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Les anniversaires sont l’heure des bilans, surtout au fur et à mesure que les années se font nombreuses. Il en va ainsi de femmes et des hommes, mais également des institutions. Cela permet de s’interroger sur ce qui a été fait et surtout ce que l’on voudrait encore faire, voir faire ou mieux faire. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) n’échappe pas à cela.
En 70 ans d’existence, que de chemins parcourus et de décisions rendues! Dans la foulée de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’adoption de la CEDH fut le premier geste posé le 4 novembre 1950 par les États membres du Conseil de l’Europe. Dès sa création, la CEDH mérite tous les superlatifs : elle est le premier traité protégeant les droits de la personne en droit international, premier traité de droits de la personne prévoyant un contrôle juridictionnel et premier traité rendant ce recours accessible aux personnes. Les records, la CEDH les a également accumulés par le travail de ses organes de contrôle. Depuis 1949, selon les propres statistiques de la Cour, en 2019, ce sont plus de 882 000 affaires qui ont été examinées et 22 500 arrêts rendus. Il en découle une jurisprudence importante, bien souvent inédite et en bien des occasions avant-gardistes, qui nourrit l’ensemble des systèmes de protection des droits de la personne, qu’ils soient universel, régionaux, mais également, dans certains cas, nationaux.
Pour autant, il ne convient pas, à l’heure du bilan, de dépeindre un portrait idyllique de ces années d’existence de la CEDH. Si aujourd’hui l’adhésion à la CEDH et l’acceptation de la compétence de la Cour vont de soi, ces 70 ans ont pourtant été nécessaires à certains États pour s’y soumettre, et ce, y compris pour des États ayant contribué à son élaboration. Par ailleurs, si la Cour ou plus particulièrement sa jurisprudence et l’influence de celle-ci peuvent être enviées, l’exécution des arrêts qu’elle rend a été et demeure une préoccupation. Le fait pour les États d’accepter de tirer toutes les conséquences de cette jurisprudence est non seulement essentiel pour l’efficacité de ce système de protection, mais également indispensable pour éradiquer les violations systémiques qui génèrent un flot d’affaires incessant. Ainsi, des 22 500 arrêts précédemment évoqués, 40% visaient seulement trois États parties. Ce nombre colossal d’affaires auquel a été confrontée la Cour, dû tant à des violations systémiques qu’à une mauvaise compréhension de son rôle par les justiciables (comme l’illustrent les 90% de requêtes déclarées irrecevables) a d’ailleurs bien failli avoir raison de la Cour. Quel paradoxe pour une juridiction sanctionnant la longueur déraisonnable des procédures judiciaires dans certains États, alors qu’elle-même prenait des années à rendre un arrêt, nombre d’années venant lui-même s’ajouter à celui passé devant les juridictions nationales!
Grâce à différentes réformes et à la détermination de certains de ses présidents, la Cour a apuré son passif, mais il convient d’être prudent et de ne pas baisser la garde, car le nombre d’affaires pendantes demeure important et a connu une certaine augmentation en 2019 et 2020.
Mais au-delà de leur ampleur, ces chiffres reflètent également une situation encore plus préoccupante quant aux trois valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe et qu’incarne la CEDH : les droits de la personne, la primauté du droit et la démocratie. Cette situation rend d’autant plus essentiel le contrôle qu’exerce la Cour dans la mise en oeuvre de la CEDH. Après la chute du mur de Berlin et la fin d’une Europe fracturée, les espoirs parfois candides de triomphe des valeurs précédemment évoquées ne dominent plus aujourd’hui, tant elles sont battues en brèche, voire remises en cause par certains États parties qui n’hésitent plus à stigmatiser la CEDH et la Cour. Certes, les mouvements populistes en Europe centrale et les gouvernements qu’ils ont pu générer sont souvent montrés du doigt avec raison, mais ils ne doivent pas faire oublier les critiques acerbes de la jurisprudence de la Cour au sein même des États fondateurs (tabloïds britanniques, propositions de retrait de certains politiques en France, attitudes de certains politiques en Italie concernant les migrants et la justice, etc.). Ces critiques et ces remises en causes touchent bien évidemment les droits acquis et protégés au fil de ces 70 ans (par exemple, en ce qui concerne l’homosexualité, les étrangers…), mais également le rôle et la place même de la Cour et plus généralement du rôle du juge dans la protection de ces droits. D’une certaine manière, c’est l’idée même de la protection des droits de la personne et de leur contrôle à un niveau international qui est dénoncé par certains.
