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Les mots « oui, je le veux » ne sont pas toujours prononcés de manière libre et éclairée. Que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre, il existe de nombreuses situations où des individus sont forcés de se marier. Alors que plusieurs pays européens ont créé une infraction qui condamne spécifiquement le mariage forcé en droit criminel, les Pays-Bas ont refusé en 2012 de faire de même et le gouvernement a plutôt adopté un plan d’action de prévention. L’ouvrage Force & Marriage d’Iris Haenen[1] s’inscrit ainsi dans le débat de la criminalisation du mariage forcé en droit néerlandais. Plus largement, ce livre englobe également le débat de la caractérisation du mariage forcé en droit pénal international. La criminalisation du mariage forcé est donc au coeur de cet ouvrage qui se trouve à être le produit de la thèse de doctorat de l’auteure qu’elle a obtenue avec succès à l’Université Tilburg aux Pays-Bas, où elle enseigne actuellement.
Sur le plan méthodologique, le livre d’Haenen est basé sur une recherche doctrinale traditionnelle (traditional doctrinal legal research). Le livre fournit une perspective comparative de la criminalisation du mariage forcé à deux niveaux : d’une part, une analyse de droit comparatif entre les Pays-Bas et l’Angleterre et d’autre part, une comparaison entre le droit criminel national et le droit pénal international. La méthode comparative qui est utilisée par l’auteure pour analyser le cadre juridique du mariage forcé est composée des éléments suivants : description, juxtaposition, filtration entre les similitudes et les différences, explication et évaluation. Cette méthode transcende et organise les différentes parties de l’ouvrage. Il faut également noter que l’auteure adopte une approche minimaliste de la criminalisation selon laquelle il doit y avoir des raisons très persuasives d’avoir recours au droit criminel pour prohiber des comportements. Le droit criminel doit donc être perçu comme un ultimum remedium[2].
La question de recherche très ambitieuse qui est posée est la suivante : Est-ce que le mariage forcé devrait être criminalisé en droit néerlandais et en droit pénal international et si oui, de quelle manière ? Dans son livre, l’auteure répond par la négative à sa question de recherche et soutient que la création d’une infraction distincte pour le mariage forcé n’est pas requise dans le droit criminel aux Pays-Bas ainsi que dans le Statut de Rome[3] de la Cour pénale internationale (CPI). Pour en arriver à cette conclusion, le mariage forcé est décrit et expliqué par l’auteure, et des critères de criminalisation sont identifiés pour évaluer si cette infraction criminelle est nécessaire. Le droit criminel néerlandais et anglais ainsi que le droit pénal international se rapportant au mariage forcé sont décrits. Puis, les critères identifiés sont appliqués à la pratique du mariage forcé, démontrant qu’il n’est pas nécessaire de créer une infraction distincte en droit criminel et droit pénal international afin de lutter contre le mariage forcé.
Le livre est divisé en quatre parties et comporte en tout dix chapitres. Les trois premières parties fournissent aux lecteurs l’information nécessaire pour comprendre l’analyse de l’auteure dans la dernière partie.
Après l’introduction générale du livre qui explique la question de recherche et la méthodologie de l’auteur, la première partie est consacrée à la description et à la définition du concept de mariage forcé. Le premier chapitre établit le cadre conceptuel du mariage forcé en définissant les termes « mariage » et « force » au regard de la sociologie et de plusieurs instruments régionaux[4] et universels[5] des droits de l’homme. Le mariage forcé est défini par l’auteure comme étant un mariage (relation maritale ou conjugale), dans lequel au moins un des partenaires s’est marié contre sa volonté suite à une forme quelconque de coercition exercée par une autre partie[6]. L’auteure insiste sur la distinction à faire entre le mariage arrangé, dans lequel les deux mariés consentent à leur union, et le mariage forcé[7].
