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En 2017, année jubilaire où étaient fêtés les soixante ans du Traité de Rome créant la Communauté économique européenne, l’Union européenne (UE) qui lui a succédé faisait face à des enjeux et des défis majeurs quant à la poursuite, l’étendue et les formes que peut ou doit prendre ce processus d’intégration. Ainsi, lors d’une allocution au Parlement européen, le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, n’a pas hésité à dresser le portrait d’une Europe « confrontée à une conjonction de crises multiples, complexes, multistratificationnelles, venant de l’extérieur ou de l’intérieur de l’Union européenne, et qui surviennent toutes en même temps », celles-ci étant le « reflet d’une Europe en polycrise »[1].

Ce terme de « polycrise », particulièrement adapté à la description de ce que vit l’UE depuis quelques années, fait en réalité référence à des éléments qui sont à la fois externes et internes à l'UE. D’un point de vue externe, il est vrai que l’UE fait face à des enjeux sécuritaires majeurs, qu’il s’agisse des tensions avec la Russie, notamment à la suite de la crise ukrainienne, ou du conflit syrien. L’UE est au centre de crises géopolitiques qui soulèvent des interrogations sur sa capacité à les résoudre et sur la solidarité entre ses États membres. La situation en Syrie a contribué largement à la crise des migrants que continue de connaître l’UE et dont le pic a été atteint en 2015. En effet, l’UE, et plus particulièrement ses États membres, semble avoir des difficultés à apporter une réponse collective et solidaire, a fortiori avec l’émergence de gouvernements issus de mouvements populistes. Cette crise migratoire a notamment provoqué une remise en question de la capacité de l'UE à assurer la gestion de ses frontières, beaucoup d’États décidant, certes conformément au système Schengen, de rétablir les contrôles à leurs frontières, mais refusant toute mesure de répartition solidaire de demandeurs d’asile sur leur territoire, telle que décidée ou proposée par les institutions européennes. Certains de ces gouvernements se sont trouvés confortés dans leur position à la suite d’attentats terroristes et de l’amalgame fâcheux souvent opéré entre immigration irrégulière et terrorisme. Par ailleurs, cette vague d’attentats terroristes, en partie liée au conflit syrien et qui a touché Berlin, Bruxelles, Londres, Paris et Stockholm, outre les défis sécuritaires qu’elle engendre, est venue jeter des doutes quant à la possibilité, en l’état actuel du processus d’intégration, d’y apporter une réponse efficace. Or, là également, comme n’a pas manqué également de le souligner le Président de la Commission européenne

[l]e terrorisme est une de ces multiples crises simultanées auxquelles nous sommes confrontés. Et dans cette Europe à vrai dire en polycrise, dans ce monde des plus instables, la solidarité européenne n’a jamais été aussi nécessaire à chacun de nos pays et à chacun de nos peuples »[2].

D’un point de vue interne, l’UE était et demeure confrontée à un certain nombre de difficultés qui ébranlent les fondements mêmes de ce processus d’intégration ayant débuté dans les années 1950. Bon nombre d’États de l'UE ont vu des mouvements populistes, eurosceptiques, accéder aux plus hautes fonctions. Si certains y ont échappé malgré les craintes (élections présidentielles en France en 2016, élections législatives aux Pays-Bas en 2017), d’autres sont aujourd’hui dirigés en tout ou en partie par ces mouvements (Hongrie, Pologne, et plus récemment, l’Italie et l’Autriche). Bien qu’elles n’aient pas abouties ou peu de chances d’aboutir, le fait que l'UE en soit à menacer d’introduire, voire à introduire, des procédures visant à faire sanctionner certains de ces gouvernements (Pologne, Hongrie) est pour le moins inquiétant pour un processus d’intégration fondé « (...) sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités »[3]. De plus, la crise économique des subprimes a durement ébranlé la zone euro, faisant craindre son éclatement ou tout au moins le retrait ou l’exclusion de certains États, notamment la Grèce, et engendrant un coût social important pour les citoyens européens. L’ensemble de ces éléments a indéniablement contribué à la crise des valeurs que traverse l’UE et à l’affaiblissement de cette Union que l’on constate aujourd’hui confrontée à la montée des mouvements populistes, eurosceptiques, parfois hostiles au projet d’intégration, voire nationalistes extrémistes.

L’ensemble de ces défis et crises auxquels se trouve en but le processus d’intégration européenne, fait corps avec le résultat du référendum britannique de se retirer de l’UE. Le Brexit et la désunion qu’il incarne sont en effet l’écho de cette situation de polycrise. La décision britannique de retrait, outre que les difficultés de mise en oeuvre en ont été sous-estimées, a agi comme un élément déclencheur et catalyseur, montrant la nécessité de s’interroger non seulement sur les solutions à apporter à ces différentes crises, mais également, sur le devenir du processus d’intégration européenne et quant aux avenues qu’il pourrait ou devrait emprunter. En définitive, comme l’affirmait le Président Juncker, « de la migration au terrorisme, de l’Union économique et monétaire au Royaume-Uni, en passant par les relations extérieures, je dirais qu’elles sont le parfait reflet d’une Europe en polycrise »[4].

