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Le phénomène migratoire n’a cessé de marquer de son empreinte notre société : une personne sur trente-cinq vit dans un pays qui n’est pas son pays de naissance et l’importance des mouvements ne fait que s’intensifier[1]. Aujourd’hui, presque un tiers des migrations ont lieu du « nord au nord », c’est-à-dire entre pays dits développés[2]. Le XXIe siècle a été le théâtre d’une accélération de cette mobilité, particulièrement des agents économiques, en raison de la place grandissante des multinationales, l’interdépendance des États, mais également l’abolition d’entraves au commerce international[3], objectif revendiqué des accords de libre-échange (ci-après ALEs). La mondialisation, la démocratisation des coûts de communication et de transport ont changé, certes, la vitesse, mais également l’échelle à laquelle ces mouvements migratoires interviennent[4].

Le contexte international a renforcé les défis en matière d’immigration, se traduisant par une complexification des structures et processus normatifs[5]. La migration temporaire ou permanente est conçue comme un moyen d’accéder aux nouvelles opportunités commerciales dans une concurrence internationale toujours plus féroce[6]. Dans ce contexte, la gestion migratoire est façonnée par le mouvement des travailleurs et par le commerce qui promeut les échanges des biens et services[7]. Toutefois, le commerce et la gestion migratoire sont guidés par des logiques d’action différentes et il revient au législateur de trouver le juste équilibre entre ces deux domaines de plus en plus connectés[8]. Le droit de l’immigration reste et demeure un attribut de l’État souverain moderne, se heurtant à la notion de frontières[9]. La migration reste le dernier « bastion » de la souveraineté nationale[10]. Les sociétés vieillissent et on craint un effondrement du système de sécurité sociale et d’importantes conséquences sur le marché du travail : l’immigration semble être la solution toute trouvée pour pallier ce problème[11].

Si l’unilatéralisme reste la norme quand il s’agit de réguler les migrations, une certaine tendance se dessine. L’exception du multilatéralisme gagne du terrain : les pays délaisseraient les normes contraignantes traditionnelles en matière d’immigration, à savoir les lois nationales d’immigration, au profit des chapitres sur la mobilité repris dans les ALEs, favorisant une plus grande flexibilité dans une concurrence interétatique importante. La complexification des instruments juridiques, de par leur nombre et leur variété de sources, est la conséquence directe de cette tendance émergente[12].

Discuté depuis une dizaine d’années et signé en octobre 2016, l’Accord économique et commercial global, plus connu sous son acronyme anglais CETA, fait son entrée dans la gamme des instruments de gestion des migrations déjà en place). Dans son chapitre 10, le CETA institue un régime pour certains travailleurs clairement désignés, obligeant les États cocontractants à limiter les barrières que pouvaient représenter les conditions d’accès au territoire pour une courte durée. Ces entraves, jugées comme telles au regard du commerce international, tomberaient donc, moyennant le respect de certaines conditions énoncées dans les dispositions.

De manière concise, l’hypothèse de recherche consiste à déterminer si le chapitre 10 du CETA, reprenant les dispositions concernant l’admission temporaire de certains travailleurs, s’inscrit dans une volonté de changement global des politiques migratoires. Ce changement innove-t-il quant aux potentielles solutions qu’il apporte aux lacunes du système actuel? Ou, au contraire, perpétue-t-il une tendance ancrée ne répondant pas aux exigences des acteurs de cette mobilité? Qui plus est, peut-on utiliser le terme d’innovation à tous les niveaux?

La notion de mobilité remplace de plus en plus le concept de migration. Privilégiant la notion de « libre circulation » de la force de travail en substituant l’idée de nécessité d’une étude préalable du marché du travail, la mobilité renvoie à une conception circulaire, réversible et temporaire de la migration, empreinte d’un certain dynamisme économique synonyme de développement[13]. Empreinte indiscutable du phénomène de mondialisation et du libéralisme économique, le concept de « mobilité » se distingue aujourd’hui de l’ancien vocable « migration » sous trois aspects. Premièrement, quant à sa durée, généralement courte, caractérisant ainsi la mobilité « circulaire », aussi dite réversible, ou « éphémère »[14]. La notion de travailleur temporaire n’est pas nouvelle et recouvre à la fois la catégorie des travailleurs hautement qualifiés et peu qualifiés[15]. Il est à noter que, dans un souci de conceptualisation, les travailleurs temporaires sont pris de façon homogène, mais leurs réalités présentent certaines variations quant aux risques et aux avantages qu’il convient de ne pas perdre de vue[16]. Deuxièmement, la mobilité concerne un plus grand éventail de personnes. Ce changement voit ainsi apparaître l’implication de nouveaux acteurs dans la mobilité et en première ligne, les migrants hautement qualifiés et les gens d’affaires. Troisièmement, en prenant de la distance avec les demandes du marché du travail, c’est aux bénéfices, certes, de l’essor économique national, mais également au profit des entreprises elles-mêmes et de leurs capacités de développement que ce changement de paradigme est amorcé[17].

Pour mesurer la tendance actuelle dans la gestion migratoire et l’inscription ou non du CETA dans cette dernière, il est important de faire le point sur les dispositions en vigueur tant sur le continent européen que sur le territoire canadien, ainsi que sur le plan international par l’adoption de certains traités de libre-échange (voir partie I). En effet, le CETA n’est pas la première tentative d’insertion d’une disposition régulant la mobilité des travailleurs dans un contexte de libéralisation des biens et services. La tendance à insérer dans des accords commerciaux des dispositions relevant des politiques migratoires, traitées généralement de façon subsidiaire comme un frein supplémentaire aux échanges économiques, s’accroît depuis plusieurs années[18]. L’étude de l’Accord général sur le commerce des services (ci-après AGCS), accord précurseur sur ce point, ainsi que le chapitre 16 de l’Accord de libre-échange nord-américain (ci-après ALENA), inspiration première du CETA, permet de rendre compte de l’évolution de la gestion de la mobilité des travailleurs au sein des ALEs.

« Admission et séjour temporaires des personnes physiques à des fins professionnelles », tel est le titre du chapitre 10 du CETA. Encore revient-il à décoder ce qu’il vise, qui est visé et à quelles conditions, ce à quoi la partie II sera consacrée.

Ce nouvel accord commercial entre le Canada et l’Union européenne (ci-après UE) a fait couler beaucoup d’encre dans les médias au moment de son adoption. Toutefois, ce ne sont pas la dizaine de dispositions sur la mobilité qui étaient au coeur des polémiques. Et pourtant, de nombreux questionnements, mentionnés dans la partie III, peuvent surgir quand on se penche sur ce chapitre 10. En effet, si le CETA représente un instrument innovant, il devrait combler certaines lacunes identifiées dans le système qui lui préexiste.

Il convient de dresser dans un premier temps le paysage normatif tant canadien (partie I–A) qu’européen (partie I–B) qui encadre, avant l’entrée en vigueur du CETA, les migrations économiques, spécialement en ce qui concerne les travailleurs hautement qualifiés temporaires.

I. Encadrer la migration économique des travailleurs temporaires : tour d’horizon normatif de part et d’autre de l’Atlantique

Dans cette première partie, nous traitons de deux parties majeures engagées par le CETA : le Canada et l’UE. Dans une première section, le contexte historique met en évidence les caractéristiques de la politique migratoire menée par le Canada et les différents outils pour recruter des travailleurs temporaires hautement qualifiés. Dans une seconde section, l’UE est abordée de manière à souligner les difficultés rencontrées depuis les années 1980 liées à la répartition des compétences en matière migratoire. Nous reviendrons sur trois instruments adoptés par l’UE et pertinents dans le cadre du présent questionnement.

A. Immigrer au Canada : « Une maison pour le monde » ou changement de programme[19]?

1. Contexte évolutif et mise en perspective écopolitique

Depuis le passage au nouveau millénaire, le Canada s’est érigé comme modèle à suivre, en matière d’immigration pour les pays européens, évinçant ainsi le standard étatsunien[20]. Cette émergence coïncide avec un accroissement du rôle joué par les travailleurs étrangers temporaires, deux fois plus nombreux sur le marché du travail canadien[21]. Le Canada se considère intrinsèquement comme un pays d’immigration et est perçu comme un pays d’installation traditionnel[22]. Cette tendance accentue davantage le caractère exceptionnel que devraient revêtir les migrations temporaires dans le contexte canadien[23]. On en veut pour preuve la définition négative qui est faite du résident temporaire n’étant ni citoyen canadien ni résident permanent[24]. Les travailleurs, venant pour des raisons économiques, composent le troisième type d’immigration au Canada aux côtés de ceux dont la venue est à des fins sociales et pour des raisons humanitaires[25]. Ce troisième pan s’assimilerait à une « immigration haut de gamme », partie intégrante de refonte de la concurrence canadienne en matière de commerce international[26].

Bénéficiant d’un système de sélection dit « discrétionnaire », le Canada sollicite particulièrement les travailleurs hautement qualifiés dont la plupart sont nés en dehors du pays[27]. Depuis une trentaine d’années, les programmes favorisent la venue de diplômés d’études supérieures ou de ceux pouvant se prévaloir d’une expérience équivalente[28]. Ceux-ci seraient a priori plus à même de s’adapter aux exigences du marché que le travailleur peu qualifié et auraient un meilleur impact économique sur les finances publiques, d’où l’intérêt que lui a toujours porté le système d’immigration au Canada[29]. L’immigration est ainsi érigée comme un outil-clé dans la rencontre entre besoins économiques et opportunité d’expansion du pays[30].

L’immigration économique au Canada est régie par une myriade d’instruments légaux, adoptés à divers niveaux de pouvoirs, tant provinciaux que fédéraux, voire dans une certaine mesure, internationaux[31]. En effet, l’immigration fait l’objet d’une compétence partagée au Canada[32]. Dans cet entrelacs de lois et ententes, fruits des tendances politiques du moment, les contradictions sont courantes, ajoutant un degré de complexité supplémentaire à ce système[33]. Les travailleurs temporaires tendent à devenir une facette permanente dans le système d’immigration canadien[34]. Il revient donc de tracer les lignes directrices de ce système en se concentrant sur les programmes et les décisions politiques qui y sont sous-jacentes.

2. Les programmes d’immigration canadiens pour les travailleurs temporaires hautement qualifiés : « immigration désignée et sur demande »[35]

Tel que l'on peut lire dans les documents officiels émis par Ottawa,

le Canada souhaite attirer des travailleurs qualifiés et des gens d’affaires immigrants qui contribueront à la vie économique du pays et répondront aux besoins du marché du travail. L’objectif énoncé […] est « de favoriser le développement économique et la prospérité du Canada »[36].

La priorité n’est plus d’accepter sur le territoire canadien des citoyens en devenir, constructeurs de l’avenir canadien, mais bien des travailleurs ayant une valeur économique[37]. Cette transparence des autorités quant à leur préférence pour des personnes qualifiées, promouvant une immigration prudemment gérée dans l’intérêt national, serait l’un des facteurs explicatifs de la perception de l’immigration comme une opportunité dans l’esprit collectif canadien[38]. La réelle volonté des autorités canadiennes serait de développer et d’accroître ce que Hélène Pellerin appelle « un bassin de main-d’oeuvre qualifiée » permettant au Canada de se distinguer de ses concurrents sur le plan du commerce international[39]. Le nombre de travailleurs temporaires a dépassé en 2008 le nombre d’admissions pour les résidents économiques permanents[40]. Ce constat marque une réelle césure dans la notion d’immigration au Canada[41].