Dans le deuxième chapitre, l’auteure décrit et compare la fréquence et l’historique du mariage forcé aux Pays-Bas et en Angleterre, démontrant ainsi que c’est une pratique dissimulée qui prend souvent place dans les communautés traditionnelles et fermées et qui se déroule dans la sphère privée de la famille. Suivant la perspective comparative, l’auteure aborde dans le troisième chapitre le phénomène du mariage forcé en temps de conflits armés en se concentrant principalement sur les affaires qui ont été traduites en justice devant le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, la Cour pénale internationale, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone et les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens Elle insiste particulièrement sur la comparaison entre le mariage forcé qui a pris place dans la guerre civile au Sierra Leone où des milliers de femmes et de filles ont été enlevées pour devenir la « bush wife » des combattants, et le mariage forcé sous le régime des Khmers Rouges au Cambodge, dans lequel le gouvernement a arrangé des mariages et forcé les habitants à se marier entre eux[8]. Elle compare également à la fin de ce chapitre le mariage forcé en temps de paix et en temps de guerre pour faire ressortir les différences et les similitudes[9]. Cette section permet à l’auteure de rendre compte de la multiplicité des situations qui peuvent entrer sous le chapeau du mariage forcé.
Dans la deuxième partie du livre, l’auteure fait une analyse des différentes théories du droit criminel afin d’identifier quels sont les critères à prendre en considération lorsque l’on doit déterminer si un acte devrait être criminalisé de manière distincte en droit criminel national et en droit pénal international. Ainsi, l’auteure aborde les fondements doctrinaux de la criminalisation au niveau du droit national néerlandais et anglais d’une part et du droit pénal international d’autre part. Après une analyse des critères issus du droit criminel au niveau national, il ressort qu’ils ne sont pas si « nationaux » et qu’ils peuvent être transposés à l’analyse du Statut de Rome de la CPI, principal instrument international abordé par l’auteure dans son livre.
L’auteure identifie six critères. Tout d’abord, il faut minimalement que l’acte que l’on veut criminaliser cause un préjudice (harm) et qu’il soit « moralement » répréhensible (wrongfulness). En droit pénal international, ces deux critères ont un seuil plus élevé puisqu’il concerne seulement « les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale »[10]. Elle identifie également les critères de proportionnalité et de subsidiarité qui d’une part établissent que la peine prévue par une infraction criminelle doit être proportionnelle à la gravité de l’acte et d’autre part prévoient qu’il ne faut pas criminaliser un acte couvert par un crime déjà existant[11]. Les principes d’efficacité (effectiveness) de l’infraction et le principe de légalité (legality) sont également des critères à prendre en considération lorsqu’on évalue si une infraction « distincte » devrait être créée en droit criminel au niveau national et international. Bien que chaque crime prévu par le Statut de Rome comporte ses propres exigences et son propre cadre juridique, tous les critères nationaux s’appliquent également au niveau international.
Le chapitre 5 aborde spécifiquement la criminalisation en droit pénal international. L’auteure explore les trois différentes théories du droit pénal international issues de la doctrine ainsi que le processus de codification des crimes internationaux prévu dans le Statut de Rome avec un accent particulier sur la criminalisation de l’esclavage sexuel. La dernière section de ce chapitre explique en profondeur la taxonomie du droit pénal international en analysant successivement les composantes du crime contre l’humanité, du crime de guerre et du crime de génocide afin de déterminer dans quelle situation un nouvel acte pourrait être criminalisé et intégré à l’un ces crimes.
