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La Convention européenne des droits de l’homme[1] (ci-après, Convention ou CEDH) a soixante-dix ans, un âge respectable. L’arbre planté en 1950, cinq ans seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale et un an après la naissance du Conseil de l’Europe, a grandi. Il a résisté à des tempêtes, à des changements climatiques et à des vents contraires. Certaines de ses branches ont mis longtemps à pousser, notamment la branche française; la « patrie des droits de l’Homme » a mis vingt-quatre ans à ratifier la Convention et trente et un ans à accepter le droit de recours individuel. Cependant, même à l’époque où elle n’était pas encore Partie à la Convention, elle a donné à la Cour européenne des droits de l’homme un grand juge en la personne de René Cassin qui de 1965 à 1968 en a été le Président. Une autre branche, la grecque, a été temporairement coupée, mais a repoussé après la chute de la dictature militaire, chute à laquelle le Conseil de l’Europe a apporté une contribution essentielle.

Au cours de ses soixante-dix ans d’existence, la Convention a connu un élargissement spectaculaire, notamment après la chute de l’empire soviétique. Tous les 47 États membres du Conseil de l’Europe sont Parties contractantes à la Convention.

La CEDH s’est développée de manière remarquable. Le Protocole n° 11[2] constitue une étape substantielle en débarrassant la Convention des clauses facultatives relatives au droit de recours individuel et à la compétence de la Cour. Désormais, plus de 830 millions de personnes sont protégées par la Convention et peuvent s’adresser à la Cour européenne des droits de l’homme.

Le 1er août 2018, le Protocole n° 16 à la Convention est entré en vigueur[3]. Il donne aux plus hautes juridictions des États Parties la possibilité d’adresser des demandes d’avis consultatif à la Cour européenne.

Les instruments de protection et de développement des droits de l’homme ont été enrichis par la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants[4] et la création de l’institution de Commissaire aux droits de l’homme.

I. Un enracinement éthique : des valeurs fondamentales et fondatrices

Le Conseil de l’Europe et la Convention sont fondés sur des valeurs et ont été conçus comme instruments de défense de ces valeurs. L’enracinement éthique du Conseil et de la Convention est clairement exprimé dans les textes fondateurs. Dans le Préambule du Statut du Conseil de l’Europe, les États contractants se déclarent

[i]nébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable[5].

Selon l’article 1er, alinéa b) du Statut, le but du Conseil, de réaliser une union plus étroite de ses membres, sera poursuivi « par la sauvegarde et le développement des droits de l’Homme et des libertés fondamentales »[6].

Dans le Préambule de la Convention les gouvernements signataires réaffirment

leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’Homme dont ils se réclament[7].

Et ils se déclarent

résolus, en tant que gouvernements d’États européens animés d’un même esprit et possédant un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit, à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie de certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle[8].

Ce fort enracinement éthique du Conseil de l’Europe et de la CEDH est symbolisé par la grande figure emblématique de Pierre-Henri Teitgen[9]. Héros de la Résistance, il a présidé la Commission juridique du Mouvement européen qui a donné l’impulsion décisive à la création du Conseil de l’Europe, et a présenté un premier projet de Convention européenne des droits de l’homme. Ensuite, après la fondation du Conseil, siégeant à l’Assemblée qui s’appelait encore Consultative et s’appelle aujourd’hui Parlementaire, il a été, avec le député conservateur britannique sir David Maxwell-Fyfe, le principal promoteur de la CEDH[10]. Comme il ressort de ses remarquables interventions devant l’Assemblée, il était marqué par le souvenir du passé récent, des atrocités de la guerre et du régime nazi. Sur cette base, il a construit une convaincante vision d’avenir qui garde, comme nous le verrons, toute sa pertinence. Il estimait que la démocratie était, comme l’écrivait Alexis de Tocqueville, toujours menacée. Il était conscient du danger d’un glissement vers la dictature, vers des régimes autoritaires ou totalitaires. « Ce que nous voulons empêcher », disait-il, « c’est le rétablissement ou l’établissement, dans certains pays, de dictatures totalitaires du genre de celles que nous avons connues en Italie et en Allemagne avant la guerre »[11]. Il fallait donc « créer, au sein de l’Europe, une conscience qui sonne l’alarme », un rempart pour la défense de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’Homme. Telle devait être la mission de la CEDH, défenderesse des valeurs fondamentales de la nouvelle Europe.

