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« [W]hosoever commands the trade of the world commands the riches of the world, and consequently the world itself. »

Sir Walter Raleigh, The works of Sir Walter Raleigh (1829), vol. VIII [1]

L’Union européenne (UE) est l’un des premiers producteurs de sucre de betterave dans le monde[2]. Elle est en concurrence avec la production de sucre de canne des pays en développement (PED) — à l’origine de la majeure partie de la production mondiale de sucre (canne et betterave confondues)[3]. L’UE se protège de cette concurrence en imposant en moyenne 31 % de droit de douane sur le sucre et les confiseries[4]. Ces droits constituent un exemple, parmi d’autres, de nombreuses crêtes tarifaires imposées sur les produits agricoles d’intérêts pour les PED[5]. Ces pratiques coûtent très cher au commerce mondial et aux PED principaux producteurs en faussant les échanges[6]. Elles sont révélatrices de problèmes profonds et enracinés dans le droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) concernant l’accès au marché des produits agricoles.

Ces problèmes remontent aux origines mêmes de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1947[7] qui précède les accords instituant l’OMC[8]. Les États-Unis (EU) négocièrent ainsi une dérogation pour l’agriculture dès 1955[9]. L’une des justifications avancées par les Pays développés pour un traitement spécial de l’agriculture se base sur la nature « multifonctionnelle » de celle-ci[10]. Elle ne répond pas seulement à des impératifs économiques, mais également à des impératifs de sécurité alimentaire, d’aménagement du territoire et de sécurité nationale[11]. En réalité, bien que l’argument de la multifonctionnalité ne soit pas dénué de fondements, le traitement spécifique de l’agriculture révèle surtout l’influence des grandes puissances sur le droit de l’OMC[12]. L’accord final négocié sur l’agriculture lors du cycle de l’Uruguay (1986-1994), qui a institué l’OMC représentait l’aboutissement des négociations bilatérales de l’Union européenne (UE) et des États-Unis d’Amérique[13]. Or cet accord est à la fois le fondement du droit s’appliquant aujourd’hui pour l’agriculture et la base de négociations pour le cycle de Doha[14].

L’Accord sur l’agriculture de 1994 s’intègre dans le droit de l’OMC institué par l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce[15], concluant le cycle de l’Uruguay[16]. La place de l’OMC, en tant que pierre angulaire de la régulation du commerce en droit international, fut remise en question dans les années soixante, car son prédécesseur, le GATT, a longtemps ignoré le besoin d’une inégalité compensatrice des PED s’opposant à l’égalité juridique formelle du droit international entre les États[17]. Jusque dans les années soixante, seul l’article XVIII du GATT, modifié en 1955, concernait la question du développement économique. C’est l’un des facteurs qui expliquent la création de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) en 1964 comme nouveau forum pour discuter de ces questions[18]. Après une perte d’influence, la frustration engendrée par le GATT à l’égard des PED remit la CNUCED au coeur des débats, et avec elle, le concept de système généralisé de préférences (SGP)[19]. Celui-ci fut légalisé un peu plus tard par le GATT via deux décisions de 1971, qui donnèrent aux Pays développés un cadre pour accorder des préférences tarifaires aux PED[20]. Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’au début, ces décisions devaient s’appliquer uniquement aux produits manufacturés et semi-finis et pas aux produits agricoles[21]. La Clause d’habilitation de 1979[22] « a refondu les dérogations de 1971 en un seul texte qui pérennise et étend le régime du commerce des [PED][23] » C’est ainsi que le traitement spécial et différencié (TSD), qui consiste à donner un régime plus favorable aux PED dans le droit de l’OMC, fut progressivement mis en place[24].

C’est l’AA qui s’applique pour le commerce de produits agricoles[25]. Il constitue donc la base des négociations actuelles complexes sur l’agriculture se déroulant au sein du Cycle de Doha[26]. Cet accord est basé sur trois piliers : la réduction des subventions à l’exportation, la réduction des mesures de soutien interne, et l’augmentation de l’accès au marché[27]. Les subventions visées sont les mesures de soutien financier fournies à des producteurs par leur État et subordonnées aux résultats à l’exportation. Elles sont visées par les articles 9 et 10 de l’AA [28]. Le soutien interne est constitué par toutes les mesures directes ou indirectes d’aide aux producteurs apportées par l’État et est mesuré par la mesure globale de soutien (MGS). Il est visé par les articles 6 et 7 de l’AA. Enfin, l’accès au marché est constitué de l’ensemble des conditions qui permettent aux exportateurs de biens d’accéder au marché d’un pays importateur[29]. L’article 4 de l’AA, qui traite de cette question, impose une baisse des droits de douane progressive censée favoriser l’accès au marché. Il sera démontré dans le développement de ce travail que l’accès au marché reste cependant très largement faussé pour les produits agricoles. Une réelle ouverture des marchés — préoccupation centrale du droit de l’OMC — est une condition essentielle à l’efficacité d’une action pour les produits agricoles[30]. D’après la Banque mondiale :

[T]he estimated impacts of potential Doha agreement suggest the gains are smaller for developing countries. Part of the reason: Doha places heavier emphasis on eliminating export subsidies and on cutting domestic subsidies than on reducing tariffs in both developed and developing countries[31].

Le gain potentiel lié à une augmentation de l’accès au marché pour les produits agricoles est particulièrement important pour les PED parce que l’agriculture est l’un des principaux moteurs de l’économie de bon nombre d’entre eux, y compris les pays les moins avancés (PMA)[32]. En outre, une agriculture performante est l’une des conditions préliminaires à une industrialisation et un développement accéléré[33]. Les négociations devraient donc se concentrer sur la réduction des barrières tarifaires extrêmement hautes concernant les produits agricoles[34].

Malgré son importance, la question de l’accès au marché des produits agricoles reste peu traitée dans la doctrine. La plupart du temps, la question de l’accès au marché se pose, soit en termes de produits non agricoles (accès au marché pour les produits non agricoles, AMNA)[35], soit en lien avec les deux autres piliers de l’agriculture dans le droit de l’OMC. Cet article a pour objectif de contribuer à compléter la littérature juridique sur l’agriculture dans le droit de l’OMC en traitant plus particulièrement des distorsions dans l’accès au marché des produits agricoles du Sud à l’heure du blocage des négociations lié aux divergences nord-sud sur cette question. L’approche choisie est la méthodologie inductive. L’hypothèse avancée à partir de l’observation de plusieurs faits significatifs — comme les crêtes tarifaires sur certains produits agricoles — est que l’accès au marché des produits agricoles reste très défavorable aux PED au moins partiellement en raison de l’encadrement de l’agriculture opéré par le droit de l’OMC. Le but de cet essai est ainsi d’analyser l’efficacité des outils actuels et de vérifier, d’une part, si les outils existants pour favoriser l’accès au marché des produits agricoles des PED sont, en pratique, neutralisés (I). D’autre part, cet article a pour but de vérifier si les outils actuels correspondent aux besoins d’une large part des PED alors que la libéralisation envisagée, en l’absence d’outils adaptés, présente un risque sérieux pour un nombre important de ceux-ci (II).

I. La neutralisation des outils juridiques pour l’accès au marché des produits agricoles du Sud

Le traitement spécial et différencié (TSD) favorisant les PED déroge aux règles générales, à l’exception de l’assistance technique et en accord avec le principe de la dualité des normes. Il peut se répartir en deux branches principales[36]. La première concerne l’assistance technique accordée aux PED et la flexibilité accordée aux PED dans la mise en oeuvre des règles adoptées pour le commerce multilatéral. Cet article, en se basant sur la littérature actuelle, détaille la neutralisation de la première branche du TSD dans l’agriculture en se concentrant sur la question de l’accès au marché et dresse un parallèle entre l’inefficacité de celle-ci et la gestion de l’accès au marché mise en place par les Pays développés (B). La seconde branche concerne les préférences tarifaires qui sont des droits de douane plus faibles et discriminatoires accordés par les Pays développés aux PED. La littérature actuelle démontre que le SGP est inefficace. Ce constat est étendu dans le présent article aux autres types de préférences, dont les effets pervers seront mis en exergue (A).