Dans la troisième partie, Haenen présente le cadre juridique du mariage forcé en droit criminel et civil néerlandais et anglais (chapitre 7) et en droit pénal international (chapitre 8). L’auteure fait également une comparaison entre le droit allemand et le droit anglais, et entre le droit national et le droit international (chapitre 9). Afin d’analyser les besoins de la criminalisation, Haenen fait un exposé dans le chapitre 7 des recours en justice qui sont prévus par le droit civil néerlandais pour s’attaquer à la question du mariage forcé. De même, en droit criminel, l’auteure passe en revue toutes les infractions qui peuvent être invoquée dans une situation de mariage forcé afin de vérifier si les composantes du mariage forcé sont déjà couvertes par des infractions déjà existantes. Le mariage forcé est couvert indirectement par l’entremise de plusieurs infractions telles que l’usage de la coercition, la restriction de la liberté d’une personne de faire une déclaration officielle et dans certains cas, le viol et l’esclavage sexuel[12]. À des fins de comparaisons, le cadre juridique anglais tant civil que criminel est exposé puis comparé dans ce chapitre.
Le chapitre 8 porte sur le corpus normatif du mariage forcé en droit pénal international. Aucun statut d’une cour de justice internationale ou d’un tribunal pénal international ad hoc n’indique explicitement le mariage forcé comme étant un crime contre l’humanité, un crime de guerre ou un crime de génocide[13]. Cela n’a pas pour autant empêché les tribunaux pénaux internationaux de condamner le mariage forcé. Ce chapitre explore en détail comment le mariage forcé a été caractérisé dans les affaires qui ont été entendues devant le TSSL (AFRC [14], RUF [15] et l’affaire Taylor[16]). Le TSSL fut le premier tribunal à décider que le mariage forcé devait être considéré comme étant un crime contre l’humanité[17]. La seconde partie du chapitre porte sur les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens qui ont poursuivi les leaders du régime des Khmers Rouges. Les cadres juridiques sont ensuite comparés au chapitre 9, d’une part celui des Pays-Bas et de l’Angleterre et d’autre part le droit national et le droit pénal international. La seconde comparaison reste toutefois limitée en raison du caractère limité des crimes internationaux prévus par le Statut de Rome.
La dernière partie du livre contient les analyses et les conclusions de l’auteure (chapitre 10). Les chapitres précédents ont mis la table pour répondre à la question de recherche de l’auteure. Dans la première section de ce chapitre, l’auteure applique les six critères de criminalisation identifiés au chapitre quatre en droit criminel néerlandais. Elle arrive à la conclusion que la criminalisation du mariage forcé n’est pas requise puisqu’il existe déjà plusieurs infractions dans le code criminel néerlandais qui sont applicables au mariage forcé, notamment celle concernant l’usage de la coercition et celle sur l’influence sur la déclaration officielle d’une personne[18]. De même, en droit pénal international, l’auteure applique les critères de criminalisation au crime contre l’humanité, au crime de guerre ainsi qu’au crime de génocide. Haenen conclut que suivant le principe nullum crimen sine lege prévu par le Statut de Rome[19], la définition des crimes internationaux doit être interprétée strictement et ne peut être étendue par analogie. L’auteure soutient que forcer une personne à se marier ne constitue pas un acte inhumain de caractère analogue aux actes prévus par le Statut de Rome. De plus, le mariage forcé ne constitue pas une violation grave d'une règle coutumière du droit international humanitaire qui implique la responsabilité criminelle d’un individu. Cet acte ne peut pas non plus être qualifié comme étant un acte utilisé dans l’intention de détruire un groupe quelconque d’individus[20]. C’est pour ces différentes raisons énoncées dans la seconde partie du chapitre que l’auteure considère que la création d’un crime spécifique traitant du mariage forcé n’est pas requise en droit pénal international.
Enfin, l’ouvrage est rédigé clairement et l’argumentation de l’auteure est facile à comprendre. Bien que le livre soit très académique, sa structure très organisée permet aux lecteurs de faire une lecture sélective, certaines sections étant parfois répétitives. La structure claire du livre permet également au lecteur de comprendre le rôle de chaque section dans l’économie générale du livre. La bibliographie de l’auteure est très appréciée pour tous les lecteurs qui souhaitent approfondir leurs connaissances sur le sujet. Force & Marriage constitue sans aucun doute une référence incontournable pour les juristes qui s’intéressent à l’enjeu de la criminalisation du mariage forcé. De même, cet ouvrage intéressera les juristes qui souhaitent se pencher sur la caractérisation du mariage forcé par les tribunaux pénaux internationaux.