À l’occasion de cette année de jubilé, la Chaire Jean Monnet en intégration européenne de l’Université Laval, en collaboration avec le Cercle Europe (Faculté de droit - HEI) et le CRDEI de l’Université de Bordeaux, a organisé deux colloques internationaux et une École d’automne qui ont amené une trentaine d’experts internationaux à partager leurs analyses quant à ces défis et aux solutions qui y sont ou pourraient y être apportées, notamment quant à la crise de la zone euro, le Brexit, la lutte contre le terrorisme, la crise des migrants, les relations commerciales et les relations extérieures de l’UE et la crise des valeurs européennes. La plupart d’entre eux ont accepté de participer au présent ouvrage, ce dernier visant à apporter une contribution aux réflexions qui entourent les difficultés auxquelles fait face le processus d’intégration européenne et les éventuelles pistes de solution. Leurs contributions cherchent à exposer d’une part, les différentes raisons et manifestations de ces crises et les interactions auxquelles elles peuvent donner lieu, et d’autre part, les conséquences institutionnelles et politiques publiques qu’elles ont ou pourraient engendrer. Il s’agit donc de vérifier une nouvelle fois si, comme le prédisait Jean Monnet, un des pères fondateurs de l’UE, « l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises »[5].

Le récent Livre blanc sur l’avenir de l’Europe « Réflexions et scénarios pour l’UE 27 à l’horizon 2025 » publié le 1er mars 2017 par la Commission de l’UE où elle tire elle-même les conséquences de cette polycrise en y proposant un certain nombre de pistes constituant autant de scénarios quant au devenir de l'UE aura consisté en le point de départ de ce colloque. En effet, après avoir passé en revue les défis auxquels est confrontée l'UE, des experts européens et canadiens du processus d’intégration européenne examinent les différentes avenues afin de surmonter ceux-ci. À ces experts, ont été adjoints des fonctionnaires, diplomates et politiques en vue de croiser les dimensions théorique et pratique de cette manifestation. Celle-ci est destinée non seulement à diffuser de la connaissance auprès des chercheurs accomplis et émergents, des étudiants, des professionnels et, plus généralement, du public, mais également, à jeter des pistes de réflexion sur des décisions à envisager pour l’avenir.

Cette publication présente un intérêt scientifique et doctrinal certain du point de vue des relations internationales, en raison de l’originalité du processus d’intégration européenne, processus souvent qualifié de fédéralisme sectoriel ou coopératif, voire de fédération d’États souverains ou d’États-nations. Par conséquent, la viabilité de ce processus et le développement, la progression ou la régression de celui-ci, sont d’un intérêt majeur pour les Européens, mais également pour le reste du monde, tout particulièrement l’Amérique du Nord, et au sein de celui-ci, le Canada. À ce titre, le fait que cette publication soit issue de journées de réflexion organisées à l’extérieur de l’UE confrontant des perspectives disciplinaires et géographiques différentes est une plus-value, car elles obligent à replacer les réflexions et les échanges entourant le devenir de l’UE dans un contexte global. Par ailleurs, il est clair que le devenir de l’UE, vers une plus grande ou moins grande intégration aura un impact pour le Canada dans les relations qu’il a et souhaite développer avec cette région. En effet, non seulement l’UE et ses États membres sont-ils des partenaires stratégiques pour le Canada, mais elle est également son second partenaire commercial, partenariat appelé à se développer grâce à l’Accord économique commercial global (AECG). Déjà, le retrait du Royaume-Uni de l’UE et les modalités concrètes qu’il pourrait finalement prendre auront un premier impact sur cet accord. Plus généralement, l’approfondissement, la stagnation ou le ralentissement du processus d’intégration européenne sont des sujets d’intérêt et de préoccupations pour le Canada. Au-delà de cet intérêt bilatéral, le devenir du processus d’intégration européenne a également un intérêt majeur pour le Canada en raison des implications multilatérales. En effet, avec 19 % du PIB mondial, l’UE constitue un marché d’un demi-milliard de citoyens, qui en fait la première puissance économique mondiale et sa monnaie unique, l’Euro, est devenue deuxième monnaie du monde. En alternance avec les États-Unis d’Amérique, elle est la première bailleuse de fonds internationale. Ce poids économique et financier joint à la puissance stratégique de certains de ses États membres en fait un acteur géopolitique de premier plan. Dès lors, il est clair que les crises affectant l’UE, les incertitudes quant à son futur et la forme qu’elle prendra, le risque de désunion ou d’implosion, ne sont pas une préoccupation strictement européenne, mais une préoccupation internationale, et tout particulièrement canadienne du point de vue des enjeux économiques, de gouvernance et de sécurité internationales.

Nous tenons donc à remercier l’ensemble des contributeurs de cet ouvrage d’avoir accepté de partager avec nous leurs analyses et leurs éclaircissements. Cet ouvrage et les événements scientifiques sur lesquels il s’appuie ont pu être réalisés grâce au soutien du Fonds de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH), du ministère des Relations internationales de la francophonie du Québec (MRIF), d’Affaires mondiales Canada et de la Faculté de droit de l’Université Laval. De tels événements scientifiques ne peuvent être réalisés sans la contribution et le dévouement de collaborateurs. Nous tenons donc à exprimer toute notre gratitude à M. Roberto Angrisani, Mme Laurie Duhem, M. Guillaume Macaux et Mme Manon Thouvenot. Enfin, nous souhaitons adresser nos plus sincères remerciements à Me Kristine Plouffe-Malette, codirectrice de la Revue québécoise de droit international, qui a cru en ce projet et lui a apporté un soutien sans faille.