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L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a récemment célébré son vingtième anniversaire. À l’époque de sa signature, l’ALENA était véritablement un précurseur des accords de libre-échange et a inspiré une panoplie d’autres accords commerciaux internationaux. Vingt ans plus tard, le modèle est critiqué ; l’intégration économique en Amérique du Nord est limitée et dépassée par des modèles d’intégration positive qui correspondent mieux au monde interconnecté d’aujourd’hui.

Dirigé par Michèle Rioux, professeure au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et directrice du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM), Christian Deblock, professeur titulaire au Département de science politique de l’UQAM et chercheur au CEIM, et Laurent Viau, titulaire d’une maîtrise en science politique de l’UQAM, l’ouvrage se veut un rassemblement d’études du modèle de régionalisme de l’Amérique du Nord. Des chercheurs de tous les horizons ont été mis à contribution ; les enjeux non seulement économiques, mais sociaux, politiques et juridiques sont couverts par la dizaine d’auteurs du livre. Au moment où l’ALENA est en renégociations à la demande du président américain, la lecture de cet ouvrage collectif s’avère éclairante et nécessaire. L’ALENA conjugué au passé, au présent et au futur[1] s’inscrit dans la logique développée par Rioux et Deblock dans leurs divers ouvrages, c’est-à-dire que l’ALENA est un modèle d’intégration qui n’est plus conséquent aujourd’hui.

Le livre est divisé en quatre parties où on étudie tour à tour des enjeux propres à l’ALENA. La première partie de l’ouvrage jette les bases théoriques des accords régionaux. Christian Deblock s’intéresse aux raisons qui poussent les États vers le régionalisme plutôt que vers le multilatéralisme. Il souligne les arguments économiques et politiques et retient surtout que le régionalisme s’explique par le besoin des États de s’inscrire dans la globalisation et de protéger leurs objectifs stratégiques, dont le commerce est partie intégrante. Ces arguments permettent ainsi d’expliquer l’adhésion des États-Unis à l’ALENA ; le bilatéralisme est moins désavantageux que la fermeture des frontières et représente une première étape vers un marché complètement ouvert. Au chapitre 2, Deblock analyse la politique commerciale américaine selon les approches réaliste et libérale. Son étude lui permet d’affirmer que les deux approches ont une vision similaire, voire même complémentaire, du régionalisme, qui permet de lier les États en eux et, ainsi, d’assurer leur sécurité.

La seconde partie porte un regard plus précis sur le modèle d’intégration des Amériques et cherche à en expliquer l’émergence et le déclin. Dorval Brunelle et Christian Deblock postulent d’abord que le libre-échange entre les États-Unis et le Canada est inévitable et s’étonnent du temps qu’il aura fallu pour parvenir à un accord, au vu des relations serrées entre les deux pays. Deux paradoxes caractérisent cependant les relations commerciales canado-américaines : d’un côté, l’ouverture des frontières qui bénéficie surtout au Canada, et de l’autre, l’étonnement suscité par l’accord, étant donné une relative absence de politique commerciale intérieure au Canada. Malgré ces incohérences, l’accord de libre-échange canado-américain est apparu comme la seule solution au déclin de l’économie canadienne et à l’émergence de l’option indépendantiste au Québec.

Les chapitres suivants s’intéressent plus particulièrement aux relations canado-mexicaines. Michèle Rioux et Christian Deblock avancent que les deux pays ont signé l’accord afin d’accéder au marché américain et de relancer leur économie, alors que les États-Unis souhaitaient plutôt retrouver une position de force dans l’économie mondiale. Afef Benessaieh, Marie-Paule L’Heureux et Christian Deblock postulent que les relations entre le Canada et le Mexique se sont réchauffées sous l’ALENA et grâce à leur collaboration pour assurer leurs intérêts respectifs et mutuels face au géant américain. Mathieu Arès examine ensuite la politique commerciale du Mexique depuis les négociations de l’ALENA et en trace un bilan économique assez positif, tout en soulignant le danger que représente la dépendance face au marché américain. Conscient de la menace, le gouvernement mexicain tente aujourd’hui d’élargir son marché et de tisser des liens avec davantage de partenaires.

Brunelle et Deblock questionnent ensuite l’émergence obligée du modèle, puis son déclin relatif, en identifiant les intérêts des trois États parties à l’ALENA, soit « l’amélioration de la position compétitive[2] » pour les États-Unis et la relance économique pour les deux autres. Puis, l’échec de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) est attribué par Deblock aux mésententes entre le Brésil et les États-Unis et à un changement de conjecture économique suite aux attentats du 11 septembre 2001, qui ont replacé « les questions de sécurité à l’avant-scène[3] ».

