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L’actualité et la vivacité des débats portant sur les valeurs représentent un point de convergence entre les deux grandes organisations juridiques interétatiques qui cohabitent sur le territoire européen : l’Union européenne (ci-après, l'Union) et le Conseil de l’Europe[2]. Semblables en apparence, les questions qu’ils soulèvent sont pourtant abordées à travers des prismes différents dans chacun des deux systèmes. Cela s’explique par des divergences qui tiennent à la fois à la nature profonde et aux spécificités de ces deux ordres juridiques complémentaires. Pour le comprendre, il est nécessaire d’emprunter un bref détour historique.

À leur création, les finalités poursuivies par chacun des deux projets, communautaire et conventionnel, ainsi que les moyens envisagés pour les mettre en oeuvre se distinguaient[3], ce qui est d’ailleurs toujours le cas à l’heure actuelle. Les questions d’ordre axiologique relevaient avant tout de l’apanage du Conseil de l’Europe, dont la protection des droits de l’homme était l’objectif premier et fondamental. Le préambule de son Statut reconnaissait, dès 1949, l’existence de « valeurs spirituelles et morales »[4] qui réunissaient les peuples européens, ce qui devait presque immédiatement conduire à l’adoption de la Convention européenne des droits de l’homme[5] (ci-après, la Convention EDH), texte à valeur contraignante et pierre angulaire de l’ensemble de cette organisation. Il y était notamment constaté expressément que les « États européens » possèdent un « patrimoine commun » d'idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté « et de prééminence du droit »[6].

Si l’on combattra ici vigoureusement l’idée souvent défendue selon laquelle ces idées ne figuraient pas au premier rang des préoccupations des membres fondateurs des Communautés européennes[7], force est toutefois de reconnaître qu’elles y sont longtemps demeurées implicites ou sous-jacentes. À cet égard, il convient, certes, de se garder de confondre la finalité ultime poursuivie à travers la création des Communautés, des instruments mis en oeuvre pour l’atteindre. Il n’en demeure cependant pas moins incontestable que la construction juridique sur laquelle elles reposaient initialement était conçue pour répondre à des impératifs d’abord économiques.

L’objet premier de chacune des deux organisations était donc différent. Elles partageaient, en revanche, déjà une caractéristique fondamentale en ce qu’elles réservaient un rôle essentiel au droit, principal instrument de la coopération interétatique qui s’engageait alors. Fort logiquement, leurs juges respectifs se sont donc imposés immédiatement comme des acteurs incontournables, au coeur du fonctionnement de ces nouveaux ordres juridiques et politiques. Toutefois, si l’importance conférée au pouvoir judiciaire y est demeurée majeure, l’office de leurs juges se distingue pourtant à différents égards.

En effet, la Cour européenne des droits de l'homme (Cour EDH) veille à ce que les États qui ont ratifié la Convention EDH respectent leurs engagements. Statuant sur des requêtes individuelles ou étatiques, sa mission demeure exclusivement circonscrite à la protection et à l’interprétation des droits fondamentaux. En revanche, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) s’attache à contrôler et à interpréter le droit primaire et le droit dérivé de l’Union qui, s’ils comprennent désormais les droits fondamentaux, n’y sont toutefois pas limités. À cet égard, il lui revient de statuer sur des problématiques tenant aussi bien à la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres, qu’au contrôle de légalité des actes des institutions de l’Union ou encore à ce que lesdits États membres se conforment aux obligations qui pèsent sur eux en vertu du droit de l’Union. La diversité de ces missions comme les conditions de l’exercice des fonctions de chacune des deux juridictions diffèrent donc profondément. Ce constat se vérifie particulièrement en ce qui concerne l’appréhension juridictionnelle des valeurs dans chacun des deux ordres juridiques.

Ainsi, il a longtemps été souligné qu’une « répartition implicite des rôles laissait […] au Conseil de l’Europe […] la fonction de gardien des valeurs fondamentales »[8]. Dans cette perspective, c’est donc à la Cour EDH qu’il revenait d’assurer leur protection et leur interprétation, ce qui semblait, de fait, exclure l’intervention du juge communautaire. Tel n’est plus le cas désormais, les valeurs s’étant progressivement imposées comme une composante essentielle et assumée de l’ordre juridique de l’Union. La référence jurisprudentielle aux valeurs est aujourd’hui une réalité conventionnelle et communautaire, quoique la jurisprudence les y appréhende selon une logique et en des termes propres à chacun de ces systèmes. Cette différence doit notamment être imputée aux logiques et aux dynamiques qui y ont dissemblablement régi leur proclamation.