A. L’inefficacité des préférences tarifaires pour l’accès au marché des produits agricoles du Sud

Le Système généralisé de préférences (SGP) permet aux Pays développés d’accorder un traitement préférentiel aux PED sous forme de préférences tarifaires, en accord avec le principe de dualité des normes[37]. Le SGP déroge donc à la clause de la Nation la plus favorisée (NPF), l’article premier du GATT de 1994 qui dispose que « [t]ous avantages [doivent être] étendus à tout produit similaire originaire ou à destination du territoire de toutes les autres parties contractantes […][38] ». À l’origine censée favoriser le développement des pays moins favorisés, il a été mis en place de telle manière qu’il est en pratique inefficace (1). Ce constat s’étend aux SGP ou au Système global de préférences commerciales entre pays en développement (SGPC) (2).

1. L’inefficacité du SGP

La gestion du SGP par les Pays développés en limite la portée (a), tout en ayant des effets pervers (b).

a) La limitation de l’efficacité du SGP par la pratique des Pays développés

L’inefficacité du SGP trouve son origine dans la gestion en elle-même du SGP par les Pays développés (produits sensibles exclus, conditions d’origine) et dans l’érosion des préférences[39]. Les Pays développés décident de la marge de préférence qui est accordée ainsi que sur quels produits ces préférences sont accordées[40]. Or, ils décident, la plupart du temps, d’accorder ces préférences à des produits qui ne présentent que peu d’intérêt pour les PED[41]. Ce sont, par exemple, des produits industriels qui sont favorisés et ce sont donc les PED les plus développés possédant déjà « les attributs nécessaires afin d’exceller dans les marchés d’exportation » [notre traduction][42] qui profitent réellement du SGP[43]. Les « produits sensibles », quant à eux, sont exclus ou bénéficient de réductions plus faibles alors que cette catégorie inclut, la plupart du temps, les produits agricoles particulièrement intéressants pour les PED[44]. Le Japon exclut près de 80 % des produits agricoles et de la pêche de son SGP[45]. Les États-Unis excluent un certain nombre de produits agricoles de leur schéma de préférence comme l’indique la liste des produits exclus du SGP de 2009[46]. En outre, au sein même des produits agricoles, les produits agricoles transformés bénéficient moins des préférences alors qu’ils permettent aux PED de remonter la chaîne de valeur[47]. Ainsi, les produits qui seraient les plus pertinents pour le développement des PED sont exclus[48]. En outre, les différents schémas de préférences des Pays développés ne sont pas du tout coordonnés, ce qui empêche les économies d’échelle et nuisent à l’efficacité du SGP[49].

À cela, s’ajoutent les règles liées aux conditions sur l’origine des produits, dont celles pour des motifs non commerciaux comme les drogues ou la propriété intellectuelle[50]. Les règles d’origine permettent de limiter les bénéfices du SGP[51]. Ces règles « curtail the benefits under the scheme and introduce elements of discrimination and reciprocity into the GSP scheme.[52] » Les Pays développés peuvent ainsi utiliser les règles d’origine pour contrer le succès d’un produit sur leurs marchés. C’est ce qu’ont fait les États-Unis pour l’éthanol des Caraïbes. Dans un premier temps, l’éthanol exporté par les pays des Caraïbes devait être à 35 % originaire des Caraïbes en 1983 pour pouvoir bénéficier du SGP des États-Unis. Toutefois, étant donné le succès de ce produit sur le marché américain, il devait être de provenance des Caraïbes à au moins 70 % deux ans plus tard, ce qui était une condition impossible à remplir pour les pays de cette région[53]. Dans d’autres cas, les Pays développés réduisent tout simplement leurs préférences en cas de menace à leur propre production[54]. C’est encore une fois le cas des États-Unis qui, passé un certain seuil d’importation d’un produit, excluent ledit produit de leur schéma de préférence[55]. Cette logique réduit l’incitation à la production et impacte donc négativement l’économie des PED[56]. Enfin, il existe une clause évolutive dans la Clause d’habilitation qui fait qu’un pays peut ne plus bénéficier de préférences si le ou les pays donneur(s) considèrent que le pays bénéficiaire n’est plus un PED en raison de son développement économique[57]. C’est ce qu’ont fait les États-Unis en 1989 pour la Corée du Sud, Taiwan ou encore Hong Kong (Chine)[58].

Pour les préférences qui s’appliquent se pose encore le problème de leur érosion[59]. Les préférences sont de moins en moins significatives au fur et à mesure de la baisse des droits de douane d’autres pays, souvent liée à la clause NPF de l’article premier du GATT de 1994[60], car la différence entre le droit de douane préférentiel et NPF est de plus en plus faible[61].

Ainsi les préférences ont relativement peu d’impact à cause des conditions imposées à l’octroi des préférences et en raison du rapprochement de l’ensemble des préférences SGP vers les taux des droits de douane du régime de droit commun de l’OMC[62]. En outre, certaines préférences deviennent même « désincitatives » à la production, et les préférences spéciales pour les PMA peuvent contribuer à l’érosion des préférences sur des produits qui intéressent d’autres pays en développement[63].

b) Les effets pervers du SGP

Les effets pervers du SGP sont paradoxalement liés au principe de non-réciprocité. Les Pays développés accordent des préférences sous forme de droits de douane moins importants à leurs frontières pour les produits qu’ils choisissent, dont les produits agricoles[64]. Selon l’article XXXVI§8 de la partie IV du GATT de 1994, et l’article cinq de la Clause d’habilitation de 1979, qui forme le fondement juridique du SGP, ils doivent accorder ces préférences sans espérer de concessions de la part des pays bénéficiaires. C’est le principe de non-réciprocité[65]. Malheureusement, ce principe fait en sorte que les PED n’ont pas de concessions à proposer et qu’ils n’ont donc pas de poids dans les négociations[66]. De plus, la logique de l’octroi unilatéral de préférence fait que les pays accordant ces préférences acquièrent un moyen de pression sur les PED[67]. Cette pression politique est parfois utilisée pour des motifs non commerciaux et impose un second type de discrimination entre PED au sein du système déjà discriminatoire[68]. Ces facteurs ont incité les PED à tenter de sortir de cette logique néfaste lors du cycle de l’Uruguay[69]. Les conditions d’octroi de préférences ont fait l’objet de contestations par les PED. Par exemple, l’Inde a contesté la légalité des conditions de l’octroi de préférences par l’UE. L’État a affirmé que certains règlements concernant la production et le trafic de drogue et influençant l’octroi de préférences étaient discriminatoires sans répondre aux conditions de la clause d’habilitation[70]. L’Organe d’appel lui a donné en partie raison, en ajoutant toutefois que les conditions sont licites que si elles ont un rapport avec le niveau de développement[71]. La Thaïlande avait également formulé une demande de consultation pour contester l’accord de préférence des Communautés européennes qui engendraient une concurrence considérée comme déloyale[72].

2. Des initiatives spéciales et un SGPC inefficaces

Au-delà du SGP, il existe plusieurs initiatives spéciales fonctionnant sur le même principe de préférences tarifaires, mais qui visent des pays particuliers au sein des PED. Les initiatives spéciales, de la part de Pays développés et visant les PMA, opèrent dans le cadre de la Clause d’habilitation[73]. Les autres initiatives, provenant des PED envers les PMA, ou qui opèrent une discrimination qui n’est pas basée sur le niveau de développement, doivent bénéficier de dérogations pour être licites aux yeux de l’OMC[74].

