oute personne a le droit de travailler dans des conditions équitables et satisfaisantes »[42]; il ne consacre pas vraiment le droit de l’individu à un travail, ni ne précise en quoi consistent lesdites conditions de travail. Concernant les conditions de travail, la seule garantie prévue par l’article 15 de la ChADHP est celle de l’égalité de rémunération pour un travail de valeur égale, mais rien n’est dit sur l’égalité de rémunération entre les genres. Tout ce qui est dit à propos du droit au travail est valable pour le droit à la santé et le droit à l’éducation. Généralités, imprécision, absence de modalités pratiques sont les caractéristiques des articles 15 à 17 de la ChADHP.

La ComADHP a, dans le souci de clarifier les dispositions de la Charte relatives au DESC, a adopté le 26 mai 2010, les Principes et Lignes directrices sur la mise en oeuvre des droits économiques, sociaux et culturels dans la Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples[43], dits principes de Nairobi. L’objectif de ce document est de « définir de façon claire et précise la nature des obligations des Etats parties concernant la promotion et la protection des DESC consacrés par la Charte africaine, ainsi que le contenu de ces droits »[44]. Dans ce document, la ComADHP reconnaît que

les droits économiques, sociaux et culturels sont des droits justiciables et exécutoires et que les États parties à la Charte africaine ont l’obligation de s’assurer que les individus et les peuples ont accès à des recours administratifs et/ou judiciaires exécutables pour toute violation de ces droits.[45]

Elle reconnaît également que

dans la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels, l’Etat ne peut soumettre ces droits à des restrictions que sous réserve que celles-ci s’inscrivent strictement dans la ligne des principes et des obligations relatifs aux droit de l’homme.[46]

Dans sa « jurisprudence », la ComADHP s’est souvent référée à ces principes de Nairobi. À propos du droit au travail, elle note que ce droit n’est ni absolu ni inconditionné et que l’État doit faciliter l’accès à l’emploi[47]. À propos du droit à la santé, elle observe que ce droit comprend le droit de contrôler sa santé et son corps et le droit de ne pas subir d’ingérences, comme le droit de ne pas être soumis à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements[48].

Quant à la CAfDHP, elle n’a pas eu encore à se prononcer sur des requêtes introduites pour violation de DESC.

C. Droits des peuples

Contrairement à la CEDH, la Charte Africaine incorpore la troisième génération de droits de l’homme ou encore « droits de solidarité »[49] dont les peuples sont les principaux bénéficiaires. La Charte ne consacre pas moins de six articles aux droits des peuples consacrant ainsi une approche spécifique des droits de l’homme en Afrique, déjà annoncée dans l’intitulé même de la Charte et dans le préambule : « la réalité et le respect des droits du peuple doivent nécessairement garantir les droits de l’homme »[50].

Les droits proclamés sont : le droit à l’égalité des peuples et leur droit à ne pas être soumis à une domination coloniale (article 19); le droit à l’autodétermination et la liberté du choix du système politique, économique et social (article 20); le droit à la disposition des richesses naturelles (article 21); le droit au développement économique, social et culturel et à l’égale jouissance du patrimoine commun de l’humanité (article 22); le droit à la paix (article 23); et le droit à un environnement satisfaisant et global (article 24).

Comme le note un auteur :

[l]a Charte Africaine est ainsi la première convention multilatérale relative à la protection des droits de l’homme à incorporer pareils droits et à désigner le peuple comme leur unique titulaire. À ce propos, son principal intérêt réside dans la subjectivisation internationale du peuple qu’elle semble opérer.[51]

Il reste que la ChADHP n’a pas défini la notion de peuple, ce qui ouvre la voie à des interprétations diverses. Un commentateur averti de la Charte note

[qu’u]n examen littéral de la Charte Africaine nous permet donc de dégager trois acceptions possibles du mot "peuple"; mais la seule qui soit valablement transposable à la presque totalité des dispositions − l’exception étant l’article 20 (2) − concernées de la Charte Africaine est celle dans laquelle le peuple est assimilé au peuple constitutif d’un État.[52]

Il ajoute cependant que

[s]i elle était retenue pour l’ensemble des droits du peuple consacrés par la Charte Africaine, cette dernière interprétation réduirait sensiblement l’intérêt conceptuel de ce document et partant sa contribution à la théorie des droits collectifs.[53]