II. La Convention européenne des droits de l’homme aujourd’hui

Le Conseil de l’Europe, la Convention et la Cour européenne des Droits de l’Homme ont incontestablement apporté une contribution essentielle à la consolidation et au développement de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme. Justice a été rendue à de nombreux humains, femmes, hommes et enfants. La jurisprudence de la Cour (et, quand elle existait encore, de la Commission européenne des Droits de l’Homme) a eu un impact considérable et hautement positif sur la société européenne, sur le paysage juridique aussi bien que la réalité sociale.

Malgré un bilan remarquable, l’autosatisfaction n’est pas de mise. Il ne faut pas fermer les yeux devant des faiblesses du système dont je mentionnerai quelques-unes.

  • Le système de la Convention a du mal à faire face à des « glissements » de régime politique et aux violations massives et systématiques des droits de l’Homme.

  • La longueur excessive des procédures devant la Cour qui ne semble guère en mesure de rendre justice « dans un délai raisonnable »[12]. Cette faiblesse est particulièrement choquante dans des cas de violations massives et systématiques des droits de l’homme; les affaires kurdes contre la Turquie et tchétchènes contre la Russie en sont de tristes exemples.

  • La contestation de l’autorité de la Cour par certains États Parties, notamment la Russie. Les autorités russes critiquent fréquemment la Cour comme étant « politique », « partiale » et « antirusse ». Une loi de décembre 2015 donne à la Cour constitutionnelle de Russie le pouvoir de statuer sur la possibilité ou l’impossibilité d’exécuter des arrêts de la Cour de Strasbourg, défiant ainsi l’autorité de celle-ci[13].

  • Le chantage budgétaire exercé par la Russie et la Turquie[14].

  • Des failles de plus en plus évidentes dans l’exécution des arrêts de la Cour par les États contractants. Les cas d’exécution retardée ou incomplète, voire de non-exécution, se multiplient.

  • Le taux moyen d’exécution des arrêts pour l’ensemble des 47 États Parties s’élève à 72,62 %[15].

  • La réalité ou apparence d’une déférence de la Cour envers certains États contractants[16].

  • Le poids du nombre d’affaires pendantes devant la Cour et la pression des statistiques et du « rendement » qui pèse sur les juges et surtout sur les agents du Greffe de la Cour qui sont les premiers à se pencher sur les requêtes introduites, pression qui risque de nuire à la qualité du travail des juges et des agents du Greffe.

III. Contestation des valeurs et glissements de régime

A. Arrière-plan : retour de l’irrationnel et discours de guerre

Deux phénomènes semblent marquer l’époque que nous vivons : le retour de l’irrationnel et un glissement du langage vers un discours de guerre.

L’irrationnel revient au galop, sous des formes différentes. Il nous rappelle une autre époque, celle de la montée du nazisme et du fascisme quand des « intellectuels » comme Oswald Spengler, Ludwig Klages et Friedrich Georg Jünger opposaient « l’âme », l’instinct et le sang à la raison et à l’esprit, ce qui amenait Thomas Mann à lancer, en 1930, son fameux et désespéré « Appell an die Vernunft » (appel à la raison).

Depuis le début de notre siècle, le discours de guerre a connu un nouvel essor. On parle de « guerre contre le terrorisme » (proclamée par le Président George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001), de « guerre contre la criminalité », de « guerre contre la drogue », de « guerre contre la corruption » et dernièrement de « guerre contre le virus Covid-19 ». Sommes-nous en présence de ce que George Orwell a décrit comme « vocabulaire B », des termes délibérément construits à des fins politiques et qui ne sont pas idéologiquement neutres? Il y a lieu de le penser. Une des idées sous-jacentes à ce discours de guerre est qu’en situation de « guerre » des mesures exceptionnelles sont nécessaires et permises, aussi, et surtout, des mesures restreignant les droits de l’Homme et les libertés fondamentales.

Le droit est contaminé par ce discours de guerre[17]. Il y a tendance à faire du droit un instrument de « guerre », une arme, une arme dissuasive[18], et non un moyen d’assurer l’harmonie et la paix civile.