Une première catégorie d’initiatives spéciales concerne les PMA qui peuvent bénéficier d’un traitement encore plus favorable que le reste des PED. Pour favoriser les PMA, les PED disposent d’une dispense au régime de l’article premier du GATT de 1994, étendue jusqu’en 2019[75]. Les pays développés favorisant les PMA, quant à eux, agissent dans le cadre de la Clause d’habilitation[76]. Les initiatives pour les PMA souffrent des mêmes maux que le SGP général[77]. L’érosion des préférences, l’exclusion des produits d’intérêts ou encore les règles d’origine limitent considérablement les bénéfices des préférences pour les PMA[78]. Par exemple, la Duty Free Quota Free (DFQF), une initiative sans quotas et sans droits de douane donne un accès au marché à zéro pour cent pour 97 % des produits provenant de PMA[79]. Malheureusement, et comme le mentionne Supachai Panitchpakdi, ancien directeur général de l’OMC : « [s]ince [Least Developed Countries] exports may be concentrated within very few tariff lines, the 3% exclusion provided for can substantially undermine the benefits derived from duty-free, quota-free access[80] ». L’initiative Everything But Arms (EBA) de l’UE, censée offrir un accès au marché complet aux PMA, a vu sa mise en place retardée pour certains produits agricoles comme le riz, le sucre ou encore les bananes étant données des règles d’origines plus strictes que le SGP classique[81]. Finalement, l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) souligne qu’il est capital pour le développement des PMA que ces derniers se voient accorder un réel accès au marché sans droits de douane ou quotas[82]. L’accès est encore loin d’être idéal, parce que certaines règles d’origine manquent de transparence et du fait qu’il existe encore des obstacles non tarifaires très importants[83].

Il y a d’autres initiatives qui concernent certains groupes de PMA ou de PED en fonction de leurs positions géographiques ou en raison de liens historiques entre ces derniers et un groupe de Pays développés. Ces initiatives ont besoin d’une dérogation vu leur nature discriminatoire et souffrent, comme les autres, de carences importantes. L’Africa Growth and Opportunity Act des États-Unis bénéficie d’une dérogation valide jusqu’au 30 septembre 2025 et bénéficie principalement aux pays d’Afrique subsaharienne[84]. Cette loi est censée être le programme le plus favorable en termes de préférences, mais exclu elle aussi des produits agricoles majeurs comme le sucre, les produits laitiers, les cacahuètes ou le tabac[85]. Les préférences commerciales spécifiques de l’UE ne font pas mieux[86]. Les Conventions de Lomé liaient l’Union européenne à d’anciennes colonies de ses pays membres en Afrique, dans les Caraïbes et dans le Pacifique (pays ACP)[87]. Ces préférences n’avaient pas vu la question de leur licéité soulevée avant 1993 (Lomé IV). Déclarées illicites, elles ont par la suite bénéficié d’une dérogation[88]. Les résultats de ces préférences commerciales non réciproques furent très décevants[89]. À la suite de Lomé, l’accord de Cotonou a pour principe de faire rentrer les préférences dans le cadre général du GATT en se passant à terme de dérogation[90]. Les pays qui ne font pas partie des PMA ont eu la période de transition 2000-2007 pour se préparer à l’entrée dans de nouveaux partenariats respectueux des règles de l’OMC[91]. Ceux-ci les font entrer dans une logique de réciprocité en passant à des accords de partenariat économiques (APE) qui peuvent être des accords de libre-échange (ALE) sous l’article XXIV du GATT[92]. Le but à terme est de rentrer dans des accords complets de libre-échange, sauf pour les PMA. C’est la fin du principe de non-réciprocité et un nouveau paradigme pour ce type de préférence[93].

Cette nouvelle approche n’est pas sans poser de graves problèmes puisqu’elle risque de renforcer la discrimination entre PED. En effet, les accords APE sont désormais négociés par pays et les dispositions de ces accords changent en fonction des pays et au sein même des blocs. Cette différenciation pourrait être intéressante, mais des risques de dérives existent parce que celle-ci est à l’initiative de l’UE[94]. De plus, en cas de refus des APE, les PED rentrent sous le régime moins favorable du SGP[95]. Les PED se voient donc obligés de choisir entre le SGP et les APE. Or, les APE exigent une réciprocité dangereuse puisqu’elles facilitent énormément l’accès au marché des produits européens subventionnés et plus concurrentiels[96]. Dans le cas du Nigéria, la conclusion d’un APE aurait impliqué une entrée massive de produits importés[97]. Étant donné que le Nigéria n’a pas signé d’APE (et n’a pas obtenu le SGP+[98]), c’est le cadre général du SGP qui s’est appliqué. Ce dernier a eu des conséquences négatives pour l’économie du Nigéria, notamment pour le secteur du cacao, et donc pour le secteur agricole en général[99]. En fin de compte, les APE sont imposés aux PED puisque « l’UE s’est rabattue sur l’adhésion à des accords avec des pays particuliers, en décrétant de manière sommaire de lourdes sanctions contre tout pays ACP qui s’abstiendrait de parapher un accord commercial »[100]. En outre, les APE contiennent une clause NPF qui implique que tout traitement favorable accordé à n’importe quel pays soit étendu à l’UE, y compris des traitements plus favorables accordés à d’autres PED[101]. Cela pose des problèmes importants en matière juridique et économique, puisque ces clauses empêcheraient un PED d’accorder un traitement plus favorable à un autre PED sans s’exposer à la puissance commerciale de l’UE[102]. L’article 24 du Projet d’articles sur les clauses de la nation la plus favorisée de 1978 (non contraignant) affirme d’ailleurs qu’un État développé n’a pas le droit au bénéfice d’un traitement préférentiel de PED à PED en vertu d’une clause NPF — ceci pour préserver les perspectives de développement liées aux traitements préférentiels Sud-Sud (ce qui est rappelé par la CNUCED et par l’AGNU)[103]. La clause NPF des APE viole cet article et, pour toutes les raisons évoquées, les APE font l’objet de critiques importantes[104]. Par exemple, le Brésil a affirmé que les APE constituaient une menace sérieuse au commerce Sud-Sud en raison de la clause NPF[105]. La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a, quant à elle, produit un rapport fustigeant les APE[106]. La raison en est que le système de Cotonou remet finalement de l’avant la puissance de négociation et les intérêts de l’UE en oubliant de fait le développement. « Nous sommes généreux, mais pas naïfs », avait déclaré le Commissaire européen au Développement, Louis Michel[107].

Cette réalité des négociations en fonction de la puissance économique des intervenants n’est pas exclusive aux rapports PED/Pays développés. Elle se retrouve également entre les PED de développements différents au niveau du système global de préférences commerciales entre pays en développement (SGPC) qui trouve sa base juridique dans la Clause d’habilitation[108]. Ce système permet aux PED et PMA de s’accorder des préférences entre eux en dérogeant à la règle de l’article premier du GATT par le biais d’une dérogation obtenue sous l’article XXV du GATT[109]. Encore une fois, ce concept trouve son origine dans l’enceinte de la CNUCED, reflétant l’enthousiasme de la CNUCED pour le commerce Sud-Sud[110]. Malheureusement, la logique de protection des intérêts a dominé les négociations sur les préférences SGPC[111]. Le commerce Sud-Sud reste donc asymétrique, notamment entre les PED d’Asie et d’Afrique, en plus d’être marginal à l’échelle du commerce mondial[112].

En somme, la branche du TSD concernant les traitements préférentiels accordés aux produits agricoles du Sud n’a pas donné de résultats tangibles. Les traitements préférentiels sont toujours en accord avec les intérêts des donneurs de préférences (conditions sur l’origine, produits sensibles, etc.). Les préférences ne sont jamais réellement « non réciproques »[113]. Et les Pays développés maintiennent certains aspects extrêmement dommageables pour les règles du commerce multilatéral comme les crêtes tarifaires dans le secteur agricole[114]. La pratique des pays donneurs de préférence ne permet donc pas une réelle ouverture des marchés malgré l’importance de celle-ci[115]. En outre, les négociations sur les préférences menant très rarement à des résultats tangibles, celles-ci représentent finalement une perte de temps et d’énergie dans des négociations déjà asymétriques tout en étant un facteur de division[116].

