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De par leur grandeur et leur puissance économique, les États-Unis jouent un rôle de premier plan dans l’économie mondiale[1]. Ce rôle leur permet à bien des égards d’imposer leurs vues et manières de faire depuis plus de soixante-dix ans[2]. Dans cette optique, les États-Unis exercent une influence certaine et majeure dans le champ des négociations commerciales internationales.

Depuis l’élection de Donald Trump, le monde est aux aguets en matière de commerce international. Il faut dire que ce dernier a annoncé haut et fort qu’il modifierait considérablement les manières de faire. À cet égard, les États-Unis font figure d’exception dans le panorama des grandes puissances économiques. En effet, le Congrès possède l’autorité en matière de commerce international, mais délègue la plupart du temps cette prérogative à l’exécutif[3]. Dès lors, le président américain détient un pouvoir important en matière de commerce international, que certains qualifient de « carte blanche[4] ».

Ainsi, depuis son entrée en fonction, le nouveau président s’affiche en rupture avec ce qu’ont fait ses prédécesseurs. En effet, ses décisions ont pour effet de modifier les paramètres de négociation qui sont à la base de tout accord de libre-échange négocié depuis, au moins, la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Déjà à l’époque de la campagne électorale, on connaissait les idées des candidats sur le libre-échange. Tant Donald Trump que Hillary Clinton s’y étaient dits opposés, bien que dans des proportions différentes[5]. Pour Donald Trump, le libre-échange devait être considéré comme le grand responsable du chômage aux États-Unis. Dès lors, devant un problème complexe, impliquant de multiples dimensions telles que l’éducation ou encore l’automatisation, Donald Trump apportait une réponse facile ayant pour but de satisfaire sa base électorale ouvrière. Cette stratégie populiste s’est avérée gagnante, mais impose aujourd’hui au président d’agir en conséquence.

En effet, à l’inverse de son prédécesseur Barack Obama, dont on se rappelle les critiques à l’égard de certains accords de libre-échange lors de sa campagne électorale, mais qui avait mis de côté ses doléances lors de sa présidence, Donald Trump a transformé ses discours protectionnistes en actes une fois assermenté. Ainsi, dès son discours inaugural le 20 janvier 2017, il a soutenu ou réaffirmé l’idée que l’industrie américaine profitait surtout aux nations étrangères au détriment du peuple américain :

For many decades, we’ve enriched foreign industry at the expense of American industry; […] We’ve made other countries rich while the wealth, strength, and confidence of our country has disappeared over the horizon. One by one, the factories shuttered and left our shores, with not even a thought about the millions upon millions of American workers left behind. […] The wealth of our middle class has been ripped from their homes and then redistributed across the entire world[6].

Pour Donald Trump, les travailleurs américains s’avèrent être les grands perdants du libre-échange, leur richesse et leurs emplois ayant été redistribués à l’étranger. Dès lors, il lui faut modifier les façons de faire. En cette matière, il semble que rien ne soit épargné. À cet effet, plusieurs commencent à s’inquiéter fortement, craignant la fin du multilatéralisme, le retrait des États-Unis de l’OMC[7], des lendemains difficiles pour l’économie américaine[8] ou encore l’avènement d’une guerre commerciale[9]. Certains vont même jusqu’à ressusciter les effets — réels ou parfois trop facilement présumés — de la Loi Hawley–Smoot de 1930[10] ou encore évoquer le spectre d’un conflit armé[11].

Il est vrai, l’administration Trump modifie de plusieurs manières le système actuel et ce faisant, il remet en cause les principes qui sont au coeur des négociations commerciales. Dès lors, les fondamentaux du libre-échange se trouvent ébranlés, et au premier titre les principes de réciprocité (2) et de multilatéralisme (3). Pour y arriver, l’administration Trump a construit une rhétorique autour du concept de déficit commercial qui semble aussi en rupture avec les règles et les fondements du commerce international (1).

I. Rhétorique autour du concept de déficit commercial : le libre-échange au détriment des États-Unis

Afin d’appuyer son discours, le président américain a martelé l’idée suivant laquelle le déficit commercial américain constitue la preuve de l’impact négatif du libre-échange. Ce discours nationaliste[12] populiste[13] est simple et facile à comprendre pour la base ouvrière : les États-Unis achètent davantage des autres pays qu’ils ne leur vendent et cette balance négative résulte directement des accords de libre-échange[14]. Dès lors, il devient impératif pour lui de modifier, voire d’annuler ces accords.

C’est dans cette perspective que le Décret présidentiel 13786 demandant un rapport omnibus sur les déficits commerciaux fut signé le 31 mars 2017[15]. Cet acte décrit explicitement les déficits commerciaux comme sources de défis pour la croissance économique ou le plein-emploi. Il mandate le secrétaire au Commerce d’identifier les États avec lesquels les États-Unis affichent un déficit commercial significatif en bien ainsi que les causes de ces déficits. Le Canada, la Chine, l’Union européenne, l’Inde, l’Indonésie, le Japon, la Corée du Sud, la Malaisie, le Mexique, la Suisse, Taiwan, la Thaïlande et le Vietnam sont identifiés comme pays avec lesquels les États-Unis ont un déficit commercial et avec lesquels la manière de commercer doit être revue[16]. C’est d’ailleurs dans ce contexte que les États-Unis ont demandé la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) avec le Mexique et le Canada. Cela ressort clairement des objectifs de renégociation du représentant au Commerce : « Improve the U.S. trade balance and reduce the trade deficit with the NAFTA countries[17] ». Cette même rhétorique a justifié la renégociation de l’Accord de libre-échange entre les États-Unis et la Corée du Sud (KORUS), qualifié par le représentant américain au commerce, Robert Lighthizer, d’accord ayant produit une « significant trade imbalance[18] ».