La Cour africaine a eu à se pencher sur cette question dans son arrêt Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. Kenya et à confirmer l’acception extensive de la notion de peuple en ces termes :

La Cour note, de façon générale, que la Charte ne définit pas la notion de « peuple ». À cet égard, il a été relevé que c’est de façon délibérée que les rédacteurs de la Charte ont omis de définir le concept.[54]

Et la Cour d’ajouter :

Il est généralement admis que, dans le contexte de la lutte contre la domination étrangère sous toutes ses formes, la Charte vise en premier lieu les peuples qui constituent la population des pays, qui luttent pour leur accession à l’indépendance et à la souveraineté nationale.

Dans ces conditions, toute la question est de savoir si la notion de « peuple » utilisée par la Charte recouvre non seulement la population en tant qu’élément constitutif de l’État, mais également les groupes ou communautés ethniques identifiés, faisant partie de cette population au sein d’un État constitué. Autrement dit, il s’agit de savoir si la jouissance des droits reconnus sans conteste aux peuples constitutifs de la population d’un État donné, peut être étendue aux groupes et communautés ethniques infra-étatiques qui font partie de cette population.

La Cour considère que la réponse à cette question est affirmative pour autant cependant que ces groupes ou communautés ne remettent pas en cause la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’État, sans l’accord de celui-ci. On comprendrait mal en effet que les États, qui sont les auteurs de la Charte, aient voulu par exemple reconnaître automatiquement aux groupes et communautés ethniques qui composent leur population, le droit à l’auto-détermination et à l’indépendance garanti par l’article 20(1) de la Charte, qui en l’occurrence correspondrait à un véritable droit de faire sécession. En revanche, rien ne ferait obstacle à ce que d’autres droits des peuples, tels que le droit au développement (article 22), le droit à la paix et à la sécurité (article 23) ou le droit à un environnement sain (article 24), soient reconnus, en cas de besoin, spécifiquement aux groupes et communautés ethniques composant la population d’un État.[55]

Ainsi, la parenté entre la CEDH et la ChADHP s’avère plutôt réduite, mais néanmoins réelle. C’est ce qui a, souvent, amené la CAfDHP à faire appel à la jurisprudence de la Cour européenne pour consolider un raisonnement ou pour illustrer une argumentation. Ainsi, et à titre strictement illustratif, car les exemples sont nombreux, dans son arrêt Ingabire Victoire Umuhoza c. République du Rwanda du 24 novembre 2017[56], la Cour invoque l’arrêt de la CourEDH Handyside c. Royaume-Uni[57] concernant les restrictions à la liberté d’expression. La Cour affirme

[qu'i]l convient également de noter que la liberté d’expression protège non seulement les « informations » ou les « opinions favorablement accueillies ou considérées comme inoffensives, mais aussi celles qui heurtent, choquent ou inquiètent » un État ou une frange de la population.[58]

Comme l’a déclaré la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt relatif à l’affaire Handyside c. Royaume-Uni, il s’agit « des exigences du pluralisme, de la tolérance et de l’esprit d’ouverture sans lesquelles il n’existe pas de « société démocratique »[59].

Qu’en est-il des mécanismes de protection prévus par les deux instruments?

II. Mécanismes de protection

Un instrument interétatique de protection des droits de l’homme peut être réduit à un voeu pieux si son application et son interprétation ne sont pas assurées par un mécanisme spécifique chargé de cette mission. Ces mécanismes peuvent avoir une nature quasi juridictionnelle (A) ou une nature juridictionnelle (B). Au niveau universel, ce sont des mécanismes quasi juridictionnels qui ont été institués. Cela est dans la logique du caractère insuffisamment intégré de la société internationale. Les organes des traités des Nations unies sur les droits de l’homme ont ainsi institué 9 organes de surveillance, à savoir : le Comité des droits de l'homme (CCPR); le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CESCR); le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD); le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes (CEDAW); le Comité contre la torture (CAT); le Sous-Comité pour la prévention de la torture (SPT); le Comité des droits de l'enfant (CRC); le Comité des travailleurs migrants (CMW); le Comité des droits des personnes handicapées (CRPD); et le Comité des disparitions forcées (CED)[60].