Il apparaît préférable pour les PED de se concentrer sur l’obtention d’une amélioration de l’accès au marché pour les crêtes tarifaires tout en maintenant une protection contre les produits subventionnés du Nord. Cette protection pourrait venir de la branche du TSD concernant la flexibilité des règles. Cependant, cette branche ne fonctionne pas aussi bien que celle des préférences.

B. L’AA : une flexibilité des règles à l’avantage des pays développés

La branche du TSD concernant la flexibilité de la mise en oeuvre des règles adoptées au sein de l’OMC souffre de graves problèmes (1). Notamment, elle ne peut pas avoir d’effet significatif, car elle se confronte à une flexibilité plus large des règles de l’OMC pour l’agriculture, laquelle favorise les Pays développés et résulte en un accès au marché hautement défavorable aux PED (2).

1. Un TSD inopérant pour la flexibilité des règles

La première branche du TSD concerne l’assistance technique qui permet aux États développés d’assister les PED dans leur mise en oeuvre des règles de l’OMC et la flexibilité dans l’application de ces règles[117]. À l’exception des dispositions existant dans la Décision sur les mesures concernant les effets négatifs possibles du programme de réforme sur les pays les moins avancés et les pays en développement importateurs nets de produits alimentaires, rien ne concernant l’assistance technique et financière n’existe dans l’AA[118]. La décision prévoit quatre mécanismes : l’aide alimentaire, un traitement de faveur pour les crédits à l’exportation, une facilité de financement à des conditions favorables pour les importations de produits alimentaires, et une assistance technique et financière de la part des Pays développés[119]. Elle n’a pas eu les effets escomptés en raison de dispositions trop floues, d’une absence de résolution des problèmes de fond et parce que les pays du Nord ne sont pas réellement engagés par ses dispositions et tardent à la mettre en oeuvre[120].

Une flexibilité supplémentaire existe pour la mise en oeuvre des règles classiques pour l’accès au marché. L’article 15.1 de l’AA dispose qu’un TSD spécifique est accordé aux PED en ce qui concerne l’accès au marché[121]. Les détails de ce TSD sont exposés au paragraphe quinze du document portant sur les Modalités de l’établissement d’engagements contraignants et spécifiques s’inscrivant dans le cadre du programme de réforme, les PED sont tenus de mettre en place une réduction des droits de douane, du soutien interne et de la concurrence à l’exportation équivalent aux deux tiers de celle que les Pays développés doivent mettre en place[122]. L’article 15.2 dispose que les PMA ne sont, pour leur part, tenus à aucun engagement de réduction[123]. Les possibilités de réduction moins importantes des droits de douane n’ont pas été significatives dans la mesure où la plupart des PED avaient opté pour la consolidation des taux plafonds à la place de la tarification et n’avaient donc pas de réduction à mettre en place[124]. Quant aux réductions plus faibles du soutien interne ou des subventions, elles n’ont pas vraiment servi non plus, car l’aide des PED pour leurs économies était déjà faible[125]. Pour ces raisons, les périodes de mises en oeuvre plus longues données aux PED n’ont pas non plus eu une véritable incidence[126].

D’autres commodités viennent compléter le TSD et les pays membres de l’OMC ont pris le parti de renforcer la place du TSD dans le droit de l’OMC[127]. À la suite du cycle de l’Uruguay, la déclaration de Doha a affirmé que le TSD fait partie intégrante des accords de l’OMC et stipule qu’il faut renforcer les règles de ce dernier[128]. Dans cette optique, le Comité du commerce et du développement a été chargé d’identifier les dispositions contraignantes du TSD et d’étudier les conséquences d’en rendre d’autres contraignantes[129]. Enfin, un mécanisme de surveillance a été créé pour examiner les dispositions pertinentes des TSD et leur formuler des recommandations[130]. Malgré cette volonté affichée, les négociations restent bloquées, même si des progrès ont été accomplis à Bali (Indonésie) avec, par exemple, un accès au marché en franchise de douane et sans contingents pour les PMA[131].

En réalité, depuis la mise en place du TSD en 1971[132], les critiques se sont faites de plus en plus fortes et les résultats de moins en moins probants[133]. Cette branche du TSD s’est caractérisée par son utilisation très faible et le manque de critères clairs de mise en oeuvre[134]. Elle souffre de trois problèmes majeurs. Premièrement, le langage du TSD est trop ambigu pour revêtir une véritable force contraignante[135]. Deuxièmement et dans la même veine, la répartition des obligations résultant du TSD n’est pas claire[136]. Troisièmement, la plupart des dispositions laissent aux États membres développés une trop grande marge de manoeuvre quant à la manière, l’étendue et le moment de la mise en oeuvre[137]. La flexibilité offerte par le TSD se révèle de peu d’utilité, car en pratique, elle n’est pas en vigueur et ne répond pas aux besoins des PED[138]. Les principaux pays industrialisés ont gardé pour eux les traitements favorables tout en donnant un plus faible niveau de flexibilité au PED par le biais du TSD en ce qui concerne l’agriculture[139]. Selon Anwarul Hoda et Ashok Gulati[140], si les PED ont besoin de flexibilité pour défendre leurs propres produits sensibles, ils devraient se concentrer sur quelques produits seulement, au risque sinon de diluer leur pouvoir de négociation et de ne pas obtenir de réduction de protection de la part des pays riches[141].

En effet, l’autre grande raison expliquant l’inefficacité du TSD est la politique mise en place par les Pays développés pour l’accès au marché. Le très haut niveau de protection et de soutien mis en place par les pays industrialisés empêche les retombées positives du TSD de se concrétiser[142]. Comme le souligne Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie de 2001 :

The Uruguay Round made an unlevel playing field less level. Developed countries impose far higher–on average four times higher-tariffs–against developing countries than against developed ones. […] And this discrimination exists even after the developed countries have granted so-called preferences to developing countries. Rich countries have cost poor countries three times more in trade restrictions than they give in total development aid[143].

Ceci étant dit, malgré son manque d’impact, le TSD pour la flexibilité des règles reste nécessaire en raison de la faiblesse des PED et de l’asymétrie de pouvoir lors des négociations[144]. De plus, cette branche pourrait se renforcer relativement facilement. Une partie de la doctrine s’entend pour affirmer qu’il suffirait d’une réinterprétation et d’un affinement des règles du TSD pour les rendre applicables[145]. Cela est indispensable, car les PED ne peuvent pas libéraliser leur économie sans risquer une augmentation non contrôlée des importations agricoles, ce qui entraînerait des conséquences négatives aux niveaux économique, politique et social[146]. En outre, cela est indispensable pour le développement des pays les moins riches de manière générale et pour la viabilité de l’OMC à long terme[147]. Finalement, à l’heure actuelle, le TSD pour la flexibilité des règles dissimule mal une flexibilité générale à l’avantage des Pays développés qui se solde par un marché très défavorable pour les PED.

2. Les règles de l’AA favorisant les pays développés au détriment du TSD

Les États-Unis ou l’UE ont souvent mis de l’avant la libéralisation du commerce tout en travaillant pour des accords commerciaux les protégeant des exportations des PED[148]. Dans la pratique, le TSD est condamné d’avance à l’inefficacité, car soit les règles permettent ouvertement le maintien des distorsions (a), soit elles favorisent davantage les pays du Nord (b).

a) Le maintien de droits de douane importants au Nord facilité par l’AA

Les distorsions du commerce sont censées être éliminées progressivement au sein de l’OMC. Pourtant, elles restent extrêmement fortes dans le domaine agricole[149]. La raison est telle que les Pays développés sont toujours parvenus à les maintenir dans les domaines pour lesquels les PED ont un avantage naturel, comme l’agriculture[150] : 

[i]n 2004, the weighted average applied tariff for agriculture and lightly processed food was 22.3% and 21.8% for high-income and developing countries, respectively. This figure was 1.2% and 7.5% for non-farm goods, respectively[151].