Les déficits commerciaux sont ainsi devenus le principal argument de la nouvelle stratégie commerciale de Trump. Or, cette vision du commerce international ne prend pas en considération trois éléments pourtant essentiels à une compréhension globale des relations internationales économiques.

Premièrement, les chiffres utilisés par Trump sont biaisés, se bornant aux balances commerciales en marchandises. Le Canada a d’ailleurs soumis des commentaires dans le cadre du rapport Omnibus montrant plutôt un surplus commercial global des États-Unis avec le Canada[19]. En effet, le Décret de Trump du 31 mars 2017 est spécifique aux déficits commerciaux en biens, excluant ainsi la valeur des services de la balance commerciale. Or, si on inclut la valeur des services dans le calcul, les États-Unis affichaient un surplus de 8,1 milliards de dollars américains avec le Canada en 2016. Encore plus frappant, si on exclut les importations canadiennes d’énergie, les États-Unis n’ont pas de déficit commercial en marchandises avec le Canada[20]. Selon le Mexique, le déficit américain ne représente que 12 % des échanges commerciaux entre les deux pays alors que les États-Unis ont un surplus commercial dans le domaine des services[21]. La même erreur est produite pour justifier la renégociation de la KORUS : les États-Unis accusent un déficit commercial important avec la Corée du Sud en matière de commerce de marchandises (27,7 milliards US$). Or, ils se gardent bien de mentionner que la balance en matière de commerce de services est nettement positive (10,7 milliards US$), mais surtout que les balances commerciales varient considérablement d’un secteur à l’autre[22]. Il faut tout de même reconnaître à l’administration Trump que la balance commerciale en biens des États-Unis avec la Chine est dérangeante : le déficit américain est passé de 83 milliards en 2001, date d’accession de la Chine à l’OMC, à 375 milliards en 2017[23].

Deuxièmement, cette vision ne prend pas en considération les chaînes de valeurs intégrées qui transcendent les frontières. En effet, l’administration Trump fait plutôt un lien direct entre déficit commercial et mesures commerciales déloyales employées par d’autres États. Dans son Décret du 31 mars 2017 demandant un rapport omnibus sur les déficits commerciaux, le président demande au secrétaire au Commerce d’examiner les causes des déficits. Ce Décret incrimine indistinctement les tarifs différentiels, les barrières non tarifaires ou encore les mesures discriminatoires à l’égard du commerce américain[24]. Or, l’existence de chaines de valeur intégrées fait en sorte qu’il est erroné de se fier uniquement aux balances commerciales export-import. Par exemple, 17,5 % de la valeur des exportations canadiennes vers les États-Unis renferment en moyenne un contenu américain[25]. De façon similaire, 40 % des produits mexicains exportés aux États-Unis contiennent une valeur ajoutée provenant des États-Unis[26]. Cela démontre les multiples échanges transfrontières qui ont lieu avant qu’un bien fini ne soit produit. C’est le cas de l’avion de la CSeries de Bombardier conçu et assemblé au Québec : pas moins de quatorze entreprises américaines sont impliquées dans la fabrication de l’avionneur canadien et plus de 50 % du contenu de l’avion provient des États-Unis[27]. Pourtant, l’administration Trump s’en est prise à ce modèle d’avion considéré en compétition avec ceux de Boeing[28], alors même que de nombreux emplois américains dépendent de cet avion assemblé au Canada. Par contre, dans le cas de la Chine, l’administration Trump possède certainement des assises factuelles pour affirmer que des pratiques déloyales employées par la Chine accentuent le déficit commercial des États-Unis avec la Chine. En effet, dans leur rapport annuel sur le respect par la Chine des règles de l’OMC, le Bureau du représentant au Commerce a constaté que des officiels chinois ont requis des compagnies étrangères des transferts de technologie pour autoriser des investissements, ou encore la présence de subventions ou de mesures favorisant les entreprises d’État[29].

Troisièmement, l’utilisation des déficits commerciaux comme outils d’analyse de la réussite ou des échecs du commerce international ignore également la théorie des avantages comparatifs, souvent critiquée[30], mais pourtant largement acceptée aux États-Unis[31], depuis la Deuxième Guerre mondiale, comme justificatif ou fondement du commerce international[32]. Cette théorie énonce qu’à ressources données, la spécialisation des pays et la liberté des échanges mènent à un système qui favorise le plus l’intérêt national. Ainsi, les États exportent les produits qu’ils réalisent à bas coût et importent les autres produits qu’ils consomment à un meilleur prix que s’ils ne les produisaient eux-mêmes[33]. Les entreprises nationales font ainsi produire à plus bas coût certaines pièces à l’étranger et demeurent donc compétitives sur le marché international. Suivant cette théorie, les consommateurs seraient les principaux gagnants[34], mais cela entrainerait nécessairement des déficits commerciaux dans certains domaines ou avec certains pays en particulier, selon les avantages comparatifs de chacun.

