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La dialectique du Maître et de l'Esclave, développée par Hegel dans La Phénoménologie de l'Esprit, est un exemple typique du fonctionnement de la dialectique dans l’approche hégélienne. L’esclave est initialement soumis aux ordres du maître (thèse). Cependant, il acquiert son autonomie grâce au produit de son travail et gagne en indépendance alors que le maître continue de dépendre de la reconnaissance de celui-ci pour garder son statut. Ainsi, le maître devient progressivement esclave et l’esclave maître. Le deuxième moment de la dialectique (antithèse) est alors accompli. La dépendance maître-esclave est niée. La dernière étape de la dialectique, la synthèse, est marquée par l’annulation de la situation de maître et d’esclave, chacun ayant obtenu sa reconnaissance[1].

Mutatis mutandis, cette parabole philosophique n’est pas sans intérêt pour analyser les rapports entre les deux cours européennes, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) et la Cour de justice de l’Union européenne (Cour de justice), au regard de la protection des droits fondamentaux – même si, bien évidemment, c’est une exagération évidente que de décrire les relations entre les deux cours comme une relation maître-esclave. Il n’en reste pas moins qu’aux origines, la Cour de justice, en l’absence de texte communautaire protégeant les droits fondamentaux, s’est assez rapidement « soumise » au système de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH)[2], y compris à la jurisprudence de la Cour EDH (I). L’évènement marquant la transition vers la seconde phase de la dialectique est l’adoption de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (Charte)[3], qui permit à la Cour de justice de développer un système plus autonome (II). Cette autonomisation concourt à la mise en place d’une relation plus égalitaire entre les deux cours, marquée par exemple par le fait que la Cour EDH emprunte elle aussi, quoique plus rarement, au droit de l’Union européenne (III).

I. L’ancrage rapide de la protection communautaire des droits fondamentaux sur le système de la CEDH

À l’origine, les traités communautaires ne contenaient aucune disposition relative aux droits de l’homme. Il est souvent considéré que ce silence résultait d’une sorte de « division du travail » entre les Communautés et le Conseil de l’Europe, charge étant laissée à ce dernier de garantir les droits de l’homme en Europe. Quoi qu’il en soit, une protection des droits de l’homme s’est cependant progressivement développée en droit communautaire. Toutefois, en l’absence de « déclaration des droits de l’Homme » dans les traités communautaires, cette protection s’est initialement, et durablement, développée sur une base exclusivement prétorienne. Elle a été initiée par l’arrêt Stauder de 1969, qui mentionne incidemment la subordination des actes de droit dérivé aux droits fondamentaux de la personne, lesquels sont compris dans les « principes généraux du droit » dont la Cour de justice assure le respect[4]. Ces « principes généraux du droit », à l’instar de ceux utilisés par le juge administratif français, devinrent à partir de cet arrêt fondateur les véhicules juridiques utilisés par la Cour de justice pour introduire les droits fondamentaux dans l’ordre juridique communautaire. Cette consécration des « principes généraux du droit » comme véhicules de la protection des droits fondamentaux en droit communautaire fut confirmée avec netteté l’année suivante dans larrêt Internationale Handelsgesellschaft. La Cour y précisa en outre que la source d’inspiration des droits fondamentaux communautaires était les « traditions constitutionnelles communes aux États membres »[5]. À cette source d’inspiration s’ajoutèrent quelques années plus tard, avec l’arrêt Nold, les « instruments internationaux concernant la protection des droits de l’Homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré »[6], au premier rang desquels la CEDH, éclairée par la jurisprudence de la Cour EDH[7]. Ces jalons jurisprudentiels étant posés, le catalogue prétorien des droits fondamentaux communautaires s’étendit et se sophistiqua au fil des arrêts.

Le Traité de Maastricht ou Traité sur l’Union européenne (TUE) vint donner une base juridique textuelle à cette construction prétorienne en énonçant dans son article F(2) que

l’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire[8].