L’article 4.1 de l’AA dispose que les concessions en matière d’accès au marché se rapportent aux consolidations et réductions de tarifs et autres engagements contenus dans les listes. D’après l’Accord sur les modalités précisant cet article, les Pays développés doivent réduire les droits de douane de 36 % en moyenne avec 15 % de réduction minimum par ligne tarifaire[152]. Les Pays développés emploient deux moyens généraux pour garder une marge de manoeuvre importante quant à la réduction des droits de douane et donc maintenir les distorsions[153]. Le premier moyen est de réduire les droits de douane en moyenne, mais de laisser intactes certaines lignes tarifaires pour des produits spécifiques, comme ce fut le cas à la suite du cycle de l’Uruguay et de l’AA (certains pays ne respectant même pas la réduction de 15 %)[154]. Le deuxième est d’établir un pourcentage de produits échappant aux formules de réduction générales[155]. De même, il s’avère que selon certaines formules de réduction proposées, comme la formule d’harmonisation étagée, les réductions des PED pourraient être plus importantes que celle des Pays développés en raison de la structure des droits de douane des pays du Sud[156]. En pratique, depuis le cycle de l’Uruguay, jusqu’aux toutes dernières négociations en cours au sein cycle de Doha, peu de progrès a été accompli en raison de l’emploi de ces deux moyens[157]. En outre, les dernières propositions pour l’accès au marché incluent toujours des dispositions qui permettent d’exclure 4 % des lignes tarifaires des engagements de réduction pour les Pays développés par le biais des produits sensibles (pour tous les pays) ou spéciaux (pour les PED), et 20 % pour les PED[158]. Même ces propositions voient l’opposition de certains Pays développés comme le Japon ou le Canada qui considèrent que 4 % de lignes tarifaires ne sont pas suffisants pour eux. Ces derniers envisagent 6 % voire 8 %[159]. Pourtant 4 % sont largement suffisant pour laisser en place une protection significative[160].

En pratique, une palette de techniques, rendue possible par les deux moyens évoqués ci-dessus, est utilisée pour garder une forte distorsion dans le commerce des produits agricoles. Ces moyens sont les crêtes tarifaires, la progressivité tarifaire, ou tariff escalation, et des droits de douane généralement élevés sur les produits agricoles[161]. Les crêtes tarifaires sont des droits de douane très élevés pour un nombre restreint de produits par rapport à des droits de douane beaucoup moins importants en moyenne[162]. Elles sont particulièrement concentrées sur les produits agricoles d’intérêts pour les PED et peuvent être très efficaces puisque de très importants enjeux commerciaux peuvent être concentrés sur très peu de lignes tarifaires[163]. La pratique de la progressivité tarifaire consiste, quant à elle, à imposer des droits de douane disproportionnés sur les produits transformés par rapport aux produits non transformés[164]. Ceci a pour effet de décourager la transformation des produits et donc le développement de l’économie, car cela empêche le PED de remonter la chaîne de valeur[165]. Enfin, en raison de la politique systématique des Pays développés, les droits de douane s’appliquant sur les produits agricoles sont en moyenne bien plus importants que ceux qui s’appliquent pour les produits non agricoles[166]. Ainsi, lors de la tarification (article 4.2 de l’AA et annexe 3 de l’Accord sur les Modalités)[167], les Pays développés eurent recours à la dirty tarification. Cette tactique consiste à baser sa tarification sur des prix mondiaux artificiellement bas et des prix nationaux artificiellement hauts résultants en un droit de douane plus élevé qu’il ne devrait l’être[168]. En conséquence, un marché extrêmement protégé a été maintenu sur les produits d’intérêts pour les PED[169]. Seulement vingt-deux PED avaient, quant à eux, mis en place une tarification, la plupart ayant opté pour des taux plafonds sans se baser sur des barrières préexistantes[170].

Lors des différents cycles et notamment les deux derniers, les contingents tarifaires ont été envisagés comme solution palliative aux problèmes évoqués plus haut et notamment aux crêtes tarifaires. L’idée est de permettre l’entrée sur le marché de produits pour lesquels existe habituellement un droit de douane important en les soumettant à un droit de douane plus faible pour une quantité limitée[171]. Une fois le seuil maximum d’importations dépassé, ces mêmes produits sont donc soumis à un droit de douane plus fort. Les contingents s’appliquent par exemple sur les produits sensibles[172]. Malheureusement, ces derniers permettent également de maintenir une protection importante. Tout d’abord, les droits de douane hors quota sont le plus souvent particulièrement élevés jusqu’à empêcher en pratique le commerce des produits soumis aux droits de douane supérieurs. Par exemple, pour l’UE, le droit non contingentaire des cerises douces (code NC 2008 60 39) est de 25,60 % et celui du tabac (code NC 2401 10 35) est de 11,20 %[173]. Ensuite, une grande complexité, d’où résulte un certain flou, entoure la méthode d’administration des contingents tarifaires, par exemple sur la question de qui bénéficie des quotas au taux inférieur[174]. La méthode d’administration des contingents tarifaires peut donc agir « as a second level of protection in addition to that provided by tariffs[175] ». En l’occurrence, dans l’affaire des bananes opposant les CE à quatre PED et aux États-Unis, les CE se voyaient reprocher le fait que l’allocation des contingents tarifaires violait l’article XIII du GATT sur la non-discrimination dans l’administration des restrictions quantitatives[176]. Finalement, les contingents sont relativement peu utilisés par les PED en raison notamment de leur gestion par les Pays développés[177].

b) Des PED moins protégés par l’AA que les pays du Nord face à un marché déséquilibré

L’iniquité des règles est également importante avec la Clause de sauvegarde spéciale que l’on retrouve à l’article 5 de l’AA[178]. Cette clause permet aux pays qui l’utilisent d’augmenter certains droits de douane pour protéger leurs producteurs nationaux soumis à une compétition trop rude par une arrivée massive de produits plus concurrentiels[179]. L’UE a eu tendance à abuser de celle-ci en fixant un prix déclencheur très bas et abusif pour l’imposition de droits de douane additionnels, ce qui avait fait l’objet d’une plainte du Brésil pour la volaille[180]. Les États-Unis peuvent, quant à eux, actionner la clause sur plus de 189 lignes tarifaires, dont celles sur le coton et le sucre[181]. Par contre, du côté des PED, cette clause est très difficilement utilisable en raison de sa complexité, ses coûts administratifs et surtout parce que seulement vingt-deux PED ayant mis en place une tarification lors du cycle de l’Uruguay peuvent l’utiliser[182]. En outre, il existe une importante résistance à la mise en place d’un nouveau mécanisme de sauvegarde spécial (MSS) dont la nécessité est pourtant reconnue[183].

De ce blocage et de ces prises de position, il résulte que les PED restent moins protégés par la clause actuelle que les pays du Nord, alors que ceux-ci continuent de déséquilibrer le marché par le biais des subventions et mesures de soutien interne[184]. Si des décisions sur le soutien ont bien été prises au cours de la dixième conférence ministérielle à Nairobi (Kenya), elles paraissent toutefois insuffisantes puisqu’elles ne visent que la suppression des subventions à l’exportation (en laissant aux produits laitiers, porcins et transformés jusque 2020) tout en ignorant les autres mesures[185]. Les pays industrialisés peuvent donc maintenir leur soutien à l’agriculture, tout en appliquant des distorsions importantes du marché par le biais des mesures non soumises à réduction[186]. D’un côté, celui-ci empêche nombre des PED d’acquérir d’importantes parts de marchés[187]. De l’autre, il permet la pénétration de produits issus d’une agriculture très mécanisée et bénéficiant d’infrastructures importantes sur des marchés rendus vulnérables par la baisse des droits de douane[188]. Nombre de pays du Nord, mais aussi du Sud, comptent pourtant maintenir ce soutien en allant contre les souhaits d’une bonne partie des PED[189].

Ce genre de pratique est cohérent avec la realpolitik décrite par Trebilcock[190]. Dans un sens, les mesures prises par les pays plus riches se rapprochent donc de la notion de « tokenism » décrite par Martin Luther King comme l’octroi de faveurs non significatives qui dissimulent le maintien d’un statu quo défavorable[191]. Si le droit international du développement est effectivement le droit « social » des nations[192], il s’avère que la plupart des mesures adoptées par les nations les plus riches sont uniquement des gestes politiques dénués de profondeur[193].