Lorsqu’un ressortissant d’un État tiers souhaite travailler au Canada pour une durée déterminée ou non, les demandes sont traitées à travers des programmes mis en place par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC)[42]. Un candidat peut être éligible à plusieurs de ces programmes : il doit dès lors faire un choix parmi les différentes possibilités qui s’offrent à lui[43]. Si pendant longtemps, l’immigration du travail temporaire n’était pas régulée, désormais, pour arriver sur le sol canadien en tant que travailleur temporaire, il est requis de l’intéressé d’obtenir un permis de travail ou un code de dispense à ce dernier (articles 186-187 et suivant du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés [RIPR])[44].

Il est possible de dissocier parmi les « voies d’accès à la mobilité internationale de la main-d’oeuvre » deux tendances selon l’exigence ou non d’une étude d’impact préalable du marché du travail canadien[45]. L’évaluation de l’étendue de la pénurie de la main d’oeuvre dans un secteur fait suite à la demande des employeurs et est rendue dans un avis émis par Emploi et Développement social Canada (EDSC) qui s’assure que les travailleurs migrants viennent combler cette demande réelle qui ne peut être assurée par des travailleurs canadiens[46]. Dans ce contexte, l’immigration fournirait de la main-d’oeuvre rapidement[47]. Les études d’impact sur le marché semblent avoir montré leurs limites quant à la réalité, voire la véracité des secteurs en pénurie. Les programmes n’exigeant pas de telles études sont communément qualifiés de « programmes de mobilité internationale » (PMI) : ils accordent des autorisations de travailler sans permis préalable[48].

a) Programmes exigeant une étude d’impact sur le marché du travail

Parmi ces programmes, le plus emblématique, de par les nombreuses critiques dont il a fait l’objet, est le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) qui comportait, lors de son adoption, plusieurs volets[49]. Désormais, les travailleurs sont classés en fonction de leur rémunération, critère jugé plus objectif par le législateur canadien[50].

Le régime autorise des travailleurs à entrer au Canada pour des périodes spécifiques durant lesquelles ils sont liés à un employeur unique, restreignant l’accès au marché[51]. Ces travailleurs se doivent d’avoir un emploi avant leur arrivée et ne sont admis à rester sur le sol canadien que pour la durée de leur contrat[52]. Le PTET est aussi appelé programme des « travailleurs invités », accentuant encore davantage le caractère temporaire souhaité de leur présence au Canada.

En 1973, à son origine, le PTET visait les migrants avec des compétences hautement spécialisées, des académiques aux ingénieurs en passant par les « cadres d’entreprise ». C’est en 2002 que le PTET a été ouvert à tous les types de travailleurs temporaires, comprenant ainsi les peu qualifiés, suite aux pressions des employeurs qui ne parvenaient pas à combler les postes vacants[53]. Aujourd’hui, ce programme vise, pour l’essentiel, des travailleurs peu qualifiés et a rendu possibles de nombreux abus, allant de pressions exercées par l’employeur sur les travailleurs à des cas d’extorsion. Ajouté à cela un système de plainte défaillant tant au niveau de son accessibilité que de sa portée, et la situation de vulnérabilité de ces travailleurs n’a fait que s’accentuer[54]. Certains employeurs recourent intégralement à ce type de travailleurs qui sont en probation perpétuelle, pouvant être licenciés à tout moment, sans raison particulière et sans aucun bénéfice en compensation[55].

Le ministre de l’immigration en poste à l’époque, Jason Kenney, avait d’ailleurs été tenu de répondre face à cette vague de critiques et avait revu le programme en 2014[56]. Les changements apportés n’ont modifié qu’en surface le programme et laissent intactes les problématiques initiales liées à la position abusive donnée aux employeurs.

Pour certains, la raison d’être d’un tel programme est défendable, mais un certain équilibre est à trouver et requiert des garanties pour protéger les droits du travailleur : le PTET reste un avantage pour les employeurs. Ce programme a toutefois fait ses preuves à divers niveaux : tout d’abord, il a pallié les pénuries de main-d’oeuvre dans certains domaines; ensuite, il a grandement facilité la mutation des employés au sein des multinationales; et enfin, ce programme a respecté les obligations du Canada vis-à-vis des accords internationaux[57].

b) Programme de mobilité internationale (PMI)

L’absence de tout examen du marché du travail préalable est justifiée par le gouvernement canadien par les nombreux avantages qu’apporteraient ces programmes. La plupart des mouvements des travailleurs hautement qualifiés sont rendus possibles via l’application du PMI, au détriment d’autres programmes, tels que le PTET. Cette nouvelle orientation n’est pas sans poser de questions, car ce dernier a un « effet beaucoup plus obscur sur le marché du travail, mais potentiellement aussi grave sur le marché du travail canadien »[58].

Au Canada, les PMI comportent de nombreux volets dont le programme des travailleurs en mutation interne (PEMI), l’expérience internationale Canada (accordant des permis de voyage et de travail à des jeunes), le programme des étudiants étrangers ou encore le programme des candidats des provinces. Le PMI est en plein essor, et particulièrement un de ses volets reprenant les accords multi-/bilatéraux signés par le Canada et d’autres partenaires, y compris commerciaux, dont le CETA fait indéniablement partie. Les travailleurs hautement qualifiés sont les premiers bénéficiaires du PMI, qui veut favoriser une migration temporaire des travailleurs dont une part sans cesse plus importante est admise à travailler au Canada sous des accords internationaux, tels que le AGCS ou l’ALENA[59].

Conformément au prescrit des articles 187 et 204 et suivants du RIPR, des dispenses pour les visiteurs commerciaux ainsi que des permis de travail dans le cadre d’ALEs signés par le Canada peuvent être accordés aux conditions insérées dans ces actes. L’idée sous-jacente est que les relations commerciales impliquent une part de confiance et d’information, vitales pour les potentiels exportateurs ou importateurs qui souhaitent s’implanter sur un marché étranger[60].

Il ne faut pas perdre de vue le caractère réciproque de ces accords. « Techniquement parlant, les […] Canadiens ont le même droit de travailler ou d’étudier à l’étranger dans les pays partenaires ». Toutefois, le gouvernement constate que leur nombre est sans cesse en baisse[61].

Comme le Canada et les États membres de l’UE, 140 pays sont signataires de l’AGCS, adopté dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui comprend des dispositions facilitant la mobilité des travailleurs[62]. Cet accord incarne la première tentative d’alliance, sur la scène internationale, des concepts de libéralisation économique et de question migratoire. L’expansion des secteurs secondaire et tertiaire constitue des vecteurs favorisant la mobilité des travailleurs hautement qualifiés[63]. Initiateur d’une nouvelle tendance dans les ALEs qui lui sont postérieurs, l’article XIX de l’AGCS, ainsi que l’Annexe de ce dernier, jettent les prémices de la réglementation de la mobilité de la main-d’oeuvre dans les ALEs, comprenant le nouvellement adopté CETA (i). L’inspiration première du chapitre 10 du CETA est tirée du chapitre 16 de l’ALENA. Il ne s’agit pourtant pas d’une transposition littérale de ce chapitre et des variations importantes sont à souligner pour comprendre le souci de pallier certains problèmes survenus suite à son adoption (ii), afin de déterminer le caractère innovant, ou non, du CETA à cet égard.

i. Accord général sur le commerce des services (AGCS)

L’AGCS distingue quatre modes qui caractérisent le commerce international : si les modes 2 et 3 concernent davantage les entreprises, le mode 4 se rapporte aux fournisseurs de services temporaires, personnes physiques[64]. Ce mode est le plus pertinent en ce qui concerne la gestion migratoire, en autorisant les entreprises à faire circuler leurs travailleurs qualifiés et aux multinationales à relocaliser leurs employés lors de transferts interentreprises entre pays[65]. L’OMC s’est vue donner une compétence limitée pour réguler la mobilité temporaire des travailleurs dans le contexte réduit que sont les services. L’AGCS est le premier, sinon le seul pour certains pays, accord multilatéral traitant à la fois de la libéralisation des produits et de la mobilité des fournisseurs de services qualifiés, des visiteurs d’affaires ou des transférés interentreprises[66].

Néanmoins, si la promesse était ambitieuse, elle semble ne pas avoir été entièrement tenue. Les droits découlant de ces négociations encouragées sur la base de l’article XIX de l’AGCS revêtent une double relativité.

D’une part, leur champ d’application est assez limité et les exceptions sont nombreuses. Le champ ratione personae est relativement restreint[67]. L’AGCS vise uniquement la mobilité temporaire et laisse entière la question de la résidence permanente[68]. Qui plus est, les États membres restent libres de fixer des conditions supplémentaires, étant donné le caractère facultatif des clauses de traitement national (art XVII) et d’accès au marché (art XVI)[69].

D’autre part, contrairement à d’autres traités, l’AGCS fonctionne sur une base de bottom-up : il n’existe pas d’accès au marché pour les fournisseurs de services à moins qu’un membre de l’OMC s’engage à libéraliser la mobilité des travailleurs concernés. Ces dispositions, reposant pour l’essentiel sur une base volontaire des pays contractants, laissent douter de leur impact réel en pratique : en 2013, seulement trois cents travailleurs en avaient bénéficié pour entrer sur le sol canadien[70].

On dénombre trois problèmes majeurs avec l’adoption de cette disposition. Tout d’abord, les États membres restent compétents en ce qui concerne la reconnaissance de la qualification de ces migrants. Ensuite, les États membres ne cachent pas leur intérêt pour les travailleurs hautement qualifiés pourtant moins nombreux que les moins qualifiés[71]. Enfin, l’AGCS serait délaissé au profit des accords bilatéraux facilitant l’accès à la résidence permanente[72].

Les principaux bénéficiaires de l’adoption de cette disposition ont été les travailleurs en transfert intraentreprise, représentant deux cinquièmes des mouvements permis grâce à l’AGCS, suivis par les visiteurs d’affaires.

Bien que l’OMC, convaincue par son instrument, a émis un bilan positif du mode 4 de l’AGCS, vecteur ayant permis, selon elle, d’accroître les exportations, ce traité ne pourrait pas s’ériger comme l’instrument international de référence en matière d’immigration économique, tant il semble présenter des problèmes structurels initiaux[73].

ii. Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)

L’ALENA contient en son chapitre 16 des dispositions en matière de mobilité de la main-d’oeuvre, ayant « servi de modèle aux accords de libre-échange que le Canada a conclus par la suite »[74]. Le CETA ne fait pas figure d’exception. Toutefois, il convient de souligner quelques différences entre le modèle de base et les dispositions des autres accords de libre-échange, notamment quant à la portée de ces dernières[75].

