Le jugement que rend une cour de justice, et, par-delà, la fonction judiciaire elle-même, représentent un objet d’étude dont la pertinence ne se dément pas et traverse les frontières. Comment promouvoir une approche comparative et historique de la fonction judiciaire sous un angle activement pluridisciplinaire ? Comment expliquer la différentiation entre les procédures de common law et de droit civil au niveau des rôles respectifs du juge et du jury, mais également leur écart par rapport à des modèles orientaux comme celui que présente la Chine tant ancienne que contemporaine ? Une certaine forme de gouvernement est-elle la seule raison de la difficulté d’exporter en Chine les valeurs d’indépendance judiciaire et d’accès à la justice tenues pour essentielles en Occident ? Comment comprendre la persistance de signes religieux dans nombre de prétoires occidentaux, et plus généralement la relation durable des magistrats à une certaine forme de sacré appuyée par certains rituels et représentations ? C’est sur ces questions passionnantes, et bien d’autres, que se penche l’ouvrage de Robert Jacob, La grâce des juges. L’érudition, la rigueur et l’originalité des réponses qu’apporte l’auteur sont à la mesure du dynamisme de son parcours scientifique sous les auspices du Centre National de Recherche Scientifique (CNRS), où il est directeur de recherche rattaché au Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris. Juriste et historien médiéviste de formation, Robert Jacob conjugue très tôt ses recherches sous l’angle du « multi — » : multilingue, il rapproche avec aisance les sources primaires les plus variées en allemand, anglais, espagnol, latin ou grec ancien ; multiculturel, il n’entend le phénomène du droit que de façon comparative et collabore activement avec ses collègues étrangers, notamment en Chine et au Mexique ; multidisciplinaire, il se passionne très tôt pour l’anthropologie, la linguistique, la théologie, la science politique, la philosophie et la littérature. La grâce des juges représente à cet égard l’aboutissement d’une carrière faite d’exigence et d’éclectisme, et conjugue ses résultats antérieurs non seulement pour en composer une synthèse cohérente, mais surtout pour les porter beaucoup plus loin. L’argument central de l’ouvrage repose sur l’ordalie, une forme irrationnelle de résolution des litiges connue depuis l’antiquité dans les sociétés d’agriculteurs asiatiques, européennes et africaines, et que l’on retrouve encore aujourd’hui dans certaines sociétés coutumières (comme la Chine et certains pays d’Afrique). Épreuves unilatérales ou bilatérales, les ordalies par le feu, par l’eau ou par ingestion impliquent une « justice spectacle », et produisent une vérité conforme à la force sociale prépondérante, un « vrai social » accepté par les adversaires en vue de la réconciliation. La thèse de l’auteur est que la disparition et les conditions du remplacement de l’ordalie, devenue jugement de Dieu au haut Moyen âge carolingien, influenceront durablement la fonction de juger (ainsi que la relation du judiciaire au sacré) dans l’occident latin, et contribueront à sa spécificité face à d’autres cultures (notamment celles de la Chine, de l’islam et du judaïsme). Le premier chapitre est consacré à un examen anthropologique comparé et historique de l’ordalie, un rite destiné à trancher un litige qui doit être distingué d’une simple preuve. En effet, c’est l’individu que l’on met à l’épreuve, et non sa thèse quant au passé : la vérité issue du rite sera celle de la personne entière (non celle des faits de la cause), ainsi que celle du serment décisoire. Le second chapitre s’interroge sur la relation possible entre ordalie et christianisme en explicitant la place réservée à l’ordalie dans le monde de la Bible, entre autres, grâce à une mise en contexte historique des différents éléments pertinents de celle-ci. Si, de manière générale, le monothéisme …
Juger sur la terre comme au ciel ?Robert Jacob, La grâce des juges : l’institution judiciaire et le sacré en Occident, Paris, Presses Universitaires de France, 2014[Record]
Professeure agrégée à la Section de droit civil de l’Université d’Ottawa.