Malgré des erreurs méthodologiques graves[35], l’administration Trump continue à utiliser les déficits commerciaux pour justifier les modifications au commerce international qu’elle souhaite mettre en place[36]. Pourtant, même si les États-Unis sont en déficit commercial depuis 1975[37], l’économie américaine se porte plutôt bien. Alors qu’aucune des politiques commerciales de Trump n’était encore entrée en vigueur et que le déficit commercial américain avait atteint 502,3 milliards en 2016[38], Trump a gazouillé que la bourse avait atteint des records, que les États-Unis affichaient les meilleures statistiques économiques depuis des années, un taux de chômage au plus bas depuis dix-sept ans et des salaires en hausse[39]. Les experts confirment ces bonnes nouvelles : malgré un déficit commercial encore plus grand en 2017, la santé économique des Américains se porte plutôt bien[40].

En s’appuyant sur cet argument, et en mettant en avant l’intérêt de son pays avant toute autre chose, le président Trump veut remettre en cause le principe de réciprocité et de gains mutuels qui ont toujours guidé les négociations commerciales. Afin d’y arriver, le multilatéralisme et le bilatéralisme stratégique sont mis à mal au profit d’un bilatéralisme d’opportunité, voire d’un système agressif de mesures unilatérales.

II. America first et la réciprocité asymétrique

Dans son discours inaugural, Donald Trump a annoncé sa politique commerciale : « From this moment on, it’s going to be America First[41] ». Cette affirmation prend plusieurs sens lorsque l’on s’attarde plus attentivement à d’autres sections de son discours :

We must protect our borders from the ravages of other countries making our products, stealing our companies, and destroying our jobs. Protection will lead to great prosperity and strength. […] We will follow two simple rules: Buy American and Hire American. […] We will seek friendship and goodwill with the nations of the world – but we do so with the understanding that it is the right of all nations to put their own interests first[42].

America First signifie premièrement que l’administration Trump compte prendre des mesures de protection contre les autres pays qui par diverses mesures concurrencent les entreprises américaines et « détruisent » les emplois aux États-Unis. Deuxièmement, l’administration Trump s’est fixée pour objectif « d’acheter américain » et « d’embaucher américain », dans tous les contrats publics financés par le fédéral, et implique incidemment que les biens seront produits aux États-Unis.

Cette nouvelle ligne de conduite se traduit sans équivoque dans les offres qui sont faites au Canada et au Mexique par l’administration américaine dans le cadre de la renégociation de l’ALÉNA[43]. Par exemple, les États-Unis ont d’abord souhaité qu’une nouvelle règle d’origine soit incluse dans l’ALÉNA en ce qui concerne le secteur de l’automobile. Suivant leur offre initiale, pour qu’une voiture puisse être exemptée de droits de douane, elle devait contenir un minimum de 80 % de contenu américain ainsi que 50 % de contenu états-unien[44]. Les États-Unis ont depuis proposé une nouvelle offre qui ne contient pas de contenu domestique états-unien obligatoire, mais leur demande initiale a considérablement ralenti les négociations dans ce secteur[45]. En matière de marchés publics, les États-Unis souhaitent limiter le volume de marché ouvert aux Canadiens et aux Mexicains en fonction du volume que ces derniers peuvent offrir aux Américains (clause appelée « dollar for dollar »)[46]. Ces deux propositions de négociation démontrent à quel point les États-Unis refusent de conclure une entente qui pourrait s’avérer défavorable pour un seul secteur américain. Dans le cas de la renégociation du KORUS, complétée en mars 2018, divers amendements ont été acceptés par la Corée du Sud, notamment un accès plus large pour les importations américaines dans le domaine de l’automobile[47].

Pourtant, une négociation commerciale — comme toute négociation — mène à discuter certes de gains, mais aussi de concessions. En matière de libre-échange, mais aussi dans le cadre de n’importe quelle négociation, les négociations couvrent un large éventail de domaines afin, précisément, de permettre que chaque partie puisse gagner dans certains secteurs et ainsi contrebalancer ses pertes dans d’autres secteurs.

Trump a concrétisé son approche par l’adoption d’un décret présidentiel nommé « Buy American, Hire American », soit « acheter américain, embaucher américain ». Dans le volet « acheter américain », les agences fédérales sont enjointes de faire l’examen de l’application des lois qui privilégient présentement l’achat de produits américains et elles doivent développer des politiques afin de maximiser l’achat de produits américains dans les marchés publics. De plus, le secrétaire au Commerce et le représentant au Commerce doivent analyser l’impact de tous les accords de libre-échange, en plus de l’Accord sur les marchés publics de l’OMC, sur l’application des lois américaines privilégiant l’achat de produits américains. Alors qu’un rapport rassemblant toutes ses conclusions devait être fourni au président au plus tard le 23 novembre 2017[48], un « Buy Americain gov Act » du 9 janvier 2018 a été déposé au Congrès. Cette loi, comme le Décret « Buy American » de Trump, enjoindrait à chaque agence fédérale de surveiller, appliquer et respecter scrupuleusement les dispositions du « Buy American », dans la mesure où elles s’appliquent, et minimiser l’utilisation des dérogations. La même loi accorderait un délai de 180 jours, à partir de son adoption, pour remettre un rapport détaillé et ensuite tous les deux ans[49].