Finally, there is a strong sense among many commentators and developing countries that historically, governments of industrialized countries have been prepared to extend SDT in favor of developing countries more as a political gesture than out of any conviction that it would make a real difference [][194].

Il ressort de cette analyse que les PED doivent être très prudents dans leurs prises de position au cours des négociations. Il apparaît préférable de concentrer son capital diplomatique sur la réduction de crêtes tarifaires pour des produits spécifiques porteurs tout en maintenant une flexibilité des règles permettant une protection face aux produits agricoles trop concurrentiels des Pays développés. Pour cela, il faut un pouvoir de négociation. Ce pouvoir pose bien sûr problème, mais l’Inde, par exemple, est parvenue à obtenir une clause de paix des États-Unis sur la question des stocks publics à des fins de sécurité alimentaire[195]. Cette clause, réaffirmée à Nairobi, est un accord entre les États membres qui garantit, sous certaines conditions et jusqu’à ce qu’une solution définitive soit trouvée, qu’aucune action devant l’Organe de Règlement des Différends (ORD) ne sera prise contre des mesures de soutien interne liées à la détention de stocks publics à des fins de sécurité alimentaire[196]. Les PED, en tout cas les plus avancés, peuvent donc bloquer les négociations et mettre une pression sur les pays du Nord pour favoriser leurs intérêts. Cette possibilité est beaucoup moins envisageable dans le cas de PED moins développés. Un outil juridique adapté pour l’un pourrait donc ne pas l’être pour l’autre.

II. L’inadéquation des outils juridiques pour l’accès au marché des produits agricoles du Sud

En s’appuyant sur la doctrine portant sur l’inefficacité des outils juridiques pour l’accès au marché des produits agricoles du Sud, ce travail s’efforce de démontrer que ceux-ci ne correspondent pas non plus aux besoins variés des PED (A). Après ce constat, cet article proposera certaines pistes de réflexion sur les outils envisageables pour compenser l’inefficacité du TSD tout en mentionnant les développements parallèles à l’OMC sur ces questions (B).

A. L’inadéquation des outils juridiques pour l’accès au marché par rapport aux besoins variés des PED

Le TSD pour l’accès au marché des produits agricoles ne correspond pas aux besoins d’une grande partie des PED étant donné la diversité des économies de ces derniers (1). De plus, la libéralisation envisagée comporte des risques très importants pour les PED les plus faibles ne bénéficiant pas d’un TSD adéquat (2).

1. L’inadéquation des règles actuelles du droit de l’OMC

Les règles du commerce multilatéral font pour l’instant principalement la distinction entre les PED et les PMA[197]. Cette approche est trop limitée, car elle peine à prendre en compte la diversité des PED[198]. En effet, parmi les PED se retrouvent des pays aux économies aussi diverses que les pays qui font l’objet d’insécurité alimentaire, les pays dépendant du tourisme, les pays qui sont dépendants de l’importation pour plus de 20 % pour leurs apports en nourriture, les petites économies vulnérables, etc.[199] En outre, au-delà de ces différences déjà significatives entre des économies fragiles, la catégorie des PED accueille également les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui sont les poids lourds de leur catégorie et qui font partie des quatorze PED à l’origine de plus de 90 % des échanges commerciaux provenant ou à destination des PED[200]. Ainsi, la catégorie des PED réunit des pays aussi différents que la Chine, seconde économie mondiale, et le Swaziland, un petit PED enclavé en Afrique du Sud qui est la 156e économie mondiale[201].

Il est clair que des pays aussi différents ont des caractéristiques, intérêts et besoins économiques extrêmement variés[202]. Les grands PED exportateurs de produits agricoles de zones tempérées — pour lesquelles les prix tendent à la baisse en raison du système de subventions des Pays développés — comme l’Argentine, et les PED importateurs nets de produits alimentaires, comme Maurice en Afrique de l’Est, ont des besoins opposés[203]. Les derniers pourraient souffrir de la libéralisation en raison du risque d’augmentation des prix alors que les pays exportateurs verraient leurs revenus augmenter[204]. Pour les produits tropicaux, les pays d’Amérique latine voudraient une libéralisation pour bénéficier d’un meilleur accès au marché du Nord alors que les pays ACP souhaiteraient conserver les préférences tarifaires qui leur sont favorables[205]. De manière générale, les PED hautement compétitifs dans leurs exportations agricoles ont plus d’intérêts à une libéralisation de l’agriculture même sans TSD, que les PED les plus faibles[206].

Malgré toutes ces différences, il existe dans la littérature et dans le droit l’idée fausse que les PED peuvent être traités comme un « groupe homogène[207] ». Par exemple, certaines des règles du TSD permettaient aux PED de disposer de périodes de transition plus longue, toujours la même, alors que les PED sont loin d’avoir les mêmes capacités d’adaptation[208]. D’autres règles permettent de mettre en place des réductions moins importantes du soutien interne ou des subventions alors que la plupart des PED ne peuvent pas mettre en place ce type de mesure[209]. La seule distinction effectuée au niveau des engagements de réduction pour l’accès au marché est entre les PMA et PED, alors que les PED n’ont pas du tout les mêmes capacités agricoles, ni les mêmes capacités de compenser les pertes de revenus liées aux réductions[210]. Les mécanismes comme ceux liés à la clause de sauvegarde sont quant à eux indisponibles aux PED qui eux, moins capables de le faire, n’avaient pas pu mettre en place la procédure de tarification[211]. Quant à la clause évolutive dans la Clause d’habilitation, qui est l’un des rares outils à permettre une différenciation entre PED en fonction de leur développement, celle-ci ne semble pas permettre une gradation efficace[212]. Tout d’abord, la Clause d’habilitation concerne le SGP qui a une efficacité très limitée[213]. Ensuite, la clause évolutive permet une différenciation qui est à l’initiative des Pays développés[214]. Si une différenciation devait intervenir, elle suivrait donc probablement les besoins des pays qui en ont l’initiative et non pas ceux qui en sont l’objet[215]. Enfin, l’application de cette clause reste de toute manière principalement théorique[216]. Les autres outils juridiques, qui appréhendent les PED comme un tout homogène, manquent forcément de pertinence pour la part la plus large de ces derniers, puisque leurs intérêts sont très différents[217]. En outre, une différenciation plus précise entre PED pourrait permettre d’avancer plus rapidement dans les négociations, car leurs différents intérêts seraient mieux pris en compte[218]. Finalement, sans cette différenciation la libéralisation fait peser des risques importants sur les économies des PED les plus à fragiles[219].

2. Les pièges de la libéralisation envisagée en l’absence d’un TSD adapté

Pour que les PED ne soient pas affectés par la libéralisation et qu’ils puissent en bénéficier, ils doivent disposer de ressources institutionnelles, juridiques et économiques préalables[220]. En effet, ils doivent posséder des capacités économiques suffisantes pour générer des produits concurrentiels face à ceux des autres pays. Il s’agit de disposer d’infrastructures permettant de mettre les biens produits sur le marché, ainsi que de capacités de productions suffisantes pour être concurrentiel[221]. L’assistance technique de l’OMC prend partiellement en compte le renforcement des capacités des PED, mais reste largement insuffisante[222]. De plus, certains des PED requièrent également des réformes du régime foncier[223]. En effet, dans certains pays, les exploitations agricoles sont principalement de petite taille et orientées vers l’agriculture de subsistance. Elles ne sont donc pas concurrentielles[224].