La CEDH a institué dans un premier temps une Commission et une Cour des droits de l’homme. La première a disparu en octobre 1999 pour laisser place à la Cour uniquement. Pour sa part, la Charte africaine a institué dans un premier temps une Commission des droits de l’homme et des peuples. En 1998, le Protocole de Ouagadougou[61] a créé une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, sans supprimer pour autant la Commission.

A. Organes quasi-juridictionnels

Lors de son adoption en 1981, la ChADHP a consacré toute sa deuxième partie, intitulée « des mesures de sauvegarde », à la Commission africaine des droits de l’homme. Jusqu’à 1998, la Commission sera le seul organe « charg[é] de promouvoir les droits de l’homme et des peuples et d’assurer leur protection en Afrique »[62]. L’article 45 de la Charte assigne à la Commission une compétence triple : la promotion des droits de l’homme et des peuples[63]; la protection de ces mêmes droits; et l’interprétation de la Charte à la demande d'un État partie, d'une Institution de l'OUA ou d'une Organisation africaine reconnue par l'OUA.

Lorsque la Charte fut adoptée, il est indéniable que le modèle de la Commission européenne des droits de l’homme ait été une source d’inspiration pour les rédacteurs de l’instrument africain. À cette époque, la Cour européenne ne jouait pas un rôle central dans le système européen. Dans le système européen originel,

la Convention prévoyait un mécanisme de protection en deux phases : le stade préliminaire et préparatoire de la Commission qui peut aboutir à une conciliation, ensuite celui du règlement, lequel se dédouble en deux virtualités : l'une à caractère juridictionnel, confié à la Cour, l'autre à caractère politique reconnu au Comité des ministres.[64]

En effet, l’objectif de la première phase est d’aboutir à un règlement amiable de l’affaire :

1. Dans le cas où la Commission retient la requête :

a) afin d’établir les faits, elle procède à un examen contradictoire de la requête avec les représentants des parties, et, s’il y a lieu, à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les États intéressés fourniront toutes facilités nécessaires, après échange de vues avec la Commission;

b) elle se met en même temps à la disposition des intéressés en vue de parvenir à un règlement amiable de l’affaire qui s’inspire du respect des Droits de l’Homme, tels que les reconnaît la présente Convention.[65]

En cas de réussite du règlement amiable,

la Commission dresse un rapport qui est transmis aux États intéressés, au Comité des ministres et au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe aux fins de publication. Ce rapport se limite à un bref exposé des faits et de la solution adoptée.[66]

Mais si, au contraire, une solution n’a pas été trouvée, la Commission dresse un rapport et le transmet au Comité des ministres. Dans ce cas, l’affaire est soit transmise par le Comité à la Cour, soit le Comité lui-même prend une décision pour dire s’il y a eu ou non violation de la Convention[67].

Il reste que, malgré les grandes ressemblances entre les deux Commissions européenne et africaine, quelques différences les opposent. Tout d’abord, si la Commission européenne a coexisté avec la Cour (jusqu’à 1999) et pouvait lui déférer des affaires[68], la Commission africaine a, pendant longtemps, été le seul organe protecteur des droits de l’homme en Afrique.

Dans l’exercice de sa fonction protectrice, prévue par le paragraphe 2 de l’article 45 de la Charte, explicitée en détail aux articles suivants, la Commission africaine peut recevoir des plaintes dirigées par un État contre un autre État (article 49 de la Charte)[69] ou « des communications autres que celles des États »[70] c’est-à-dire, en termes clairs, des plaintes émanant d’individus ou d’ONG contre un ou plusieurs États pour des violations supposées des droits de l’homme. Ces communications sont soumises à des conditions draconiennes de recevabilité (article 56 de la Charte) dont la condition classique de l’épuisement des recours internes « s’ils existent ». Par la suite, la procédure, que ce soit pour les plaintes des États ou celle des individus et des ONG, est minutieusement réglée par le règlement intérieur de la Commission[71] et ressemble en tout point à une procédure juridictionnelle contradictoire. Cependant, les décisions n’ont pas ce caractère.