Au chapitre 9, Henri Regnault et Christian Deblock s’intéressent à la question des accords Nord-Sud, dont l’ALENA aura été l’un des précurseurs en liant le géant américain avec un pays en développement. Après un tour d’horizon des divers modèles, les auteurs concluent que ces accords servent à défendre « non seulement les intérêts, mais aussi les valeurs et les ambitions[4] » des pays. Gilbert Gagné et Laurent Viau examinent ensuite la position du Québec après 20 ans de libre-échange. Ils concluent que l’accord aura eu un succès relatif pour contrer le protectionnisme américain et qu’il aura somme toute eu peu d’impacts sur les services et l’emploi, davantage affectés par le contexte économique. Finalement, Deblock et Rioux postulent que dans la logique de l’élargissement du marché canadien commencée par l’ALENA, un accord avec l’Union européenne serait un grand pas en avant.

Dans la troisième partie, les auteurs jettent un regard plus précis sur les débats sociaux sous-tendant le modèle d’intégration régionale de l’ALENA. Afef Benessaieh revient sur les accords parallèles, jugés insuffisants par les groupes sociaux malgré l’ajout de dispositions sur l’environnement et le travail. Les stratégies des mouvements d’opposition au libre-échange sont ensuite analysées par Brunelle et Deblock qui concluent qu’alors que l’ALENA faisait face à des adversaires aux stratégies disparates et relativement peu efficaces, la ZLEA a connu une opposition concertée qui est parvenue à se faire entendre.

Les deux chapitres qui suivent s’intéressent plus spécifiquement aux effets du commerce sur la société. Dorval Brunelle commence par analyser les effets sur les normes du travail et avance que les clauses sociales ont pour objectifs à la fois la libéralisation du marché du travail et la réduction de la force du mouvement syndical. Rioux et Deblock observent ensuite les approches canadienne et américaine de défense des normes du travail, qui variaient entre des approches coopératives et l’ajout de chapitres sur les normes du travail aux accords.

Les questions identitaires et culturelles sont ensuite auscultées par Gilbert Gagné. Pour lui, une nation qui sent son identité menacée sera moins portée à s’ouvrir aux accords de commerce, à moins d’arriver à intégrer des clauses d’exception culturelle, même si elles sont difficiles à faire accepter. Gagné conclut la troisième partie en s’intéressant au « dilemme culture-commerce[5] », qui met en évidence la priorité donnée à l’économie face à la culture dans les accords de libre-échange.

Des études de cas sont présentées dans la quatrième et dernière partie du livre. Dans un premier temps, Brunelle, Bélanger et Deblock examinent les effets de l’ALENA sur les gouvernements infraétatiques et avancent que l’accord aura eu comme effet de renforcer et de rapprocher les différents niveaux de gouvernements, qui « s’arrogent de nouvelles prérogatives[6] ». Puis, Rioux revient sur la question des télécommunications canadiennes et démontre un fort ralliement du Canada à la position américaine, qui s’opère par un déplacement du modèle d’intervention étatique vers un modèle basé sur la compétitivité.

Les deux derniers chapitres de l’ouvrage portent un regard vers l’industrie de la défense. Yves Bélanger et Pierre Fournier commencent par constater les effets du régionalisme nord-américain sur l’industrie canadienne ; ils notent des pôles de spécialisation régionaux et un désir d’intégration à l’industrie américaine. Cette spécialisation a pour effet de fragiliser les économies régionales dans des périodes de désinvestissement militaire, défi que l’ALENA n’est pas parvenu à surmonter. Bélanger poursuit avec un chapitre sur l’étude historique de l’économie de la défense, qu’il divise en trois périodes. D’abord, la période qui s’étend de 1985 à 1989 est caractérisée par la dépendance canadienne face aux États-Unis qui a déterminé l’essentiel de sa politique. De la fin de la Guerre froide au 11 septembre 2001, l’étude porte surtout sur la baisse des budgets militaires et ses effets sur l’industrie, alors que la troisième période voit la stabilité internationale comme une condition à la mondialisation, à laquelle l’industrie de la défense peut aisément s’arrimer.

En somme, l’ALENA conjugué au passé, au présent et au futur est un ouvrage très intéressant, qui s’adresse à un public d’universitaires, économistes comme politologues, et qui tombe à point un an après l’investiture d’un nouveau président américain visiblement réfractaire à l’accord. Bien que des certains textes datent parfois, il demeure pertinent de constater l’évolution de la pensée des auteurs au fil des années et des textes, et on ne peut que souhaiter bénéficier d’un éventail aussi large d’études au sujet des nouveaux accords commerciaux, dont un ALENA 2.0 fera sans doute partie.