Par définition, l’ALENA étant un ALE, le focus est réglé sur les mouvements de biens plutôt que sur la mobilité des travailleurs. C’est donc en vue de faciliter le commerce que la question migratoire est abordée dans le chapitre le plus concis de l’ALENA. Dès lors, les dispositions importantes concernant les travailleurs et les conditions de travail ont été insérées dans un document connexe, adopté en même temps que l’ALENA : l’Accord nord-américain de coopération dans le domaine du travail. L’équivalent ne semble pas avoir été envisagé dans le cadre du CETA[76]. Quatre catégories de travailleurs hautement qualifiés ou gens d’affaires, pouvant se prévaloir de la citoyenneté canadienne, sont ainsi explicitement visées :

les visiteurs commerciaux : ces hommes et femmes d’affaires en visite facilitent « le commerce international sans intégrer le marché du travail canadien »;

les professionnels répertoriés dans l’« une des 63 professions précises qui répondent aux exigences d’accréditation appropriées et qui ont une offre d’emploi d’un employeur canadien »;

les personnes mutées à l’intérieur d’une société : « les gestionnaires, cadres de direction et travailleurs et travailleuses possédant des connaissances spécialisées […] et qui sont au service d’une entreprise ayant une présence au Canada »;

les négociants et investisseurs ou « les gens d’affaires […] qui surveillent ou gèrent une grande quantité d’échanges de biens ou de services ».[77]

Ces catégories s’imposent assez naturellement, car on part du postulat que l’ALENA est, d’abord et avant tout, un incitatif au commerce. Le champ d’application ratione personae de l’ALENA est plus large que celui suggéré dans l’AGCS. Ces travailleurs se voient bénéficier d’un permis de travail n’exigeant pas d’étude d’impact du marché du travail pour généralement la durée de leur contrat, n’excédant pas trois ans. L’octroi de ce permis n’implique nullement l’accès à la résidence permanente. La catégorie des visiteurs commerciaux est la plus large, sujette à peu d’exceptions en comparaison aux autres catégories. En 2014, le ministre Kenney avait annoncé des règles plus rigoureuses, depuis lors adoptées, en ce qui concerne les employés en mutation interne, suite à des dérives du système précédent[78].

Le bilan de l’ALENA, promettant une prospérité croissante, semble mitigé[79]. L’ALENA a redynamisé l’interaction économique entre de nombreux secteurs, particulièrement en ce qui concerne l’investissement étranger[80]. En revanche, la contrainte de « demeurer au service exclusivement de l’employeur par l’entremise duquel ils sont entrés au pays » [81] crée un lien de dépendance du travailleur et accroît le risque de vulnérabilité de ce dernier[82].

B. Immigrer au sein de l’Union européenne : analyse d’un éventail de directives

1. Contexte historico-politique : vers un droit européen de l’immigration économique?

C’est au tournant du siècle dernier que l’Europe a acquis son statut non assumé de « terre d’immigration », délaissant l’assimilation historique du Vieux Continent au point de départ de nombreux migrants. L’immigration est au fur et à mesure devenue un point central de la construction identitaire européenne[83]. Il semble opportun de mentionner que le Traité de Rome de 1957, instituant la Communauté économique européenne, ne traitait pas de la gestion migratoire, mais contenait les bases régissant la libre circulation des travailleurs étrangers, entérinées en son article 48[84]. L’accroissement de l’immigration illégale, faisant suite à la chute du mur de Berlin et aux différentes guerres qui ont éclaté dans les Balkans, a fait naître cette nécessité de concevoir l’immigration à un niveau européen, rompant avec la politique d’immigration zéro instaurée jusqu’alors[85]. Dans cette optique d’une « pleine réalisation du marché intérieur », un « contrôle de la porte d’entrée » s’est donc imposé, pour assurer une circulation fluide au niveau interne : les flux externes doivent être gérés collectivement par l’adoption d’une politique intergouvernementale[86].

Début des années 1990, les pénuries de main-d’oeuvre persistent malgré une certaine constance de l’immigration économique[87]. En 1992, avec l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht, l’UE est née et avec elle, l’extension des politiques à des objectifs qui ne sont plus purement économiques : l’UE devient ainsi compétente dans le domaine de la justice et des affaires intérieures[88]. Cette première étape, bien que modeste, marque le début d’une « communautarisation timide » du domaine de l’immigration, traitée comme « une question d’intérêt commun » et dont le processus sera marqué par la lenteur, voulue par les États membres[89]. L’immigration du travail est acceptée « à titre purement exceptionnel » et reste du ressort de la volonté intergouvernementale[90]. La Cour, comme le Parlement européen, n’y joue qu’un rôle marginal à défaut de compétence propre leur étant reconnue[91].

Il faut attendre l’adoption du Traité d’Amsterdam en 1997 pour que la compétence en matière d’immigration soit accordée à l’UE. Toutefois, l’immigration légale demeure aux mains des États membres[92]. La Commission européenne est désormais la première instigatrice en ce qui concerne l’harmonisation de la gestion migratoire sur le sol européen[93]. L’entrée en vigueur de ce traité en 1999 marque également la communautarisation de l’acquis de Schengen[94].

La « Stratégie de Lisbonne », établie lors du Conseil européen de mars 2000, met en lumière l’objectif d’attirer des travailleurs hautement qualifiés afin de renforcer l’attractivité commerciale de l’UE, pour pallier le vieillissement de sa population et les pénuries de main-d’oeuvre[95]. La Commission a usé de stratégies diverses pour encadrer, de façon directe ou indirecte, l’immigration économique, « composante des relations extérieures de [l’UE] et des États membres », au vu de l’importance pour l’UE d’attirer les travailleurs hautement qualifiés dans une concurrence mondiale jusqu’alors jamais observée[96]. La Commission, persévérante, a habilement remis à l’agenda européen la question d’une approche conjointe dans la gestion migratoire du travail, malgré l’échec de la proposition de directive de 2001, bloquée par le Conseil des ministres. Le fruit de sa réflexion a été entériné dans un programme d’action[97] en 2005, prévoyant l’adoption d’une directive-cadre, davantage de nature procédurale (section 2-A) et d’une série de quatre directives sectorielles (section 2-B) visant expressément les travailleurs temporaires et hautement qualifiés (à l’exception de la directive portant sur les travailleurs saisonniers), introduisant un régime dérogatoire reconnaissant un droit au séjour à ces derniers[98] (« carte bleue » / saisonniers / « intragroupe » / stagiaires rémunérés). S’ils répondent aux conditions énoncées dans les directives, les autorités nationales doivent leur délivrer un titre de séjour[99]. L’approche horizontale est ainsi abandonnée au profit d’une approche fragmentée, utilitariste, sélective de la politique migratoire mettant au centre les différentes catégories de migrants.

En 2009, le Traité de Lisbonne donne compétence à la Cour pour connaître des affaires portant sur l’immigration et instaure la procédure législative ordinaire, exigeant la codécision entre le Conseil et le Parlement européen[100]. « Aucune mention expresse de l’immigration économique » n’y est faite[101]. Abordant des questions de souveraineté, et conformément au principe de subsidiarité en droit européen, l’immigration légale est l’objet d’une compétence partagée entre l’Union européenne et ses États membres. Ceux-ci conservent jalousement une compétence exclusive en ce qui concerne l’emploi[102]. En effet, les États se gardent la possibilité de fixer le volume de l’admission des ressortissants d’États tiers dans la perspective de recherche d’emploi[103]. Il n’existe pas de marché de l’emploi européen : la question de la migration ne va donc pas de soi dans le contexte européen[104]. Toutefois, la souveraineté nationale est doublement restreinte : d’une part aux vues de son champ d’application ratione materiae – seule l’immigration du travail est visée –, et ratione loci – sont uniquement concernés les travailleurs étrangers ressortissants de pays tiers, excluant donc le phénomène de libre circulation intraeuropéenne[105].

La compétence communautaire en matière de migration des ressortissants des pays tiers a été toutefois reconnue par la Cour de Justice de Luxembourg à l’occasion de deux affaires importantes en 1987 et 1999, et ce, bien avant une quelconque forme de communautarisation.

Les États membres gardent la mainmise dans la détermination des conditions d’accès au séjour, symbolisant la limite dans l’harmonisation des critères d’entrée sur le territoire européen[106]. « La sélection par les employeurs [ou demand driven] est la norme dans la plupart des pays européens » (approche suivie dans le cadre de la Directive « carte bleue ») et l’adoption de systèmes à point en Europe vise à accorder une préférence aux travailleurs hautement qualifiés[107]. Étant l’un des pans les moins développés de la politique migratoire européenne, le cadre juridique régissant les migrations économiques au sein de l’UE brille par sa complexité[108].

2. Approche normative fragmentée de l’immigration du travail

Parmi les nombreuses directives adoptées en matière de gestion migratoire par l’Union européenne, trois d’entre elles sont particulièrement pertinentes dans le cadre de la question de recherche : (1) la Directive-cadre aussi appelée « permis unique » (2011), (2) la Directive dite « carte bleue » portant spécifiquement sur les travailleurs hautement qualifiés (2009) – qui ne concerne en réalité que deux cents Canadiens par an – et (3) celle sur les travailleurs migrants intragroupes entrée en vigueur en 2016. Jouant un rôle entrepreneurial, la Commission s’est tout d’abord intéressée aux travailleurs hautement qualifiés. L’adoption de la Directive « carte bleue », première du genre dans le cadre de la « Stratégie de Lisbonne », a fait véritablement basculer les politiques de migration légale dans la sphère économique[109].

a) Directive-cadre : la Directive « Permis unique »[110]

L’adoption de cette directive, dont les bases légales sont les articles 79 et 153 du TFUE, poursuit un double objectif : d’une part, une simplification de la procédure administrative qui devient, à l’image du permis, unique, et d’autre part, une reconnaissance de l’égalité de traitement pour les travailleurs étrangers ressortissants de pays tiers[111]. Elle instaure, pour les travailleurs étrangers, un « permis de travail et de séjour unique qui leur garantit un socle commun de droits »[112]. La proposition de cette directive remonte à octobre 2007 et aurait dû entrer en vigueur en 2013 : force est de constater que ce n’est pas encore le cas à ce jour.

La proposition initiale de la Commission avait un champ d’application personnel relativement large puisqu’il couvrait tout ressortissant de pays tiers ayant été admis et travaillant légalement dans un État membre[113]. Toutefois, le champ d’application ratione personae de la directive adoptée est relativement restreint de par le nombre d’exceptions mentionnées[114]. Une série d’exclusions est ainsi dressée à l’article 3§2 de la Directive, visant une douzaine de catégories de travailleurs : leur statut étant, pour la plupart, déjà régulé dans d’autres instruments de l’Union, telle que la directive sur les travailleurs intragroupes[115].

La procédure unique doit aboutir, que ce soit négativement ou positivement, dans un délai ne pouvant excéder quatre mois : ce délai peut, en revanche, faire l’objet d’une suspension ou d’une prorogation exceptionnelle[116].

La Directive « permis unique » a pour l’essentiel, pour ne pas dire uniquement, des implications procédurales qui n’offrent pas un degré d’harmonisation suffisant, au vu de la compétence des États membres dans la fixation des conditions d’admission[117]. On ne quitte pas le cercle vicieux : les conditions demeurent inchangées et il y a désormais un seul permis[118]. Qui plus est, la directive ne reconnaît aucun droit à être admis à l’emploi ni de droit à la résidence[119]. Un consensus a minima a ainsi été trouvé, impliquant un seuil minimal de protection et une large marge de manoeuvre laissée aux États membres[120]. La Directive-cadre ne constituerait de ce fait qu’un « embryon d’une politique d’immigration de travail »[121].