Ainsi, la place que la Cour EDH entendait conférer aux valeurs a été clairement résumée il y a déjà plus de quatre décennies dans l’un de ses arrêts restés les plus fameux :

La Convention doit se lire en fonction de son caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales […]

[T]oute interprétation des droits et libertés énumérés doit se concilier avec « l’esprit général [de la Convention], destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique »[9].

Elle en tirait, en l’espèce, la conclusion selon laquelle

[u]n État contractant se conduirait d’une manière incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention, ce « patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit » auquel se réfère le Préambule, s’il remettait consciemment un fugitif - pour odieux que puisse être le crime reproché - à un autre État où il existe des motifs sérieux de penser qu’un danger de torture menace l’intéressé[10].

C’est donc au prisme des valeurs « sous-jacentes à la Convention » que la Cour décidait délibérément d’interpréter les droits garantis par la Convention et d’apprécier la légalité du comportement dont il lui revenait en l’espèce s’il était compatible avec cette dernière. Les modalités particulières de ce recours aux valeurs[11] s’expliquent par le fait que, s’il est incontestable qu’elles se sont toujours clairement inscrites au coeur de l’organisation du système conventionnel et de la mission de la Cour EDH, elles ne sont « pas protégées en tant que telles, textuellement par la Convention européenne »[12] ainsi que cela a été fort justement souligné. Dès lors, « la découverte de règles morales et éthiques non écrites par le juge européen, pourrait être envisagée comme une alternative efficace à la carence originaire en matière axiologique »[13], ce qui explique sans aucun doute l’ancienneté de sa tendance à se saisir expressément de ces questions.

Le droit applicable dans l’Union européenne est profondément différent sur cette question. Les valeurs n’y sont plus sous-jacentes, mais elles figurent au coeur de sa charte constitutionnelle depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne[14]. Cette reconnaissance est assumée à la fois dans le droit primaire, mais également dans le droit dérivé, et elle conditionne les modalités de leur appréhension juridictionnelle. Il est intéressant de s’y intéresser à travers trois perspectives différentes. Premièrement, et contrairement à une idée parfois défendue, il convient de souligner que la mise en avant récente des valeurs dans la jurisprudence de la CJUE n’est que la conséquence logique de leur juridicisation par le constituant communautaire (I). Deuxièmement, il est intéressant de mettre en avant, dans la jurisprudence récente, les illustrations concrètes qui démontrent la réalité de cette tendance (II). Force demeure néanmoins de constater, troisièmement, que des difficultés perdurent en ce qui concerne le contrôle juridictionnel du respect, par les États membres, des valeurs consacrées par l’article 2 du Traité sur l'Union européenne[15] (TUE) (III).

I. Les conséquences jurisprudentielles d’une constitutionnalisation tardive des valeurs

La Cour de justice a résumé, sans ambiguïté, la conception qu’elle se faisait du processus d’intégration communautaire dans l’Avis 2/13 relatif à l’adhésion de l’Union européenne à la Convention EDH :

Les caractéristiques essentielles du droit de l’Union ont donné lieu à un réseau structuré de principes, de règles et de relations juridiques mutuellement interdépendantes liant, réciproquement, l’Union elle-même et ses États membres, ainsi que ceux-ci entre eux, lesquels sont désormais engagés […] dans un « processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe »[16]

et

[u]ne telle construction juridique repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à l’article 2 TUE. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en oeuvre[17].

À travers ces considérations, la Cour affirme que les valeurs sont au coeur de la construction juridique complexe sur laquelle repose l’Union européenne. Leur reconnaissance et leur partage représentent la « prémisse fondamentale », et en cela une condition indérogeable, de l’existence même de l’Union. Cette assertion fondamentale éclaire la dynamique qui a présidé à la mobilisation croissante des valeurs dans la jurisprudence communautaire. Ainsi que le souligne explicitement la Cour, c’est de l’article 2 TUE qu’il ressort expressément que « [l]'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». Cette affirmation, qui trouve un écho en des termes comparables, si ce n’est semblables, dans les préambules du TUE et de la Charte des droits fondamentaux[18] (Charte), ne laisse planer aucun doute quant à la place que le constituant lui-même a entendu conférer à ces valeurs au sein de l’Union.