Que ce soit dans la jurisprudence de la Cour de justice ou dans le TUE, la CEDH et les traditions constitutionnelles communes semblent formellement avoir le même poids dans l’identification et la définition des droits fondamentaux communautaires. Toutefois, il résulte de l'analyse de la jurisprudence que les traditions constitutionnelles communes constituent une source subsidiaire qui n'est utilisée qu'en cas de silence de la CEDH sur une question précise. On peut ainsi mentionner l'arrêt Berlusconi[9], qui se fonde sur les traditions constitutionnelles communes pour dégager un principe général de rétroactivité de la loi pénale plus douce, qui n'est pas consacré textuellement par la CEDH et n’était pas non plus, à l’époque, consacré dans la jurisprudence de la Cour EDH[10].

Ce qui était vrai à l’époque reste vrai aujourd’hui sous l’empire de la Charte. Certes, l’article 52(4) de cette Charte dispose que « dans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits fondamentaux tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions »[11]. Pourtant, l’analyse de la jurisprudence postérieure à l’entrée en vigueur de la Charte révèle rétrospectivement que l’inscription de cette disposition dans la Charte n’était qu’une tentative aussi anachronique que désespérée des États membres de parer à des expansions jurisprudentielles incontrôlées de la substance de la Charte qui mettrait cette dernière en tension, voire en opposition, avec le droit constitutionnel national. La futilité de cette manoeuvre est attestée par la quasi-absence de référence à cette disposition dans la jurisprudence de la Cour de justice. Par ailleurs, dans les rares occasions où cette disposition a été mentionnée par les avocats généraux, elle l’a toujours été en vue, in fine, d’être neutralisée.

Ainsi, Evgeni Tanchev, dans ses conclusions sur l’affaire Egenberger[12], établit un parallèle entre l’article 52(4) de la Charte et le premier alinéa de l’article 4(2) de la Directive 2000/78/CE. Cette disposition permet aux États de maintenir des dispositions permettant aux églises et autres organisations publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions d’opérer une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d'une personne pour l’accès à une activité professionnelle, lorsque la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l'éthique de l'organisation. Cette disposition, rappelle l’avocat général, précise que la différence de traitement dont il est question dans cette disposition doit s’exercer dans le respect des dispositions et principes constitutionnels des États membres, et rapproche cette précision de la clause d’harmonie constitutionnelle de la Charte. Il estime pourtant que ce renvoi ne saurait étayer l’idée d’un amoindrissement des standards européens, en l’occurrence en matière de droit à un recours effectif, et que cette disposition « doit trouver une interprétation autonome, qu’il convient de rechercher en tenant compte du contexte de cette disposition et de l’objectif poursuivi par la directive 2000/78 »[13].

L’avocat général Sánchez-Bordona, dans ses conclusions sur l’affaire Menci, mobilise lui aussi l’article 52(4) dans sa quête d’une interprétation européenne de la règle non bis in idem, mais y renonce immédiatement, notant que, « [d]’une part, les [gouvernements intervenants] acceptent qu’il n’y ait pas de tradition constitutionnelle commune sur le contenu de ce droit »[14] et que,

[d]’autre part, les traditions des États qui limitent l’efficacité du principe non bis in idem en l’appliquant exclusivement en matière de droit pénal conduiraient à une interprétation de l’article 50 qui serait encore plus restrictive que celle adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne l’article 4 du protocole no 7[15].

Enfin, il est possible de mentionner l’avocat général Bot, concluant sur l’affaire Melloni[16] et estimant que, même s’il résulte notamment de cette disposition que « la Charte ne constitue pas un instrument isolé et déconnecté des autres sources de protection des droits fondamentaux »[17] et que

l’interprétation des droits protégés par la Charte doit tendre vers un niveau élevé de protection, comme cela peut être déduit de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte ainsi que des explications afférentes à l’article 52, paragraphe 4, de celle-ci, il importe, cependant, de préciser qu’il doit s’agir d’un niveau de protection adapté au droit de l’Union, comme le précisent d’ailleurs ces mêmes explications[18].

Ce qui ressort de ces trois exemples est que les traditions constitutionnelles sont difficilement identifiables, et qu’en toute hypothèse elles ne constituent ni un plancher ni un plafond, l’ordre juridique de l’Union étant un ordre juridique autonome dans lequel les droits fondamentaux doivent être interprétés de façon contextualisée et systémique. On ne saurait mieux dire à quel point la clause « d’harmonie constitutionnelle » est, in fine, purement platonique.