Dans son troisième chapitre, la Directive contient un article 12 portant sur l’égalité de traitement[122]. Cette égalité n’est toutefois pas accordée de façon absolue[123].

b) Directives sectorielles
i. Directive « carte bleue »[124]

L’objectif de la Directive, déjà évoqué précédemment par la Commission et clairement énoncé à la lecture du préambule, est d’améliorer l’attrait de l’UE pour les travailleurs hautement qualifiés étrangers, les « cerveaux » qui semblent préférer des pays comme le Canada ou l’Australie au détriment des pays européens[125]. L’accès à l’emploi pour ces travailleurs se voit ainsi simplifié par l’adoption de conditions uniformes déterminant l’entrée et le séjour de ces derniers, inspirées de la green card américaine[126]. Cette première directive institue une « procédure commune pour la sélection » se caractérisant par une certaine rapidité — dans un délai de trois mois[127]. La Directive a été transposée par 25 des 28 États membres : le Danemark, le Royaume-Uni et l’Irlande ayant fait valoir leur possibilité d’opt out[128].

La Directive « carte bleue » s’applique exclusivement aux travailleurs hautement qualifiés exerçant une activité de salarié : est considérée comme tel toute personne n’exerçant pas une activité indépendante, pouvant se prévaloir d’un diplôme d’études de plus de trois ans – soit au minimum un bachelier, ou d’une expérience de travail jugée équivalente au regard du droit national, s’éloignant un peu plus d’une harmonisation[129]. Les travailleurs hautement qualifiés souhaitant bénéficier de cette carte, pour une durée variant d’un à quatre ans, doivent répondre aux mêmes critères que ceux requis pour les résidents de longue durée, en plus de fournir un contrat de travail respectant certaines exigences salariales (articles 5 et 12)[130]. L’emploi offert doit équivaloir à 1,5 fois le salaire annuel brut moyen du pays membre où est demandée la carte bleue, seuil susceptible de varier d’une économie à une autre[131].

En son article 8, la Directive « carte bleue » liste les motifs pouvant être invoqués pour refuser le renouvellement ou décider du retrait de la carte. Ainsi, une étude préalable du marché du travail peut être menée sur initiative étatique durant les deux premières années et, en cas d’absence de pénurie de main-d’oeuvre, l’État peut décider de refuser l’octroi de la carte bleue[132]. Des quotas peuvent également être fixés et le chômage prolongé du détenteur de la carte peut être un motif de retrait, ce qui n’est pas sans poser des questions quant à la vulnérabilité de ces travailleurs. Les motifs de refus de la carte bleue européenne « vide[nt] de son contenu la Directive »[133].

L’article 14 concerne l’égalité de traitement dont bénéficient les travailleurs après une détention de la carte bleue de deux années. Le champ d’application de ce principe est plus étendu que celui de la Directive « permis unique »[134]. Cette conception plus large s’expliquerait par la catégorie de travailleurs visée. L’importance de leurs revenus salariaux rend moins nécessaire la protection d’une couverture sociale.

La Directive adoptée en 2009 prévoit des avantages pour les travailleurs hautement qualifiés, non repris dans la Directive « permis unique », quant au regroupement familial et à l’acquisition du statut de résident de longue durée[135]. En effet, concernant les membres de la famille du travailleur hautement qualifié, la directive permet leur venue immédiate, indépendamment de toute « perspective raisonnable » de « séjour permanent », se distançant, par ce fait, de la Directive de 2003 sur le regroupement familial[136]. Le passage de travailleur temporaire à permanent est également pris en compte par l’article 16 de la directive, par la possibilité de cumul des durées des séjours du travailleur, conformément aux conditions posées par la Directive de 2003 sur l’accession au statut de résident de longue durée, et ce, même s’il a séjourné dans plusieurs pays membres[137]. Cela favorise indéniablement la migration dite circulaire puisque le travailleur peut s’absenter jusqu’à douze mois du sol européen. Il est important cependant de spécifier que la Directive « carte bleue » ne crée pas de droit à la résidence per se[138].

Le détenteur d’une carte bleue jouit d’une « mobilité intra-européenne » après une période de 18 mois. Cette mobilité est, toutefois, subordonnée à l’obtention d’une nouvelle carte bleue dans un autre État membre que celui qui lui a octroyé la première, sans aucune certitude de l’obtenir à nouveau[139].

Le constat qui peut être tiré de cette directive est un échec : l’UE n’arrive pas à attirer des travailleurs hautement qualifiés. Cette conclusion est d’autant plus évidente au vu de l’importance de la concurrence entre le cadre européen, institué par la directive, et les différents systèmes nationaux, plus favorables. Le nombre de permis délivrés est bien en deçà du nombre escompté en raison, entre autres, des conditions d’entrée trop restrictives[140]. Malgré la volonté de la Commission de pousser les États membres à une plus grande harmonisation, l’approche du plus petit commun dénominateur a été privilégiée, laissant une certaine latitude aux États membres qui délaissent cette directive, perçue comme un instrument supplémentaire, au profit de leur cadre normatif national, voire d’accords bilatéraux[141]. L’importance des marges d’appréciation laissées aux États membres en la matière a mis à mal l’ambition que pouvait représenter cette directive, à la lecture de la proposition initiale[142].

La Commission a pris la mesure de la nécessité de revoir en profondeur la Directive « carte bleue », menant à la proposition rendue publique en juin 2016 et faisant l’objet de négociations toujours en cours depuis lors[143]. Cette révision porte sur l’extension du champ d’application personnel qui concerne toujours uniquement les travailleurs qualifiés, et sur, entre autres, un rabaissement de l’exigence salariale. La proposition supprime la concurrence actuelle entre la directive et les régimes nationaux : s’ils souhaitent travailler dans l’UE, les travailleurs hautement qualifiés doivent postuler dans le cadre de cette directive. La possibilité d’études préalables du marché est limitée à des cas exceptionnels et doit faire l’objet de justifications auprès de la Commission. Ensuite, pour autant qu’il corresponde toujours aux caractéristiques d’un travailleur hautement qualifié, ce dernier peut changer librement d’employeur. Le délai pour accéder à la résidence permanente consistant en une dérogation à la Directive de 2003 est, lui aussi, diminué à trois ans[144].

ii. Directive « intragroupe »[145]

Faisant suite à la proposition déposée en juillet en 2010, la directive intragroupe prône une certaine transparence et une simplification dans l’admission de « spécialistes aux compétences recherchées » par un degré d’harmonisation jamais atteint jusqu’alors — le Parlement tentant de ne pas reproduire l’échec de la faible application de la Directive « carte bleue »[146]. La mobilité de cette catégorie spécifique de travailleurs, généralement hautement qualifiés, a pour dessein premier une amélioration de la compétitivité des entreprises en Europe par la détermination de conditions communes d’entrée et de séjour, afin de diminuer le fardeau administratif lié à « à l’exercice de missions professionnelles »[147]. Tout comme la directive-cadre « permis unique » et la Directive « carte bleue », cette directive introduit une procédure unique pour un permis mixte « d’entrée, de travail et de séjour »[148].

Le champ d’application ratione personae de cette directive comprend les personnes mutées au sein d’une entreprise, dans une succursale européenne, par exemple. Seul le personnel clé est visé par l’article 2 : les cadres, les experts et les employés stagiaires[149]. La directive ne définit par ces notions, il convient dès lors de se référer à l’acception dans le cadre de l’AGCS. Toutefois, le champ d’application de la directive ne se limite pas à la seule mobilité des travailleurs dans le domaine des services, mais est plus étendu, comme le souligne le préambule[150]. Intimement liée à l’investissement, la venue de ces travailleurs sur le sol européen est perçue par la Commission comme une véritable opportunité[151]. Encore revient-il de remplir les conditions listées à l’article 5, telles que la preuve que l’entreprise dans laquelle est réalisé le transfert fait partie du même groupe que celle du pays de départ ou encore que l’employé soit embauché depuis au moins trois mois avant que son transfert n’ait lieu.

Les études préalables du marché du travail ne sont, en principe, pas autorisées : on y voit un rapprochement de ce régime avec celui mis en place par le PMI au Canada. En revanche, les quotas restent possibles, les États membres étant compétents pour fixer les volumes d’entrée, conformément au prescrit du §5 de l’article 79 TFUE[152].

L’article 18 de la Directive reprend le concept d’égalité de traitement[153]. Le regroupement familial n’est pas le laissé pour compte dans cette directive qui lui consacre son article 19[154]. Le refus d’un tel regroupement pouvant être vu comme un obstacle à la mobilité, le législateur européen met en avant l’importance de l’unité familiale.

Cette directive innove de par la mobilité intraeuropéenne offerte à ces travailleurs, entérinée dans son article 20 — net changement comparé à la Directive « carte bleue »[155]. Le transfert des cadres et des experts ne peut s’étendre sur une période de plus de trois ans. Quant aux employés stagiaires, leur séjour temporaire ne peut excéder une année. Le préambule de la directive promeut une certaine forme de migration circulaire de ces travailleurs hautement qualifiés, qui pourrait bénéficier, certes, à l’UE, mais également, au pays d’origine.

Cette immigration se développe en parallèle d’une libéralisation sans cesse plus grande des services qui est entérinée dans des traités de libre-échange dont l’UE et/ou ses États membres sont parties, tels que le AGCS ou le CETA. Si les dispositions du CETA sont plus favorables, elles s’appliqueront en priorité sur la présente directive[156].

II. Analyse contextuelle et textuelle du chapitre 10 de l’Accord économique et commercial global

Indépendamment des relations historiques que certains États membres ont pu entretenir à l’époque, en 1976, le Canada devient ainsi le premier pays industrialisé à entretenir une coopération sur le plan commercial avec la Communauté européenne[157]. De nombreux accords régulant des domaines spécifiques ont suivi depuis l’adoption de ce premier accord pionnier[158].

Le CETA s’inscrit donc dans une chaîne d’accords globaux et bilatéraux. Tout comme l’AGCS, le CETA a été adopté dans le cadre des négociations du cycle de Doha, entamées au sein de l’OMC[159]. Le CETA, traité de seconde génération, est un document de style constitutionnel qui va bien au-delà du traditionnel ALE : il recouvre un plus large éventail de problématiques, autres que seulement celles revêtant un aspect commercial, tel que la mobilité, perçue comme un obstacle non tarifaire[160].

Supplantant l’ALENA qui était alors le modèle de référence en ce qui concerne la mobilité des travailleurs, le CETA se présente comme un instrument de gestion migratoire encore plus complet et plus large que les accords qui l’ont précédé, comme l’AGCS[161]. Les dispositions clés du futur CETA ont été rendues publiques par voie de communication en octobre 2013 : faciliter le mouvement temporaire des personnes entre l’UE et le Canada était ainsi mentionné comme une priorité des deux Parties[162]. L’accord est entré provisoirement en vigueur le 21 septembre 2017 et le chapitre 10 doit donc être respecté depuis. Le processus de ratification est toujours en cours de part et d’autre de l’Atlantique.

Afin d’apprécier les innovations apportées par le chapitre 10 (objet de la section B), dans un premier temps, nous nous attèlerons à une analyse textuelle du chapitre 10 du CETA, précisant, entre autres, les personnes visées par ces dispositions et la portée de ces dernières (section A).