Ainsi, le juge de l’Union n’entretient donc aucune fiction, pas plus qu’il ne s’affranchit de la lettre des traités, lorsqu’il évoque les valeurs et leur réserve une place fondamentale dans sa jurisprudence récente. Par exemple, lorsqu’il en appelle à ces dernières pour justifier la confiance mutuelle entre les États membres de l’Union, il tire seulement les conséquences logiques du droit qu’il lui revient d’interpréter et de faire appliquer. Il est d’ailleurs utile de rappeler à ce sujet que, eu égard à la répartition des compétences et aux spécificités de l’organisation de l’Union,

la Cour, en tant qu’institution de l’Union, doit respecter les principes d’équilibre institutionnel et de coopération loyale consacrés à l’article 13, paragraphe 2, TUE. […] [E]n vertu desdits principes, la Cour ne saurait empiéter sur les pouvoirs du législateur de l’Union tels qu’ils découlent des traités. Elle n’est donc pas légitimée à réviser les traités par voie interprétative, sous peine de verser cinquante ans par les gouvernements nationaux auraient pu, un à un et dans la discrétion la plus complète, se faire happer par cette inquiétante conjuration. Du reste, nul ne contestera que dans sa majeure partie, la jurisprudence communautaire repose sur des considérations juridiques dans un excès d’« activisme judiciaire »[19].

Le constat dressé par le Professeur Antoine Bailleux au sujet des décisions rendues par la Cour de justice sur les droits de l’homme et la libre circulation sera d'ailleurs transposé ici sans aucune réserve à la jurisprudence portant sur les valeurs :

Avec de nombreux auteurs, on refusera de donner du crédit à l’hypothèse d’une conspiration orchestrée par les juges à l’encontre et à l’insu des États qui les ont nommés. […] C’est que, comme le rappelle l’ancien juge D. Edward, on ne voit pas très bien comment tous les juges désignés depuis bien argumentées et n’offre guère de prise aux critiques de « décisionnisme » ou d’« arbitraire »[20].

Les considérations qui précèdent ne visent évidemment pas à nier ni à minimiser la faculté dont le juge de l’Union a parfois su faire usage, y compris dans des domaines particulièrement sensibles, pour influencer certaines grandes orientations données à l’organisation et au fonctionnement de l’Union. La jurisprudence désormais classique par laquelle il a reconnu aux droits fondamentaux leur statut de « principes généraux du droit communautaire, dont la Cour de justice assure le respect »[21] en constitue l’une des illustrations les plus fameuses. Néanmoins, il convient de relever que cette reconnaissance prenait expressément appui sur les « traditions constitutionnelles communes aux États membres » et sur « les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré »[22]. Il s’agissait ainsi de tirer, au sein de l’ordre juridique communautaire, les conséquences juridiques concrètes de l’application de droits connus tant au plan national qu’international et dont l’ignorance aurait entraîné de graves conséquences pour cet ordre juridique. Or, de telles conséquences ne pouvaient être tirées de manière analogue de la tradition constitutionnelle des États membres en ce qui concerne les valeurs qui leur sont communes. La référence constitutionnelle aux valeurs est en effet bien plus rare que celle aux droits fondamentaux, lesquels faisaient, en outre, déjà l’objet d’une consécration explicite par l’intermédiaire de la Convention EDH.

L’évolution du droit positif, au premier rang duquel figurent les traités fondateurs et la Charte, explique donc avant tout la recrudescence de la mobilisation des valeurs dans la jurisprudence communautaire plutôt qu’un éventuel activisme judiciaire en la matière. Le juge de l’Union s’est ainsi trouvé largement tributaire de l’opération de juridicisation au terme de laquelle le constituant a décidé d’affirmer, en des termes dénués de toute ambiguïté, que l’Union est fondée sur lesdites valeurs. Il laissait alors, certes, audit juge la responsabilité et certaines latitudes à l’heure d’en tirer les conséquences qui s’imposaient.