En tout état de cause, la nouvelle politique américaine apparaît en rupture avec la manière dont les États négocient leurs relations internationales économiques depuis au moins la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’adoption de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)[50], lui-même fortement influencé par les États-Unis[51]. En effet, les négociations commerciales sont basées depuis au moins 1947 sur le principe de réciprocité et d’avantages mutuels comme en témoigne le troisième considérant du Préambule du GATT :

Désireux de contribuer à la réalisation de ces objets par la conclusion d’accords visant, sur une base de réciprocité et d’avantages mutuels, à la réduction substantielle des tarifs douaniers et des autres obstacles au commerce et à l’élimination des discriminations en matière de commerce international. [Nous soulignons]

De plus, l’article XXVIII bis du GATT précise que les négociations « doivent se faire sur la base de réciprocité et d’avantages mutuels[52] ». L’OMC a fait siens ces principes fondamentaux de négociation lors de sa création en 1995[53] et les a élargis au domaine des services[54].

C’est d’ailleurs dans cette optique que les négociations de l’OMC se déroulent en paquet dans le cadre de cycles de négociation. En effet, on considère que la négociation en paquet donne une marge de manoeuvre à chaque État dans la mesure où un engagement favorable dans un domaine pourra contrebalancer un engagement défavorable dans un autre domaine. L’idée derrière cette négociation en paquet est bien celle de la réciprocité et des concessions mutuelles[55].

Certes, ce principe connaît des exceptions. On sait par exemple qu’au nom du principe de traitement spécial et différencié, les pays en développement n’ont pas à offrir un niveau équivalent de concessions dans le cadre des négociations[56]. Aussi, en vertu du système généralisé de préférences, les pays développés peuvent offrir à ces derniers des avantages sans que cela ne soit considéré comme une entrave au principe de la nation la plus favorisée[57]. On reconnaît donc que les relations commerciales multilatérales doivent répondre au critère de la réciprocité, mais que cette dernière peut être asymétrique lorsque les niveaux de développement ne sont pas les mêmes.

S’il est clairement établi depuis au moins la création du GATT que, sauf exception, les négociations commerciales multilatérales doivent être menées suivant les principes de réciprocité et d’avantages mutuels, on peut se demander si ce principe gouverne aussi les relations bilatérales et plurilatérales. Il arrive que des accords commerciaux bilatéraux ou plurilatéraux présentent un caractère asymétrique. Ce cas de figure se présente lorsque les pays n’ont pas le même niveau de développement. Ainsi, un pays développé acceptera de concéder davantage à son partenaire moins développé considérant son niveau de développement sans attendre de ce dernier le même niveau de concessions[58]. Il n’en demeure pas moins que les États ayant le même niveau de développement doivent tendre vers une réciprocité même dans le cadre des accords bilatéraux ou plurilatéraux. C’est bien l’esprit de l’article XXIV du GATT[59], tel qu’interprété dans l’Affaire Bananes[60].

L’attitude des États-Unis visant à placer l’Amérique en premier et à réorganiser les accords de manière à ce que les Américains soient pleinement gagnants en tout point n’apparaît pas seulement en rupture avec la manière dont les négociations sont menées depuis plus de soixante-dix ans. Elle va aussi à l’encontre de la philosophie américaine du commerce international depuis près d’un siècle. En effet, en 1934, les Américains avaient fait de la réciprocité « la pierre angulaire » de leur politique commerciale depuis l’adoption du Trade Reciprocal Agreement Act de 1934[61].

Cette façon de voir le commerce international comme une nuisance à la prospérité américaine rejette évidemment la pensée traditionnelle américaine suivant laquelle l’interdépendance économique produit de meilleures conditions pour tous les pays qui y participent[62]. Cette vision semble aussi oublier que la perte d’emplois dans le secteur manufacturier (le secteur principalement visé par Donald Trump) est aussi due aux nouvelles technologies et à l’automatisation des processus manufacturiers[63]. L’administration Trump l’a même reconnu du bout des lèvres dans l’Agenda de politique commerciale 2017, tout en mettant l’emphase sur les « mauvais » accords commerciaux[64]. Selon une étude du Center for Business and Economic Research, 88 % des pertes d’emplois dans les dernières années aux États-Unis dans le secteur manufacturier seraient attribuables à la croissance de la productivité, et donc à l’amélioration des technologies utilisées[65]. Cela ne laisse que peu de places aux « bad trade deal » comme source des maux des travailleurs américains.

Il faut enfin noter que le fait de chercher à faire gagner l’Amérique d’abord (America First) ne produira pas nécessairement ses effets, et ce, en raison des chaines de valeur mondiales. En effet, la plupart des produits qui entrent aux États-Unis en provenance du Canada et du Mexique ne sont pas destinés au marché américain nécessairement, mais sont souvent réexportés vers d’autres pays après avoir été intégrés dans des produits finis fabriqués aux États-Unis. En effet, environ 60 % des produits importés par les États-Unis sont des composantes de produits finis exportés ensuite à l’étranger[66]. Autrement dit, en faisant du protectionnisme, les États-Unis détruisent leurs propres industries qui fonctionnent de manière intégrée dans des chaines de valeur mondiale. Dans ce cas précis, la pensée de Bartoli apparaît pertinente :

[T]out échange international comporte un gain des consommateurs plus élevé que la perte des producteurs dans le pays importateur, et un gain des producteurs plus élevé que la perte des consommateurs dans le pays exportateur. Cela le conduit à voir dans le protectionnisme une destruction des richesses[67].