Les adeptes de cette pensée guerrière ont évidemment besoin d’ennemi. Celui-ci occupe une place centrale dans les écrits du fameux et infâme juriste allemand Carl Schmitt, grand penseur du non-droit, qui a connu son heure de gloire à l’époque nazie et a apporté une contribution essentielle à la construction des fondements idéologiques de l’État nazi. Selon lui, « l’ennemi politique est un autre, un étranger » (« ein Fremder »). Il est d’une importance capitale de reconnaître l’ennemi en tant que tel. La confrontation avec lui est inéluctable. Il faut toujours être prêt au combat, à la guerre contre l’ennemi[19].

B. Contestation des valeurs

Les valeurs de démocratie pluraliste, d’État de droit et de droits de l’homme sont aujourd’hui contestées sur le plan des idées et dans la réalité politique.

Dans son remarquable discours du 25 janvier 2019[20], Guido Raimondi, à l’époque Président de la Cour européenne des droits de l’homme, a évoqué la crise des valeurs fondamentales et fondatrices du Conseil de l’Europe. Il a parlé de « déconsolidation démocratique », de « désaffection des citoyens à l’égard du modèle démocratique » et du danger de « démantèlement démocratique ». Monique Chemillier-Gendreau diagnostique une régression de la démocratie. Elle constate une poussée des mouvements populistes et rappelle qu’en démocratie le seul titulaire du pouvoir est le peuple dans sa diversité[21]. Accepter et assumer la diversité est une exigence essentielle de la démocratie. Or, les mouvements et leaders nationalistes/populistes la rejettent. Ils se présentent comme les seuls représentants authentiques du « vrai peuple »[22]. Ils rejettent le pluralisme politique et culturel et menacent les minorités et leurs droits. Ils insistent sur l’« homogénéité » du peuple « vrai » et « pur » et se rapprochent dangereusement des idées de Carl Schmitt qui prônait « l’élimination ou destruction de l’hétérogène »[23].

Viktor Orban, premier ministre de la Hongrie, est un des grands chantres d’idées populistes. Dans son discours du 28 février 2017, il a déclaré : « Je trouve la préservation de l’homogénéité ethnique très importante »[24]. D’où son hostilité à l’égard des immigrés et réfugiés. Sa vision est celle d’une culture « chrétienne » nationale.

Depuis des années, il prône l’« État illibéral » et le présente comme un modèle pour l’Europe. Lors d’une conférence à Krynica (Pologne), Orban et Kaczynski, chef du Parti droit et justice (PiS) en Pologne, ont proclamé une « contre-révolution culturelle » dans le but de transformer l’Union européenne en projet illibéral[25]. Assistons-nous à la formation d’une Internationale illibérale[26]? Elle a un parrain américain en la personne du sulfureux Stephen Bannon, ancien Conseiller du Président Trump et maintenant agitateur populiste. Dans une interview avec le New York Times il a déclaré : « J’essaie d’être l’infrastructure globale pour le mouvement populiste global »[27].

Dès les années 90, mon regretté ami Bronislav Geremek a mis en garde contre le « syndrome nationaliste et populiste » qui dispose d’un langage « dont le vocabulaire et la syntaxe ressemblent étrangement au langage totalitaire »[28]. Ce syndrome nationaliste/populiste a démontré son terrible potentiel destructeur dans les déchirements de l’ex-Yougoslavie.

Les mouvements et leaders populistes ont évidemment leur panoplie d’ennemis attitrés : l’opposition (l’ennemi intérieur), les « élites », le pouvoir judiciaire indépendant, les médias, le multiculturalisme, les étrangers (immigrés et réfugiés), l’Islam et les musulmans, les organisations non gouvernementales. Ces dernières sont, prétendent-ils, contrôlées par des puissances étrangères; ils les discréditent comme « agents étrangers ». Il en est ainsi dans la Russie de Poutine, la Hongrie d’Orban, la Turquie d’Erdogan et la Pologne du Parti PiS de Kaczynski. Pour ce qui est de la Hongrie, la Cour de justice de l’Union européenne vient de prononcer un arrêt dans lequel elle affirme que les restrictions imposées aux organisations civiles par la « Loi sur la transparence » (appellation qui ne manque pas d’ironie) ne sont pas conformes au droit de l’Union[29]. Le 19 juin 2020, dans une déclaration à la Radio Kossuth, Viktor Orban a critiqué cet arrêt comme expression de l’« impérialisme libéral ».