À l’inverse, la CEDH et la jurisprudence de la Cour EDH ont été pendant fort longtemps des sources privilégiées d’inspiration pour la Cour de justice. Durant ce (long) premier âge de la protection des droits de l’homme en droit (alors) « communautaire », sous forme de principes généraux du droit, l’influence de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour EDH a cru à un point tel que, à la fin des années 1990, Frédéric Sudre a pu considérer que la CEDH était non plus une source matérielle, mais une source formelle de droits fondamentaux de l’Union[19], la Cour de justice citant désormais expressément les arrêts de la Cour EDH[20] et mentionnant les articles de la CEDH de façon directe, sans nécessairement passer par le « véhicule » des principes généraux du droit[21]. La Cour EDH a elle-même remarqué en 2005 que la Cour de justice avait tendance à ne même plus faire précéder « ces références à la Convention d’une explication de leur pertinence pour le droit communautaire »[22]. La convergence, dans cette période, entre la Cour de justice et la Cour EDH a été trop abondamment étudiée pour qu’il soit nécessaire d’y revenir[23].

II. Aux origines de l’émancipation : la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

La protection des droits fondamentaux en droit de l’Union européenne souffrait d’un manque de clarté, de solennité et de sécurité juridique découlant de l’absence de véritable « déclaration des droits de l’Homme » pour l’Union. Lors du Sommet de Cologne des 3 et 4 juin 1999 fut donc prise la décision d’élaborer une telle déclaration. Le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 mit sur pied une structure originellement appelée « enceinte » (body) avant d’adopter le nom de « Convention » le 1er février 2000. Le 26 septembre 2000, la Convention estima qu’elle pouvait approuver le projet de Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qu’elle avait élaborée et, le 2 octobre 2000, le président de la Convention, Roman Herzog, transmit ce projet au Conseil européen. Celui-ci marqua, lors du Sommet de Biarritz, son accord unanime sur le projet. Toutefois, en raison de réticences exprimées par certains États membres (et concernant en particulier les dispositions sociales contenues dans la Charte), la Charte ne fut que « solennellement proclamée » lors du Conseil européen de Nice des 7 et 8 décembre 2000. Elle ne fut ni intégrée dans le Traité de Nice[24], signé dans la foulée de ce Conseil européen, ni dotée d’un effet contraignant. Il fallut attendre une autre convention, la Convention pour l’avenir de l’Europe créée à l’issue du Conseil européen de Laeken en décembre 2001, pour que soit proposé d’intégrer la Charte dans le Traité établissant une Constitution pour l’Europe[25] que cette Convention rédigea, et dont la Charte constituait la Partie II. Ce traité fut cependant rejeté par référendum en France[26], puis aux Pays-Bas[27], et définitivement abandonné. La Charte finit pourtant par acquérir une force juridique contraignante le 1er décembre 2009, lorsque le Traité de Lisbonne[28] entra en vigueur. Ce traité ajouta en effet une référence à la Charte à l’article 6(1) du TUE, en vertu duquel la Charte a « la même valeur juridique que les traités ». Il est à noter que la Charte qui fait désormais partie du droit primaire n’est pas celle qui a été adoptée en 2000, mais une version adaptée par le Parlement européen le 12 décembre 2007[29]. Les adaptations en question concernent essentiellement les dispositions finales.

L’incorporation de la Charte dans le droit primaire n’a pas fait disparaître la catégorie juridique des principes généraux du droit, dont l’existence est confirmée par l’article 6(3) du TUE[30]. Il est cependant probable que cette catégorie soit désormais appelée à n’avoir plus qu’une place marginale dans la protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne.