En effet, signalons tout d’abord que l’article 54 de la Charte prévoit que « [l]a Commission soumet à chacune des sessions ordinaires de la conférence des Chefs d'État et de Gouvernement un rapport sur ses activités »[72]. Ceci est conforme aux exigences des autres instruments des droits de l'homme adoptés par les Nations Unies, l’Organisation des États américains et le Conseil de l'Europe. En plus, l’article 59 de la Charte prescrit la « confidentialité » des mesures prises par la commission « jusqu’au moment où la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement en décidera autrement »[73]. Contrairement à d'autres traités internationaux relatifs aux droits de l'homme, une lecture restrictive de l'article 59 de la Charte donnerait à la Conférence le pouvoir de décider de ce que la Commission peut publier. En outre, la Charte en son article 58 (1) énonce que

[l]orsqu’il apparaît à la suite d’une délibération de la Commission qu’une ou plusieurs communications relatent des situations particulières qui semblent révéler l’existence d’un ensemble de violations graves ou massives des droits de l’homme et des peuples, la Commission attire l’attention de la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement sur ces situations.

Ces dispositions, très limitatives, et qui ne manquent pas d’ambigüités, ainsi que cela a été relevé par les commentateurs les plus avertis[74], ont été énormément assouplies par le règlement intérieur de la Commission ainsi que par sa pratique. En effet, et conformément à la règle 120 du règlement :

4. La décision de la Commission doit demeurer confidentielle et ne peut être communiquée aux parties que lorsque le Rapport d’activité de la Commission faisant référence à cette décision a été examiné par la Conférence, conformément à l’article 59 de la Charte africaine et sous réserve de la règle 63(2).

5. Le Secrétaire doit s’assurer que la décision de la Commission est transmise aux parties dans un délai de trente (30) jours à compter de la date à laquelle son rapport d’activité mentionnant la décision a été examiné par la Conférence.

6. La décision est publiée dans un délai de trente (30) jours à compter de la date de transmission de la décision aux parties.[75]

Pratiquement, et dans un premier temps, certains plaignants ont fait circuler le contenu des décisions rendues en leur faveur, de même que certaines institutions, notamment universitaires, ont procédé à leur compilation et à leur diffusion. Par la suite, la Commission a procédé à la mention des décisions dans son rapport annuel d’activité et leur publication sur le site de la Commission sitôt le rapport adopté et sa publication autorisée par la Conférence[76].

Aujourd’hui, la ComADHP continue d’exister en complémentarité avec la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples.

B. Mécanismes juridictionnels

Si dans le système européen, la Commission et la Cour ont cessé de coexister et qu’aujourd’hui la Cour européenne est le seul organe habilité à « assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes parties contractantes »[77] de la Convention et de ses protocoles, la CAfDHP a été « créée au sein de l’Organisation de l’Unité Africaine »[78] en vue de « compléter » les fonctions de protection que la Charte a conférées à la ComADHP.

Le Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples [Protocole] a été adopté le 10 juin 1998 par la Conférence des Chefs d’État et de Gouvernement de l’OUA, réunie à Ouagadougou au Burkina Faso. Le Protocole est entré en vigueur le 25 janvier 2004, après avoir été ratifié par plus de 15 pays. À ce jour, trente (30) États seulement ont ratifié le Protocole »[79].

La comparaison entre la CAfDHP et la Cour européenne des droits de l’homme révèle plusieurs aspects communs, du reste, qu’on retrouve dans toutes les juridictions internationales. C’est la raison pour laquelle nous focaliserons sur les différences que nous retrouvons au niveau de la composition (1), de la juridiction obligatoire (2), de la condition de l’épuisement des recours internes (c) et de la compétence matérielle (3).

1. Composition

Si la CrEDH « se compose d'un nombre de juges égal à celui des Hautes Parties contractantes »[80], le nombre des juges de la CAfDHP est fixé par le protocole à « onze juges, ressortissants des États membres de l'[Union africaine] »[81]. Les mandats respectifs des juges sont de 9 ans non renouvelables pour la CrEDH[82] et de 6 ans renouvelables une seule fois pour la CAfDHP[83]. Les juges de la CrEDH exercent à plein temps[84], alors que les juges de la CAfDHP, à l’exception du président, exercent leurs fonctions à temps partiel[85].