A. Analyse du chapitre 10 : admission et séjour temporaires des personnes physiques à des fins professionnelles

1. Champ d’application ratione materiae : généralités (articles 9.3, 9.5, 9.6, 10.2 et 10.6 de l’accord)

L’objectif affirmé dans le texte du chapitre 10 est de faciliter le commerce des services et l’investissement, par une autorisation de la mobilité temporaire des personnes physiques à des fins professionnelles, et ce, dans un processus prônant la plus grande transparence, exigée par le secteur privé.

Ce chapitre dispose explicitement qu’il ne concerne nullement les mesures se rapportant à la citoyenneté, la résidence ou l’emploi à titre permanent. En d’autres termes, aucune prise en compte n’est faite du passage de travailleur temporaire à résident permanent, ce qui peut dans une certaine mesure poser question, particulièrement quand on sait que ces travailleurs restent généralement pour plusieurs années et que les systèmes de sélection favorisent l’octroi du statut de résident permanent à cette catégorie de migrants économiques[163].

Cette dizaine de dispositions ne retire pas aux États leurs prérogatives en ce qui concerne l’adoption de mesures de protection de l’intégrité de leurs frontières ou de mesures qui viseraient à assurer le passage ordonné de ces mêmes frontières, à tout le moins. Encore convient-il que ces dernières n’aient pas pour effet de vider de leur sens les avantages reconnus de ce chapitre 10.

Tout ce qui n’est pas régi par le CETA, au regard de l’admission et du séjour temporaire de certains travailleurs hautement qualifiés, demeure régulé par les autres instruments, nationaux ou supranationaux. Le domaine de la sécurité sociale, comme le droit à l’immigration et la réglementation concernant les visas, n’est, en principe, pas concerné par le présent chapitre et est donc laissé à l’initiative nationale[164].

Le traitement national (article 9.3), l’accès au marché (article 9.6) et le traitement de la nation la plus favorisée (article 9.5) sont tous trois ajoutés par l’article 10.6 au chapitre et forment ainsi des parties intégrantes de ce dernier. Encore convient-il que certaines exigences formelles, énumérées à l’article 9.4 de l’Accord, soient rencontrées. Qui plus est, le champ d’application de ces clauses se voit considérablement réduit par les articles 9.2 et 10.6 de l’Accord. Néanmoins, il est à souligner qu’il s’agit d’une première mention explicite faite dans un ALE du bénéfice de ces clauses pour les visiteurs d’affaires[165].

Le traitement national renvoie à l’idée que les Parties ne peuvent traiter plus favorablement, dans des situations similaires, leurs propres fournisseurs de services que les travailleurs assujettis à ce chapitre 10. Cet article insère donc une égalité de traitement entre tous ces travailleurs qui ne peuvent subir aucune discrimination en ce sens.

Le traitement de la nation la plus favorisée touche davantage l’interaction que pourraient avoir ces dispositions du CETA avec d’autres partenaires des Parties qui s’engagent à ce qu’aucun traitement plus favorable ne soit accordé, dans les mêmes circonstances, à des ressortissants de pays tiers.

Conformément au prescrit de l’article 9.6, aucune restriction numérique (telle que des quotas) ne pourrait être mise en place par une des Parties dans le but de limiter l’accès au marché canadien ou européen. Tout comme pour l’ALENA, aucun permis de travail ou étude d’impact préalable du marché du travail n’est, a priori, requis pour permettre aux travailleurs temporaires de rentrer sur le sol canadien[166].

Enfin, le champ d’application territorial du CETA se limite au territoire du Canada, en ce compris, l’espace aérien et des États membres de l’UE, où le TUE et le TFUE sont d’application (article 1.3 de l’Accord).

2. Champ d’application ratione personae (articles 10.1 et 10.9 de l’accord)

Le chapitre 10 suit le même modèle que les autres ALEs conclus par le Canada, dont l’ALENA, et couvre la mobilité des personnes naturelles pour des raisons d’affaires[167]. La mobilité de la main-d’oeuvre temporaire, correspondant à la catégorie des travailleurs hautement qualifiés, est particulièrement demandée dans des secteurs de service tels que celui de la justice, de l’ingénierie, de l’architecture, « de conseil en gestion », de l’énergie et de l’environnement[168]. Le chapitre 10 du CETA s’ouvre sur un premier point définissant les différents concepts clés pour déterminer le champ d’application des dispositions sur la mobilité des travailleurs européens et canadiens.

Quelques remarques préliminaires semblent s’imposer. Tout d’abord, la notion d’entreprise revêt une acception relativement large, pouvant être une succursale ou un bureau de représentation, mais ne doit en aucun cas être établie de façon permanente sur le territoire de l’autre Partie[169]. Ensuite, le contrat doit être parfaitement valable. Les agences de recrutement de travailleurs étrangers ne peuvent, dans le cadre du CETA, être intervenues dans la conclusion du contrat. Enfin, pour se prévaloir de ce chapitre, les travailleurs doivent être citoyens d’une des Parties. Le seul statut de résident permanent ne suffit donc pas[170].

Ce chapitre du CETA, principalement sur la mobilité des travailleurs qualifiés, est le plus large accord du point de vue du champ d’application personnel[171]. Neuf catégories de personnes sont ainsi explicitement visées par ce chapitre : les fournisseurs de services contractuels (1) et les professionnels indépendants (1), le personnel clé (2), les visiteurs à des fins d’investissements (2.a), les investisseurs (2.b), les personnes faisant l’objet d’un transfert temporaire intragroupe (2.c), — recouvrant les catégories des cadres supérieurs, des spécialistes et des stagiaires diplômés —, et enfin, la catégorie des visiteurs en déplacement d’affaires de courte durée (3). Cette approche dite de la « liste positive », déjà utilisée dans les ALEs conclus par l’UE et dans l’AGCS, a pour effet que le chapitre 10 s’applique « uniquement aux personnes explicitement assujetties à l’accord »[172].

a) Fournisseurs de services contractuels et professionnels indépendants

Dans le cadre du CETA, une personne physique, employée par une entreprise, est qualifiée de fournisseur de service contractuel si elle peut se prévaloir d’un contrat de fourniture d’un service à la consommation qui requiert, pour son exécution, la présence temporaire de ce travailleur.

Est considéré comme un professionnel indépendant, le travailleur « autonome »[173], — personne physique donc —, qui a acquis ce titre sur le territoire d’une Partie et qui souhaite fournir un service à la consommation sur le territoire de l’autre Partie, conformément à un contrat dont l’exécution nécessite le séjour temporaire de ce professionnel.

Ces travailleurs doivent soit être détenteurs d’un diplôme universitaire, soit pouvoir démontrer des connaissances d’un niveau équivalent. Il est également exigé qu’ils possèdent les qualifications professionnelles requises à la pratique de cette activité selon les normes en vigueur dans le pays de séjour temporaire[174].

Est, en revanche, exclue par l’Annexe 10-E, en tant que fournisseurs de services et indépendants, toute une série de professions médicales telles que les services médicaux, dentaires, infirmiers et vétérinaires[175]. Des réserves partielles pour les secteurs de la construction et le transport ont été ajoutées[176]. Ainsi, après réflexion des Parties, lors des négociations, sauf quelques exceptions, les travailleurs des « métiers de la construction » sont assujettis à l’Accord, dès l’instant où ils ont « trois années d’expérience et un diplôme reconnu d’études postsecondaires ou une qualification équivalente »[177].

b) Personnel clé

Cette deuxième catégorie vise en réalité trois autres sous-catégories que sont les visiteurs en déplacements d’affaires à des fins d’investissement, les investisseurs ou les personnes faisant l’objet d’un transfert temporaire intragroupe. L’admission du personnel clé, pris dans son ensemble, est, en principe, autorisée par les Parties. L’Annexe 10-B énumère toute une série de réserves qui sont, pour la plupart, d’initiative européenne : le Canada n’ayant pas estimé nécessaire d’en faire de même[178]. Les réserves exprimées dans les annexes ne s’appliquent que pour les Parties les ayant formulées.

Les visiteurs en déplacements d’affaires à des fins d’investissement occupent des postes d’encadrement ou des postes spécialisés et sont en charge de la création d’une entreprise. Toutefois, ils ne peuvent intervenir dans les transactions directes avec le grand public et ne peuvent percevoir une rémunération en provenance d’une source située sur le territoire du « pays d’accueil ».

Un investisseur, au sens donné par le CETA, est une personne physique employée par une personne ou une entreprise qui engage des capitaux importants pour établir, développer ou administrer ces investissements en qualité de superviseur ou de dirigeant.

Une personne faisant l’objet d’un transfert temporaire intragroupe renvoie à la situation d’une personne physique qui va être envoyée sur le territoire d’une Partie dans une filiale, une succursale ou le siège social d’une entreprise d’une autre Partie, entreprise qui l’emploie ou dont il est partenaire pendant au minimum une année.

L’article 10.1 subdivise cette catégorie, présentant un triptyque composé des cadres supérieurs[179], des spécialistes[180] et des stagiaires diplômés[181].

c) Visiteurs en déplacement d’affaires de courte durée

Cette dernière catégorie correspond aux hommes et aux femmes d’affaires admis à séjourner sur le territoire d’une Partie, pour une courte durée, en vue, entre autres, d’assister à une réunion, à un salon professionnel, de mener des recherches dans les domaines techniques, scientifiques ou encore de suivre un séminaire de formation, de négocier des ventes ou des achats[182]. Encore revient-il que ces visiteurs n’effectuent aucune vente au grand public et aucune rémunération pour leur propre compte ne soit versée d’une source située dans le pays où ils sont présents sur une base temporaire. Cette catégorie est plus étendue que son homologue au sein de l’ALENA.

3. Obligations des Parties au regard des catégories de travailleurs visés (articles 10.7, 10.8 et 10.9 de l’accord)

a) Fournisseurs de services contractuels et professionnels indépendants

Les fournisseurs de services contractuels et les professionnels indépendants sont admis à séjourner temporairement en vue de la fourniture de services (précisés dans les annexes de l’Accord) sur le territoire de l’autre Partie, si et seulement si, la durée du contrat, dont l’exécution exige leur présence sur ce territoire, n’excède pas douze mois. Si le contrat est valide pour une plus longue période, alors le travailleur ne bénéficiera de l’admission que pour douze mois. Parallèlement, la durée de leur séjour ne dépasse pas douze mois, sauf prolongation laissée à la discrétion des Parties. Qui plus est, les fournisseurs de services doivent avoir été employés par l’entreprise d’une Partie au minimum pendant un an avant l’introduction de la demande d’admission et aucune autre rémunération que celle octroyée par cette entreprise ne peut leur être accordée durant leur séjour. Les fournisseurs de services contractuels doivent, en plus, pouvoir faire valoir une expérience professionnelle d’au moins trois ans, depuis leur majorité, dans ce même secteur. De leur côté, il est requis des professionnels indépendants une expérience de plus de six ans.