III. Rejet du multilatéralisme au profit du bilatéralisme opportuniste et de l’unilatéralisme agressif

L’Administration Trump s’affiche en rupture avec un autre principe considéré à la base des relations internationales économiques depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale : le multilatéralisme. Pourtant, si le multilatéralisme est aujourd’hui considéré comme une des pierres angulaires du système commercial, c’est bien parce que les États-Unis l’ont encouragé haut et fort[68].

En effet, malgré l’échec de la création de l’Organisation internationale du Commerce (OIC), les États ont explicitement montré une volonté d’organiser les relations internationales économiques de manière multilatérale. Dès 1947, le système commercial mondial s’est libéralisé avec pour point d’appui l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce[69]. Lors de la création de l’OMC en 1995, les États ont réitéré leur « désir généralisé d’opérer dans un système commercial multilatéral plus juste et plus ouvert au profit et pour la prospérité de la population de leurs pays[70] ». Certes, le bilatéralisme a continué d’exister, mais de manière générale, les États ont souhaité organiser leurs relations suivant des principes fondamentaux minimaux fixés multilatéralement et ont même déterminé les conditions d’existence des accords bilatéraux[71].

Dans cette optique, à l’instar d’autres pays dans le monde, les États-Unis ont bien avant le mandat du président Trump recouru au bilatéralisme. Toutefois, Christian Deblock et Jean-Frédéric Morin qualifient ce bilatéralisme pré-Trump de « stratégique », poursuivant un objectif global : « les accords bilatéraux représentent des laboratoires institutionnels au sein desquels de nouvelles normes sont expérimentées pour éventuellement servir de modèles lors d’initiatives régionales ou multilatérales[72] ». Nous le verrons dans les prochaines lignes, l’administration Trump évolue au contraire en rupture avec cet objectif de bilatéralisme stratégique capable de pousser vers une ouverture toujours plus large au plurilatéralisme ou au multilatéralisme.

En effet, déjà à l’époque de sa campagne électorale, Donald Trump a mis à mal ce principe fondamental du multilatéralisme. Lors de sa campagne présidentielle, Donald Trump a indiqué qu’il était prêt à se retirer de l’OMC, organisation qu’il a qualifiée de désastre[73]. Il a justifié ses menaces de retrait de deux manières : premièrement, en référant au non-respect par des États, dont la Chine, de certaines règles [74]; deuxièmement, lorsqu’il a été avisé que les mesures tarifaires qu’ils souhaitaient imposer aux compagnies sous-traitant à l’étranger contrevenaient aux règles et aux engagements internationaux des États-Unis. Autrement dit, d’une part le président Trump a refusé le multilatéralisme au motif qu’il n’était pas respecté par certains Membres[75], d’autre part, il a refusé le multilatéralisme au motif qu’il souhaitait pouvoir adopter des mesures allant à l’encontre des règles multilatérales.

À ces critiques inconstantes à l’égard de l’OMC, s’est ajoutée la déclaration de Donald Trump pendant sa campagne électorale saluant le Brexit et encourageant d’autres États membres de l’Union européenne à la quitter[76]. Cette déclaration idéologique visant surtout à rejeter le multilatéralisme a depuis été nuancée par le président Trump, considérant que la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne pouvait produire des conséquences néfastes sur certains emplois américains[77].

Une fois en poste, l’administration Trump s’est prononcée sur le système commercial multilatéral en s’attaquant au système de règlement des différends de l’OMC. Ainsi, l’Agenda 2017 sur la politique commerciale américaine recommande de ne pas changer automatiquement la pratique ou le droit existant si un groupe spécial ou l’Organe d’appel de l’OMC tranche en défaveur des États-Unis[78]. Certes, selon la loi américaine mettant en oeuvre les accords de l’OMC, un comité du Congrès doit déterminer si et comment les rapports des groupes spéciaux ou de l’Organe d’appel seront respectés[79]. Toutefois, l’Agenda 2017 ne se borne pas à rappeler cette particularité américaine : on ajoute du même coup que l’administration Trump défendra de façon agressive la souveraineté américaine au niveau de ses politiques commerciales :

In other words, even if a WTO dispute settlement panel – or the WTO Appellate Body – rules against the United States, such a ruling does not automatically lead to a change in U.S. law or practice. Consistent with these important protections and applicable U.S. law, the Trump Administration will aggressively defend American sovereignty over matters of trade policy[80].

En outre, dès son entrée en fonction, l’administration Trump a adopté des mesures et des politiques éloignant les États-Unis du multilatéralisme. Par exemple, Donald Trump a demandé au secrétaire au Commerce Wilbur Ross et au représentant au Commerce Robert Lighthizer, dans son Décret, d’évaluer les impacts des accords de libre-échange auxquels les États-Unis sont parties, dont l’Accord sur les marchés publics de l’OMC[81]. Bien que cette étude ne semble pas à première vue avoir pour but de remettre en cause le multilatéralisme, elle pourrait fournir des armes à l’administration Trump pour revoir les accords et s’en retirer.