Par ailleurs, dans le cadre de la CrEDH, le juge portant la nationalité d’un État partie à une affaire doit siéger pour l’examen de cette affaire, quand elle siège en chambre de 7 juges ou en Grande Chambre de 17 juges[86]. C’est le contraire qui est en vigueur à la CAfDHP, puisqu’en vertu de l’article 22 du Protocole, « [a]u cas où un juge possède la nationalité d’un État partie à une affaire, il se récuse ». Cette interdiction est à double tranchant. Si elle est, sans conteste, de nature à garantir l’indépendance de la juridiction et la liberté des juges de s’exprimer, elle prive cependant la Cour d’un de ses membres qui peut lui être très utile quant à la compréhension du droit national de l’État.

2. Juridiction obligatoire

Depuis l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la CEDH portant restructuration du mécanisme de contrôle établi par la Convention le 1er novembre 1998, l’exigence d’une déclaration de reconnaissance obligatoire de la juridiction de la Cour sur toutes les affaires concernant l’application et l’interprétation de la Convention a été abolie[87]. Désormais, et en vertu de l’article 33 relatif aux affaires interétatiques, « [t]oute Haute Partie contractante peut saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses protocoles qu'elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie contractante »[88]. De même, et en vertu de l’article 34 relatif aux requêtes individuelles,

[l]a Cour peut être saisie d'une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles.

Ainsi, la saisine est devenue automatique.

Quant à la CAfDHP, l’article 5 du Protocole n° 11 dispose :

1. Ont qualité pour saisir la Cour : a) la Commission; b) l’État partie qui a saisi la Commission; c) l’État partie contre lequel une plainte a été introduite; d) l’État partie dont le ressortissant est victime d’une violation des droits de l’homme; e) les organisations inter-gouvernementales africaines.

2. Lorsqu’un État partie estime avoir un intérêt dans une affaire, il peut adresser à la Cour une requête aux fins d’intervention.

3. La Cour peut permettre aux individus ainsi qu’aux organisations non gouvernementales (ONG) dotées du statut d’observateur auprès de la Commission d’introduire des requêtes directement devant elle conformément à l’article 34(6) de ce Protocole.

Ainsi, la saisine de la Cour par la ComADHP et par les États est automatique et ne requiert par une déclaration d’acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour. Cependant, cette catégorie de saisine est marginale. La Cour n’a été saisie d’aucune affaire interétatique, alors qu’elle a été saisie à trois reprises seulement par la ComADHP. Par contre, pour les requêtes individuelles et pour celles introduites par les ONG, l’article 5 du Protocole n° 11 renvoie à l’article 34(6) qui exige, pour recevoir cette catégorie de requête,

[qu'à] tout moment à partir de la ratification du présent Protocole, l’État doit faire une déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes énoncées à l’article 5(3) du présent Protocole. La Cour ne reçoit aucune requête en application de l’article 5(3) intéressant un État partie qui n’a pas fait une telle déclaration.

Cette exigence est une entrave sérieuse à l’ouverture du prétoire de la Cour aux citoyens africains. Très peu d’États ont fait la déclaration. Le nombre maximum d’États ayant fait la déclaration a atteint 10[89]. Cependant, la Cour a été confrontée depuis 2016 à un phénomène de retrait des déclarations faites par certains États, tant et si bien qu’aujourd’hui le nombre de déclarations se trouve réduit à 5 déclarations seulement. En effet, le 1er mars 2016, le Rwanda informait la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples du retrait de sa déclaration émise au titre de l’article 34(6) du Protocole[90]. Resté pendant quelque temps un cas isolé, le retrait du Rwanda a été suivi, en un laps de temps assez court, par les retraits successifs des déclarations de la Tanzanie[91], du Bénin[92] et de la Côte d’Ivoire[93]. Bien évidemment, le nombre dérisoire de déclarations d’une part, et la vague de retraits d’autre part, sont bien regrettables et incitent à se poser des questions sur le véritable engagement des pays africains quant à la garantie juridictionnelle des droits de l’homme et des peuples.