Il aurait pu être craint que l’adoption d’un catalogue de droits propre à l’Union européenne, la Charte, porte atteinte à cette convergence substantielle des droits entre les deux systèmes. Les rédacteurs de la Charte ont cependant pris toutes les précautions possibles pour éviter ce risque. En effet, non seulement le contenu de la Charte est très fortement influencé par la Convention, mais elle contient en outre deux directives d’interprétation destinées à ancrer sa signification dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

D’une part, la Charte doit être interprétée en prenant en compte le texte intitulé Explications, établi à l’origine sous l’autorité du praesidium de la Convention qui a élaboré la Charte en 2000 et mis à jour sous la responsabilité du praesidium de la Convention européenne en 2007[31]. L’insistance du constituant de l’Union européenne quant à la prise en compte desdites explications ne va pas sans une certaine lourdeur, puisque l’obligation de prendre en compte ce texte est posée à l’article 6(1) paragraphe 3 du TUE, dans le préambule de la Charte (cinquième paragraphe) et à nouveau à l’article 52(7) de la Charte. Le texte des Explications retrace la généalogie des dispositions de la Charte, et en particulier les textes et la jurisprudence qui les ont inspirées. Le droit de la CEDH, en particulier, occupant une place considérable dans ces Explications, sa prise en compte par le juge de l’Union pour interpréter la Charte était supposée être une garantie de la convergence substantielle entre les deux systèmes.

D’autre part, l’article 52 (3) de la Charte dispose que

dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention[32].

Il faut relever ici que l’hypothèse d’une telle « correspondance » dépasse la seule identité d’énoncé entre la Charte et la CEDH. Ainsi la Cour de justice a-t-elle estimé, dans son arrêt Volker que l’article 8(1) de la Charte, selon lequel « [t]oute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant » et qui n’a pas d’équivalent textuel dans la CEDH, est « étroitement lié au droit au respect de la vie privée consacré à l’article 7 de cette même Charte »[33], lequel correspond à l’article 8 de la CEDH. Cela lui permit, par le truchement de l’article 52(3), de juger que « les limitations susceptibles d’être légitimement apportées au droit à la protection des données à caractère personnel correspondent à celles tolérées dans le cadre de l’article 8 de la CEDH »[34]. Une fois cette correspondance établie, la Cour de justice n’hésite pas à procéder à « un examen de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme »[35] afin de déterminer le sens à donner audit « droit correspondant »[36]. La volonté de la Cour de justice de développer une jurisprudence cohérente par rapport à celle de la Cour EDH est telle qu’il lui arrive de rouvrir la procédure orale et de renvoyer l’affaire en Grande chambre suite à un arrêt important de son homologue de Strasbourg, comme ce fut le cas par exemple dans l’affaire Menci[37] suite à l’arrêt A. B. et C. c. Norvège de 2016[38].

Toutefois, la référence à la jurisprudence de la Cour EDH est loin d’être systématique, même dans l’hypothèse où un droit « correspondant » est en jeu. Ainsi, dans l’arrêt Deutsche Telekom AG c. Bundesrepublik Deutschland[39], en vue de déterminer la portée du droit à la protection des données à caractère personnel, découlant de l’article 8 de la Charte, la Cour de justice ne fait référence qu’à son propre arrêt Volker[40], alors même que, comme on l’a vu, elle s’était dans cet arrêt fondée explicitement sur la jurisprudence de la Cour EDH après avoir constaté que l’article  8 de la Charte était indirectement un droit « correspondant » au sens de l’article 52(3) de la Charte. Cette tendance se combine avec le recul, dans la jurisprudence de la Cour de justice, de la référence aux principes généraux du droit, et donc à la CEDH qui en est la source matérielle majoritaire, au profit de la Charte[41]. Il en résulte l’émergence progressive d’une jurisprudence de la Cour de justice en matière de droits fondamentaux qui est, au moins en partie et au moins formellement, autonome par rapport à la CEDH. Ainsi, des arrêts de la Cour de justice aussi importants en matière de protection des droits fondamentaux que les arrêts Åkerberg Fransson[42], Schrems[43], Associação Sindical dos Juízes Portugueses[44] et LM[45] ne contiennent que des références rapides à la CEDH et aucune référence à la jurisprudence de Strasbourg à l’appui de leur interprétation.