Le système européen de protection des droits de la personne est un mécanisme incroyable et d’une efficacité certaine. Il convient cependant de garder en mémoire que sa création et sa dimension sont dues à la volonté des Pères fondateurs de la construction européenne de se doter de moyens permettant d’éviter la résurgence des horreurs perpétrées durant la Seconde Guerre mondiale. Ces horreurs, bien sûr, sont le fruit d’idéologies extrêmes et de comportements ineptes, mais elles ont été possibles en raison de la faillite totale du système social, politique, administratif et juridique de certains États. Une à une, les digues fondées sur la raison et l’humanité ont cédé face à la vague de haine et de non-respect de l’individu par ces idéologies. Les Pères de l’Europe réunis lors du Congrès de La Haye en 1948 ne s’y sont pas trompés, puisque l’une de leurs exigences était justement l’adoption d’un traité de droits de la personne et la création d’une juridiction pour veiller à son respect. C’est l’idée d’un filet international de sécurité pour pallier les défauts éventuels des institutions à l’échelle nationale. Il s’agit là de la clé de voûte et de la raison d’être de la CEDH, et plus généralement, du droit international des droits de la personne. C’est cette pierre indispensable à l’édifice que certains tentent de déceler en remettant en cause la préséance de la jurisprudence de la Cour sur celle de leurs juridictions nationales, quand ce n’est pas purement et simplement sur leurs législations nationales dont le particularisme devrait, selon eux, prévaloir ou au moins être respecté par la Cour. S’il est entendu que la CEDH ne saurait être un instrument de massification, il y a grand danger à vouloir systématiquement invoquer les réalités locales, sociales et culturelles des États afin de limiter l’application de ce traité.
Les tentatives, dans certains États, de contrôler l’appareil judiciaire par des mises à la retraite ou par le processus de nomination des juges, s’inscrivent également dans cette tendance. Elles sont fort inquiétantes pour la CEDH, car, d’une part, le juge national est le premier à connaître de violations alléguées de ce traité et, d’autre part, cette mise au pas de l’appareil judiciaire risque un jour d’avoir des répercussions sur le processus de nomination des juges à la Cour.
Ces remises en cause, loin de démontrer une faiblesse de la CEDH et du contrôle de la Cour, révèlent l’acuité et la nécessité contemporaines de la garantie qu’offrent ces derniers. Dans un monde où la gestion des crises tend de plus en plus à devenir la règle, les États, dans la gestion de celles-ci, invoquent de plus en plus de nécessaires aménagements à leurs obligations au regard des droits de la personne. De tels aménagements, bien que devant être exceptionnels, tendent à devenir systématiques. Face à de tels enjeux, où le nécessaire pourrait insidieusement tourner vers l’arbitraire, la protection offerte par la CEDH est tout aussi, si ce n’est plus, indispensable qu’il y a 70 ans.
La CEDH, comme toute oeuvre humaine, reste perfectible, mais demeure un phare inégalé dans la brume. La protection des droits de la personne n’est jamais acquise, quelle que soit l’époque, aussi vertueux que veuille être l’État. Tout comme Sisyphe qui poussait sa pierre au sommet d’une montagne dont elle finissait toujours par retomber, la protection qu’offre la CEDH est et sera toujours un combat incessant.
Il semblait donc indispensable, même de l’autre côté de l’Atlantique, à l’occasion de ce jubilé, de faire un point sur la protection offerte par un tel instrument dont l’apport européen, mais également international, est remarquable. Tel est l’objet de ce numéro spécial réunissant près d’une quarantaine d’auteurs. Ces juges, diplomates et fonctionnaires internationaux, universitaires de divers continents rendent ainsi hommage à ce formidable instrument et à son exemplarité, tout en s’interrogeant sur les enjeux et défis présents et à venir, ainsi que les voies qui pourraient être et seraient souhaitables d’être empruntées. Qu’ils en soient très sincèrement remerciés.
Les codirecteurs de ce numéro spécial de la Revue québécoise de droit international tiennent également à remercier l’équipe de rédaction de la Revue, au premier rang desquels, sa rédactrice en chef, Mme Vanessa Tanguay, pour son professionnalisme, son efficacité et toute sa patience.