Appendices
Notes
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[1]
Iris Haenen, Force & Marriage: The Criminalisation of Forced Marriage in Dutch, English, and International Criminal Law, Cambridge, Intersentia, 2014 [Haenen].
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[2]
Les implications de cette approche sur la recherche de l’auteure sont expliquées au chapitre 4 du livre. Ibid à la p 191.
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[3]
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 RTNU 3 (entrée en vigueur : 1er juillet 2002) [Statut de Rome].
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[4]
Protocole à la Charte africaine des droits de l'Homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique, 11 juillet 2003; Déclaration islamique universelle des droits de l'homme, 19 septembre 1981; Déclaration du Caire des droits de l’homme en Islam, 5 août 1990; Charte arabe des droits de l’homme de 2004, 22 mai 2004; Convention américaine relative aux droits de l’homme, 22 novembre 1969, 1144 RTNU 182; Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 RTNU 221.
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[5]
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 16 décembre 1966, 993 RTNU 3 (entrée en vigueur: 3 janvier 1976); Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, 999 RTNU 171 (entrée en vigueur: 23 mars 1976); Déclaration universelle des droits de l'homme, Rés AG 217(III), Doc off AG NU, 3e sess, supp no 13, Doc NU A/810 (1948) 71 (entrée en vigueur: 10 décembre 1948); Convention sur toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, 18 décembre 1979, 1249 RTNU 13 (entrée en vigueur: 3 septembre 1981); Convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, 7 septembre 1956, 266 RTNU 3 (entrée en vigueur: 30 avril 1957).
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[6]
Haenen, supra note 1 à la p 32.
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[7]
Ibid aux pp 33-44.
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[8]
Ibid à la p 114.
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[9]
Ibid à la p 112.
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[10]
Statut de Rome, supra note 3, préambule.
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[11]
Haenen, supra note 1 aux pp 188-189.
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[12]
Ibid à la p 310.
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[13]
Ibid à la p 263.
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[14]
Prosecutor c Alex Tamba Brima, Brima Bazzy Kamara, Santigie Borbor Kanu (AFRC), SCSL-04-16-T, Jugement final (20 juin 2007) (Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Chambre de première instance II), en ligne : TSSL <www.rscsl.org>; Prosecutor c Alex Tamba Brima, Brima Bazzy Kamara, Santigie Borbor Kanu (AFRC), SCSL-04-16-A, Jugement d'appel (22 fevrier 2008) (Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Cour d'appel), en ligne : TSSL <www.rscsl.org>.
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[15]
Prosecutor c Issa Hassan Sesay, Morris Kallon et Augustine Bbao (RUF), SCSL-04-15-T, Arrêt relatif à la sentence (2 mars 2009) (Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Chambre de première instance I), en ligne : <http://www.rscsl.org>; Prosecutor c Issa Hassan Sesay, Morris Kallon et Augustine Bbao (RUF), SCSL-04-15-T, Arrêt relatif à la sentence (8 avril 2009) (Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Chambre de première instance I), en ligne : <http://www.rscsl.org>.
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[16]
Prosecutor v Charles Ghankay Taylor, SCSL-03-01-T, Arrêt relatif à la sentence (30 mai 2012) (Tribunal spécial pour la Sierra Leone), en ligne : TSSL <www.rscsl.org>; Prosecutor v Charles Ghankay Taylor, SCSL-03-01-A-1389, Jugement d'appel (26 septembre 2013), en ligne : TSSL <www.rscsl.org>.
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[17]
Haenen, supra note 1 à la p 263.
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[18]
Ibid à la p 324.
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[19]
Statut de Rome, supra note 3, art 22.
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[20]
Haenen, supra note 1 à la p 355.