En tout état de cause, si les divergences de jurisprudence s’avèrent rares post-Charte, elles ne sont pas pour autant impossibles. Ainsi, dans l’arrêt Tarakhel c. Suisse du 4 novembre 2014[46], la Grande Chambre de la Cour EDH a condamné la Suisse pour le renvoi, en application du Règlement Dublin II[47] (rendu applicable à la Suisse par l’effet d’un accord du 26 octobre 2004 entre la Communauté européenne et la Suisse) d’un demandeur d’asile en Italie malgré l’insuffisance des conditions d’accueil dans cet État. Par cet arrêt, la Cour précise le caractère élevé du standard qu’elle avait posé en 2011 dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce[48]. Dans cette affaire, la Cour avait estimé que la Belgique ne pouvait transférer un demandeur d’asile vers la Grèce, en application du Système de Dublin, si ce demandeur d’asile risquait d’être soumis dans ce pays à un traitement contraire à la CEDH. Ce raisonnement a été « importé » par la Cour de justice dans l’arrêt N.S. et autres[49], mais avec une inflexion notable. Dans ces deux affaires étaient en cause les défaillances systémiques de l’accueil des demandeurs d’asile en Grèce. Mais alors que ce caractère systémique n’était pas utilisé en tant que tel par la Cour EDH dans son arrêt M.S.S comme justification de l’obligation pour la Belgique de ne pas transférer de demandeurs d’asile en Grèce, la Cour de justice, dans son arrêt N.S., a quant à elle fortement insisté sur le fait que seule une telle défaillance systémique pouvait conduire à lever la présomption selon laquelle chaque État membre respecte les droits fondamentaux des demandeurs d’asile. Par la suite, lors de la refonte en 2013 du Système de Dublin par le Règlement Dublin III, cette exigence d’une défaillance systémique a été codifiée à l’article 3(2) paragraphe 2, dudit règlement[50]. Or, dans l’arrêt Tarakhel, la Cour EDH semble rejeter une telle exigence de défaillance systémique dans l’État de destination, en énonçant que

l’origine du risque encouru ne modifie en rien le niveau de protection garanti par la Convention et les obligations que celle-ci impose à l’État auteur de la mesure de renvoi. Elle ne dispense pas cet État d’examiner de manière approfondie et individualisée la situation de la personne objet de la mesure et de surseoir au renvoi au cas où le risque de traitements inhumains ou dégradants serait avéré[51].

Henri Labayle, dans ses « libres propos »[52] relatifs à l’Avis 2/13, a estimé que c’est à cette divergence de jurisprudence que la Cour de justice fait écho, de façon cryptique, dans son Avis 2/13[53] sur l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme lorsqu’elle affirme que l’accord d’adhésion

est susceptible de porter atteinte aux caractéristiques spécifiques et à l’autonomie du droit de l’Union, dans la mesure où il (…) ne prévient pas le risque d’atteinte au principe de la confiance mutuelle entre les États membres dans le droit de l’Union (…)[54].

Il faut relever ici que les divergences de jurisprudence peuvent aussi se traduire par un standard plus élevé de protection en droit de l’Union européenne, ce que permet d’ailleurs expressément la dernière phrase de l’article 52(3) : « cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l'Union accorde une protection plus étendue »[55]. Cette possibilité a été illustrée récemment concernant la qualification de la situation des demandeurs de protection internationale et des ressortissants de pays de tiers maintenus dans la zone de transit hongroise de Röszke, à la frontière serbe. Les personnes demeurant dans cette zone ne pouvaient en effet ni pénétrer en Hongrie, qui leur refusait l’accès à son territoire, ni retourner en Serbie, qui ne considérait pas que ces personnes étaient entrées en Hongrie illégalement au sens de l’accord de réadmission entre la Serbie et la Hongrie. Les « résidents » de cette zone de transit se trouvaient donc piégés dans un no man’s land juridique, n’étant pas à proprement parler emprisonnés, mais n’étant pas davantage capables en fait de sortir de la zone. La Cour EDH, saisie de cette question dans l'affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie, jugea en 2019 que les requérants n’ont pas été privés de leur liberté au sens de l’article 5 de la CEDH, dans la mesure où ils n’étaient pas physiquement empêchés de sortir de la zone pour retourner en Serbie[56]. À l’inverse, la Cour de justice de l’Union européenne, dans son arrêt FMS du 14 mai 2020 estima que cette situation apparaissait comme une privation de liberté au sens du droit de l’Union européenne. Si la Cour ne mentionne pas l’article 52(3), l’avocat général Priit Pikamäe s’appuie sur cette disposition dans ses conclusions, aux points 148 et suivants. Il relève certes

que l’article 5 de la CEDH correspond à l’article 6 de la Charte, et que l’article 52, paragraphe 3, de la Charte exige que les droits y consacrés et qui correspondent aux droits garantis par la CEDH soient interprétés comme ayant le même sens et la même portée que ceux que leur confère la CEDH[57].