Les PED doivent également disposer de ressources bureaucratiques, diplomatiques et institutionnelles suffisantes pour pouvoir profiter des règles du droit de l’OMC[225]. Par exemple, des ressources institutionnelles et notamment juridiques sont indispensables à une action devant l’Organe de règlement des différends (ORD) en cas de dumping de produits agricoles ou autres mesures illicites. Il faut également que les produits des PED et PMA puissent entrer sur les marchés des autres pays, c’est-à-dire qu’ils puissent passer les obstacles non tarifaires au commerce (règles d’origines, sanitaires et phytosanitaires)[226]. En l’occurrence, les PMA, qui sont censés bénéficier d’un accès DFQF aux marchés du Nord, ne bénéficient toujours pas de cette ouverture en raison d’obstacles non tarifaires au commerce mis sur leur route[227]. À l’heure actuelle, une bonne partie des PED ne disposent pas de capacités institutionnelles et économiques suffisantes pour se protéger contre les abus et profiter d’une ouverture des marchés[228]. Un seul PMA membre de l’OMC a utilisé le système de règlement des différends, mais la démarche n’a pas dépassé le stade des consultations. De plus, aucun pays africain n’a jamais utilisé l’ORD[229].

Une libéralisation sans TSD profitera à certains des PED les plus compétitifs, mais fera souffrir les autres à l’agriculture moins solide[230]. Le Mozambique et d’autres pays d’Afrique ont, dans le passé, beaucoup souffert, parce qu’ils ne disposaient pas des filets de sécurité permettant d’atténuer les effets de leurs politiques de libéralisation économique[231]. L’ouverture des marchés est voulue par les PED du groupe de CAIRNS[232] à l’agriculture solide et qui ont un poids de plus en plus important dans l’OMC[233]. Les PED vulnérables sont, quant à eux, beaucoup plus réservés quant à l’ouverture de leurs marchés[234]. Le TSD doit donc s’ajuster aux différents types de PED en leur donnant des règles de nature et d’intensité différentes pour que ces derniers puissent s’adapter progressivement à l’ouverture des marchés[235]. Cette différentiation pourrait également faciliter les négociations, car les pays riches seraient plus enclins à accorder un TSD favorable aux PED moins avancés qu’à des PED concurrentiels comme l’Argentine ou le Brésil[236]. Si les PED les plus importants sont inclus dans les bénéficiaires du TSD, les Pays développés risquent de continuer à ne s’engager que de manière vague pour que le TSD reste inefficace[237]. Cette différentiation comporte toutefois le risque que le TSD soit inefficace pour certains PED[238].

Les APE de l’UE, quant à eux, présentent un exemple intéressant des risques concrets de la libéralisation sans TSD[239]. Ils permettent une approche spécifique par PED ou groupe de PED qui, en soi, pourrait permettre d’adapter les préférences en fonction des économies. Cependant, ces accords exigent de faire rentrer les PED dans une logique de libéralisation. Les PED subissent alors cette libéralisation face à la puissance économique européenne alors qu’ils n’ont toujours pas les capacités de saisir les opportunités d’exportations sur les marchés de l’UE[240]. Pour ces raisons, l’ouverture des marchés à l’UE d’ores et déjà a eu des conséquences très dommageables pour les économies des pays concernés[241]. En outre, les clauses NPF qui se trouvent dans les APE et qui visent à encore plus de libéralisation forceraient les PED à accorder à l’UE, l’une des premières puissances économiques mondiales, les avantages qu’ils consentiraient à d’autres PED[242].

Finalement, la libéralisation sans TSD donne à certains PED l’impression qu’on leur demande de « kick away the ladder[243] ». Autrement dit, on leur demande de ne pas utiliser l’ensemble des politiques institutionnelles et protectionnistes que les Pays développés ont utilisé pour grimper l’échelle du développement économique[244]. Ces politiques sont pourtant indispensables pour pouvoir bénéficier du commerce multilatéral, renforcer son économie et, à terme, libéraliser l’agriculture.

B. Les outils envisageables pour que les PED bénéficient réellement de l’accès au marché des produits agricoles

La flexibilité des règles rendue efficace et adaptée aux vulnérabilités spécifiques des PED, couplée à une ouverture des marchés du nord pour les produits agricoles, permettrait aux PED de réellement bénéficier de l’accès au marché (1). Cependant, étant donné la difficulté de rendre le TSD efficace et adéquat en droit de l’OMC, il est nécessaire d’envisager des solutions résidant au moins partiellement en dehors du droit de l’OMC ou parallèles à ce dernier (2).

1. Une libéralisation couplée à un TSD adéquat et efficace

Le TSD permettant d’augmenter la marge de manoeuvre des PED quant à l’application des règles de l’OMC, ainsi qu’une aide technique efficace, pourrait donner aux PED les moyens de profiter de la libéralisation (a). La libéralisation de l’agriculture serait alors d’autant plus efficace que la flexibilité dont bénéficiaient les pays du Nord serait réduite, toutefois l’obtention d’un TSD efficace risque d’être compliquée (b).

a) La pertinence d’un TSD adapté sur la flexibilité des règles

La première branche du TSD concernant la flexibilité des règles est particulièrement intéressante parce que contrairement aux préférences tarifaires, elle permet de mettre à la disposition des PED les moyens pour prendre plus de mesures. Cela leur permet d’avoir l’initiative dans leur gestion de l’accès au marché et donc de mieux gérer l’arrivée des produits trop concurrentiels[245]. A contrario, lorsque l’initiative est laissée aux Pays développés, ces derniers rendent les règles inefficaces en préservant leurs propres intérêts[246]. Dans le cas du DFQF pour les PMA par exemple, les Pays développés mettent en place des règles d’origine et obstacles techniques qui neutralisent l’initiative[247]. Le renforcement de la première branche du TSD pourrait être complexe à mettre en oeuvre. Toutefois, si les PED se concentrent sur la protection de certains produits spéciaux, ils pourraient obtenir des résultats sans diluer leur pouvoir de négociation ni les chances d’ouverture des marchés du Nord[248].

De plus, le soutien du Nord envers son secteur agricole restant important, il est encore plus important encore de laisser aux PED vulnérables les moyens de se protéger[249]. Ceci d’autant plus que, contrairement aux Pays développés, beaucoup de PED dépendent de ces droits de douane pour une part importante de leurs revenus[250]. Toutefois, il faut rappeler que, même si les PED les plus vulnérables se voyaient accorder la plus large marge de manoeuvre possible, il faudrait mettre en place des politiques adaptées et renforcer leurs institutions et infrastructures pour qu’ils en profitent[251]. La branche technique du TSD et l’ensemble des aides pour le renforcement des capacités de commerce trouvent donc ici toutes leurs pertinences[252]. Il n’y a malheureusement pas encore de branche technique du TSD spécifique à l’AA [253].

b) La difficulté d’atteindre l’ouverture des marchés avec un TDS adapté

L’ouverture des marchés du Nord aux produits pour lesquels les PED ont un avantage comparatif permettrait à ces derniers de faire croître un secteur qui est encore crucial à l’économie de bon nombre d’entre eux[254]. Le TSD adapté aux besoins spécifiques des différents PED permettrait aux économies vulnérables de se protéger des produits les plus concurrentiels et de saisir progressivement, et dans la mesure de leurs moyens, les opportunités du commerce multilatéral[255].

Une coalition de PED vulnérables et de PED avancés ayant les mêmes intérêts à la protection de leur agriculture pourrait pousser à l’amélioration du TSD, alors que les pays du groupe de CAIRNS, comprenant PED et Pays développés, pourraient pousser vers une libéralisation de l’agriculture. Cette double dynamique pourrait conduire à une libéralisation tenant compte du besoin de différenciation entre PED. L’Inde souhaite, par exemple, protéger son agriculture pour des raisons structurelles et n’a pas les mêmes intérêts que le Brésil[256]. Malheureusement, l’OMC ne procure pas de moyens juridiques pour soutenir les coalitions de PED[257]. De plus, les progrès de Doha restent très maigres à l’heure actuelle. Deux décisions ministérielles principalement à destination des PMA, ainsi qu’une décision sur le mécanisme de surveillance pour le TSD — censé pouvoir analyser et examiner la mise en oeuvre de toutes les dispositions des TSD, ainsi qu’adresser des recommandations — ont été prises à l’occasion de la Conférence ministérielle de Bali en 2013[258]. Pourtant, cela est loin de faire sortir les membres de l’OMC de l’impasse dans laquelle sont les négociations[259]. Les échéanciers pour parvenir à des résultats tangibles ont de grandes chances de ne pas être respectés et certaines propositions, notamment celle de l’Argentine, d’agir par échanges de requêtes entre pays, risquent d’être très défavorables aux PED avec le moins de pouvoir de négociation[260]. Enfin, les pays restent largement divisés sur les questions d’accès au marché et des flexibilités à accorder[261]. Les règles actuelles, d’après le cycle de Doha, restent encore principalement à l’avantage des Pays développés[262]. S’il est souhaitable que les négociations se débloquent, il n’est pas du tout certain que l’intérêt des PED les moins influents soit pris en compte.