II. L’intensification récente de la référence aux valeurs

La multiplication des références aux valeurs de l’Union dans la jurisprudence de la CJUE est un phénomène récent. Ainsi, si les avocats généraux s’étaient emparés de ce sujet majeur depuis longtemps et parfois même en des termes fort audacieux[23], ce n’est principalement qu’au cours des cinq dernières années que la Cour et le Tribunal s’en sont régulièrement saisis. L’analyse de la jurisprudence, qui conforte par ailleurs les conclusions tirées au terme de la première partie du présent article, est significative. Le juge de l’Union a tendance à mentionner expressément les valeurs dans deux types de situations différentes et complémentaires. D’une part, celles-ci exercent une influence concrète sur le raisonnement suivi par la Cour pour apprécier ou tirer les conséquences de questions institutionnelles majeures, comme elle a eu à en connaître récemment (A). D’autre part, et dans la perspective d’une justice plus « quotidienne », les valeurs sont également mises en avant aux fins de contrôler l’action des institutions de l’Union dans des contentieux de nature variée (B).

A. L’influence concrète des valeurs sur la réflexion du juge de l’Union

Au cours de la dernière décennie, l’Union européenne et son juge ont été confrontés à des questions institutionnelles et des choix politiques cruciaux. La Cour de justice a opéré un contrôle des affaires qui lui ont été soumises dans ce cadre, non seulement en mentionnant expressément les valeurs, mais surtout en les plaçant au coeur des raisonnements alors suivis en ces différentes occasions.

L’Avis 2/13 évoqué précédemment en fournit une première illustration marquante. En effet, tandis que le paragraphe 6 (2) TUE dispose que « l’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales »[24], la Cour, en assemblée plénière, a pourtant considéré que le projet d’accord portant adhésion de l’Union à la Convention EDH qui lui avait été soumis n’était pas compatible avec les traités. Cette prise de position est essentiellement justifiée par une spécificité et une autonomie dont elle rappelle les principaux éléments structurants en faisant écho aux arrêts historiques de l’ordre juridique communautaire[25]. Or, dans la perspective suivie par la Cour, cette spécificité et cette autonomie sont fondées sur les valeurs de l’Union et justifient la confiance mutuelle entre ses États membres, comme le rappelle le passage de cet avis précédemment cité.

Une deuxième illustration, toute aussi parlante et portant sur un sujet non moins sensible, a été apportée dans le cadre de différentes affaires portant sur les modalités et les conséquences juridiques du Brexit. Dans l’affaire Wightman[26], la Cour devait répondre à une question préjudicielle posée par une juridiction écossaise qui s’interrogeait quant à la possibilité d’une révocation éventuelle de la notification d’intention de retrait qui avait été adressée à l’Union par le Royaume-Uni. Là encore, elle s’est attachée à envisager les problématiques soulevées en l’espèce au prisme des valeurs. Elle estimait notamment qu’un État membre ayant notifié son intention de retrait au titre de l’article 50 TUE conserve la faculté « de révoquer unilatéralement, de manière univoque et inconditionnelle, cette notification »[27] et donc de « [mettre] fin à la procédure de retrait »[28] en ayant pris soin de rappeler au préalable « l’importance des valeurs de liberté et de démocratie […] qui relèvent […] des fondements mêmes de l’ordre juridique de l’Union »[29]. Elle précisait ensuite que cet article 50 TUE est le pendant de l’article 49 TUE qui encadre la procédure d’adhésion, et soulignait que

l’Union regroupe des États qui ont librement et volontairement adhéré à ces valeurs, le droit de l’Union reposant ainsi sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, lesdites valeurs[30].

Il ressortait de ces considérations, arrimées à une jurisprudence récente soigneusement mise en avant, que forcer un État membre ayant notifié son intention de retrait à quitter l’Union, même s’il avait par la suite finalement décidé de ne plus le faire, « serait contraire aux objectifs et aux valeurs rappelés [précédemment] »[31]. Le recours aux valeurs dans une affaire aussi sensible témoigne d’une volonté assumée de ne pas les réduire à un rôle d’affichage de façade, mais, au contraire, de les mobiliser dans des affaires à dimension constitutionnelle, concrétisant ainsi la proclamation issue de l’article 2 TUE.