Toutefois, « la CEDH ne constitue pas, tant que l’Union n’y a pas adhéré, un instrument juridique formellement intégré à l’ordre juridique de l’Union »[58]. Dès lors, « la cohérence poursuivie à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte ne [peut] ainsi porter atteinte à l’autonomie du droit de l’Union et de la Cour de justice de l’Union européenne »[59]. L’avocat général poursuit en affirmant explicitement que

la Cour [de justice] peut donc délaisser la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et conduire son examen des questions préjudicielles au regard de la Charte, à condition que l’interprétation qu’elle donne aux droits y figurant et dont le contenu est semblable à ceux inscrits dans la CEDH aboutisse à un niveau de protection plus élevé que celui garanti par cette dernière[60].

III. Un renversement de la relation? L’influence du droit de l’Union sur la Cour EDH

Les références de la Cour EDH au droit de l’Union, sans être abondantes, ne sont ni exceptionnelles ni même récentes : dès son arrêt Marckx du 13 juin 1979, la Cour EDH a expressément mentionné l’arrêt Defrenne c. Sabena[61] rendu par la Cour de justice le 8 avril 1976, lequel consacrait selon elle un principe de sécurité juridique qui est « nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire »[62].

Cependant, ces références ne suffisent pas à identifier une influence du droit de l’Union européenne sur la jurisprudence de la Cour EDH. Ce n’est pas parce que la Cour EDH cite le droit de l’Union qu’elle s’en inspire. Il se peut simplement que le cadre du litige impose une certaine prise en compte du droit de l’Union européenne.

Il existe en effet un corpus jurisprudentiel de la Cour EDH faisant un usage que l’on pourrait qualifier de « contraint »[63] ou d’« imposé »[64] du droit de l’Union européenne par la Cour EDH. Il s’agit des hypothèses dans lesquels la Cour est tenue d’appliquer la CEDH dans un cadre régi par le droit de l’Union européenne. Il arrive alors que la Cour intègre les données juridiques et jurisprudentielles issues du droit de l’Union européenne dans son contrôle pour tenir compte de leur spécificité. Dans ces hypothèses, le droit de l’Union est davantage l’objet du contrôle qu’il n’en est la référence. Ce corpus jurisprudentiel est caractérisé par une prise en compte active, voire une certaine déférence à l’égard du droit de l’Union.

À plusieurs reprises en particulier, la Cour EDH a été amenée à considérer la citoyenneté de l’Union comme un équivalent fonctionnel de la nationalité lorsque celle-ci est pertinente aux fins de l’application de la CEDH. Ainsi la Cour a-t-elle considéré dans son arrêt Moustaquim de 1991 qu’il y a une justification objective et raisonnable au traitement préférentiel consenti aux ressortissants des autres États membres de la Communauté, « la Belgique faisant partie avec lesdits États d’un ordre juridique spécifique »[65], ce traitement préférentiel n’étant dès lors pas constitutif d’une discrimination. Dans son arrêt Piermont de 1995, elle a estimé que « l’appartenance de Mme Piermont à un État membre de l’Union européenne et de surcroît sa qualité de parlementaire européen ne permettent pas de lui opposer l’article 16 de la Convention »[66], relatif aux restrictions à l’activité politique des étrangers. On peut également citer l’arrêt Aristimuno Mendizabal, dans lequel la Cour EDH a considéré que la qualité de ressortissante communautaire de la requérante, qui bénéficiait d’un droit de séjour sur le territoire de l’État défendeur conféré directement par le droit communautaire, impose une « approche différente » par rapport à sa jurisprudence constante relative à l’article 8 de la CEDH, à savoir, l’interprétation de cette disposition à la lumière du droit communautaire et en particulier des obligations imposées aux États membres quant au droit d’entrée et de séjour des ressortissants communautaires[67].