Le troisième point de l’article 10.8 de cet accord établit, a priori, une interdiction pour les Parties d’instaurer des quotas du nombre de travailleurs admis ou des exigences d’examen des besoins économiques, s’apparentant à une étude préalable du marché du travail. Toutefois, cette prohibition n’est pas absolue et l’Annexe 10-C dresse la liste des réserves énoncées par les Parties en fonction des différents secteurs de services concernés. À titre d’exemple précisé dans les annexes, avant toute admission de professionnels indépendants canadiens de services juridiques, dans le domaine du droit international public, en Belgique, un examen des besoins économiques est requis, ce qui n’est pas le cas pour les fournisseurs de service.

b) Personnel clé

La durée du séjour temporaire durant lequel ces travailleurs sont admis sur le marché du travail canadien ou européen varie selon les sous-catégories visées :

les visiteurs en déplacement d’affaires à des fins d’investissements peuvent séjourner temporairement pour une durée ne dépassant pas 90 jours par période de six mois;

les investisseurs bénéficient de l’admission pendant une durée d’une année, prolongeable par les Parties;

les personnes faisant l’objet d’un transfert temporaire intragroupe voient des durées de séjour différentes leur être appliquées selon qu’elles soient cadres supérieures ou spécialistes (entre trois ans et la durée du contrat, avec une prolongation de maximum 18 mois possible) ou qu’elles soient stagiaires diplômées (entre une année et la durée du contrat).[183]

Aucune barrière non tarifaire, que ce soit sous la forme d’une restriction numérique limitant le nombre de personnes, ou sous la forme d’un examen des besoins économiques, n’est admise. Cette interdiction est absolue, dans le cas du personnel clé, contrairement à la première catégorie visée, à savoir les fournisseurs de services contractuels et les professionnels indépendants.

c) Visiteurs en déplacement d’affaires de courte durée

Les visiteurs en déplacement d’affaires sont autorisés à accéder au marché du travail des Parties pour une durée n’excédant pas les 90 jours par période de six mois. Les Parties font face à une interdiction absolue d’exiger un permis de travail ou une procédure d’approbation préalable ayant un effet équivalent. Aucune exigence concernant un contrat de prestation de services n’est reprise à l’article 10.9 de l’accord[184].

B. Conclusions intermédiaires

En guise de synthèse, il est utile de rappeler quelques éléments clés du CETA, avant d’approfondir les questions que font émerger les dispositions du chapitre 10 du CETA[185].

Le champ d’application personnel du CETA a été considérablement étendu, comparé à celui des instruments antérieurs : celui-ci ajoute ainsi aux personnes assujetties les catégories des fournisseurs de services contractuels et des professionnels indépendants, conformément à ce qu’avaient suggéré la Commission européenne et les autorités canadiennes[186]. Cette distinction vise essentiellement à apporter des améliorations au mode 4 introduit par l’AGCS. Les travailleurs autonomes sont, par exemple, formellement exclus du bénéfice de la Directive « carte bleue ». L’introduction des fournisseurs de services contractuels pourrait, en théorie, mener à de graves abus, car cela autorise les entreprises à venir avec leurs propres travailleurs plutôt qu’à embaucher de la main-d’oeuvre locale. Toutefois, il convient de relativiser cette innovation. En effet, ces catégories connaissent des restrictions importantes en raison de la discrétion laissée aux Parties d’émettre certaines réserves. Cela implique une analyse complète des secteurs visés dépendamment du pays. Ces réserves brouillent la lecture et la compréhension du chapitre 10, ajoutant au caractère vague des termes laissant une certaine marge à l’interprétation, qui ne joue pas en faveur d’un sentiment de prévisibilité[187].

La catégorie des travailleurs faisant l’objet d’un transfert intragroupe est relativement similaire à celle du champ d’application à la fois du programme de transfert temporaire intragroupe, pan important du programme canadien de mobilité internationale et de celui de la directive européenne intragroupe. Certains problèmes avaient pourtant été rencontrés dans le cadre de l’ALENA, où les dispositions facilitant la mobilité de la catégorie de travailleurs faisant l’objet d’un transfert intragroupe avaient été détournées pour favoriser les travailleurs étrangers, remplaçant les ressortissants nationaux[188]. Dans l’optique de promouvoir le développement économique à travers l’éducation, les traités de libre-échange ont ajouté la catégorie des « stagiaires diplômés »[189]. Une des raisons avancées par les membres de l’OMC pour éviter l’extension du champ ratione personae de l’AGCS à ce type de migrants résidait dans l’ambivalence de leur rôle dans le pays d’accueil : bénéficiant de la mobilité offerte par le mode 4 dans une situation répondant au mode 2. Néanmoins, les rédacteurs du CETA n’ont pas perdu de vue que les stagiaires diplômés sont des travailleurs hautement qualifiés en devenir. Intervenant en amont, les autorités éviteraient ainsi la question de la fuite des cerveaux[190].

On pourrait relever une 10e catégorie de personnes assujetties à l’accord : les conjointes et conjoints des personnes faisant l’objet d’un transfert intragroupe. Ces derniers, qu’ils soient citoyens canadiens ou européens, bénéficient d’une égalité de traitement instaurée par la directive intragroupe, conformément au principe de réciprocité[191].

Le champ ratione materiae s’étendant, son incidence sur le marché du travail canadien sera certainement plus marquée, qui plus est au vu du rallongement des délais de séjour, ce dernier ayant doublé. Ce changement a été voulu par le Canada[192].

Si l’AGCS donne déjà l’accès au marché aux entreprises, le CETA, en son article 9.6, est le premier accord à établir un « droit d’entrer au Canada, sans répondre à un critère d’offre d’emploi »[193]. Exit l’étude préalable du marché du travail : même si la main-d’oeuvre locale est disponible, l’entreprise peut décider d’envoyer ses travailleurs, ressortissants de son propre État.

La clause de la nation la plus favorisée, reprise à l’article 9.5 du CETA, s’applique au chapitre 10 de cet accord. La présence d’une telle clause similaire au sein de l’AGCS a empêché cet accord de s’ériger comme l’instrument international de gestion migratoire de par l’obligation qu’elle insère de multilatéraliser l’ouverture de marché aux 153 autres membres de l’OMC qui doivent, de surcroît, s’abstenir d’offrir des conditions préférentielles[194].

Il semble opportun de souligner que le CETA ne confère aucun droit directement à des personnes naturelles ou morales, contrairement aux directives européennes : le droit à la mobilité temporaire est en réalité accordé par l’employeur au travailleur[195]. Qui plus est, aucun mécanisme d’exécution effective des droits de travailleurs n’est prévu par le CETA[196]. Si, prima facie, le CETA peut s’assimiler à un accord sur la mobilité du travail, le but premier du chapitre 10 consiste plutôt à concevoir un vecteur d’expansion pour les multinationales en offrant une plus grande flexibilité. Tout bénéfice que les travailleurs pourraient tirer de ce chapitre ne serait, dans cette conception, qu’un effet secondaire involontaire[197].

III. CETA ou l’ouverture de la boîte de Pandore

L’analyse textuelle du CETA laisse plusieurs questions pendantes. Cinq axes de questionnement sont envisagés dans cette dernière partie pour évaluer le caractère innovant de cet accord. De façon délibérée, l’analyse se limite à souligner l’absence de réponses apportées par le CETA, sans toutefois amorcer une étude systématique de tous les tenants et aboutissants des différents points développés ci-après, qui exigerait un travail dépassant le cadre de ce raisonnement. Dans une première section, l’épineuse question de la fuite des cerveaux est abordée. Si innovation il y a, au regard des dispositions de l’AGCS et de l’ALENA, le CETA gérerait ce problème. Plusieurs facteurs doivent être pris en compte dans le recrutement des travailleurs hautement qualifiés déterminant l’attrait du pays d’accueil : la libre circulation (section B), la résidence permanente et la réunification familiale (citizenship factor — sections C et D), ainsi que la protection offerte aux travailleurs nationaux (section E). Afin d’être qualifié d’innovant, le CETA devrait couvrir ces différents points. Les migrants hautement qualifiés ne cachent pas leurs exigences face à une offre sans cesse plus élargie de terres d’immigration[198].

A. Le CETA est-il une tentative pour colmater la fuite des cerveaux?

On assiste à une répartition inégale des compétences faisant suite à l’essor et à la diversification des activités du commerce international. Usant de leurs canaux de communications sans cesse plus innovants, les multinationales prennent part à cette chasse aux « best and brightest », initiée par une volonté compétitrice des autorités de faire de leur pays un « aimant à QI » : comme si de la capacité à attirer des talents dépend la croissance économique, l’innovation et la concurrence[199].

« Recruter les meilleurs et les plus brillants du monde » est un mantra qui résonne souvent tant à Ottawa qu’à Bruxelles[200]. La balance est pourtant négative pour l’UE qui « peine à attirer des travailleurs hautement qualifiés » dont elle a cruellement besoin : l’UE perd de ses travailleurs hautement qualifiés au profit de « grandes nations d’immigration » comme le Canada et cette perte n’est pas compensée par la main-d’oeuvre essentiellement moins qualifiée qui arrive en masse sur le continent européen[201].

Le Canada connaît, lui aussi, un exode de ses travailleurs hautement qualifiés au profit de son voisin américain, dont le volume et la permanence n’ont été que renforcés avec l’adoption de l’ALENA[202]. Ce constat laisse présager des effets équivalents du CETA sur les « flux de cerveaux européens », malgré l’adoption de la Directive « carte bleue » permettant à l’UE de se (re) lancer dans la course[203]. L’AGCS n’aborde pas cette problématique pourtant interpellatrice, ce qui affaiblit sa potentielle portée[204]. Le CETA reste lui aussi muet sur le sujet. Ce phénomène ne doit pas être seulement perçu comme négatif dans le contexte de la mobilité temporaire, et ce, même du point de vue du pays de départ[205]. Si les pessimistes parlent d’une fuite des cerveaux, les optimistes y voient une circulation de ces derniers incarnée dans le concept de migration circulaire. Toutefois, cet exode entraîne, sur le continent européen, des problèmes importants dans le domaine des sciences, de la recherche et du développement ou encore des technologies[206].

B. La libre circulation des personnes est-elle étendue?

Le CETA est-il la voie d’accès pour bénéficier à la fois de la liberté de circuler au sein du Canada, qui semble a priori acquise, et de la libre circulation intraeuropéenne des personnes, une des quatre libertés fondamentales[207]? Les personnes hautement qualifiées ont toujours bénéficié d’une plus grande mobilité au-delà des frontières[208].

Les travailleurs temporaires sont des agents mobiles, ou à tout le moins, plus à même d’user de leur mobilité au sein des différentes provinces canadiennes que les ressortissants canadiens[209]. Pourtant, force est de constater que ni l’article 6 de la Charte des droits et libertés[210] ni l’Employment Equity Act ne leur reconnaissent un tel droit à la mobilité spatiale[211]. Cantonnés à un certain emploi, les travailleurs temporaires font face à des situations qui seraient jugées inconstitutionnelles s’il s’agissait de citoyens et de résidents permanents canadiens[212]. Pourtant, depuis l’arrêt Singh de 1985, la Charte s’applique également aux étrangers[213]. Rien n’empêche en pratique les travailleurs de circuler sur le territoire canadien, principe garanti par l’article 6§2 de la Charte : les contrôles étant insuffisants et les données ne permettant pas de suivre le parcours de ces travailleurs après leur arrivée. Aucune jurisprudence n’est venue entériner juridiquement cette pratique[214].