L’État de droit est remis en question dans le discours et les actions de certains régimes et dirigeants politiques en Europe. Le 23 janvier 2019, Herbert Kickl, à l’époque ministre de l’Intérieur de l’Autriche, membre du « Parti de la Liberté » (extrême droite), a affirmé que « le droit doit suivre la politique et non la politique le droit ». En même temps, il a remis en question la CEDH, « étrange construction juridique des années 50 », qui a rang constitutionnel en Autriche, mais que le ministre percevait comme un obstacle à ses projets en matière d’asile. Certains dirigeants, dont le président de la République, se sont élevés contre la conception du ministre. Celui-ci conçoit le droit comme un instrument et non comme une limite du pouvoir, une conception proche de celle de Carl Schmitt.

Un pouvoir judiciaire indépendant et impartial est un pilier essentiel de l’État de droit. Or, il est menacé dans plusieurs États membres du Conseil de l’Europe, notamment en Pologne, Hongrie, Russie et Turquie.

Dans son discours du 25 janvier 2019, Guido Raimondi a affirmé :

[qu’] un élément révélateur de la régression de l’État de droit est certainement l’application de l’article 18 de la Convention. Celui-ci dispose que les restrictions qui sont apportées aux droits et aux libertés garantis par la Convention ne peuvent l’être que dans le but pour lequel elles ont été prévues. Cette disposition, essentielle dans une démocratie pluraliste, n’a, depuis les origines, été violée qu’à douze reprises, mais cinq fois au cours de la seule année 2018. Ce symptôme est inquiétant et révélateur[30].

En 2019 la Cour a constaté trois violations de l’article 18.

Les droits de l’Homme sont contestés sur le plan des idées et remis en question sur le terrain. La critique idéologique et politique des idées des Lumières et des droits de l’homme ne date pas d’aujourd’hui[31]. Joseph de Maistre en est un célèbre exemple. La contestation des droits de l’homme, souvent d’origine nationaliste/populiste, est aussi une contestation de l’universalisme. Les critiques de la Convention et de la Cour européenne des droits de l’homme sont souvent virulentes et on assiste à des tentatives de les délégitimer.

La Commissaire aux droits de l’homme fait dans son rapport annuel 2019 le constat suivant :

Les normes et principes des droits de l’Homme font l’objet d’un nombre croissant de remises en cause sur tout le continent. Dans certains cas, l’hostilité envers le caractère universel, indivisible et juridiquement contraignant des droits de l’Homme s’est renforcée, nourrissant un discours corrosif qui met en péril les principes et les normes sur lesquels l’Europe s’est construite durant les 70 dernières années[32].

Dans la postface du livre Artisans de l’Europe, Emmanuel Macron, président de la République française, fait ce diagnostic :

Le Conseil de l’Europe… est contesté, parfois même de l’intérieur, par des forces nationalistes et populistes. De grands États membres remettent en cause les engagements pris au moment de leur adhésion. Certains membres de l’Union européenne font des entorses à nos principes communs. L’État de droit est menacé, les libertés sont en péril. L’autorité même de la Cour est contestée au nom des souverainetés nationales[33].

C. Glissements de régime

Les valeurs fondamentales et fondatrices du Conseil de l’Europe étant contestées sur le plan des idées et de la politique, on constate, dans des pays européens comme d’ailleurs dans d’autres parties du monde, un glissement vers des régimes autoritaires, voire totalitaires. Le virus autoritaire/totalitaire se répand et ronge les États de droit démocratiques. La crise provoquée par le virus Covid-19 semble favoriser et renforcer cette tendance.

Qui, dans l’arsenal du Conseil de l’Europe, est « la conscience qui sonne l’alarme » comme disait Pierre-Henri Teitgen? Et qui a la volonté et la force de s’opposer à cette dérive? Qui est le rempart? La/le Commissaire aux droits de l’homme? L’Assemblée parlementaire? La Cour? Tous ensemble? L’histoire nous enseigne qu’il est plus facile de glisser de la démocratie vers un régime autoritaire ou la dictature que de réussir le chemin inverse.

L’arbre planté il y a soixante-dix ans, la CEDH, est encore vivant. Nombreux sont ceux qui veulent l’abattre. Aura-t-il la force de résister aux intempéries et changements climatiques à venir? Il faut espérer qu’il va s’affirmer et s’affermir.