On peut probablement également rattacher à ce premier courant jurisprudentiel caractérisé par un usage « contraint » du droit de l’Union la jurisprudence de la Cour EDH concernant l’exercice des voies de droit prévues par le droit de l’Union européenne, et en particulier la question préjudicielle, dont la Cour EDH peut être amenée à contrôler l’utilisation (ou l’absence d’utilisation) par les juridictions d’un État membre au regard du droit à un procès équitable. À ce titre, la Cour EDH a jugé que la CEDH ne garantit pas un droit à renvoi préjudiciel vers la Cour de justice[68], mais que le refus d’un tel renvoi peut affecter l’équité de la procédure, et que par conséquent les décisions portant rejet d’une demande de renvoi préjudiciel vers la Cour de justice doivent être motivées[69]. Dans ce cadre, c’est assez naturellement, pour ne pas dire inévitablement que la Cour EDH fait référence à la jurisprudence de la Cour de justice concernant le renvoi préjudiciel, et en particulier la décision CILFIT[70] relative à la doctrine dite de « l’acte clair », dont l’existence dispense les juridictions dont les décisions sont insusceptibles de recours de poser une question préjudicielle en interprétation à la Cour de justice. On peut également citer à ce titre l’arrêt rendu par la Cour EDH le 26 février 1998, Pafitis et autres c. Grèce[71], dans lequel la Cour estime que comptabiliser la durée de la procédure préjudicielle pour évaluer si la durée de la procédure nationale a été déraisonnable au sens de l’article 6 (1) « porterait atteinte au système institué par l’article 177 du Traité CEE et au but poursuivi en substance par cet article »[72].

Par contraste, les références « libres » de la Cour EDH au droit de l’Union européenne sont peut-être plus intéressantes pour une réflexion sur l’émergence d’une protection européenne « systémique » des droits de l’homme[73]. Ces références illustrent en effet le fait que l’enrichissement de la protection des droits de l’homme au niveau européen n’est désormais plus à sens unique, mais à double sens, la Cour EDH n’hésitant pas à importer les avancées du droit de l’Union européenne pour amender sa propre interprétation de la CEDH au titre du consensus européen.

Cette stratégie est particulièrement visible lorsque la référence au droit de l’Union sert à justifier un revirement de jurisprudence. Ainsi, dans l’arrêt Eskelinen c. Finlande du 19 avril 2007[74], la CEDH s’appuie sur l’article 47 de la Charte pour interpréter l’article 6 de la CEDH sur le procès équitable et l’appliquer en matière de fonction publique, en contradiction avec sa jurisprudence antérieure[75]. Dans l’arrêt Scoppola c. Italie (n°2) du 17 septembre 2009[76], la Cour EDH se réfère à la jurisprudence de la Cour de justice[77] et à la Charte pour justifier un revirement de la jurisprudence antérieure[78] et consacrer le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce. Dans son arrêt Demir et Baykara de 2008[79], la Cour EDH mentionne entre autres la Charte pour conclure que le droit de négociation collective est désormais « un des éléments essentiels » de la liberté syndicale, en contradiction avec sa jurisprudence antérieure qui n’y voyait pas un élément inhérent à l’article 11 de la CEDH[80]. Dans son arrêt Micallef c. Malte du 15 octobre 2009[81], la Cour revient sur sa jurisprudence antérieure[82] pour admettre l’applicabilité de l’article 6(1) CEDH aux mesures provisoires. Cette évolution dans la jurisprudence de la Cour fut opérée notamment par référence à la jurisprudence de la Cour de justice, qui « considère que les mesures provisoires doivent s’entourer des garanties d’équité de la procédure, notamment le droit d’être entendu »[83]. On peut aussi citer l’arrêt Bayatyan c. Arménie du 7 juillet 2011[84] dans lequel la Cour EDH, statuant en Grande chambre, se réfère à l’article 10 de la Charte pour conclure que le droit à l’objection de conscience est protégé par la CEDH au titre de la liberté de conscience, en contradiction avec la jurisprudence antérieure de la Commission européenne des droits de l’homme[85].