L’UE, contrairement à son homologue canadien, semble se dessiner comme l’exemple à suivre en ce qui concerne la mobilité de la main-d’oeuvre par la protection qu’elle offre à la libre circulation des travailleurs, citoyens européens[215]. Dans le contexte européen, la libre circulation implique le droit de séjour sur le territoire d’un autre État membre, mais également le droit de travailler pour les agents économiques[216]. Toute personne séjournant de façon légale au sein de l’UE, soit en étant citoyenne, soit en étant résidente de longue durée, peut se prévaloir de la libre circulation des personnes[217]. Les travailleurs hautement qualifiés temporaires jouissent d’un statut privilégié au sein de l’Union : une simple « lettre de mission » suffit, la plupart du temps, pour qu’ils bénéficient de la libre circulation[218]. Le défaut d’uniformité en ce qui concerne les politiques sur l’immigration économique instaure une certaine concurrence entre les États membres. Cette concurrence, entraînant un certain forum shopping au profit des travailleurs hautement qualifiés, pourrait être désamorcée par une reconnaissance au niveau européen de la libre circulation de ces travailleurs. Cette ouverture serait doublement bénéfique pour les États membres et les multinationales[219]. La mobilité intraeuropéenne non conditionnée est ainsi promue par la directive « intragroupe » et par la proposition de révision de la Directive « carte bleue ». Selon la version actuelle en vigueur de cette dernière, une mobilité partielle est accordée aux travailleurs hautement qualifiés qui pourront circuler dans un autre État membre après 18 mois, celui-ci étant admis à réexaminer le dossier en vue de l’admission d’une nouvelle carte bleue : les États membres peuvent donc poser des obstacles à la libre circulation de ces travailleurs[220]. Dès lors que les travailleurs souhaitent être aussi mobiles sur le plan international que domestique, il semblerait qu’un certain parallélisme soit souhaité, voire souhaitable, car inexistant en pratique[221].

C. Résidents temporaires pour une longue durée

Les travailleurs temporaires venus pourtant, par définition, pour une période déterminée, restent, généralement, pour la plupart, plusieurs dizaines d’années, ils « tissent […] des liens familiaux et sociaux qui renforcent leur enracinement » dans leur pays d’accueil[222]. Pourtant, les mécanismes institués par les gouvernements ne semblent pas tenir compte de cette réalité[223]. Le CETA s’inscrit dans cette lignée, excluant la résidence permanente[224] et la citoyenneté de son champ d’application.

Le titre de séjour temporaire constitue généralement la première étape dans le processus d’accession à la résidence permanente pour les travailleurs hautement qualifiés[225]. Ce phénomène devient la norme : on parle dès lors de migration en deux étapes[226].

Au Canada, ni le PTET ni le PMI n’offrent une voie d’accès privilégiée à la résidence permanente. D’autres programmes favorisent l’accès à la résidence permanente pour les travailleurs hautement qualifiés tels que, entre autres, le programme fédéral des travailleurs qualifiés et la catégorie de l’expérience canadienne[227]. Ces programmes exigent pour la plupart une offre d’emploi ou un lien avec un employeur, comme condition préalable d’accès[228]. S’il est hautement qualifié, le travailleur obtiendra vraisemblablement sa résidence permanente endéans un délai de quatre ans s’il le souhaite : un quart d’entre eux demande à devenir résidents permanents, ce qu’ils obtiennent[229]. En théorie, les programmes sont aujourd’hui pensés de telle sorte qu’ils rendent plus aisé le passage de résident temporaire à permanent, entre autres en supprimant l’exigence pour ces travailleurs de rentrer dans leur pays d’origine pour faire la demande de résidence permanente[230]. En pratique, la transition du statut de travailleur temporaire à résident permanent reste peu aisée, car aucun cadre légal ne structure ce phénomène, même si les travailleurs hautement qualifiés ne rencontrent pas des difficultés comparables à celles des travailleurs peu qualifiés[231]. On constate que le résultat final est un système hautement stratifié de l’immigration du travail au Canada basé pour l’essentiel sur le niveau d’éducation[232].

Du côté européen, les États membres gardent la mainmise dans la détermination des conditions d’accès au séjour permanent, symbolisant la limite dans l’harmonisation des critères d’entrée sur le territoire européen[233]. La plupart des recommandations faites par la Commission concernant la résidence permanente des travailleurs temporaires hautement qualifiés ont été rejetées[234]. Toutefois, plusieurs instruments légaux s’appliquent à ces travailleurs souhaitant devenir résidents de longue durée et en premier lieu, la Directive de 2003/109 CE[235]. Cette directive établit que le statut de résident de longue durée sera octroyé au travailleur qui aura séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans, ayant contracté une assurance maladie et démontrant des ressources suffisantes[236]. Ce statut est proche de celui de citoyen européen[237]. La Directive « carte bleue » introduit des dérogations à la Directive de 2003, en vue de favoriser le passage du statut de temporaire à permanent. Ainsi, cette directive rend possible le cumul des séjours du travailleur afin de remplir la condition de durée de séjour de cinq années[238]. Dans la proposition de révision de la Directive « carte bleue » déposée en 2016, la Commission invite à un rabaissement de cette exigence à trois ans dans le cas des travailleurs hautement qualifiés[239]. L’UE souhaite donc, tout comme le Canada, garder ces travailleurs temporaires sur le sol européen.

Le défaut de compétence de l’OMC en ce qui concerne la résidence permanente affaiblit grandement l’impact des dispositions sur la mobilité des personnes naturelles au sein de l’AGCS[240].Toutefois, ce manque de compétence peut être vu comme un bénéfice : les ALEs outrepassent les compétences nationales en matière de résidence permanente pour attirer une mobilité facilitée des travailleurs hautement qualifiés, pour laquelle une entente interétatique est plus évidente à obtenir[241]. C’est sans doute ce qui a motivé l’exclusion de la résidence permanente, comme de la citoyenneté, du champ d’application du CETA[242].

D. Mobilité accompagnée?

La décision d’immigrer temporairement n’est généralement pas une décision individuelle, mais est davantage, souvent, un projet familial[243].

Au Canada, on observe un système à deux vitesses en matière de regroupement familial : un travailleur peu qualifié ne pourra généralement pas se prévaloir de cette prérogative, contrairement au travailleur temporaire hautement qualifié qui pourra se faire accompagner de sa famille, pour autant qu’il démontre qu’il a la capacité financière de les prendre en charge[244]. La Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés[245] autorise légalement les travailleurs hautement qualifiés à venir accompagnés de leur conjoint et leurs enfants pour la durée de leur séjour au Canada, avec l’octroi de permis de travail pour leur conjoint et de permis d’étude pour les enfants[246]. En vertu de certains accords internationaux conclus entre le Canada et ses partenaires, des permis de travail, parfois « ouverts », c’est-à-dire non limités à un secteur ou un lieu particulier, peuvent être octroyés aux conjoints de travailleurs, alors même que ces travailleurs entrent au Canada via un PTET exigeant une étude d’impact préalable du marché du travail, ce qui semble paradoxal[247]. Qui plus est, des études canadiennes ont montré que les conjoints et les personnes à charge des travailleurs qualifiés ont aussi, généralement, suivi des études et sont donc considérés comme plus éduqués, en moyenne, que les membres de la famille des migrants bénéficiant d’un regroupement familial ou des réfugiés[248]. Dans cette lignée, l’ALENA prévoit la possibilité pour les travailleurs temporaires de se faire rejoindre par des membres de leur famille[249].

Le droit au regroupement familial au sein de l’UE est en principe assuré par l’article 8 de la CEDH[250]. Le droit au regroupement familial est qualifié de « subjectif » et est reconnu, par l’article 78 §2 TFUE, pour les travailleurs résidant de façon régulière dans l’un des pays membres de l’UE[251]. En revanche, les travailleurs temporaires dépendent des conditions de la Directive 2003/86[252]. La Directive « carte bleue » introduit une exception aux « conditions de logement et de revenus suffisants pour les membres de la famille […] si la famille est déjà (re) constituée dans un autre État membre »[253]. Cette directive offre la possibilité aux travailleurs hautement qualifiés de se faire accompagner immédiatement, et ce, indépendamment de toute « perspective raisonnable » de « séjour permanent »[254]. Le regroupement familial est également régi, dans des termes similaires, à l’article 19 de la Directive « intragroupe »[255]. Le CETA, prévoyant l’application de façon indirecte des dispositions de la Directive « intragroupe », favorise la venue des membres de la famille dans le cadre de personnes faisant l’objet de transfert intragroupe.

E. Quelle protection des travailleurs temporaires? Entre vulnérabilité et déni

Le travail temporaire revêt, par définition, un caractère moins certain que l’emploi permanent : il offre également un accès limité à la sécurité sociale et un bas niveau de contrôle sur le processus de travail de la part des autorités[256]. Les travailleurs temporaires cotisent pourtant, au même titre que les autres, et ils sont généralement tributaires de la couverture privée financée par leurs employeurs[257]. Le CETA a exclu de son champ d’application la sécurité sociale[258]. Or, pour accéder à une protection sociale plus renforcée, il faut pour cela acquérir le statut de résident permanent[259] : cercle vicieux et non vertueux.

Au Canada, si le PTET a été délaissé suite aux nombreux abus dénoncés lors de ces dernières années, il est à regretter qu’une situation similaire se reproduise déjà dans le cadre du PMI, sous certains programmes octroyant des permis de travail « fermé », liant le travailleur à un « employeur unique ou à un contrat précis »[260]. « Les travailleurs temporaires ne sont souvent pas autorisés à changer d’employeur et n’ont que deux options : endurer des conditions de travail quelquefois difficiles ou perdre leur emploi et devoir quitter le pays »[261]. Leur travail est la seule raison de leur présence au Canada, ce qui laisse peu de doute quant à leur dépendance face à leur employeur. Ajouté à cela les exigences d’un contrat signé dans la liste des conditions d’admission, il semblerait que certaines catégories de travailleurs visés par le CETA puissent être dans une situation de vulnérabilité face à un employeur qui justifie leur venue sur le sol de l’autre Partie.

Les promesses d’une protection forte des droits du travailleur au sein des dispositions du CETA semblent avoir été abandonnées au fur et à mesure des négociations dont le résultat est aussi décevant que pauvre : aucune disposition n’impose la prise en compte des droits de l’homme[262]. La jurisprudence de la Cour suprême vient soutenir le caractère essentiel de cette protection, par ses décisions concernant les affaires Andrews (article 15 de la Charte – principe d’égalité), Singh (article 7 de la Charte – principes de justice fondamentale) et Baker (intérêt supérieur de l’enfant)[263]. Au niveau européen, la CEDH (exception faite des droits garantis par l’article 16)[264] s’applique à toute personne présente sur le territoire des États membres, indépendamment de leur nationalité. La Charte des droits fondamentaux ne crée pas de droit subjectif pouvant être invoqué par les particuliers, mais contraint les États membres à respecter les principes qu’elle établit dans l’élaboration et l’exécution du droit européen. Contrairement à la CEDH qui ne fait nullement mention des droits sociaux, la Charte contient des dispositions garantissant un droit à l’emploi à des conditions identiques pour tout un chacun, alors que le droit au travail, stricto sensu, reste le monopole des citoyens de l’Union (articles 15, 30 et 31 de la Charte)[265].