Suivant l’Agenda de politique commercial 2017, l’administration Trump entend atteindre ses objectifs par l’approche bilatérale plutôt que multilatérale : « As a general matter, we believe that these goals can be best accomplished by focusing on bilateral negotiations rather than multilateral negotiations[82]. » Dans cette optique, l’administration Trump a poursuivi une politique de retrait ou de renégociation de plusieurs accords de libre-échange. En effet, depuis le début de sa présidence, il a retiré les États-Unis du Partenariat Trans-Pacifique (PTP)[83] et a enclenché la renégociation de l’ALÉNA[84]. Dans le cas du PTP, le rejet du multilatéralisme a explicitement été soulevé. En effet, dans son mémorandum instruisant le Représentant au Commerce de signifier le retrait des États-Unis du PTP, Donald Trump a exprimé son intention de négocier bilatéralement les accords de libre-échange. La renégociation de l’ALÉNA a aussi pour origine la volonté de Trump de remettre en cause le multilatéralisme, le président Trump ayant qualifié l’accord de « pire entente jamais négociée », un « désastre pour le pays » en raison du déficit commercial américain dans le commerce avec ses deux voisins[85]. Donald Trump a d’ailleurs menacé de retirer les États-Unis de l’accord, changeant d’idées à la suite de conversations avec le premier ministre canadien et le président mexicain. De surcroît, la politique de négociation bilatérale des États-Unis a laissé planer le doute sur l’avenir de l’ALÉNA en tant qu’accord tripartite. Dans un premier temps, le président Trump a dit au président mexicain, lors d’une rencontre téléphonique dont la transcription fut rendue publique, que le Canada n’était pas un problème[86]. Ensuite, l’administration Trump a déclaré être en mesure de conclure un accord uniquement avec le Mexique, mettant de côté le Canada[87]. Cette idée a finalement été mise de côté pendant quelques mois de négociation pour apparaître à nouveau au début de juin 2018[88] lorsque le premier ministre canadien a rejeté catégoriquement l’inclusion d’une clause crépusculaire[89].

En outre, l’administration Trump a adopté une approche réfractaire au multilatéralisme lors des Sommets du G7 et du G20. Lors du Sommet du G7 en mai 2017 à Taormina en Italie, un diplomate a qualifié le sommet de « G6+1[90] », les États-Unis se détachant des approches traditionnelles multilatérales en matière de commerce et d’environnement. Lors de la Conférence préparatoire des ministres des Finances du G20 en mars 2017, les États-Unis se sont opposés à l’inclusion d’une référence explicite à la lutte contre le protectionnisme et la promotion du libre-échange[91]. La lutte au protectionnisme a finalement été intégrée à la Déclaration des dirigeants du sommet du G20 de juillet, mais les États-Unis se sont encore opposés à l’inclusion d’une référence aux changements climatiques[92]. Ajoutons à cela le G7 à Charlevoix où après avoir signé la déclaration commune, le président Trump a fait volte-face et a signifié son intention de s’en retirer sur Twitter, arguant que le premier ministre Trudeau avait dit des mensonges lors de sa conférence de presse[93]. Alors que le G7 et le G20 constituaient des opportunités pour la nouvelle administration américaine de créer des liens avec les autres puissances économiques mondiales et renforcer ainsi le multilatéralisme économique, elle s’est plutôt isolée, tant au plan commercial que politique. Cette situation s’est à nouveau reproduite lors de la rencontre des ministres des Finances à Whistler (G7 Finance), alors que les ministres n’ont pas été en mesure d’adopter une déclaration commune[94]. Le ministre français des Finances, Bruno Le Maire, a déclaré que cette réunion avait plutôt été un G6+1, avec les États-Unis « seuls contre tous »[95].

Enfin, le dernier élément illustrant le rejet du multilatéralisme de l’administration Trump découle de l’attitude de la délégation américaine à la Conférence ministérielle de l’OMC de Buenos Aires en décembre 2017. En effet, alors même que les deux ministérielles précédentes avaient donné de bons résultats[96], les Américains se sont opposés à l’adoption de la déclaration finale, ce qui a contribué à la clôture de la Conférence de Buenos Aires sans déclaration ministérielle[97].

On peut comprendre que l’administration américaine privilégie le bilatéralisme afin d’arriver à des résultats plus avantageux. En effet, se faisant, les Américains se positionnent en posture dominante. Or, négocier des ententes bilatérales comporte son lot de désavantages. La multiplication des ententes affecte la prévisibilité en créant une fragmentation des règles commerciales qui doivent être suivies par les compagnies si elles désirent profiter des avantages découlant du libre-échange. Aussi, le retrait par les États-Unis du projet de PTP, qui devait créer une zone de libre-échange capable de faire contrepoids à l’influence de la Chine dans la région pacifique, apparaît au mieux comme répondant au dogme du bilatéralisme à tout prix, au pire comme un geste improvisé. Des traités bilatéraux avec tous les participants n’auront pas le même effet et prendront du temps avant d’être conclus. D’ailleurs, certains pays qui faisaient partie du PTP ont souhaité réagir en se tournant vers la Chine. Le président philippin avait même annoncé qu’il était favorable au Partenariat économique intégral régional dirigé par la Chine.[98] Finalement, le PTP a été adopté sans la Chine et les États-Unis le 23 janvier 2018.