Toujours au cours de l’interminable saga du Brexit, la Cour a d’ailleurs réaffirmé avec constance sa volonté d’inclure pleinement les valeurs dans les débats juridiques y afférant. Dans l’affaire RO[32], qui soulevait des questions délicates, elle rappelait qu’il n’y avait pas lieu de remettre en cause la présomption selon laquelle les États membres partagent des valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée au seul motif de la notification, par l’un d’entre eux, de son intention de quitter l’Union au titre de l’article 50 TUE[33]. De fait, la confiance mutuelle qu’ils s’accordent ne saurait être remise en question pour ce seul motif, ce qui l’a conduite à considérer en l’espèce que ledit motif n’est pas susceptible de justifier le refus d’exécution d’un mandat d’arrêt européen. La Cour suivait ainsi les conclusions de l’avocat général Szpunar qui avait souligné que « le Royaume‑Uni a décidé de se retirer de l’Union et non de s’affranchir de l’État de droit ou de la protection des droits fondamentaux »[34]

Enfin, l’Avis 1/17[35] rendu par la Cour aux fins d’apprécier la compatibilité de l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union avec le droit primaire représente une troisième et dernière illustration significative de sa propension à intégrer les valeurs aux réflexions juridiques relatives aux évolutions politiques et juridiques majeures de l’Union. Suivant la logique déjà consacrée dans l’Avis 2/13, c’est en effet notamment à l’aune de l’article 2 TUE que la Cour de justice s’est interrogée quant à la possibilité de créer un mécanisme de règlement des différends chargé de l’interprétation des dispositions de cet accord, eu égard aux caractéristiques spécifiques et à l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union qui doivent nécessairement être préservées[36].

B. Un contrôle de l’action des institutions et organes de l’Union au prisme des valeurs

L’évocation des valeurs dans la jurisprudence du juge de l’Union n’est pas limitée aux grandes questions politiques et institutionnelles posées au cours de la décennie qui vient de s’achever. Il ressort en effet d’un certain nombre d’affaires récentes que la Cour et le Tribunal veillent à ce que les institutions, les organes et les organismes de l’Union européenne respectent et mettent en oeuvre les valeurs énoncées dans l’article 2 TUE. À cet égard, deux matières spécifiques se sont révélées particulièrement fertiles.

Premièrement, le Tribunal a pleinement intégré cette dimension de mise en oeuvre et de promotion des valeurs au contrôle de légalité qu’il exerce sur les mesures restrictives adoptées par le Conseil. Il a ainsi rappelé, dans l’affaire Klyuyev, que « le respect de l’État de droit est l’une des valeurs premières sur lesquelles repose l’Union, ainsi qu’il ressort de l’article 2 TUE comme des préambules du traité UE et de ceux de la charte des droits fondamentaux »[37] et que

le critère d’inscription [sur la liste des personnes visées par l’adoption de mesures de gel de fonds] ne peut être considéré comme étant conforme à l’ordre juridique de l’Union que dans la mesure où il est possible de lui attribuer un sens compatible avec les exigences des règles supérieures au respect desquelles il est soumis, et plus précisément avec l’objectif de renforcer et de soutenir l’État de droit en Ukraine[38].

Des considérations comparables, voire similaires, sont par ailleurs reprises dans un grand nombre d’affaires portant sur le contrôle des mesures restrictives[39], inscrivant ainsi pleinement ce contentieux dans l’objectif de promotion des valeurs de l’Union tel que défini par l’article 3 TUE. Ce raisonnement a d’ailleurs été clarifié dans l’affaire Ezz e. a., dans laquelle le Tribunal a précisément défini le contexte juridique dans lequel s’inscrit un tel objectif de protection des valeurs au regard de la sensibilité de la matière abordée[40].