À l’article 23.3 du CETA, le Canada, l’Union européenne et l’ensemble des Parties s’engagent à assurer le respect des standards découlant des conventions de l’Organisation internationale du travail. Toutefois, aucune sanction n’est prévue en cas de non-ratification de ces conventions, ce qui laisse à penser que cet article est dépourvu de tout caractère obligatoire. La Convention (no 97) sur les travailleurs migrants de 1949 n’a été ratifiée que par une dizaine de pays européens et n’est pas applicable au Canada, qui n’en est pas signataire[266].

La Convention internationale des Nations unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille compte uniquement des « pays émergents » parmi ses signataires[267]. Cette Convention collationne les différentes protections offertes par d’autres instruments, sans réellement apporter une quelconque nouveauté[268], ce qui rend d’autant plus regrettable, la non-ratification de cette convention par les pays d’immigration. « Cette dynamique est à ce jour un quasi-échec », les autorités nationales préférant ne pas laisser ce rôle à l’ONU[269]. Le Canada est signataire de sept des neuf instruments majeurs en termes de protection des droits fondamentaux, exception notable de cette Convention[270]. Pourtant, le souhait de voir cette Convention signée par le Canada avait été formulé par de nombreux intervenants auprès du Comité permanent de la citoyenneté et l’immigration en 2009[271].

***

La question initiale de ce travail était de poser les enjeux de la mobilité de la main-d’oeuvre hautement qualifiée dans le cadre du CETA, en s’attachant à évaluer le potentiel innovant de ce nouvel accord. Si sur le plan économique, le pari semble tenu, le CETA s’insérant dans la lignée des accords antérieurs de libre-échange, le bilan semble plus mitigé lorsque le travailleur hautement qualifié n’est plus uniquement considéré comme l’équivalent d’un bien ou d’un service. Le développement qui suit met en perspective ce constat.

Envisagées de façon similaire aux biens et services, les migrations transforment notre société telle que nous la connaissons aujourd’hui et décuplent la concurrence entre les pays développés dans la course aux travailleurs hautement qualifiés[272]. Ce capital humain essentiel aux économies industrielles actuelles a façonné le paysage normatif de nombreux pays, désireux d’attirer les talents par la mise en place de politiques proactives via des programmes de sélection[273]. Le CETA s’inscrit dans cette tendance actuelle. Il constitue une réelle innovation, en élargissant le champ personnel, moyennant les réserves énoncées par les Parties. De manière comparable aux dispositions de l’ALENA, l’accord renforce la fuite des cerveaux.

Le mode 4 de l’AGCS, l’ALENA ou encore le CETA sont autant d’exemples qui illustrent le pouvoir catalyseur et expansionniste du commerce et de l’investissement dans la mobilité des travailleurs temporaires hautement qualifiés, excluant toute marginalisation possible de ce phénomène[274]. Ces accords reflètent une certaine « complémentarité dynamique entre migration qualifiée et les investissements directs étrangers »[275]. La création de zones de libre-échange, caractérisées par une ouverture sélective des frontières, comme l’ALENA ou bien l’UE, est un facteur important de cette nouvelle gestion migratoire[276]. Très certainement, voilà une marque d’innovation dans le cadre du CETA.

L’UE peine à devenir, ces dernières années, un pôle d’attraction des travailleurs hautement qualifiés, pourtant essentiels pour le futur de l’économie européenne, mais utopique sans une stratégie commune. Comptant parmi les premiers bénéficiaires de l’exode des cerveaux européens, le Canada, quant à lui, a fait preuve d’une certaine innovation dans sa gestion migratoire pour attirer cette catégorie de migrants, et ce, non sans une certaine prise de risques au détriment des droits des travailleurs[277]. Toutefois, cette fuite des cerveaux doit être relativisée à l’aune de l’émergence et de la promotion de la migration circulaire, bénéficiant tant au pays d’accueil qu’au pays d’envoi. Le phénomène contemporain des migrations a considérablement réduit les dichotomies existantes entre « migration » et « mobilité » et entre « temporaire » et « permanent »[278]. La notion de circulation semble avoir supplanté celle de mobilité dans la réalité des hautement qualifiés titulaires d’un droit à cette mobilité. « Le concept de migration circulaire est devenu un élément central de la politique européenne » au point que la Commission considère qu’il « peut contribuer sensiblement à l’émergence d’une politique de l’UE dans le domaine de l’immigration économique »[279]. De nature éminemment économique, ce concept de migration circulaire reste, à ce jour, une notion vague[280]. Les développements formulés tout au long de cette réflexion induiraient l’existence d’une certaine complémentarité entre les relations commerciales et la gestion migratoire, incarnée par ce concept[281]. Le CETA innove, en faisant la promotion assumée d’une migration circulaire.

Si innovation sur le plan économique il y a, on ne peut dire autant de tous les aspects de la réalité que constitue la mobilité des travailleurs hautement qualifiés. Certaines faiblesses du CETA auraient pu être anticipées, tenant compte des remarques récurrentes formulées à l’occasion de l’adoption des accords antérieurs. Le constat établi, en ce sens, reste identique pour le CETA qui ne comble pas le besoin d’une prise en compte du passage de la résidence temporaire à permanente et d’une protection des travailleurs migrants. « Les travailleurs […] migrants [, qu’importe les motifs de leur venue,] manquent de droits économiques »[282].

La complexification liée à la nature même de ce traité s’ajoute à une multiplication des acteurs intervenant, tant en amont qu’en aval, dans le processus d’adoption des accords de libre-échange, et en particulier de leur chapitre sur la mobilité des travailleurs. Le CETA intègre une pluralité d’acteurs ayant, désormais, un rôle dans la gestion de la mobilité temporaire des hautement qualifiés, ce qui ne joue pas en faveur d’une simplification dans ce domaine.

En amont, les syndicats d’employeurs, les associations d’entreprises et les agences de sécurité privée se sont vus déléguer un certain pouvoir dans le processus législatif relatif à l’immigration[283]. Le secteur privé, consulté lors des négociations organisées aux prémices du CETA, s’est montré très favorable, pour ne pas dire demandeur, de l’adoption d’un régime transatlantique de mobilité des travailleurs temporaires prônant la transparence et la prévisibilité juridique[284]. Le Conseil européen avançait, il y a quelques années, que pour « attirer les talents et les compétences, l’Europe [devait] élaborer des stratégies […] en s’appuyant sur un dialogue mené avec le monde des entreprises et les partenaires sociaux »[285]. Jean-Yves Carlier et François Crépeau emploient l’expression de « normativation des pratiques »[286].

En aval, on parle plutôt d’un phénomène de privatisation de l’immigration, transférant le pouvoir de décision dans la sélection des migrants aux entreprises[287]. Toutefois, comme le déplorent François Crépeau et Delphine Nakache, « placer le processus de recrutement dans les seules mains des employeurs augmente le risque d’exploitation des travailleurs »[288]. Les pays d’accueil coopèrent de façon étroite avec les acteurs du marché, en ce compris ces acteurs privés : ce qui fait dire à l’auteure Marion Panizzon que la destination n’est plus tellement le pays, mais la ville ou le marché[289]. Si les acteurs privés voient leur rôle s’accroître, il en va de même pour les juges, particulièrement dans le contexte européen, détenteurs d’une certaine forme de pouvoir normatif, dérivé du « défaut ou […] excès de précision » du cadre juridique[290]. La jurisprudence abonde et le nombre des affaires relatives aux politiques d’immigration ne fait qu’augmenter. Le caractère vague des termes du CETA laisse présager qu’une intervention de la part d’une tierce Partie sera nécessaire.

S’ajoute, aux côtés des protagonistes que ce sont le monde entrepreneurial et judiciaire, la complexité de la structure fédérale canadienne qui implique que la sélection des migrants n’est pas formellement confiée au pouvoir central canadien, se caractérisant donc par une compétence partagée avec les pouvoirs provinciaux[291]. Le rôle joué par les provinces canadiennes dans le domaine du commerce, mais également dans celui de la migration, prend de l’importance : preuve en est, ce sont les provinces canadiennes qui ont négocié le chapitre 10 portant sur la mobilité de la main-d’oeuvre[292]. Elles étaient pourtant absentes à la table des négociations pour l’ALE signé entre le Canada et les États-Unis ou pour l’ALENA[293]. Les futures négociations d’autres accords de libre-échange permettront de qualifier l’intervention provinciale de tendance ou de simple événement isolé.

L’obligation qui pèse sur les Parties signataires du CETA de fournir, dans les 180 jours après l’entrée en vigueur de l’accord, des documents explicatifs résumant les différentes conditions applicables à l’admission et au séjour temporaires des personnes sur le territoire de chacune des Parties[294] souligne une harmonisation de façade. Les États parties au CETA semblent accepter des règles communes qui visent des travailleurs hautement qualifiés dont la durée de séjour est limitée. La liste des réserves reprise dans les annexes du CETA marque, malgré tout, la volonté des États de garder une part de contrôle dans ce processus de gestion migratoire. La marge d’appréciation, laissée aux Parties du CETA, semble analogue à celle accordée aux États membres de l’UE en matière migratoire. Le réexamen des obligations des Parties du CETA dans les cinq années suivant son entrée en vigueur[295] n’est certainement pas à perdre de vue et traduira peut-être un changement marqué dans la gestion des politiques migratoires.

Qui plus est, ces derniers éléments pourraient permettre de clarifier le tableau avant l’adoption potentielle d’un accord entre les États-Unis et l’Union européenne, homologue étatsunien du CETA. Le CETA est vu comme le « test-crash » ou « galop d’essai »[296] pour le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (dont l’acronyme anglais est TTIP). La conclusion d’un potentiel accord entre les États-Unis et l’UE, s’ajoutant aux dispositions actuelles du CETA, permet de laisser entrevoir l’étendue de cette mobilité favorisée dans une entente commerciale représentant environ un tiers de la production du globe[297]. Bénéficiant des ententes privilégiées dans le cadre de ces deux accords, le Canada serait d’autant plus considéré comme un pôle d’attraction économique important[298]. Ainsi peut-on déjà lire que le CETA fait du Canada « votre porte d’entrée en Amérique du Nord », ou encore qu’il fournit un « accès préférentiel au marché concurrentiel de l’Union européenne »[299]. Le CETA est un instrument novateur pour cette dernière qui signe le premier accord recouvrant une aussi large palette de domaines[300].

Il semble plus que jamais nécessaire que les États prennent la mesure de cette mobilité dont l’ampleur et les multiples facettes ne peuvent plus souffrir d’une vision à court terme, mais exigent une véritable politique migratoire[301]. Cette vision restrictive contre toute piste de solutions favorables à la migration temporaire, telle que la libre circulation des travailleurs, qui pourrait pallier toute une série de problèmes exposés précédemment et que la migration circulaire, doublée d’une protection adéquate de ces travailleurs. En ce sens, le CETA apporte une innovation relative, car il perpétue cette vision à court terme. Il serait pertinent d’analyser dans des travaux plus spécifiques comment le droit se saisit de ces nouveaux changements, dans un contexte politique, économique et social en pleine mutation. « Les migrations ont façonné notre monde et continueront de le faire »[302].