3. Condition de l’épuisement des recours internes

La condition de l’épuisement des recours internes en contentieux international est classique et marque la priorité accordée par l’ordre international aux juridictions internes pour régler les différends entre États et particuliers. La justice internationale n’intervient qu’à titre subsidiaire. La Cour internationale de justice affirme dans ce sens que :

[l]a règle selon laquelle les recours internes doivent être épuisés avant qu'une procédure internationale puisse être engagée est une règle bien établie du droit international coutumier; elle a été généralement observée dans les cas où un État prend fait et cause pour son ressortissant dont les droits auraient été lésés dans un autre État en violation du droit international. Avant de recourir à la juridiction internationale, il a été considéré en pareil cas nécessaire que 1'Etat où la lésion a été commise puisse y remédier par ses propres moyens, dans le cadre de son ordre juridique interne.[94]

La Cour ajoute:

les motifs sur lesquels se fonde la règle de l'épuisement des recours internes sont les mêmes qu'il s'agisse d'une cour internationale, d'un tribunal arbitral ou d'une commission de conciliation. Dans ces conditions, la Cour estime que toute distinction en ce qui concerne la règle de l'épuisement des recours internes entre les diverses demandes ou entre les diverses juridictions est sans fondement.[95]

Cette condition de recevabilité existe aussi bien au niveau de la CEDH qu’au niveau de la CAfDHP. L’article 35(1) de la CEDH dispose, en effet, que

[l]a Cour ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive.

De son côté, l’article 56(5) de la ChADHP dispose que les requêtes doivent « [ê]tre postérieures à l'épuisement des recours internes s'ils existent, à moins qu'il ne soit manifeste à la Commission que la procédure de ces recours se prolonge d'une façon anormale ». Cependant la Charte, à la différence de la Convention, ne pose aucune condition précise de délai. L’article 56(6) exige que les requêtes

[soient] introduites dans un délai raisonnable courant depuis l'épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Commission comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine.

Ainsi, une marge d’appréciation importante est laissée à la CAfDHP, marge que la Cour n’a pas manqué d’utiliser et considérer les délais au cas par cas[96].

4. Compétence matérielle

La compétence matérielle des deux Cours européenne et africaine est, pratiquement, la même dans la mesure où la tâche principale de l’une et de l’autre juridiction est d’assurer l’application et l’interprétation de l’instrument régional de protection des droits de l’homme qui la concerne. Cependant, si la compétence matérielle de la CrEDH est confinée à la Convention européenne, la compétence matérielle de la CAfDHP s’étend au-delà de la Charte africaine puisqu’en vertu de l’article 3 du Protocole :

[l]a Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés.

Le caractère libéral de cette disposition est confirmé par l’article 7, qui prévoit que la CAfDHP « applique les dispositions de la Charte ainsi que tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par l’État concerné ». Cette extension de compétence est le fait du Protocole de Ouagadougou. Elle n’est pas prévue par la Charte en ce qui concerne la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Cette dernière a pour seul mandat d’interpréter la ChADHP.

Dans sa jurisprudence, la Cour a souvent eu recours, non seulement, au PIDCP de 1966[97] mais, également, à la DUDH[98] considérant qu’elle fait partie du droit international coutumier et à d’autres conventions universelles comme la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984[99], la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes[100] et la Convention relative au statut des apatrides[101] des Nations unies. La Cour a, en outre, appliqué des instruments de l’UA ainsi que des instruments de certaines communautés régionales économiques. Tout ceci montre la grande liberté dont jouit la CAfDHP qui lui permet de faire appel à un large spectre de normes de référence.

***

La comparaison entre la CEDH et la ChADHP fait apparaître en filigrane que malgré l’adhésion tardive de l’Afrique à la nécessité d’une protection continentale des droits de l’homme, la croyance en cette nécessité ne semble pas assumée totalement, aussi bien au niveau des droits proclamés et garantis par la ChADHP qu’au niveau des mécanismes de protection mis en place aussi bien par la Charte que par le Protocole portant création d’une CAfDHP.

Aujourd’hui, plus que jamais, le système africain de protection des droits de l’homme semble confronté au défi de sa pérennité compte tenu de l’insuffisance du nombre de ratifications du Protocole de Ouagadougou, du nombre insignifiant de déclarations d’acceptation de la juridiction de la Cour concernant les requêtes présentées par les individus et les ONG, de la non-exécution des décisions de la CAfDHP et des critiques dont sont la cible les deux organes conventionnels.

L’engouement pour les droits de l’homme en Afrique semble marquer le pas et il appartiendra à la ComADHP et à la CAfDHP de suivre une politique jurisprudentielle à la fois sage et courageuse qui, sans laisser tomber les principes cardinaux et la rigueur, n’attirera pas sur elles les foudres des États. Le travail jusque-là accompli est énorme et très riche. Il serait dommage que tout ce qui a été construit s’écroule.