Deuxièmement, le contentieux de la fonction publique donne, lui aussi, fréquemment l’occasion aux juridictions de l’Union de rappeler ses institutions et ses organes à leurs obligations en matière de respect et de mise en oeuvre des valeurs. C’est d’ailleurs un arrêt du Tribunal de la fonction publique qui reste parmi les premiers à les évoquer expressément, pour relever que « les valeurs fondamentales sur lesquelles repose l’ordre juridique communautaire » s’opposent à ce qu’un fonctionnaire fasse des plaisanteries mentionnant la couleur de la peau d’un collègue[41]. Le Tribunal, pour sa part, a pu constater que l’interdiction du harcèlement moral prévue par l’article 12 bis du statut des fonctionnaires de l’Union est « inspirée des valeurs et principes définis dans les textes fondamentaux »[42], tandis qu’il rappelait un an plus tard que « l’égalité est l’une des valeurs sur lesquelles repose l’Union, ainsi qu’il ressort de l’article 2 TUE comme des préambules du traité UE et de la Charte »[43]. De même, la Cour a jugé dans cette même matière que le droit fondamental à un procès équitable

revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit[44].

Outre ces deux matières qui illustrent la propension grandissante du juge de l’Union à évoquer expressément les valeurs, ces dernières ont également été mentionnées de manière plus parcellaire dans d’autres types de contentieux. Cela se vérifie, par exemple, dans le cadre du contentieux de l’Initiative citoyenne européenne (ICE). Plusieurs affaires portant sur des ICE ont ainsi soulevé récemment des questions portant plus ou moins directement sur les valeurs[45]. De plus, et de manière sans doute plus surprenante, même le contentieux de la propriété intellectuelle a donné l’occasion au Tribunal d’apprécier la légalité de décisions rendues par l’Office de l'Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) au prisme des valeurs de l’Union[46].

Les différents exemples qui ont été mentionnés démontrent la propension grandissante du juge communautaire à prendre les valeurs en compte lorsqu’il apprécie la légalité des actes des institutions, organes et organismes de l’Union. Cette tendance se vérifie dans des proportions d’autant plus significatives qu’elle concerne des matières de plus en plus diversifiées. À cet égard, il y a d’ailleurs fort à parier qu’elle devrait s’étendre encore à d’autres domaines à l’avenir, parmi lesquels il ne serait pas surprenant de retrouver les questions ayant trait à l’accès aux documents des institutions ou à la protection des données personnelles.

III. Les difficultés persistantes du contrôle juridictionnel du respect de l’article 2 TUE par les États membres de l’Union

Il convient, enfin, de signaler que certains domaines étroitement liés à la protection des valeurs demeurent, pour l’heure, plus hermétiques à leur appréhension juridictionnelle. Ainsi, les problématiques inhérentes notamment à l’interprétation et à la mise en oeuvre de la valeur d’état de droit dans un certain nombre d’États membres suscitent l’attention des institutions de l’Union tout en soulignant la complexité d’envisager ces débats sous l’angle juridictionnel.

La prémisse de ces controverses réside dans l’appréhension des obligations concrètes que fait naître l’article 2 TUE dans le chef des États membres. Il semble, à la lecture dudit article, qu’un devoir de respect et de mise en oeuvre des valeurs s’impose à ces derniers de manière absolue. Dans la mesure où ce respect est une condition préalable à l’adhésion à l’Union européenne au titre de l’article 49 TUE[47], il en va en effet de la cohérence du projet communautaire qu’il ne soit pas limité aux domaines ayant trait à la mise en oeuvre du droit de l’Union, mais qu’il comprenne au contraire le comportement et l’action desdits États membres dans leur globalité. Ainsi, il est utile de rappeler que « l’appartenance à l’Union [est le] fruit d’un choix délibéré et continu »[48] et qu’un État membre qui se considérerait en rupture avec le projet d’intégration tel qu’il est conçu et reflété par les traités fondateurs dispose du droit consacré par l’article 50 TUE de la quitter. Le choix d’y demeurer contraint donc, en principe, à en respecter les règles et le consensus politique sur lequel se fonde l’appartenance à l’Union, tel que reflété par l’article 2 TUE.