De façon moins spectaculaire, le droit de l’Union européenne est parfois également mobilisé par la Cour EDH pour justifier des évolutions dans sa jurisprudence. Ainsi, dans l’arrêt Zolotoukhine c. Russie[86], la Cour EDH fait référence à la Charte et à la jurisprudence de la Cour de justice[87] pour définir la signification du principe non bis in idem, plus précisément la dimension à donner à la notion d’identité d’infraction (identité des faits et non identité de qualification des faits ou d’intérêts juridiques protégés). Elle s’est depuis lors à nouveau référée à l’interprétation donnée par la Cour de justice du principe non bis in idem, en particulier dans son arrêt Åklagaren c. Hans Åkerberg Fransson[88], dans l’arrêt Grande Stevens c. Italie du 4 mars 2014[89]. Dans son arrêt Nada du 12 septembre 2012, la Cour EDH accorde une place importante à l’arrêt Kadi de la Cour de justice[90]. Selon la première, le raisonnement tenu par la seconde, selon lequel

les principes régissant l’ordre juridique international issu des Nations [U]nies n’impliqu[ai]ent pas qu’un contrôle juridictionnel de la légalité interne du règlement litigieux au regard des droits fondamentaux serait exclu en raison du fait que cet acte vise à mettre en oeuvre une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations [U]nies (…) doit s’appliquer, mutatis mutandis, à la présente affaire, plus précisément pour ce qui est du contrôle de la conformité de l’ordonnance sur les Taliban avec la Convention par les instances suisses[91].

L’on relèvera cependant que ces références sont relativement rares, non systématiques, et souvent associées à des références à d’autres sources internationales – ce qui contredit l’hypothèse d’un lien « privilégié ». Par ailleurs, ces références sont parfois quelque peu surabondantes, voire incohérentes. Par exemple, dans l’arrêt Christine Goodwin de 2002, la Cour EDH, pour aboutir à la conclusion que l’article 12 de la CEDH protège également le droit au mariage des personnes transsexuelles avec des personnes du même sexe d’origine, interprète cette disposition à la lumière de la Charte :

La Cour note également que le libellé de l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée récemment s’écarte – et cela ne peut être que délibéré – de celui de l’article 12 de la Convention en ce qu’il exclut la référence à l’homme et à la femme[92].

Or, cette référence « est sans intérêt direct »[93] pour la question du mariage d’une personne transsexuelle, laquelle n’a rien à voir avec l’hypothèse du mariage homosexuel lorsque la personne ayant changé de sexe est désormais de sexe différent de la personne qu’elle souhaite épouser. Il en va de même dans l’arrêt G. N. et autres c. Italie du 1er décembre 2009 : la Cour EDH prend appui sur l’article 21 de la Charte pour confirmer « la possibilité que les caractéristiques génétiques constituent un facteur de discrimination prohibée entre individus »[94]. Le renvoi à la Charte n’était ici pas nécessaire[95], dans la mesure où il est de jurisprudence constante que la liste de discriminations interdites posée à l’article 14 CEDH n’est pas exhaustive[96]. Dans les deux cas, la référence au droit de l’Union démontre cependant que la Cour EDH considère l’argument tiré du droit de l’Union européenne, et en particulier de la Charte, comme particulièrement convaincant.

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L’intitulé de la présente contribution, volontairement provocateur, n’entend pas établir de rapports de « domination » entre les cours européennes en matière de protection des droits fondamentaux. Ces rapports sont, pour l’essentiel, des rapports de dialogue, de respect mutuel et de coordination. Le trajet de la Cour de justice de l’Union européenne vers une indéniable émancipation est cependant tout à fait spectaculaire et, quoique probablement encore inachevé, il laisse transparaître en filigrane le paysage d’une protection européenne bicéphale des droits fondamentaux, sans domination, mais dans une relation d’enrichissement mutuel. À ce titre encore, la dialectique du maître et de l’esclave est utile puisqu’au terme du déroulement de la dialectique, les deux acteurs, le maître comme l’esclave, sont gagnants. Espérons donc que, dans notre cas, il en sera de même pour les titulaires de droits fondamentaux.