Le rejet du multilatéralisme par l’administration américaine ne se résume toutefois pas uniquement par la propension à privilégier le bilatéralisme. En fait, l’administration Trump recourt aussi à l’unilatéralisme afin de faire avancer sa position de négociation.

On se rappelle qu’avant même d’être officiellement président, Donald Trump avait annoncé des sanctions contre les compagnies américaines qui déménageraient leurs usines à l’étranger et désiraient vendre leurs produits aux États-Unis, les menaçant d’une taxe à l’importation de 35 %[99]. Cette mesure n’a pas été mise en place pour l’instant, mais elle a fait réfléchir les multinationales et produit les résultats escomptés[100].

Au rang des mesures unilatérales, le Département du Commerce a annoncé avoir augmenté le nombre d’enquêtes sur les subventions et le dumping de 48 % depuis un an[101]. Cette mesure a considérablement atteint le Canada dans le cas par exemple des avions CSeries de Bombardier[102], du bois d’oeuvre ou des pâtes à papier[103] ainsi que la Chine dont de nombreux produits ont été visés[104]. Certes, l’administration américaine est dans son droit de faire des enquêtes afin de déterminer l’existence de situations de dumping dommageable ou de subventions condamnables. Il n’en demeure pas moins qu’on peut s’étonner de l’augmentation annoncée et se demander si l’on n’est pas ici devant un cas d’abus de droit dans la mesure où l’on sait qu’une détermination préliminaire du Département américain — dont les décisions sont favorables aux compagnies américaines dans une proportion de 90 % — peut à elle seule déstabiliser une entreprise qui en définitive se trouvera exonérée à l’étape subséquente devant la Commission du commerce international des États-Unis[105]. Il semble également que les États-Unis utilisent ces enquêtes pour mettre la pression sur les États pour que ceux-ci adoptent des comportements souhaités par les États-Unis. C’est certainement le cas pour l’enquête sous la section 232 décrite ci-dessous pour la renégociation de l’ALÉNA avec le Mexique et le Canada, mais également pour les tarifs imposés sur la Chine en vertu de l’enquête sous la section 301 concernant les transferts de technologie forcés par la Chine. En effet, alors que les États-Unis annoncent des tarifs sur plus de mille lignes tarifaires, totalisant cinquante milliards de dollars américains en 2018, le représentant au commerce a exprimé qu’il espérait que la Chine voit ces tarifs comme une opportunité de négocier avec les États-Unis et de changer ses politiques[106].

Finalement, mentionnons l’enquête américaine sur l’effet des importations d’acier et d’aluminium sur la sécurité nationale, communément appelée l’enquête sous la section 232[107]. Suivant la procédure américaine, le Département du Commerce a rendu un rapport dans lequel il conclut que les importations d’acier et d’aluminium constituent une menace à la sécurité nationale des États-Unis[108]. En mars 2018, les États-Unis ont menacé d’imposer des tarifs de 10 % sur l’aluminium et 25 % sur l’acier, mais des exemptions ont été octroyées à certains pays, le temps que des ententes soient conclues[109]. Le 31 mai 2018, le président américain n’a pas reconduit ces exemptions à l’égard du Canada, du Mexique et de l’Union européenne. Conséquemment, dès le 1er juin 2018, les importations américaines d’acier et d’aluminium ont commencé à être frappées, respectivement, d’une surtaxe de 25 % et 10 %. De l’aveu même de certains hauts placés de l’administration Trump, la levée des exemptions avait été annoncée comme un effet direct en cas d’impasse des négociations avec le Canada et le Mexique dans la renégociation de l’ALÉNA[110]. Le président Trump l’a confirmé le 31 mai 2018 en justifiant le maintien de l’exemption à l’égard de pays ayant conclu des ententes et la levée des exemptions pour les pays n’ayant pas conclu d’ententes[111]. Ces mesures sont exceptionnelles dans le panorama commercial. En effet, la dernière enquête menée sous la section 232 remonte à l’année 2001. Elle portait sur les importations de minerais de fer et de produits finis de l’acier, et avait mené à conclure que ces importations ne portaient pas atteinte à la sécurité nationale américaine[112]. Depuis 1963, seulement vingt-six enquêtes ont eu lieu, et dans 62 % des cas, il a été déterminé qu’il n’y avait pas d’atteinte à la sécurité nationale. Au-delà de l’intérêt de ces chiffres, il faut surtout noter que la procédure unilatérale sous la section 232 a permis à l’administration Trump de négocier des ententes à la pièce, de manière bilatérale, avec certains pays[113] pour que ceux-ci acceptent des quotas, comme cela a été le cas avec la Corée du Sud dans le cadre de la renégociation du KORUS[114], mais aussi avec le Brésil et l’Argentine[115]. Cette négociation de quotas à la pièce soulève de nombreuses questions, non seulement au regard de la technique de négociation qui s’éloigne encore ici du principe du multilatéralisme, mais aussi au niveau de la licéité des mesures adoptées en ce sens qu’elles s’apparentent à des mesures d’autolimitation des exportations, prohibées par l’Accord sur les sauvegardes de l’OMC[116].