Pourtant, de vifs désaccords opposent notamment les gouvernements de la Hongrie et de la Pologne aux institutions de l’Union au sujet de l’interprétation de la valeur d’état de droit consacrée par les traités. Les différentes étapes ayant conduit à l’émergence et à la persistance de ces tensions sont bien connues[49] et trouvent principalement, mais pas exclusivement, leur source dans des réformes constitutionnelles entreprises au sein de ces deux États membres et critiquées par le Parlement européen et par la Commission[50]. La place du juge comme le périmètre de son éventuelle intervention sont, à cet égard, difficiles à définir. En effet, le contrôle du respect de l’article 2 TUE par les États membres incombe en premier lieu au Conseil, dans la mesure où il repose sur un dispositif de protection de nature politique institué par l’article 7 TUE[51]. À cet égard, les prérogatives de la Cour sont expressément circonscrites aux aspects procéduraux de sa mise en oeuvre[52]. L’adjonction audit mécanisme d’un outil complémentaire, le « nouveau cadre pour renforcer l’État de droit »[53], censé pallier les difficultés inhérentes au dispositif initial n’a ni renforcé les prérogatives du juge, ni permis d’éviter de recourir finalement à l’article 7 TUE à l’encontre de la Pologne[54] puis de la Hongrie[55].

Si les positions divergent sur le sujet, il semble néanmoins que l’existence même du dispositif qui vient d’être évoqué, conjuguée à la limitation des prérogatives du juge dans ce domaine, limitent ses facultés en la matière, notamment en ce qu’elle prive la Commission de la possibilité d’introduire un recours en manquement sur le seul fondement d’une méconnaissance de l’article 2 TUE[56]. Pour autant, l’avocat général Tanchev a défendu une position médiane qui est très certainement la bonne dans ses conclusions rendues le 20 juin 2019 dans l’affaire Commission / Pologne (Indépendance de la Cour suprême)[57]. Il a ainsi affirmé que « [d]e bonnes raisons justifient de considérer que l’article 7 TUE et l’article 258 TFUE permettent d’introduire des procédures séparées et peuvent être invoqués simultanément », en soulignant notamment qu’« aucune de ces dispositions n’est formulée de telle façon qu’elle exclurait l’autre » et que les différences entre les deux procédures « sont le reflet de [leur] nature autonome et même complémentaire et de la possibilité de les appliquer de façon parallèle »[58]. C’est ainsi sous l’angle de la complémentarité qu’il convient d’envisager les procédures politique et juridique respectivement issues des articles 7 et 248 TUE, à travers lesquels l’Union peut contrôler le respect, par ses États membres, des valeurs qui la fondent. Force est d’ailleurs de reconnaître que, si la Cour n’a pas investi ces débats directement par le prisme du respect de l’article 2 TUE, de nombreuses affaires ont été rendues ces dernières années sur le fondement de recours en manquement plus ou moins étroitement liés à des comportements rattachables aux reproches plus globaux qui ont été formulés à l’encontre de la Pologne et de la Hongrie dans le cadre des procédures ouvertes sur le fondement de l’article 7 TUE[59].

Certes, la situation n’est pas idéale en ce qu’elle ne permet de pallier les insuffisances imputables à l’inefficacité de la procédure issue dudit article que de manière sectorielle et limitée. Cela n’est évidemment pas satisfaisant à l’évocation d’un sujet aussi fondamental. Pour autant, elle a le mérite de ne pas tenir le juge tout à fait à l’écart des débats y afférant, la Cour ayant, par ailleurs, également utilisé le levier préjudiciel pour s’imposer comme un acteur dont l’action s’est finalement révélée d’une efficacité certaine en la matière. Il a ainsi été justement constaté que

devant l’impossibilité de voir aboutir les procédures fondées sur l’article 7 TUE, […], la Cour, à l’initiative de justiciables relayés par des juridictions nationales ou de la Commission, s’efforce par le biais d’arrêts préjudiciels ou en manquement de lutter pied à pied contre les États récalcitrants[60].

***

Il ressort donc de l’analyse récente de la jurisprudence communautaire la propension récente et grandissante du juge de l’Union à examiner les questions qui se posent à lui au prisme des valeurs consacrées par les traités. Cette tendance, inhérente aux modalités et à la chronologie de leur proclamation, dessine les contours d’une spécificité notable en ce qu’elle traduit concrètement la démarche originale de juridicisation des valeurs mise en oeuvre au sein de l’ordre juridique de l’Union européenne, des prémisses du Traité de Maastricht[61] à l’aboutissement du Traité de Lisbonne[62]. Tout porte à croire que cette tendance a vocation à s’affirmer, et même à se développer dans les années à venir, confortant ainsi l’analyse d’un fervent bâtisseur de l’ordre juridique en question, selon laquelle « l’Union n’est pas qu’un marché à réguler, mais [elle] a aussi des valeurs à exprimer »[63].