2. Les autres outils disponibles, en l’absence d’un TSD adapté, pour l’accès au marché des produits agricoles

« Par lui-même le droit ne peut rien et n’est qu’une superstructure dont l’évolution dépend de celle de la société qu’il régit, et non l’inverse[263] ». Le droit international économique seul ne peut faire en sorte que les PED les plus faibles se développent, même s’il peut certainement les aider[264]. Le développement des PED passe donc, en partie, par des solutions qui sont parallèles ou complémentaires au droit de l’OMC.

Parmi ceux-ci, on retrouve le TSD de facto, c’est-à-dire des règles qui sont à la limite de la licéité, mais qui permettent à un État de se protéger. Le premier type de TSD de facto est de ne pas mettre en oeuvre des règles inappropriées et/ou trop coûteuses imposées par le droit de l’OMC[265]. Si ces méthodes sont contestables sur le plan de la licéité, elles sont souvent la seule solution pour les pays les plus faibles. De plus, les impacts de ce genre de mesures étant quasiment nuls en raison du faible poids des économies impliquées, elles ne suscitent généralement pas de réactions devant l’ORD[266].

Il est également possible de mettre en oeuvre des politiques plus proactives pour manipuler les règles à son avantage. Les mesures prises sont alors dans une « zone grise » de licéité, c’est-à-dire qu’elles sont à la limite de la licéité en droit de l’OMC. Ces mesures permettent à certains PED de mieux se protéger ou de se soustraire en partie à l’application de règles pouvant leur être néfastes[267]. L’Inde prend, par exemple, des règles à la limite de la légalité pour protéger sa production agricole et sa sécurité alimentaire[268]. Elle a réussi à obtenir une « clause de paix » de la part des États-Unis qui la protège d’une action devant l’ORD en raison de ses mesures concernant les stocks publics à des fins de sécurité alimentaire[269]. En outre, les ressources et l’expérience de l’Inde lui permettent d’agir et de se défendre activement devant l’ORD lorsque ces mesures sont contestées ou qu’elle subit les mesures d’autres pays[270]. La mise en place de ces politiques requiert toutefois un minimum de capacités institutionnelles et ressources juridiques préalables[271]. De surcroît, ces mesures peuvent être contestées devant l’ORD. Ces comportements mettent en relief les difficultés de faire respecter le droit de l’OMC et donc aussi les limites de ce droit, qui ne parvient pas à répondre aux besoins d’une grande partie des États membres. En ce sens, ces comportements représentent également une opportunité, parce qu’ils peuvent orienter le droit de l’OMC vers de nouvelles solutions favorables aux PED[272].

Les États membres ont toutefois intérêt à trouver rapidement une solution permettant de prendre en compte les besoins des pays recourant à ces méthodes, car le contournement des règles du système commercial multilatéral, comme tout contournement d’un système de droit, fait peser un risque sur l’OMC. Le peu de progrès des négociations multilatérales signifie que cette organisation est de moins en moins motrice des changements dans la régulation du commerce mondial, laissant peu à peu cette place aux ALE[273]. Ceux-ci — comme l’Accord économique et commercial global (CETA) entre l’UE et le Canada (Nord-Nord), le Partenariat transpacifique (Nord-Sud), l’Accord de libre-échange (ALE) Chine-Vietnam (Sud-Sud)[274] — incluent tous des dispositions sur l’agriculture et contribuent à modifier substantiellement la nature de l’accès au marché des produits agricoles. Par exemple, le Japon s’est engagé à réduire ses restrictions au commerce sur un certain nombre de produits agricoles dans le cadre du Partenariat transpacifique[275]. Toutefois, ces changements ne concernent pas les États membres non parties au partenariat comme le permet l’article XXIV du GATT. De plus, des avancées par le biais des ALE impliquent de fragmenter le pouvoir de négociation des PED comme cela peut se passer avec les APE de l’UE[276]. Ces nouvelles dynamiques ne sont donc pas sans risque pour les PED.

L’avenir de l’accès au marché des produits agricoles se discute aussi au sein d’autres fora, comme l’International Agricultural Trade Research Consortium (IATRC) par exemple[277]. Ces fora et les États qui les composent ont une influence non négligeable sur la réglementation du commerce[278]. Seuls les pays disposant de ressources financières et institutionnelles suffisantes sont en mesure d’y participer efficacement[279]. D’autres fora, comme l’OCDE, contribuent à façonner le commerce international[280]. Finalement, que ce soit au sein de l’OMC ou ailleurs, les PED se doivent d’être proactifs s’ils veulent préserver leurs intérêts, car les Pays développés et les PED les plus avancés ne manqueront pas de faire avancer les leurs[281].

***

Cet article analyse l’efficacité du traitement spécial et différencié (TSD) pour l’accès au marché dans ses deux branches. La première propose une flexibilité des règles peu adaptée aux besoins des pays en développement (PED). Les formules de réductions en moyenne ou la qualification de certains produits comme étant des produits sensibles qui échappent aux engagements de réduction permettent aux pays du Nord de conserver des droits de douane élevés sur les produits agricoles. La flexibilité des règles dans l’agriculture se révèle ainsi favorable aux Pays développés. Sur la seconde branche du TSD — concernant les préférences tarifaires — l’analyse est que, censé faciliter les exportations des PED vers les pays qui accordent des préférences, le TSD fonctionne mal et a même des effets pervers. Le TSD contribue ainsi au maintien d’un statu quo défavorable aux PED.

Cet article examine ensuite les insuffisances de la distinction PED/PMA (pays les moins avancés) en droit de l’OMC. Celle-ci cache un besoin de règles plus adaptées à la diversité des besoins de ces derniers. En outre, si la libéralisation envisagée est nécessaire pour réduire les droits de douane des pays du nord, celle-ci présente des risques importants pour nombre de PED en raison, précisément, de l’absence d’un TSD efficace et adéquat. Des coalitions de PED faibles et à économies fortes se concentrant sur l’obtention de la flexibilité des règles, en laissant de côté les préférences tarifaires, pourraient faire avancer les choses. Malgré tout, les résultats des négociations pourraient être défavorables aux PED les plus faibles, puisque le principe de realpolitik prévaut en droit de l’OMC. Dans ce cas, ces derniers disposent tout de même de certains moyens pour protéger leurs économies et, dans une moindre mesure, tenter de favoriser leurs exportations. Ils peuvent éviter de mettre en oeuvre les règles trop défavorables et prendre des mesures qui se trouvent dans la « zone grise » du droit de l’OMC, minimisant ainsi l’impact de ces dernières.

Finalement, la croissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) et d’autres PED avancés insuffle une nouvelle dynamique aux institutions financières internationales. Les BRICS ont ainsi lancé, en juillet 2015, la nouvelle banque de développement à Shanghai[282]. La Chine a, pour sa part, récemment été à l’origine de la création de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures dont l’ensemble des BRICS est membre. La création de ces banques, destinées à concurrencer la Banque mondiale et le Fonds monétaire international dominés par les États-Unis et l’Occident, démontre la nouvelle influence des BRICS sur les institutions financières mondiales[283]. L’OMC ne devrait pas échapper à cette nouvelle influence. Le problème est plutôt de savoir si les autres PED, plus faibles, bénéficieront ou pas de cette nouvelle dynamique.