En rejetant le multilatéralisme, les États-Unis adoptent une nouvelle posture de négociation dans laquelle les autres États ne sont pas considérés comme des partenaires, mais bien comme des fournisseurs. C’est d’ailleurs ce qu’a laissé entendre le secrétaire au Commerce Wilbur Ross lors d’une entrevue en 2016 : « We are the world’s biggest importer. We need to treat the other countries as good suppliers. Not as determining the whole show.[117] » Pourtant, les États-Unis sont attachés depuis des décennies au multilatéralisme[118].

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La politique commerciale de l’administration Trump a pour point de départ les déficits commerciaux en biens. Ceux-ci apparaissent comme la pierre angulaire justifiant les décisions subséquentes, notamment le retrait ou la renégociation des accords de libre-échange auxquels les États-Unis sont partie, malgré le fait que les experts s’entendent pour dire que les déficits commerciaux ne constituent pas nécessairement un bon indicateur de la santé économique d’un État. Le but de l’administration Trump est donc de réduire ces déficits commerciaux. Les États-Unis devraient donc dorénavant être les seuls à bénéficier des accords commerciaux, ou à tout le moins ceux qui en bénéficieraient le plus. Or, l’administration américaine doit nécessairement modifier les processus autrefois utilisés afin d’atteindre ce but, car le multilatéralisme jusqu’ici prôné a au contraire pour objectif de profiter à tous, du moins au niveau discursif.

Alors que depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis s’affichaient comme principaux promoteurs du multilatéralisme commercial, l’administration Trump dirige le pays en sens inverse. Bien que cette stratégie ait pour mantra l’« America first », les Américains pourraient bien être les premières victimes de cette politique. La présidence de Donald Trump est encore jeune, et il se peut que sa politique ne soit pas totalement mise en application, soit par un changement de cap ou encore par des blocages au Sénat ou à la Chambre des représentants. En effet, les premiers mois de l’ère Clinton avait déstabilisé le monde commercial : dénonciation des excédents commerciaux de certains partenaires commerciaux, imposition de droit antidumping sur l’acier, menace de sanctions contre l’Europe pour obtenir une ouverture de ses marchés publics, remise en cause des subventions aux aéronefs, remise en cause de l’affaire de « Blair house » sur les produits agricoles[119]. En définitive, le président Clinton et son administration s’étaient finalement montrés beaucoup plus diplomates et modérés[120].

Il n’en reste pas moins que la politique de l’administration actuelle a certainement déjà eu le temps de faire des dommages permanents aux relations politiques et commerciales des États-Unis, ainsi qu’aux économies de ses partenaires. Si elle semble porter ses fruits dans certains cas[121], elle crée de l’incertitude et de l’imprévisibilité alors même que le droit international économique tend à en assurer l’existence. Surtout, elle isole les États-Unis, pousse ses partenaires à diversifier leurs marchés[122] et pourrait même, à terme, remettre en question un rôle hégémonique de plus en plus fragile.

Plus grave encore, le spectre d’une guerre commerciale semble devenir de plus en plus concret. En réaction à l’annonce du président Trump du 31 mai 2018 relatif aux surtaxes douanières à l’égard de l’acier et de l’aluminium, Emmanuel Macron a déclaré : « le nationalisme, c’est la guerre[123] ». Des plaintes ont été déposées par l’Inde[124] et le Canada[125] devant l’OMC afin de réagir. Or, certains partenaires commerciaux des États-Unis avaient déjà annoncé la veille leur intention d’imposer des tarifs afin de réagir aux mesures agressives relatives à l’acier et l’aluminium. Par exemple, le Canada a annoncé qu’en réaction à l’attitude des États-Unis, il imposerait une surtaxe douanière à l’importation de l’acier, de l’aluminium et d’une série d’autres produits dès le 1er juillet 2018, et ce, jusqu’à hauteur de 16,6 milliards de dollars[126]. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a aussi annoncé une surtaxe sur des produits sensibles au sein des États convoités par Donald Trump pour les élections de mi-mandat[127]. Cette escalade de mesures illicites de part et d’autre[128] en fait craindre plusieurs.

L’administration Trump remet donc en cause des fondamentaux du libre-échange. De manière explicite, on revient sur soixante-dix ans de multilatéralisme et de réciprocité. Si cette nouvelle tendance relève de l’entière discrétion des États-Unis, sous réserve de la licéité des mesures prises, elle apparaît en marge du système actuel et bouleverse les modèles juridiques créés dans le cadre d’un système hégémonique au sein duquel l’État suprême évolue en harmonie avec ses principes de base. Le choc est réel. De plus, si les États-Unis perdurent dans cette voie, ils risquent même de provoquer un changement fondamental au sein de la société internationale mondialisée. En effet, l’administration Trump est allée jusqu’à souhaiter rapatrier les chaines de valeur mondiale aux États-Unis. Si cela se concrétise, la restructuration ira bien plus loin qu’une remise en cause du multilatéralisme et du principe de réciprocité. C’est à un remodelage total du système commercial global auquel il faudra faire face[129].